L’échec d’un grand complexe sidérurgique espagnol : les compagnies de Sierra Menera et Siderurgica del Mediterraneo (1900-1940)
p. 177-186
Texte intégral
1Cette étude offre une synthèse de l’histoire de l’un des projets entrepreneuriaux espagnols les plus importants du xxe siècle : le complexe formé par la Compagnie minière de Sierra Menera et par la Compañia Siderúrgica del Mediterráneo. La première fut créée en 1900 par l’entrepreneur basque Ramón de la Sota pour exploiter le minerai de fer dans la province de Teruel et ferma en 1932. La seconde, également créée par Ramón de la Sota, fut établie à Sagunto en 1917 et ferma ses portes en 1933, après cessation de paiements. Comme il est possible d’observer sur la carte 1 ci-dessous, Sierra Menera était située dans la province de Teruel, à 250 kilomètres de la côte, et l’usine sidérurgique à Sagunto, près de la mer, à 20 kilomètres au nord de Valencia.1
2Ramón de la Sota hérita de son père une petite entreprise d’export de minerai de fer, située sur le port de Bilbao et, en 1881, il créa une compagnie de navigation qui constitua le noyau originel de ce qui fut, à la fin du xixe siècle, un conglomérat d’entreprises consacrées à l’exportation de minerai de fer de Bilbao et Almería vers l’Angleterre et vers l’Allemagne, toutes concentrées verticalement : exploitation de ses propres mines, transport par navires, compagnies d’assurances et maisons de commerce à Liverpool et Amsterdam.
3Les prix élevés atteints par le minerai de fer à la fin du xixe siècle et le projet d’installation d’une usine sidérurgique à Sagunto encouragèrent Ramón de la Sota à créer, en 1900, la Compagnie minière de Sierra Menera. À l’époque, les attentes liées à sa création étaient les suivantes. La société produirait environ 1,2 million de tonnes par an, exportées vers l’Allemagne et la Grande-Bretagne, devenant ainsi l’entreprise de minerai de fer la plus importante d’Espagne. Le coût moyen de la tonne franco à bord s’élèverait à 8 pesetas, se vendrait à 13 et obtiendrait ainsi un bénéfice moyen de 5 pesetas, pour un bénéfice annuel proche de 6 millions. La concentration verticale d’une partie de la production de l’entreprise était également prévue, avec la future installation d’une usine sidérurgique à Sagunto.
4La réalité fut tout autre pour quatre raisons que j’annonce ici, pour les traiter ensuite plus précisément : les investissements furent beaucoup plus importants que ceux qui étaient prévus au départ, ce qui obligea l’entreprise à s’endetter ; l’endettement diminua considérablement les bénéfices d’exploitation de 1907 à 1913, et la baisse des ventes, durant la Première Guerre mondiale, causa les premières pertes ; de 1920 à 1930, les exportations de l’entreprise chutèrent suite à l’effondrement de la demande extérieure, ce qui, ajouté à l’accumulation des dettes, conduisit à de nouvelles pertes que l’ouverture de l’usine de Sagunto ne put absorber ; finalement, la Grande Dépression fit plonger la demande extérieure de minerai de fer ainsi que la consommation de l’usine de Sagunto, obligeant ainsi à fermer les mines.
5Analysons plus en détail chacune de ces quatre raisons.
Des investissements supérieurs au capital disponible obligent à l’endettement
6Dans le tableau 1 ci-dessous figurent les investissements budgétés en 1900 et ceux qui furent réalisés en 1913. Un investissement de 22,5 millions de pesetas avait été prévu et, cependant, en 1913, 41 millions furent investis ; l’énorme écart provenait de plus grandes dépenses concernant le transport – chemins de fer et embarcadère – et du besoin d’installation de machines à agglomérer les minerais, beaucoup étant pulvérulents. Ramón de la Sota fit face à cet écart par le biais de l’endettement : il émit des obligations à un intérêt de 5 % pour une valeur de 10 millions de pesetas, et demanda à la Banque de Bilbao un autre crédit de 3 millions de pesetas.
Tableau 1. Budget initial de la Compagnie de Sierra Menera et dépenses réalisées jusqu’en 1913 (en millions de pesetas)
Budget en 1900 | Dépenses réalisées jusqu’en 1913 | ||
Chemins de fer | 19,9 | Chemins de fer | 33 |
Préparation des mines | 0,9 | Préparation des mines | 3 |
Autres dépenses | 1,7 | Équipement d’agglomération | 5 |
Total | 2,5 | Total | 41 |
Source : Girona Rubio (1989).
Bénéfices d’exploitation réduits par l’endettement (1907-1913) et pertes durant la Première Guerre mondiale
7Le graphique 1 ci-dessous montre l’évolution des ventes de Sierra Menera de 1907, date du début de l’activité, à 1932, exercice où se produisit l’abandon. On peut observer que les exportations de la période 1907-1913 n’atteignirent jamais les prévisions (1,2 million de tonnes), mais furent notables, surtout de 1910 à 1913 (de 0,6 à 0,8 million de tonnes). Les coûts ne correspondirent pas aux prévisions, cela pour deux raisons : l’échelle de production de 1,2 million par an ne fut jamais atteinte et les opérations liées à l’agglomération de 30 % du minerai augmentèrent le coût unitaire. Néanmoins, les prix étant élevés, l’entreprise obtint des bénéfices annuels d’exploitation compris entre 2 millions et 3 millions de pesetas de 1910 à 1913. Cependant, une fois déduits le paiement des obligations et les intérêts du crédit cité auparavant, les bénéfices de chaque exercice restèrent compris entre 1 million et 2 millions.
8Sur le graphique 1, il est possible d’observer que les ventes chutèrent de 1914 à 1919, suite à la Première Guerre mondiale et, plus exactement, au blocus de l’Allemagne et à la guerre sous-marine postérieure. Tout ceci occasionna les premières pertes de l’entreprise.
1920-1930 : effondrement de la demande extérieure et consommation insuffisante de l’usine de Sagunto
9Sur le graphique 1, on peut observer que les exportations des années vingt furent beaucoup moins importantes que celles des années 1910-1913. Quelle fut la raison de cet effondrement de la demande ?
10Avant la Première Guerre mondiale, la majeure partie de l’acier fabriqué en Grande-Bretagne et en Allemagne fut produite dans des convertisseurs Bessemer et Thomas, qui ne consommaient que de la fonte, ce qui faisait que la demande de minerai de fer était élevée car chaque tonne de fonte exigeait deux tonnes de minerai. La situation changea après la Grande Guerre, car l’offre excédentaire de ferraille plaça les prix de celle-ci en-dessous de ceux de la fonte et, par conséquent, de 1920 à 1930, la part la plus importante de l’acier anglais et allemand fut fabriquée dans des fours Martin-Siemens, chargés à hauteur de 70 % de ferraille et de seulement 30 % de fonte, ce qui, comme il est possible d’observer dans le graphique 2, fit chuter les importations anglaises et allemandes de minerai de fer.
11En 1923, Sierra Menera commença à vendre du minerai à l’usine sidérurgique de Sagunto, mais les bénéfices obtenus ne purent compenser les pertes provoquées durant les années vingt par la chute des exportations et de ses prix et par les dettes contractées auprès des obligataires et de la banque de Bilbao.
1931-1932 : effets de la Grande Dépression et fermeture des mines
12Le graphique 1 montre que la crise de 1929 acheva de plonger les exportations de l’entreprise en 1931 et 1932. De plus, l’usine de Sagunto réduisit de moitié ses achats, si bien qu’en 1932, Sierra Menera manquait de liquidité pour faire face à ses dettes, et Ramón de la Sota décida alors de fermer les mines.
13Je vais évoquer maintenant la Compañia Siderúrgica del Mediterráneo. Cette entreprise s’est constituée à Bilbao en 1917, et Ramón de la Sota fit l’acquisition de 40 % des actions. La construction de l’usine débuta cette année même et la première production fut obtenue en 1923. Les attentes de Ramón de la Sota et de l’ingénieur nord-américain qui conçut l’usine étaient les suivantes :
un coût du lingot de Sagunto concurrentiel, du fait de la consommation de minerai de fer de Sierra Menera concentré verticalement et d’un coke anglais bon marché acheminé par la flotte de l’entreprise avec le fret de retour du minérai. Cela devait permettre de vendre des quantités importantes à des pays du bassin méditerranéen, surtout à l’Italie – ce qui n’était pas négligeable, puisque de 1900 à 1913, ce pays importa en moyenne 250 000 tonnes de lingots par an depuis l’Angleterre et l’Autriche, pourtant moins bien situées que la côte espagnole pour l’exportation vers l’Italie ;
une production d’acier et de produits finis à des prix moindres que ceux des usines des Asturies et de Biscaye, grâce à la technologie de pointe de l’entreprise en termes d’aciéries et trains de laminage, ce qui lui devait lui permettre de gagner des parts de marché en Espagne, surtout en Catalogne et dans la région de Valencia ;
de grands avantages dus à la concentration verticale de l’usine et d’autres négoces détenus par Ramón de la Sota : celle-ci stimula Sierra Menera, ses compagnies de navigation et les chantiers navals que l’entrepreneur créa à Bilbao en 1900.
14Ces attentes se heurtèrent aux données de la production de fonte et d’acier ainsi qu’aux bénéfices (voir les graphiques 3, 4 et 5). La prévision de production de fonte était de 200 000 tonnes par an et, comme on peut l’observer dans le graphique 4, elle fut bien moindre de 1923 à 1926, augmenta jusqu’à 120 000-140 000 tonnes de 1926 à 1929, grâce au programme de travaux publics promu par la dictature de Primo de Rivera, puis coula finalement suite à la crise de 1929. Le schéma fut le même pour la production d’acier (graphique 4) et les bénéfices (graphique 5). La Compagnie de Sierra Menera dut fermer par manque de ventes et de liquidités, et la même chose arriva à l’usine de Sagunto, qui fut en situation de cessation de paiments en 1933.
15Quelles causes peuvent expliquer que l’histoire de l’usine fut diamétralement opposée aux attentes qui justifièrent sa création ? En résumé, celles-ci furent au nombre de deux :
1- Durant la Première Guerre mondiale, l’Italie se vit dans l’obligation de remplacer les importations de fonte. Ensuite, des barrières douanières furent créées pour soutenir la plus grande capacité de production atteinte pendant le conflit et, finalement, le fascisme finança la construction d’usines intégrales pour approvisionner un marché déjà autarcique.
2- Une fois perdue la possibilité d’exporter du lingot, il restait le marché national, où Ramón de la Sota pensait pouvoir être compétitif face aux usines sidérurgiques du nord du pays. Cependant, si les coûts de Sagunto étaient moindres que ceux des usines des Asturies, ils étaient supérieurs à ceux de Altos Hornos de Vizcaya pour trois raisons. La première est que le minerai de fer de Sagunto revenait plus cher que celui que se procurait Altos Hornos de Vizcaya dans ses mines de Bilbao, en raison de la faible échelle de production de Sierra Menera, des coûts plus importants de transport ferroviaire et de l’abondance de produits calibrés et de pulvérulents, qui obligèrent à agglomérer une partie du minerai. La deuxième est que les taxes d’importation du charbon augmentèrent en 1921 et, à partir de 1926, les usines sidérurgiques furent obligées de consommer du combustible espagnol. Ces deux faits firent que les coûts de Sagunto augmentèrent par rapport à ceux de Altos Hornos de Vizcaya, cette dernière ayant acheté, en 1918, des exploitations minières dans les Asturies. La troisième est qu’Altos Hornos de Vizcaya rénova, durant les années vingt, ses installations, atteignant ainsi un niveau technologique supérieur à celui de Sagunto (neuf batteries de fours à coke, électrification des trains de laminage et de la forge ; installation d’un grand laminoir à rails à blooms et à brames, poutres et tôle d’acier ; installation d’un autre train de forge de grosses pièces et production d’acier électrique pour les produits laminés spéciaux).
16Une fois revus à la baisse les projets d’exportation et de concurrence avec Altos Hornos de Vizcaya, Ramón de la Sota eut recours à la collusion d’intérêts en négociant l’entrée de l’usine de Sagunto dans le cartel sidérurgique espagnol. Sagunto obtint 20 % de part de marché, pourcentage supérieur à celui de la principale entreprise des Asturies, mais très inférieur à celui d’Altos Hornos de Vizcaya, qui obtint 60 %.
*
* *
17Pour finir, j’offre quelques conclusions. Des ingénieurs et des hommes politiques de l’époque soutinrent que l’échec de Sierra Menera s’expliquait par l’optimisme excessif de Ramón de la Sota, et celui de la Compañia Sidérurgica del Mediterráneo par ce même optimisme, qui frôla la mégalomanie : construire une usine capable de produire 300 000 tonnes d’acier dans un pays qui, peu avant la création de l’entreprise, n’en fabriquait que 316 000. Je tenterai de démontrer que l’initiative de Ramón de la Sota fut logique et que, malgré ses erreurs, il échoua à cause de circonstances imprévisibles.
18Sierra Menera fut créée dans une conjoncture qui vaut la peine d’être rappelée. De 1896 à 1899, l’Espagne avait exporté plus de 6 millions de tonnes de minerai de fer à 15-16 pesetas par tonne, le double du prix par rapport à la moyenne des années 1890-1895. Il était logique, donc, que Sota profitât de cette fièvre pour créer la compagnie. L’entrepreneur et ses ingénieurs commirent, cependant, deux erreurs : une prospection des gisements déficiente, 30 % du minerai étant pulvérulent, et un mauvais calcul du coût du transport ferroviaire. Ces erreurs firent que, de 1907 à 1913, les gains ne furent pas ceux qui étaient attendus, mais la compagnie obtint de remarquables bénéfices d’exploitation et exporta plus de 800 000 tonnes de 1912 à 1913.
19Ramon de la Sota a-t-il donc échoué pour ces raisons ? Les premières pertes se produisirent en conséquence de la Grande Guerre, ce qui était imprévisible. La crise suivante se produisit à cause d’un autre fait, lui aussi imprévisible : l’effondrement des demandes de minerai de fer britannique et allemande, suite à l’offre excédentaire de ferraille pour les fours Martin-Siemens.
20Le projet de la Compañia Siderúrgica del Mediterráneo me semble également logique rapporté au contexte de l’année 1917 : des coûts bas de la fonte grâce au minerai de Teruel et au charbon anglais transporté par la flotte de la compagnie ; des coûts bas de l’acier et des produits finis grâce à l’introduction d’une technologie de pointe ; l’exportation de fonte vers l’Italie et la conquête d’une partie du marché national d’acier et de produits finis. Parmi les facteurs qui expliquent que l’entreprise ne put atteindre ses attentes pendant les années vingt, j’en évoquerai trois, imprévisibles par Ramón de la Sota en 1917 : la faible échelle de production de Sierra Menera après la Grande Guerre, qui fit monter les prix du minerai de fer dans les fours de Sagunto ; la montée des taxes d’importation du charbon anglais et l’obligation qui fut faite ensuite de consommer du combustible espagnol ; enfin, la fermeture du marché italien à cause de la politique autarcique du fascisme. Ces facteurs et la rénovation technologique d’Altos Hornos de Vizcaya déterminèrent le fait que les coûts de Sagunto ne furent pas compétitifs face à ceux de l’usine basque. Il est certain que l’entrepreneur se trompa, mais a posteriori. D’autre part – et en ce qui concerne la soi-disant mégalomanie de Ramón de la Sota – je dirai qu’à la fin des années vingt, l’Espagne atteignit une production d’un million de tonnes d’acier, de sorte que le projet à long terme de Ramón de la Sota – vendre 300 000 tonnes d’acier sur le marché espagnol – ne me semble pas saugrenu.
21Deux collègues espagnols viennent de publier un livre dans lequel ils prétendent que Sierra Menera et l’usine de Sagunto firent faillite car les coûts du minerai de fer de Teruel furent plus élevés en raison de l’agglomération de 30 %. Cette interprétation est fausse car elle est simpliste. Autrement dit : l’échec de Ramón de la Sota fut la conséquence de beaucoup de facteurs, entre autres le hasard, le futur ne pouvant être prédit, même moyennant des attentes rationnelles. Toutes ces causes furent nécessaires, mais aucune d’entre elles ne fut suffisante car l’Histoire est toujours complexe.
22Je termine ce travail par la fin de l’histoire de ces deux entreprises. En 1939, le tribunal des responsabilités politiques franquiste infligea à Ramón de la Sota, décédé en 1936, une amende de 100 millions de pesetas pour avoir été membre du Parti nationaliste basque, et saisit les actions de la Compagnie de Sierra Menera et de l’usine de Sagunto. Après l’aberration juridique – mettre une amende à un mort et le condamner rétroactivement pour avoir appartenu à un parti légalisé avant la guerre –, l’État franquiste vendit ces actions à Altos Hornos de Vizcaya qui, de cette manière, vint à exercer une situation de quasi-monopole sur le marché espagnol.
Notes de bas de page
1 Voir la bibliographie en fin de volume.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’échec a-t-il des vertus économiques ?
Ce livre est cité par
- Marraud, Mathieu. (2021) L'expérience du déclassement social. France-Italie, XVIe-premier XIXe siècle. DOI: 10.4000/books.efr.8828
L’échec a-t-il des vertus économiques ?
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3