Introduction. Une géographie historique de l’échec
p. 139-142
Texte intégral
1L’échec économique a aussi sa géographie. Son interprétation doit passer par la prise en compte des multiples interactions entre entreprises et territoires1. Celle-ci a beaucoup avancé grâce aux concepts et recherches des sociologues, économistes et géographes. Ceux-ci reprenant à partir surtout des années quatre-vingt les deux courants d’analyse économique de l’espace apparus il y a aujourd’hui plus d’un siècle, ceux d’Alfred Marshall puis d’Alfred Weber. De même, les historiens ont montré que les territoires importent pour les entreprises locales (et qu’ils deviennent « un véritable facteur de production », d’où, par exemple, le concept français de système productif local mis en exergue par la DATAR en 2002)2. Mais ils sont allés plus loin puisque c’est aussi le cas pour les entreprises nationales et même – de récents travaux l’ont mis en lumière – pour les firmes multinationales.
2Il est utile d’établir des correspondances entre le passé et le présent, en évitant toute téléologie. La définition des systèmes productifs locaux donnée par la DATAR dans le volume de 2002 combine une synthèse des travaux de recherche et une orientation des politiques publiques récentes : « une organisation productive particulière localisée sur un territoire correspondant généralement à un bassin d’emploi. Cette organisation fonctionne comme un réseau d’interdépendances constituées d’unités productives ayant des activités similaires ou complémentaires qui se divisent le travail (entreprises de production ou de services, centres de recherche, organismes de formation, centres de transfert et de veille technologique, etc.) ». La démarche rétrospective des historiens inscrit ces systèmes locaux dans différentes échelles d’action et d’échange. Elle suggère qu’outre les entreprises, les individus, les familles et les groupes sociaux, les liens entre entreprises et territoires mobilisent les administrations et les institutions politiques, donc font appel au droit et, en tant que de besoin, à la justice.
3Cependant les organisations économiques, comme toutes les autres, présentent une fragilité intrinsèque. Michel Hau l’avait montré avec éclat en consacrant en juin 2001 le no 27 d’Entreprises et Histoire aux « grands naufrages industriels ». Dès lors l’échec a-t-il quand même des vertus économiques ? La présente partie du livre applique cette problématique à un type très spécifique d’espace : les espaces transfrontaliers, mais sur des cas géographiquement et économiquement différents.
Deux espaces transfrontaliers ouverts
4Deux articles concernent les espaces transfrontaliers ouverts mais se situent à des moments différents de l’histoire de la mondialisation. Il ne s’agit pas seulement d’un questionnement inspiré par le présent, ou même par l’expérience du Zollverein allemand de 1834 à 1867. Il part de politiques et pratiques du xviiie siècle.
5L’économiste Serge Dormard analyse ainsi comment les États de la Flandre wallonne, « province la plus peuplée et la plus riche de la France septentrionale » à la fin de l’Ancien Régime, tentent de se réserver l’approvisionnement en grès nécessaire à l’entretien du réseau routier face notamment à des exportations illégales, et finissent en 1771 par provoquer une « nationalisation » de leurs carrières de grès. Premier échec, et volte-face politique : retour à la liberté du commerce, qui aboutit à un deuxième échec, avec la hausse des prix et la baisse de la production. L’auteur tire deux conclusions de cet épisode doublement négatif. La première porte sur l’épisode lui-même : les députés n’ont pas été capables d’analyser à fond les raisons du premier échec. La seconde est de portée générale : une politique d’autarcie dans un espace ouvert constitue une contradiction susceptible de mener à l’échec, d’autant plus que le partage du pouvoir entre les provinces et l’autorité centrale n’est pas stabilisé. Cet article présente donc deux échecs qui n’ont pas eu de vertus économiques.
6L’historien Philippe Mioche étudie, lui, un processus qui s’est déroulé deux siècles plus tard, sur un espace beaucoup plus vaste, et où le succès initial s’est transformé en échec. Il s’agit de l’ouverture des marchés sidérurgiques européens. Cette ouverture a contribué, on le sait, à la croissance des Trente Glorieuses. L’auteur souligne aussi les domaines où la première instance politique européenne, la CECA, a abouti à des succès : la gestion financière, l’accompagnement social, le dialogue social. Mais il dresse deux constats successifs d’échec de l’Europe en matière de concentration des entreprises. Les concentrations intervenues entre 1952 et la crise des années soixante-dix proviennent de l’initiative des entreprises et/ou des États. La concentration réalisée en 2006 (Arcelor-Mittal) est due à un entrepreneur indien, ayant acquis la nationalité britannique, face à l’inaction de la Commission européenne comme à l’échec des acteurs français d’Arcelor au sein d’une entreprise dont la réalité est multiculturelle et qui n’a pas mesuré le renversement de la chaîne de valeur de l’acier au bénéfice des propriétaires de mines de fer. Si deux firmes proprement européennes, Riva et Thyssen, ont réussi à survivre, l’Europe est donc loin d’un « Airbus de la sidérurgie ». Ici aussi les échecs n’ont pas eu de vertus économiques.
Deux autres expériences de déclin
7On reste dans la sidérurgie mais dans la période immédiatement antérieure avec l’article de l’historien espagnol Antonio Escudero. Il montre les grandes espérances mises par un entrepreneur basque dans l’édification d’un complexe minier puis sidérurgique fondé sur les économies de synergie puis l’exportation. Ces anticipations rationnelles contrastent avec les résultats effectifs qui conduisent à la fermeture de la mine et de l’usine en 1932-1933, au cœur de la dépression économique mondiale. Contrairement à d’autres auteurs, anciens et récents, il souligne la multiplicité des causes d’échec, leur imprévisibilité et l’importance du hasard. J’y ajouterai un des acquis récents de l’histoire des entreprises : l’exportation est un multiplicateur d’incertitude. Cet article ne reconnaît aucune vertu économique à un échec total qui précède de peu la mort du créateur du conglomérat. On relèvera qu’il est le seul à utiliser directement le modèle de localisation industrielle d’Alfred Weber.
8Le dernier article de cette partie, écrit par Marc Conesa et Thierry Allain, permet de reposer la question des liens entre entreprises et territoires. Il le fait à la fois en termes de perception par les acteurs et de capacité de ceux-ci à faire face. L’article compare, du xve au xviiie siècle, le déclin de deux villes très éloignées l’une de l’autre mais toutes deux en situation périphérique : Puigcerdà en Catalogne et Enkhuizen en Hollande du Nord. Il souligne la convergence des discours des élites locales des deux cités sur la nécessité du volontarisme économique et sur la hantise de l’échec dans les mémoires individuelles et collectives. À partir d’un même abandon des activités économiques en crise, il contraste deux trajectoires opposées : une ville qui s’enferme progressivement dans l’échec et accepte « une dissolution de l’identité urbaine » (Puigcerdà) et une ville qui, face au déclassement brutal, choisit « une reconstruction identitaire de grande ampleur » (Enkhuizen). Les deux auteurs indiquent toutefois que ces deux cas « ne nous apprennent donc que très peu au sujet des vertus économiques intrinsèques et immédiates des échecs subis ».
9Par rapport à la problématique générale du présent ouvrage, aucun des quatre articles ne met en évidence de vertus économiques des échecs subis, quelle que soit la nation ou l’époque considérée. Tous en revanche soulignent la rationalité des acteurs économiques, administratifs et politiques dirigeants dans leurs postulats de départ et l’importance du contexte, ainsi que celle des enjeux géopolitiques. Quant à moi, j’ajouterai qu’ils confirment chacun les résultats des recherches de sciences sociales qui ont d’abord établi la rationalité limitée de tous les acteurs impliqués dans le champ de l’économie et ont plus récemment mis l’accent sur l’incertitude fondamentale à laquelle fait face l’action collective des différentes parties prenantes de l’entreprise comme du personnel politique et administratif. En outre, il existe d’autres cas que ceux examinés dans ce chapitre, des cas où des acteurs peuvent avoir la capacité de démêler la multiplicité des fractures à l’œuvre et, à court ou à moyen terme, d’en interpréter les significations qui ne sont jamais univoques. Si dans l’étude d’un espace donné – avec ses opérations, ses images, ses signaux, ses circulations, ses pouvoirs – l’échec doit occuper une place centrale au sein des enquêtes de l’histoire économique, c’est pour deux raisons principales : l’échec économique teste la capacité d’au moins certains acteurs à retrouver une création collective pertinente comme mission des entreprises et, comme le suggère l’histoire comparée de Puigcerdà et Enkhuizen, l’échec peut ouvrir une occasion de restaurer ou recréer une légitimité sociale et culturelle3.
Notes de bas de page
1 Jean-Claude Daumas et Michel Lescure (dir.),« Entreprises et territoires », Entreprises et Histoire, no 74, avril 2014 ; Pierre-Paul Zalio, « Les ressorts territoriaux de l’activité entrepreneuriale », in Blanche Segrestin, Baudoin Roger et Stéphane Vernac (dir.), L’entreprise point aveugle du savoir, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2014, p. 215-227.
2 DATAR (dir.), Les systèmes productifs locaux, Paris, La Documentation française, 2002.
3 Patrick Fridenson, « Business failure and the agenda of business history », Enterprise and Society, December 2004, p. 562-582. Philip Scranton et Patrick Fridenson, « The Centrality of Failure », idem, Reimagining Business History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2013, p. 108-113. « Spatiality », ibid., p. 227-231.
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L’échec a-t-il des vertus économiques ?
Ce livre est cité par
- Marraud, Mathieu. (2021) L'expérience du déclassement social. France-Italie, XVIe-premier XIXe siècle. DOI: 10.4000/books.efr.8828
L’échec a-t-il des vertus économiques ?
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