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Écrire contre l’échec : pratiques scripturales et pratiques économiques dans les archives privées d’un marchand cordier du xive siècle

p. 81-92


Texte intégral

1Comme le mentionnait Christiane Klapisch-Zuber dans l’article « Comptes et mémoires : l’écriture des livres de famille florentins », extrait de l’ouvrage L’écrit dans la société médiévale, les manuels de marchands rappellent les pratiques à suivre à leurs lecteurs1. Elle cite notamment ce passage, qui décrit bien le sens qu’a l’écriture face aux échecs possibles pour un artisan et un marchand :

« Chaque fois que tu fais dresser un acte chez le notaire, prends ton livre et reportes-y le jour, le notaire et les témoins… Pour échapper aux accidents et aux dangers que font courir les méchants, il faudrait toujours faire une copie ».

2Ce sont ces accidents, ces dangers, auxquels n’échappe pas toujours le cordier dont il sera question, Jean Teisseire, que nous permettent de connaître les écrits de ce dernier. Il s’agit alors d’envisager l’échec comme un risque pour le marchand qu’il est : le risque commercial, l’échec potentiel prend ainsi la forme de la perte de gains, et de la crainte de la faillite in fine.

3Nous aborderons ces problématiques à travers un ensemble documentaire d’une rare ampleur, et entièrement inédit. Jean Teisseire, marchand et cordier d’Avignon du xivsiècle, et membre important de la petite notabilité urbaine d’Avignon au temps des papes, a tenu tout au long de sa vie de véritables archives privées2. Nous possédons un livre de raison de sa main, livre marchand et comptable mais qui comprend également des éléments renseignant la vie personnelle de Jean Teisseire – ce qui le rattache donc à ce qu’on appelle les écrits du for privé3. Ce livre est complété de diverses pièces : actes notariés, conservés par Jean Teisseire lui-même, comptabilités annexes, correspondances, listes et aide-mémoire divers. Cet ensemble, conservé aux archives départementales du Vaucluse dans le dépôt Avignon, retrace de manière précise les transactions économiques du cordier4. Si le livre de raison nous renseigne principalement pour les années 1370-1377, c’est en réalité une vue d’ensemble de la carrière de cet homme que nous atteignons, en utilisant l’ensemble de ce corpus documentaire, de 1345 à 1384, année de sa mort.

4Ces écrits personnels et documents annexes conservés et utilisés par Jean Teisseire semblent tous répondre à une même exigence : il s’agit d’atteindre une certaine efficacité dans la gestion d’une entreprise médiévale, même si son envergure reste modeste, essentiellement aux échelles locale et régionale. Nous ne sommes pas dans le cadre d’une grande compagnie telle que les compagnies bancaires et commerciales italiennes de la même époque ou du xvsiècle. Malgré tout, à l’échelle d’un ouvroir et d’une boutique, Jean Teisseire organise une pratique archivistique qui lui permet de gérer de manière serrée et réfléchie son activité économique. Or la question sera bien de comprendre comment la pratique de l’écrit chez un homme du xivsiècle a pour but, in fine, de mener à sa réussite économique. Comment cet écrit lui permet-il de dépasser l’échec, les difficultés ou les revers rencontrés ? L’écriture et la mise à jour quotidienne d’un ensemble d’archives privées permettent à ce particulier d’adapter son attitude face à l’échec afin de mieux anticiper ses transactions : écrire sert alors à se prémunir contre le risque, mais ne garantit certes pas la réussite, même s’il peut intervenir lorsque les pertes et échecs entraînent des litiges. Il est difficile de dire que nous sommes en présence d’une réelle pensée capable de formalisation économique ou d’une stratégie économique : nous parlons de pratiques, pratiques scripturales, pratiques économiques, dont nous pouvons interpréter les buts et les réussites. Mais il ne faudrait pas imaginer des stratégies à l’œuvre, établies et pensées théoriquement5. Tout cela est à penser dans le cadre d’une « carrière » réussie pour Jean Teisseire : ses trois mariages le placent peu à peu dans la petite notabilité urbaine avignonnaise, ses comportements économiques également, de même que certaines des charges qu’il occupe (syndic de la ville entre 1372 et 1376 ainsi qu’administrateur de l’hôpital Saint-Bénézet d’Avignon).

5Nous verrons comment la manière de tenir ses écrits est un moyen d’éviter l’échec économique, dans une forme d’anticipation réfléchie. L’échec a ainsi des vertus économiques dans le sens où son « spectre » sert aux acteurs économiques à développer des stratégies.

6Il sera alors possible de voir comment Jean Teisseire dépasse les échecs et revers auxquels il est confronté, notamment par l’écrit. Le lien pourra être établi entre écrit, risque et litige. Si l’on ne rencontrera pas de faillite, les risques encourus sont réels : les montants sont importants, et l’on parle de sommes considérables, telles que 1 200 à 1 300 florins.

I. Écrire : se prémunir contre le risque de l’échec ?

7Comment les pratiques scripturales de Jean Teisseire sont-elles le moyen pour lui d’atteindre une certaine efficacité, lui évitant ainsi l’échec ? Quelques exemples peuvent ici être convoqués pour illustrer cette démarche pratique et pragmatique.

8Le livre de raison et au-delà l’ensemble de ses écrits répondent à un système de classement très minutieux, par le biais de renvois internes et externes ainsi que par des cotes chiffrées. Ces méthodes sont classiques chez les marchands des xive et xve siècles, et ont notamment pour intérêt de permettre à l’auteur de ces écrits de s’y retrouver : elles sont donc établies en vue d’une efficacité pratique. Mais elles sont aussi une manière de pouvoir retrouver facilement les documents, en cas de problèmes ou contestations. On n’entend pas ici l’échec économique comme faillite ou ruine, mais plutôt comme revers dans la pratique économique d’un artisan – même si la question pourra se poser plus tard.

9Ainsi, Jean Teisseire utilise les renvois internes et externes. Tout au long de son livre, on trouve ce type de mentions : Aiso fon afinat/mudat6, suivi du numéro du folio où l’on peut trouver le règlement de l’affaire en question, quelques mois ou années plus tard. À l’inverse, on peut également trouver la mention con apar en carta7, suivie du numéro du folio précédent, où l’on trouvait la mention du prêt, de la vente ou du crédit en question. Ainsi, par ce jeu de renvois aux pages précédentes ou suivantes du livre de raison, l’utilisation quotidienne de l’écrit est facilitée. Le système permet un suivi précis des affaires en cours afin de s’assurer le remboursement des nombreux crédits accordés. De fait, si l’on établit le compte des notices cancellées, c’est-à-dire barrées d’un trait parce que ne nécessitant plus d’y revenir (donc réglées ou remboursées, selon les cas), cela représente plus de 80 % des notices du livre de raison. Cela ne signifie nullement qu’il reste 20 % d’impayés : il peut s’agir d’affaires ne nécessitant pas de cancellations, mais il peut aussi s’agir de transactions soldées plus tard, dans des livres ultérieurs et que nous n’avons pas conservés. On ne peut exclure une part d’impayés, mais il apparaît cependant clairement que cela ne concerne pas la majorité des cas. Ainsi, la manière dont Jean Teisseire gère son écrit est bien un moyen d’éviter que des transactions restent impayées parce qu’oubliées.

10Plus probants encore sont les renvois aux actes notariés que Jean Teisseire conserve par ailleurs8. Pour des notices qui concernent des locations immobilières, ventes ou grosses créances, le cordier a en effet recours aux notaires d’Avignon. Les grosses qui lui sont délivrées sont conservées par lui dans des caisses (on en a la mention dans le livre de raison ainsi que dans l’inventaire de ses biens, établi en même temps que son testament). Ces actes sont autant de preuves qui peuvent être produites en cas de besoin (procès, contestations). Le livre de raison est ainsi au cœur de la gestion d’un ensemble documentaire très vaste. Le cordier renvoie aux actes par la mention suivante : D’aiso esta la carta par la man de9, suivie du nom du notaire. Plus intéressant encore, on retrouve, sur les actes notariés qui nous sont parvenus, la main de Jean Teisseire notant, sur le dos de l’acte, le résumé rapide de l’affaire ainsi qu’une cote chiffrée. Cette cote renvoie en réalité aux pages du livre de raison. C’est donc tout un système de correspondances internes et externes qui lui permet de gérer au mieux sa boutique et de s’y retrouver dans cette « boulimie10 » documentaire.

11En complément de ces techniques de gestion, Jean Teisseire utilise à de nombreuses reprises dans le livre de raison des listes, comptes faits, rappels et mémos divers qui lui permettent de dresser à un instant précis des bilans chiffrés à jour. Les exemples seraient nombreux et il n’est pas possible ici de les détailler tous. On peut s’appuyer principalement sur une liste de dettes, présente dans le manuscrit, non pas à l’intérieur du livre de raison lui-même – qui n’est en réalité qu’une partie de ce manuscrit II330 –, mais en tête du manuscrit, avant le début du livre. Cette liste présente les créanciers de Jean Teisseire pour les années 1367 à 1369, soit les trois années précédant le début du livre (août 1370). Elle est conçue comme un moyen de rappeler, de manière brève et synthétique, toutes les dettes non réglées, à reporter dans toute transaction concernant ces personnages. Le nom est rappelé, la somme, bien entendu, ainsi que, parfois, la localisation des contractants. Le titre même de la liste indique bien la fonction pratique qu’elle endosse, visant à éviter des pertes financières importantes au cas où ces crédits ne seraient pas remboursés, à un moment ou à un autre. Ainsi débute-t-elle par ces quelques lignes : Aisi son totz los deutes cals son a paguar en lo cartolari de l’an MCCCLXVI los cals si podon recobrar e z en lo cartolari de l’an MCCCLXIX son aisi ensiguent, c’est-à-dire : « Ainsi sont toutes les dettes qui sont à payer, contenues dans le cartulaire de l’année 1367, et dont on peut se souvenir, ainsi que dans le cartulaire de l’année 1369… ». L’objectif en est donc très clair, et la présentation également. L’année à laquelle a été contractée la dette et donc le renvoi au « cartulaire » concerné sont également indiqués, en évidence, en marge.

12Ainsi, pour maîtriser la gestion de son affaire et parvenir à la réussite d’une activité économique complexe – Jean Teisseire endossant de nombreux rôles –, l’écrit est essentiel. L’échec économique de l’ouvroir, c’est-à-dire une éventuelle faillite, qui pourrait advenir si le cordier ne gérait pas étroitement ses affaires, étant donné les fonds engagés, est ainsi évité.

Figure 1. Liste des créances – fo 2 ro

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Liste reprenant les créances de l’année 1369 pour Esteve Pati ; Peyre Derida ; Laugier Bermon ; Sen Jaume Laugier ; Pons Raynaut ; Bernart del blat ; Colet Delator.

Figure 2. Contrat d’association – fo 86 ro

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Contrat d’association qui débute en ces termes : « En 1374, le vendredi 27 janvier, je confie la raison de mon ouvroir à Guilhem Bonaut, à Jaumet Davit et à Raymond Arnaut. Ainsi, en chanvre battu, cru, en corde […] je leur confie une somme qu’ils ont reconnue avoir reçu, et qui se monte à 1 300 florins courant, valant chacun 24 sous… »

II. Échec et litige

13L’artisan n’a cependant pas échappé aux déconvenues et aux échecs partiels. C’est dans ces cas précisément qu’il est intéressant de voir comment l’écrit est mobilisé. Ce sont ces périodes de difficultés qui permettent de comprendre le lien entre pratiques scripturales et pratiques économiques. Plusieurs exemples nous permettent d’éclairer la question.

14On repère en effet plusieurs procès dans le livre de raison, menés pour son propre compte ou pour le compte des tutelles dont il a la charge. Or ces procès s’appuient toujours sur les nombreux écrits que produit ou fait produire le cordier. La notice qui les mentionne sert ensuite de mémoire pour l’artisan. Ils sont les témoins des échecs que subit Jean Teisseire, échecs économiques puisqu’ils sont toujours liés à son activité de cordier et principalement à des difficultés rencontrées dans ses relations d’affaires (facteurs et associés). Or l’écrit joue un rôle essentiel dans ces cas précis : il a une valeur probatoire, même s’il est un écrit privé. Le livre de marchand peut en effet être produit et servir d’appui à un témoignage, même si l’écrit à lui seul ne règle pas tout. Les procédures engagées laissent des traces écrites, et sont cause de la production de textes qui eux-mêmes prémunissent Jean Teisseire contre les litiges qui pourraient le mener à la faillite, et donc à l’échec économique.

15C’est justement le cas pour deux exemples développés ici. Le premier concerne trois associés avec lesquels Jean Teisseire passe un contrat d’association peu fructueux et dont on peut suivre les conséquences dans le livre de raison. En 1374, le cordier confie ses affaires à trois de ses facteurs : Guilllaume Bonaud, Jaumet Davit et Raymond Arnaud. Il s’associe avec eux, selon la notice que nous trouvons dans le livre de raison (fo 86 ro – figure 2) : ses facteurs sont en charge des marchandises et d’une somme de 1 300 florins. Jean Teisseire touche les deux tiers des bénéfices perçus, mais laisse à disposition son atelier et sa boutique, les outils et matières premières – détaillées avec précision dans la notice.

16Or cette association n’est pas un succès : elle se termine au bout de 18 mois, alors qu’elle était conclue pour deux ans. Elle prend fin définitivement en août 1375 : un compte est alors rendu, donnant la part qui doit revenir à Jean Teisseire. Ce compte s’appuie sur un précédent calcul, remontant à novembre 1374, lequel ne nous est pas parvenu semble-t-il. En revanche, au fo115 (figure 3), le 13 août 1375, on trouve les conséquences de ce compte : sur la somme due au cordier, dont on ne sait rien, il reste encore 120 florins à payer par les facteurs. Les modalités de paiement sont précisées pour chacun d’entre eux : ils lui doivent 41 florins et 8 gros, payables en plusieurs annuités de 10 florins.

Figure 3. Compte final – fo115 ro

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Ce compte final présente ainsi les sommes restant dues par les anciens associés : « le 8 décembre, nous faisons compte final, et sont dus 120 florins courant, ce qui représente pour chacun [des associés] 41 florins et 8 gros ».

17Un ajout est fait sur cette notice, qui précise qu’en novembre 1376, Guillaume Bonaud a payé les 10 florins dus. C’est la seule mention de paiement effectué. La notice n’est pas annulée et aucun renvoi n’est fait à un paiement ultérieur : on peut en déduire qu’en 1377 au moins (fin du livre de raison), voire en 1378 (puisqu’on sait que Jean Teisseire tient un nouveau livre de raison à cette date, auquel il renvoie fréquemment), les associés n’ont pas réussi à payer le cordier11.

18L’association avec les trois facteurs s’arrête à cette période-là, et les seules mentions qui en sont faites sont liées à des affaires contractées du temps où ils étaient en charge de l’ouvroir de Jean Teisseire. Le manque à gagner est réel pour le cordier, et il fait bien face ici à un échec. Celui-ci ne le conduit pas à la faillite, mais a des répercussions, notamment sur la réputation de l’atelier et sur la confiance qui pouvait lui être accordée.

19C’est ce qui apparaît dans une requête adressée contre Raymond Arnaud. Le précédent exemple trouve en effet une suite dans une réclamation contre l’un des trois hommes, requête qui en réalité s’adresse également à ses compères. Si la situation ne semble pas trop se détériorer pendant les années que couvre le livre de raison, quelque temps plus tard, un conflit nécessitant procès existe entre ces hommes, sans doute en raison de l’absence de paiements signalée plus haut. Une pièce transcrite et traduite par G. Bayle, dans l’article qu’il a consacré à Jean Teisseire, nous en informe12. Le document n’a pu être retrouvé et consulté. Il s’agit ainsi d’une requête déposée par le cordier et adressée à la cour temporelle d’Avignon : Raymond Arnaud n’apporte pas satisfaction au cordier. L’ensemble de son attitude ainsi que son travail, mais également les créances qu’il accumule envers Jean Teisseire expliquent la plainte de son patron. Le cordier décrit précisément la situation : son facteur mangeait et buvait plus qu’il ne fallait, dilapidait les sommes qui lui étaient confiées et dormait sans cesse. L’écrit est ici rendu nécessaire dans sa fonction probatoire en raison de la rupture de liens économiques entre les deux hommes : leur relation aboutit à un échec, qui n’est certes pas uniquement économique (il est tout autant personnel et social), mais qui ne peut être réglé que par le recours à l’écrit. C’est par ce biais que Jean Teisseire peut rappeler les sommes que le facteur et ancien associé lui doit, afin d’éviter un manque à gagner considérable : les sommes sont importantes puisqu’il s’agit de 300 à 400 florins d’Avignon13. Pour comparaison, il faut rappeler que le salaire d’un simple cordier est de 12 florins l’année. Au-delà de cet échec, ce sont également les rapports sociaux qui sont rompus : le cordier souligne le dommage causé par Raymond Arnaud ; il évoque un dépassement de son « crédit », et une attitude qui a jeté sur son atelier « le discrédit ». Les conséquences sont donc plus graves qu’une simple perte financière. Il demande en réparation, pour les préjudices, plus de 800 florins, soit une forte somme. Il n’est pas possible de dire si Jean Teisseire a obtenu ce qu’il réclamait, et à vrai dire là n’est pas l’important. On voit plutôt ici comment l’écrit, en l’occurrence une requête en procès, vise à défendre les intérêts économiques d’un homme, et au-delà l’honneur et la réputation de son atelier, pour préserver des réseaux de relations amicales qui assurent le succès de son entreprise14. La requête entend s’appuyer sur un certain nombre de preuves justificatives, tirées précisément des traces écrites nombreuses que Teisseire garde de ses transactions. Le cordier le dit clairement : tot aiso es net e soy aparelhat de proar, c’est-à-dire que tout ce qu’il avance est clair et peut être prouvé et montré (en substance). L’échec économique n’aboutit pas à la faillite de l’atelier du cordier, mais il s’agit néanmoins bel et bien d’un échec, à la fois financier et social, que l’artisan n’a pu éviter.

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20Ainsi, malgré les revers que Jean Teisseire subit, et sans doute même grâce à eux, le cordier perfectionne un outil de contrôle efficace, qui ne naît pas de stratégies économiques ou d’une pensée économique clairement identifiables, mais qui répond à un besoin pratique évident. L’écrit est utilisé comme preuve par le cordier, mais au-delà, et pour tous les jours, comme moyen efficace pour contrôler et mettre à jour les transactions nombreuses qu’il passe (et dans des domaines variés, ce qui explique sans doute ce besoin). L’échec économique comme spectre, ou comme réalité parfois rencontrée, est donc bien ce qui pousse Jean Teisseire à développer des pratiques scripturales efficaces et a donc en cela des vertus. La perspective de pertes financières ou de litiges entraîne chez le cordier le perfectionnement de ses techniques de gestion. La réussite est en effet bien ce qui caractérise les affaires du cordier, qui conclut une association avec un nouvel artisan l’année qui suit ses déboires avec les précédents. Cette association et les suivantes sont couronnées de succès et se poursuivent jusqu’à la mort du cordier, comme l’indique son testament, dans lequel il lègue une partie de ses biens à ses facteurs, parmi des membres de sa famille notamment. La réussite économique et sociale de Jean Teisseire est évidente, le cordier ayant pu faire gérer ses affaires par d’autres pendant une grande partie de sa carrière. Les profits qui sont partagés entre les héritiers – dont la ville fait partie – sont considérables. L’échec de la première association a semble-t-il eu pour vertu de rendre l’artisan plus prudent, plus avisé dans le choix de ses associés et, par là, plus aguerri lors de sa seconde tentative, que nous ne connaissons que très partiellement, faute de documents.

21La question qui se pose à nous enfin est celle de l’exemplarité de l’artisan : cette manière de gérer et la réussite que l’on peut déceler sont-elles caractéristiques d’un groupe social ? En réalité, ce sont bien toutes les pratiques économiques et scripturales d’une petite élite urbaine, à l’envergure économique locale et régionale, qui développe de véritables attitudes d’entrepreneurs urbains et ruraux.

Notes de bas de page

1  Christiane Klapisch-Zuber, « Comptes et mémoire : l’écriture des livres de famille florentins », L’écrit dans la société médiévale, textes en hommage à Lucie Fossier, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 251-258.

2  Jean Teisseire est en réalité plus largement un chanvrier : il fabrique certes des cordes à partir du chanvre, mais il possède tout un ensemble de compétences qui dépassent ce cadre strict.

3  Le livre se compose de notices brèves et de natures diverses (transactions foncières et immobilières, commerce du chanvre et des cordes, mentions personnelles…). Les mentions personnelles sont très rares et l’on peut penser ici à ce que dit C. Klapisch-Zuber, dans l’article « Écritures privées et démographie chez les marchands et notaires de Florence et Bologne, xve siècle » : « Pour les marchands, notaires, artisans aisés, les entrées et sorties financières, la gestion d’un patrimoine, même modeste, comptent sans doute plus que les notices biographiques. Le livre d’un artisan est à cet égard édifiant (le peintre Neri di Bici) : si ses contrats et ses livraisons, le travail de son atelier, l’engagement de ses apprentis occupent une place importante dans le seul de ses livres qui ait survécu, les notices concernant femmes et enfants sont beaucoup moins systématiques », p. 570 (extrait de J.-P. Poussou, I. Robin-Romero (dir.), Histoire des familles, de la démographie et des comportements, en hommage à Jean-Pierre Bardet, Paris, PU Paris-Sorbonne, 2007, p. 569-585).

4  Et notamment à la cote AD Vaucluse, dépôt Avignon, II330 pour le livre de raison, sur lequel je m’appuie principalement ici.

5  Il n’y a pas, dans le livre de raison, de réflexion théorique économique. Cela ne signifie pas qu’une théorie économique n’existe pas, mais elle n’est pas présente au sens des théories modernes de l’information, où l’estimation de la valeur de l’information notamment est quantifiable. En revanche, il existe des réflexions d’ordre théologique qui nourrissent la vie économique : la notion de profit et d’intérêt existe au Moyen Âge, dès le xive siècle, mais n’est clairement pas utilisée par Jean Teisseire. Voir à ce sujet notamment Giacomo Todeschini, Il prezzo della salvezza, Lessici medievali del pensiero economico, Rome, La Nuova Italia Scientifica, 1994, ou encore idem, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Lagrasse, Verdier, 2008. On pourra également consulter avec profit l’ouvrage construit autour de la pensée de Pierre de Jean Olivi, in Alain Bourreau et Sylvain Piron (dir.), Pierre de Jean Olivi (1248-1298). Pensée scolastique, dissidence spirituelle et société, Paris, Vrin, 1999.

6  « Ceci est réglé… »

7  « Comme il apparaît… »

8  Ces actes notariés nous sont parvenus tels que conservés par le cordier, en un ensemble cohérent. On les trouve aux AD Vaucluse, dépôt Avignon, grandes archives, B.96 (Pintat).

9  « De ceci j’en ai l’acte de la main de… »

10  Claudine Dardy, « De la paperasserie à l’archive : l’administration domestique », in Daniel Fabre (dir.), Par écrit. Ethnologie des écritures ordinaires, Paris, MSH, 1997, p. 187-200.

11  On peut ainsi lire au fo 115 ro (transcription et traduction) : « Guillaume Bonaut de l’Ile en Venaissin, et Jaumet Davit de Pertuis, et Raimon Arnaud, qui ont tenu la raison de mon ouvroir pendant 18 mois, jusqu’au 13 août 1375. J’ai fait compte final avec eux, selon leur administration, le jeudi 8 novembre. De ce compte, ils me doivent encore 120 florins courants, ce qui monte la part de chacun à 41 florins et 8 gros. J’ai un acte notarié de cette somme, de la main de Pierre de Puyvert, notaire de la cour temporelle d’Avignon. Et nous avons convenu de ce que ledit Guillaume Bonaut et ledit Jaumet Davit doivent me payer chacun dans un an 10 florins, ensuite chaque année 10 florins. »

12  George Bayle, « Un trésorier général de la ville d’Avignon au xive siècle, La messe de la concorde », Mémoires de l’académie de Vaucluse, 1889, p. 137-163.

13  On est loin des montants précédemment évoqués au moment de la fin de l’association et du calcul des sommes. On peut imaginer que viennent ici se greffer des intérêts, mais aussi des sommes liées à d’autres prêts contractés par Raymond Arnaud.

14  Juliette Sibon, « Du gage-objet au gage-chose. Une étude de cas au sommet de la société urbaine marseillaise à l’extrême fin du xive siècle », in Laurent Feller et Ana Rodriguez (dir.), Objets sous contrainte. Circulation des objets et valeur des choses au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013. Elle va cependant plus loin en montrant que dans le cas du prêt sur gage, notamment, l’engagement social comme sentiment public est manifesté. La transaction économique est dans ce cas l’expression d’un lien amical dénué de rapport de force.

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