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Paris-Jour, janvier 1972 : la fermeture d’un quotidien national. Un échec fracassant, fruit d’un long malentendu

p. 65-74


Texte intégral

1Cino Del Duca a été un des grands patrons de presse de l’après-guerre. Il a construit un empire médiatique populaire, créateur de Nous deux et de Télé poche, producteur de Touchez pas au grisbi et de L’Avventura, éditeur des Rois maudits et propriétaire de grandes imprimeries. Rien ne le pré­destinait à entrer dans le monde de l’édition. Il naît dans un village du centre de l’Italie dans une famille pauvre. Il débute dans l’édition comme représentant en 1923 et fonde cinq ans plus tard sa première maison d’édition, qui contribua à la création de la bande dessinée italienne avec L’Intrepido. Autant pour élargir ses activités éditoriales que pour échapper à la police fasciste, il émigre en France en 1932. Son premier magazine pour enfants, Hurrah !, s’inscrit parmi « les illustrés de l’âge d’or ». Il diffuse ses publications en Espagne, en Belgique et garde des activités en Italie. En 1947, il se lance sur le créneau de la presse féminine sentimentale. Les années cinquante marquent son apogée, le système de la presse du cœur tourne à plein régime. Plus de cinq millions de Français lisent Nous deux, Boléro, Intimité, Festival… ; les Italiens lisent Intimita et Confessioni. Ses équipes conçoivent, écrivent, fabriquent, impriment et vendent plus de 15 magazines féminins et encore quelques titres pour la jeunesse, dont le célèbre Tarzan. Ces magazines se diffusent à des millions d’exemplaires dans plusieurs pays. Pourtant, alors que Cino Del Duca atteint enfin cette réussite tant espérée, il est sévèrement critiqué. Les ligues de morale, les partis communistes français et italien, l’Église catholique et le monde enseignant considèrent que ses magazines pervertissent le public populaire. Pour échapper à ces attaques virulentes, Cino Del Duca diversifie son activité dans l’édition et le cinéma. La légitimation du groupe passe aussi par la philanthropie, avec la création de bourses et de prix1. Mais la dernière grande aventure de sa longue carrière concerne son domaine de prédilection, la presse. Il devient propriétaire d’un quotidien national car, écrit-il, « Un homme dans ma position a besoin d’être soutenu par un quotidien. Je crois maintenant que le moment est venu de réussir un grand journal2. ».

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Cino Del Duca lit Paris-Jour, 1963

Cino Del Duca, publication hors commerce, 1967

I. De Franc-tireur à Paris-Jour, l’évolution d’un quotidien (1959-1972)

2Le journal clandestin Franc-Tireur est né en décembre 1941. Le quotidien est de tendance socialiste, plutôt anticommuniste et pro-européen3. Les journaux d’opinion vivent dans l’après-guerre leur heure de gloire : 15 millions d’exemplaires sont vendus en 1946, un chiffre qui ne sera jamais plus atteint. Les ordonnances de 1944 avaient cherché à transformer la presse pour la sortir de l’emprise du capitalisme financier. Mais rien ne vint soutenir cette presse indépendante. Franc-Tireur connaît une baisse de diffusion et des difficultés budgétaires qui l’obligent à chercher de nouveaux financements. En septembre 1957, Cino Del Duca achète le titre. Patron de presse populaire, il pénètre dans l’univers fermé du journalisme d’information, comme le souligne L’Est républicain, le 7 décembre 1957 : « Le milliardaire de gauche, le roi de la presse du cœur, entre dans le secteur noble. » Les responsables et les équipes de Franc-Tireur restent en place. Le personnel est vieillissant et plutôt méfiant ; il va être progressivement évincé.

3En avril 1959, un nouvel état-major est constitué avec Philippe Boegner, Daniel Morgaine, Dominique Lapierre, Jean-Louis Delpal, Jacques Chancel, Pierre Rey, Claude Imbert… Ils ont la charge de mettre au point le prototype de Paris-Jour, le nouveau nom donné à Franc-Tireur. Le 18 novembre 1959, la formule est prête. Le format dit « tabloïd » est le changement le plus apparent. Mais le format n’est qu’un aspect, même si les utilisateurs sont satisfaits de la réduction de la taille. Paris-Jour veut être un quotidien populaire ; il décrypte l’actualité pour tranquilliser et rassembler. Face à un univers en mutation, toujours plus rapide, plus complexe, l’homme aime comprendre facilement les événements. Les journalistes misent sur une information hiérarchisée, fortement illustrée et calibrée dans une mise en page qui structure les contenus. Il faut se souvenir que la presse était alors très dense, avec des textes sur sept à huit colonnes4. La maquette de Paris-Jour est innovante, et demeure toujours pertinente pour le lecteur du xxie siècle. Son contenu privilégie les faits divers, les célébrités, les informations de proximité, les sports et le divertissement. Tout sujet se plie à une simplification. L’anecdotique et le spectaculaire sont privilégiés. Le contenu rassure par sa proximité et divertit par son sensationnalisme. Le niveau n’est pas très élevé, le journal est reposant, sans embarras ni complexité. L’esprit de la presse du cœur souffle quasiment sur toutes les rubriques. Nouvelles, romans-photos, feuilletons, horoscope, courrier des lecteurs parcourent les pages. Au point de vue politique, Paris-Jour se situe dans l’orbite gaulliste. Le journal se révèle humaniste. Il soutient des grandes causes et condamne le racisme, la peine de mort ou la censure de la presse. La prudence et la neutralité guident la ligne politique et le quotidien reste dans l’orbite du pouvoir. Paris-Jour soutient les classes populaires mais sans jamais s’attaquer aux riches et aux puissants. Il ne s’engage jamais comme les tabloïds anglo-saxons dans des campagnes populistes contre les puissants.

4La prudence éditoriale explique la progression de la diffusion. Le 5 décembre 1962, Paris-Jour fête son millième numéro : le pari est tenu. Compte tenu de la baisse généralisée, Paris-Jour est un succès puisque son tirage augmente. Il passe de 96 654 exemplaires en 1960 à 244 933 exemplaires en 1967. Avec Le Monde, il est le seul quotidien à avoir progressé ; tous les autres titres stagnent ou baissent. Devenu le troisième quotidien du matin, il est lu par les jeunes : près de la moitié des lecteurs ont moins de 35 ans. Le titre est apprécié par les classes populaires. Les ouvriers représentent 41 % des lecteurs, les inactifs 18 % et les employés 16 %.

5Pourtant, même si les ventes augmentent, l’équilibre financier n’est pas atteint. Un journal dont le tirage s’accroît plus vite que son volume de publicité perd de l’argent, car la hausse des frais n’est pas compensée. Or le quotidien draine peu de publicité : sa surface publicitaire ne dépasse pas 16 % et la part des ressources qui provient de la publicité s’élève à 18 %. Par comparaison, celle-ci est de 32 % pour Le Parisien libéré, soit 47 % de ses ressources. Le public ouvrier de Paris-Jour ne correspond pas à la cible des annonceurs, à savoir le cadre habitant un grand centre urbain, possédant une voiture et propriétaire de son appartement. Paris-Jour fonctionne donc à l’économie. Peut-être qu’une baisse importante du prix de vente aurait permis de doper les ventes ; c’est ainsi que les journaux populaires compensent le manque de publicité. Mais Paris-Jour n’a jamais voulu se lancer dans une guerre des prix5.

6C’est dans ce contexte que Cino Del Duca meurt en mai 1967. Le choc est bien sûr violent dans le groupe. Assez étonnement, sa succession était peu évoquée. Simone Del Duca, son épouse, revêt alors ses vêtements de deuil, qu’elle ne quittera plus. Le personnel est en place depuis longtemps et connaît bien ses fonctions. Cino Del Duca avait constitué autour de lui une équipe de collaborateurs efficaces et dévoués. Son groupe s’est développé de manière verticale et horizontale. Dans le domaine de la presse, il contrôle le processus de production, avec une agence de presse, des rédactions, des imprimeries et même une usine d’encre. Il a élargi ses activités à l’édition, au cinéma et à la publicité. À son décès, les rotatives ne s’arrêtent pas un seul jour, les affaires continuent et, à 56 ans, Simone Del Duca prend les rênes du pouvoir.

7Malgré sa volonté de préserver l’œuvre de son époux, la directrice de la publication n’en est pas moins influencée par ses conseillers, qui ne sont pas favorables à la poursuite du quotidien. Le déficit cumulé de Paris-Jour avoisine les 150 millions de francs de 1957 à 1972 (200 millions d’euros). C’est le seul titre déficitaire du groupe. Fin 1971, la direction de Paris-Jour se décide à un ajustement des dépenses et annonce 60 licenciements. 285 emplois dépendent du journal : 160 pour le réaliser, 125 pour l’imprimer. Le plan, jugé indispensable par la direction pour assainir la trésorerie, apparaît inacceptable pour les employés. Après discussion, le 12 janvier 1972, la direction annonce 33 licenciements, dont 22 journalistes, soit un quart de la rédaction, et 11 employés. Les réductions de personnel ne concernent pas les ouvriers du livre. Les syndicats élaborent une proposition avec des départs volontaires et un reclassement des salariés dans le groupe afin d’éviter les licenciements secs, mais la direction comme les syndicats campent sur leurs positions. Le mercredi 26 janvier 1972, à une courte majorité, le personnel vote une grève sans limitation de durée ; 99 sont pour, 81 contre, 4 s’abstiennent. Les 125 salariés techniques du journal n’y sont pas associés. À 18 heures, la rédaction reçoit un message de Mme Del Duca : « Si Paris-Jour ne paraît pas demain, même sur huit pages, j’aurai le regret et le chagrin de fermer le journal. ». L’atmosphère est houleuse au 37, rue du Louvre, mais la rédaction ne croit pas à la cessation immédiate et définitive. Personne n’imagine que la direction puisse mettre cette terrible menace à exécution. Jacques Chaban-Delmas, informé de la situation, convoque Simone Del Duca à Matignon et lui demande de négocier. Des professionnels, des hommes politiques et l’opinion publique font pression. Mais la grève est maintenue, le couperet tombe et à 15 h 24, le jeudi 27 janvier, un communiqué de la direction annonce la fin du journal. Tous les personnels sont licenciés.

8Jean Daniel, dans son éditorial du 31 janvier 1972 dans le Nouvel Observateur, qualifie la grève de « logique et suicidaire ». Elle est logique car des salariés ne peuvent accepter un plan de licenciement, mais elle est suicidaire car les grévistes paralysent la seule entreprise déficitaire du groupe ; leur marge de négociation est faible. 99 grévistes sur 1 500 employés pèsent peu et, d’ailleurs, avaient-ils envie de débattre ? Les syndicats n’ont pas encouragé la grève, les ouvriers du livre ne se sont pas mobilisés, la direction était déterminée et les grévistes intransigeants6.

II. L’échec de Paris-jour, un long malentendu

9L’échec du quotidien révèle à la fois un conflit personnel et la crise de la presse d’information populaire.

10Au-delà des problèmes économiques, la liquidation est la conclusion d’une longue incompréhension entre direction et rédaction. L’issue tragique du conflit illustre les relations d’incompréhension qui existent entre la directrice de la publication et le personnel de Paris-Jour. La fermeture est particulièrement brutale. Si l’on résume, le journal ferme ses portes alors que « seulement » 23 licenciements sont en jeu, car dix départs volontaires ont été enregistrés. Mais une lutte de pouvoir se joue entre la rédaction et la direction. Plusieurs journalistes rejettent la ligne éditoriale trop populaire du journal et ne reconnaissent pas à Simone Del Duca son titre de directrice de la publication. Certains règlent leurs comptes et veulent prendre le pouvoir. L’après-1968 invite à l’autogestion et à la remise en cause des patrons. Ceux-là n’imaginent pas que Simone Del Duca puisse faire preuve d’une telle intransigeance. Ils pensent que la fidélité à la mémoire de son mari, qui guide sa gestion, lui fera accepter les exigences du comité de grève.

11Mais le conflit est antérieur au décès de Cino Del Duca. Rappelons-le, la recherche du directeur providentiel a été permanente, les rédacteurs en chef se sont succédé. En 1967, le directeur est le neveu de Cino Del Duca, un homme de paille. Les divergences étaient fortes entre les anciens de Franc-Tireur, les jeunes loups aux dents longues, les ami(e)s du patron, les dilettantes de passage et les passionnés de l’actualité. Face aux équipes, Cino Del Duca n’échappe pas à la caricature du patron de presse dominateur et fantasque qui se prétend à la fois rédacteur en chef, secrétaire de rédaction, metteur en pages et commercial. Le sens du collectif fait figure de grand absent. Après le décès de celui que l’on appelait « le patron », les relations avec le personnel empirent. Le journal n’est plus dirigé. Les méthodes de la présidente sont désuètes. Elle agit comme une dame patronnesse, une attitude incompatible avec une rédaction après 1968. Certains ne la ménagent pas : « Madame, vous êtes une conne », lui aurait dit un jour, en colère, un journaliste. Peut-être était-ce en réponse à cette phrase légendaire, « Messieurs, je ne vous paie pas pour lire », que Simone Del Duca aurait lancée aux journalistes qui triaient les dépêches d’agence. Au-delà de la complexe modernisation d’un journal, le couple Del Duca a eu à affronter l’attitude hostile d’une communauté forte de sa suprématie. Les journalistes n’étaient pas décidés à laisser leur quotidien dirigé par un vendeur de comics, a fortiori un étranger, pour ne pas écrire, comme Cavanna, « un Rital7 » !

12Au-delà des problèmes relationnels, l’échec de Paris-Jour exprime aussi la crise de la presse d’information populaire8. Après l’agonie des journaux d’opinion, les quotidiens les plus en difficulté sont les journaux populaires. Ils étaient quatre dans les années soixante, il n’en reste plus que deux à la fin des années soixante-dix, après la disparition de Paris-Jour et de L’Aurore. La chute de France soir est vertigineuse : son tirage passe de 1,1 million en 1955 à 500 000 exemplaires en 1975. Le journal a continué sa lente agonie jusqu’à sa fermeture définitive en décembre 2011. Les grèves du Parisien libéré, entre 1975 et 1977, divisent par deux sa diffusion ; ensuite, le titre attire plutôt les classes moyennes9. Ces quotidiens populaires sont plus largement concurrencés par les autres médias que les journaux de qualité comme Le Monde ou Le Figaro, qui stabilisent leur diffusion ou connaissent même une progression. Patrick Eveno le souligne : « les classes populaires ont été abandonnées par les journaux et confiées à la seule télévision10 ». Les classes populaires ont alors quasiment arrêté de lire des quotidiens nationaux jusqu’à l’apparition des gratuits en 2002.

13La réussite d’un journal populaire repose sur trois fondamentaux : un prix très bas, un réseau de distribution performant et un contenu attractif. La presse française, premier point, est une des plus chères du monde. Les coûts d’impression et de distribution sont 20 à 30 % supérieurs à ce qui se pratique dans le reste de l’Europe. En outre, on sait que la presse tabloïd a des recettes publicitaires assez faibles, rarement plus de 20 % du chiffre d’affaires, car les annonceurs hésitent à associer leur image avec ce genre de journaux. Pour baisser les prix, il faut nécessairement vendre à de très grandes quantités, or Paris-Jour n’est jamais entré dans une guerre des tarifs. Par comparaison, Bild Zeitung, le plus grand tirage de la presse allemande (5,5 millions d’exemplaires), a toujours été vendu à très bas prix ; il coûtait 45 centimes d’euros en 2000. D’une certaine manière, il ne vaut pas plus. On l’achète facilement ; vite lu, vite oublié, il se démarque complètement d’un quotidien classique. Le réseau de distribution, deuxième point, est insuffisant. Il manque des points de vente, ce qui l’empêche d’atteindre en profondeur la population française. Dans les années soixante-dix, on évoque beaucoup le portage à domicile ou l’abonnement ; d’autres pistes comme des dépôts chez les commerçants sont brièvement évoquées, mais les Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP) tiennent à conserver leur quasi-monopole. Les difficultés de Presstalis se poursuivent encore en 2013. Enfin, troisième point, les contenus. Joseph Kessel donnait cette jolie définition de son travail de journaliste à France Soir : « ramasser le monde en un jour et le jeter aux hommes chaque matin ». Il résume bien l’ambition d’un journal. La concision de la télévision et de la radio incite la presse à la clarté. Que peut alors apporter la presse populaire ? Les tabloïds anglais reposent sur un triptyque : sexe, scandale et sport, soit un journalisme antiélitiste qui fait la part belle au sensationnel et qui n’hésite pas à attaquer les politiciens, les nantis et les profiteurs. Ce n’est pas sans raison que Rupert Murdoch, propriétaire du Sun depuis 1969, est surnommé dirty digger (fouille-merde). La diffusion moyenne du Sun, premier quotidien anglais, s’élève à 2,7 millions d’exemplaires en 2010. Les journaux populaires français, respectueux du pouvoir, ont laissé la contestation aux quotidiens politiques. La presse tabloïd ne s’embarrasse pas de subtilités et les journalistes français sont hostiles à ces dérives. La presse populaire française n’a jamais osé dépasser une certaine limite, les rédactions ont refusé que se développe une presse sensationnaliste. Les anciens journalistes de Paris-Jour insistent sur la hiérarchisation de l’information, le scoop et la concision des articles. Ils cherchaient une voie médiane, un tabloïd à la française qu’ils voulaient à la fois populaire et intelligent, sérieux sans être ennuyeux. Cette ligne a satisfait les classes moyennes, Le Parisien libéré a ainsi conforté sa réussite, mais elle n’a pas séduit le lectorat populaire. Le choix de la respectabilité a nui à la prospérité générale de la presse quotidienne. Un journal qui se diffuse à des millions d’exemplaires dynamise le marché. Les propriétaires de la presse de caniveau gèrent aussi d’autres titres ; Axel Ganz était le propriétaire du très sérieux Die Welt et Rupert Murdoch acheta The Times. La presse quotidienne française a choisi une autre voie, comme le souligne Jean-Marie Charon :

« Il n’y aura donc pas de tournant vers une information spectaculaire, scandaleuse du type des tabloïds britanniques ou de la presse de boulevard allemande. Pas plus que de parti pris clair vers une presse plus proche des modes de vie, des nouvelles préoccupations. Rien n’arrêtera la chute des populaires11. »

14Paris-Jour aurait eu besoin d’un homme de fer pour réussir à imposer cette formule. Rupert Murdoch, rebelle et manipulateur, s’est longtemps moqué des convenances et des cadres établis. Axel Ganz a supporté sans férir une large opposition. Les gros titres du Bild Zeitung ont inspiré un très célèbre roman d’Heinrich Böll, L’Honneur perdu de Katharina Blum, qui dénonce les ravages médiatiques. Cino Del Duca, dans sa recherche effrénée de reconnaissance, ne voulait pas un titre sensationnaliste qui l’aurait définitivement mis au banc des renégats. Il n’avait pas acheté Franc-Tireur pour révolutionner la presse mais pour asseoir son empire, populaire certes, mais dans le respect des hiérarchies et des conventions. Ce respect des convenances, autant de la part des journalistes que de la direction, a fortement nui à la presse quotidienne populaire.

Conclusion : un échec salvateur pour le groupe

15Le temps des innovations et des expérimentations s’achève avec le décès de Cino Del Duca. Les branches déficitaires sont sacrifiées, comme la presse quotidienne, l’édition ou le cinéma. Le groupe Del Duca (ou Les Éditions mondiales) se recentre sur sa marque de fabrique : le magazine populaire. En 1979, ses quatre principaux hebdomadaires, Intimité, Modes de Paris, Nous deux et Télé Poche vendent près de cinq millions d’exemplaires chaque semaine ; 15 millions de Français lisent les publications du groupe, qui domine la presse féminine. Il se place au troisième rang de la presse française, devant le groupe Amaury et derrière Hachette et Robert Hersant.

16Simone Del Duca vend avant que l’éditeur allemand Axel Ganz ne bouleverse la donne de la presse féminine avec le lancement de Prima, puis de Femme actuelle. Femme et dirigeante de presse, Simone Del Duca occupe une position assez rare. Dans un article de Stratégie, elle figure parmi les « Dix hommes qui ont marqué l’année12 ». La presse du cœur ne stigmatise plus le groupe, sorti de son purgatoire, et Simone Del Duca reçoit enfin les marques de la reconnaissance professionnelle et sociale tant attendue. Après la vente, elle est la première contribuable de France et n’envisage pas un instant de se dérober à l’impôt. Au contraire, elle décide de concrétiser son héritage en créant une fondation. En l’absence d’héritiers directs, le couple avait déjà choisi de convertir son capital en une œuvre pérenne afin de donner un sens à sa fortune. Les Del Duca ont toujours été des mécènes. Ils ont créé de nombreux prix, bourses, tournois et galas qui récompensaient des artistes, des écrivains ou des sportifs. Ces manifestations ont toujours été l’occasion de somptueuses soirées avec des invités prestigieux. La presse s’en faisait écho, et ces opérations valorisaient la marque Del Duca, qui était par ailleurs sérieusement critiquée en raison de ses publications populaires. La fondation Simone et Cino Del Duca délivre chaque année près d’un million d’euros d’aides à la recherche. Le prix mondial Cino Del Duca récompense une personnalité qui incarne un esprit humaniste. Dans une réelle interdisciplinarité, des poètes, des médecins, des archéologues, des historiens ou des physiciens ont reçu ce prix, comme Léopold Sédar Senghor, Mona Ozouf et, en 2013, Robert Darnton. Après le prix Nobel, il demeure un des prix les mieux dotés au monde.

17L’itinéraire de Del Duca reste méconnu, les entrepreneurs culturels populaires passent rarement à la postérité. L’échec de Paris-Jour illustre la difficulté de la diversification du groupe, mais ce revers a permis un recentrage sur les activités les mieux maîtrisées par cet éditeur, les magazines de divertissement.

Notes de bas de page

1  Isabelle Antonutti, Cino Del Duca de « Tarzan » à « Nous deux », itinéraire d’un patron de presse, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

2  « De Franc-Tireur à Paris-Jour », Presse actualité, n° 31, janvier 1967.

3  Dominique Veillon, « Le Franc-Tireur ». Un journal clandestin, un mouvement de résistance, 1940-1944, Paris, Flammarion, 1977.

4  Jacques Kayser, Le Quotidien français, Paris, Armand Colin, 1962.

5  Jean-Marie Charon, La presse en France de 1945 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1991.

6  « La Mort de Paris-Jour et le mal des quotidiens », Presse actualité, 73, mars 1972.

7  François Cavanna, Les Ritals, Paris, Belfond, 1978.

8  Philippe Boegner, Cette presse malade de l’argent, Paris, Plon, 1973.

9  Fabrice D’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France, Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 2003.

10  Patrick Eveno, La presse quotidienne nationale fin de partie ou renouveau ?, Paris, Vuibert, 2008, p. 104.

11  Jean-Marie Charon, « Les occasions manquées des quotidiens français », Quaderni, 24, automne 1994, « Crise et presse écrite », p. 59-71.

12Stratégie, 179, 4 janvier 1979.

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