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L’échec et les brevets d’invention (France, 1791-1844)

p. 47-56


Texte intégral

1Lorsqu’en 1791, l’Assemblée nationale adapte la législation anglaise des patents et introduit les brevets d’invention, l’objectif est de protéger l’inventeur en lui assurant la propriété temporaire de son invention et, par là, d’encourager l’innovation. Si le brevet est conçu comme un dispositif au service des inventeurs, ses caractéristiques en font pourtant un instrument difficile à manier. À travers les dispositions légales se fait jour une vision individualisante de l’inventeur qui ouvre à de multiples possibilités d’échec. Répondant à l’enquête lancée en 1829 par le ministre du Commerce et des Manufactures sur les brevets d’invention, le négociant Théodore Barrois, pour le compte de la chambre de commerce de Lille, peindra ainsi une image particulièrement affligeante de l’inventeur breveté : « le droit d’exploiter seul une invention n’est que le droit de faire seul un apprentissage difficile, et qui, fait ainsi, est souvent ruineux1 ». Après avoir examiné en quoi consiste cette solitude de l’inventeur et les différents types d’échec auxquels elle est susceptible de mener, nous montrerons comment le Comité consultatif des arts et manufactures constitue un dispositif intermédiaire qui, en resocialisant l’invention, a tenté tout au long de la période de prévenir l’échec des inventeurs s’engageant dans la voie du brevet.

I. Les conséquences individualisantes de la loi de 1791 : l’inventeur comme entrepreneur

2Le 7 janvier 1791, la loi sur les découvertes utiles remplace les privilèges d’invention de l’Ancien Régime par les brevets d’invention. Elle suit de près le Patent Act américain qui, l’année précédente, avait également institué un nouveau régime de protection de l’invention. Si elle ne crée pas un tel dispositif ex nihilo – les privilèges d’invention encore en vigueur en 1791 sont d’ailleurs automatiquement transformés en brevets –, la loi de 1791 instaure deux nouveautés, l’une d’ordre théorique, l’autre d’ordre pratique.

3Tandis que le privilège d’invention était une privata lex, une loi particulière, concédée par le roi à l’inventeur, le brevet d’invention est lui conçu comme un droit de l’inventeur. Plus encore, dans le contexte révolutionnaire de la France de 1791, ce droit prend la valeur d’un droit naturel de l’inventeur sur « les produits de son esprit2 ». À rebours de ceux qui voient les inventeurs comme tributaires de l’imitation et d’une culture partagée3, la loi sur les brevets de 1791 performe une figure de l’inventeur comme un être particulier, différent des autres hommes, et qui, par son génie, crée de la nouveauté. C’est là l’une des premières conséquences individualisantes de la loi : les inventeurs ne relèvent plus d’un « monde », celui de l’artisanat, celui des arts et métiers, ils sont des individus singuliers dont la propriété immatérielle se fonde dans le droit naturel.

4Mais cette redéfinition théorique, d’ordre juridique et politique, s’accompagne d’un second changement qui, quoique d’apparence plus modeste, n’en est pas moins important. Alors que les privilèges d’invention étaient délivrés au terme d’une longue procédure d’examen (par des membres du Bureau du commerce principalement, avec l’appui d’académiciens et aussi parfois de représentants des corporations4), les brevets d’invention sont eux délivrés sur simple demande. En revanche, l’inventeur doit désormais obligatoirement déposer une description, textuelle et éventuellement graphique, de l’invention – ce « mémoire descriptif et explicatif » constituant en quelque sorte une carte de la propriété revendiquée par le brevet.

5Se pose alors un problème évident : si le brevet est considéré comme un droit naturel de l’inventeur, et que par conséquent il suffit d’en demander un pour l’obtenir, alors rien n’empêchera que des brevets soient délivrés pour des inventions inutiles, chimériques ou déjà connues. La solution trouvée par Boufflers, le rapporteur de la loi, est intéressante : il s’agit d’introduire dans cette loi un mécanisme d’autolimitation. Pour obtenir un brevet, l’inventeur doit payer une taxe, dont le montant est et doit être conséquent. L’inventeur n’aura alors aucun intérêt à breveter une invention inutile ou chimérique, car personne n’achèterait alors son produit et il aurait acquitté la taxe du brevet en pure perte. Grâce au dispositif de la taxe, la considération par l’inventeur de son propre intérêt suffira à faire en sorte que les brevets pris librement ne soient pas abusifs. Tandis que la pratique d’Ancien Régime de l’examen préalable relevait de l’art de gouverner selon la « raison d’État », pour reprendre les concepts de Foucault, via « le contrôle et la prise en charge de l’activité des hommes5 », le nouveau régime de brevets institué par la loi de 1791 exprime bien ce passage à un « gouvernement minimal des hommes et des choses6 », dont la règle interne est celle de l’économie maximale.

6Le mécanisme libéral de la loi de 1791 implique alors deux suppositions : tout d’abord, qu’il existe des consommateurs suffisamment instruits et rationnels pour qu’ils ne soient pas dupés par des brevets frauduleux ; ensuite, que l’inventeur soit lui-même un acteur économique suffisamment rationnel pour décider de l’opportunité ou non de protéger son invention, en fonction de l’anticipation qu’il se forme de son succès. À ceux qui réclament le maintien d’un examen, Boufflers répond :

« Pourquoi toujours des contradicteurs ? […] L’esprit de la loi est d’abandonner l’homme à son propre examen. […] Vous voulez un contradicteur : je vous en offre deux, dont l’un est plus éclairé que vous ne pensez, et l’autre est infaillible : l’intérêt et l’expérience7 ».

7C’est là la seconde conséquence individualisante de la loi de 1791 : du fait de l’absence d’examen préalable, elle fait de l’inventeur indissociablement un entrepreneur.

8Sous l’Ancien Régime, avec l’examen préalable, la sanction de l’invention avait lieu ex ante, ce qui devait limiter les possibilités de remise en cause du privilège8. Après 1791, cette sanction a lieu ex post, d’abord par le « public », c’est-à-dire le marché, et ensuite par les tribunaux, qui sont les seuls à pouvoir établir la réalité de la propriété revendiquée par le brevet. Avant l’épreuve du tribunal, la propriété assurée par le brevet n’est en quelque sorte qu’hypothétique ; en 1800, un décret impose d’ailleurs l’annotation suivante sur chaque titre expédié : « Le gouvernement, en accordant un brevet d’invention sans examen préalable, n’entend garantir en aucune manière, ni la priorité, ni le mérite, ni le succès d’une invention9 ». Si le droit naturel ouvre à l’inventeur un nouvel espace de liberté, celui-ci se double du poids supplémentaire des responsabilités qui incombent à l’entrepreneur : c’est à lui seul désormais d’anticiper les possibilités d’échec et d’imaginer les manières de les éviter. La loi de 1791 accentue encore cette individualisation en interdisant à l’inventeur « d’établir son entreprise par action10 ». Enfin, en interdisant à l’inventeur récompensé par l’État de prendre un brevet d’invention11, elle semble tracer une ligne de démarcation entre deux modèles d’inventeurs : d’un côté, celui qui crée pour l’intérêt général, et dont la récompense ne vient pas tant sanctionner l’utilité de son invention que son civisme et surtout l’utilité sociale des inventeurs en tant que groupe12 ; de l’autre, celui qui, se muant en entrepreneur, décide de transformer son objet ou procédé technique en actif économique et de partir à la conquête des marchés.

II. Les types d’échec

9L’individualisation de l’inventeur à laquelle la loi sur les brevets de 1791 contribue, en faisant de celui-ci un entrepreneur, ajoute aux possibilités d’échec purement économiques des contingences techniques et juridiques. Bien entendu, l’échec peut rester classique, de l’impossibilité de trouver le capital nécessaire pour financer l’innovation à l’échec du nouveau produit sur le marché. Mais le brevet d’invention ouvre de nouvelles voies aux déboires de l’entrepreneur. Premièrement, si via le brevet il s’agit de se procurer une exclusivité temporaire sur un objet ou procédé technique, il reste que l’imitation ou la contrefaçon n’est pas entravée pour autant. Au moment où l’unification du territoire national est toute récente, l’information économique et technique circule encore mal. Malgré la procédure de publicisation des brevets mise en place par la loi de 1791 – grâce à leur proclamation et à leur libre mise à disposition à l’administration centrale13 –, il se peut que la nouvelle de l’exclusivité n’atteigne pas tous les acteurs économiques. Réciproquement, il n’est pas aisé pour le breveté de prendre connaissance de toutes les imitations et contrefaçons dont son invention peut faire l’objet.

10Deuxièmement, qui dit prise de brevet ne dit pas forcément usage et maintien de ce titre. La loi ayant ouvert la possibilité de régler le montant de la taxe en deux fois, il est fréquent que des inventeurs renoncent à régler la seconde moitié. Au début de la période, la pratique semble tolérée, peut-être par manque de suivi administratif. Mais à partir de 1824, le Bureau des arts et manufactures, chargé des brevets d’invention au ministère de l’Intérieur, resserre son contrôle, ce qui mène à la prise régulière (environ deux par an) d’ordonnances déclarant la déchéance des brevets restés en partie impayés. Entre 1791 et 183714, sur un total de 6 171 brevets, 1 056 ont été ainsi déchus15. La tendance devient particulièrement forte à partir des années 1820, et atteint un pic entre 1828 et 1834, années pendant lesquelles plus d’un quart des brevets sont systématiquement déchus16. À ces chiffres, il faudrait également ajouter les déchéances prononcées par les tribunaux, mais cette information ne semblait pas remonter à l’administration centrale. Enfin, il est fort possible que de nombreux brevetés, bien qu’ayant réglé la totalité de la taxe, n’aient pas fait usage de leur brevet jusqu’au terme de sa durée : qui dit brevet de quinze ans ne dit pas forcément exercice d’un monopole de quinze ans17.

11Troisièmement et enfin, il est un type d’échec auquel la loi de 1791 sur les brevets ouvre tout spécialement. On l’a vu, l’absence d’examen préalable laisse l’inventeur libre mais également vulnérable : c’est à lui seul d’anticiper l’utilité, c’est-à-dire le succès, de son invention, et c’est également désormais lui seul qui doit déterminer l’étendue de la propriété qu’il revendique. En effet, tandis que, sous l’Ancien Régime, l’invention était examinée « en grand » (en tant qu’objet matériel et actuel), après 1791, elle est réduite à un texte dont l’inventeur doit se faire l’auteur. C’est ce texte, le « mémoire descriptif et explicatif », qui délimite la nouveauté qu’il souhaite s’approprier. En l’absence de règles précises de rédaction – la loi indique seulement qu’il s’agit d’une « description exacte de tous les moyens qu’on se propose d’employer » –, ce mémoire constitue pour l’inventeur un espace de jeu où de multiples stratégies textuelles et graphiques peuvent venir s’inscrire. En jouant sur les mots, en traçant une figure d’une façon ou d’une autre, l’inventeur-entrepreneur modifie les frontières de sa propriété. Mais cette liberté est aussi nudité : tous les inventeurs ne manient pas également la langue de l’écrit technique.

III. Prévenir l’échec

12L’inventeur, devenu auteur et entrepreneur, voit donc sa route parsemée d’échecs potentiels, du mauvais calcul au mauvais langage. La logique libérale de la loi de 1791, qui fonde la propriété de l’inventeur sur son génie individuel, double cette reconnaissance de la vulnérabilité que constitue l’absence de médiation entre l’inventeur et le marché. Conçu à l’origine par Boufflers comme un contrat sans intermédiaire « entre l’inventeur et la société » – ce qui, en l’absence de véritables corps intermédiaires, se révèle être bien plutôt un contrat entre l’inventeur et l’État18 –, le brevet d’invention, en tant qu’institution, se dote cependant peu à peu de dispositifs d’intermédiation qui viennent à la fois assouplir et compliquer ce face-à-face théorique. Le travail de l’inventeur-auteur-entrepreneur se voit alors en partie externalisé à des médiateurs, comme les agents de brevets19, qui apparaissent au tout début des années 1820. Un autre de ces dispositifs intermédiaires est le Comité consultatif des arts et manufactures20.

13Très rapidement, la délivrance des brevets sur simple demande et la disparition de l’examen préalable ont fait débat. Quelques mois après le vote de la loi, Boufflers se voit obligé de justifier cette mesure à nouveau21. En janvier 1798, Jean-François Eude, membre du Conseil des Cinq-Cents, propose en vain de réintroduire un tel examen. En réalité, dès 1796, un examen informel des demandes de brevets a été rétabli ; c’est, au sein du ministère de l’Intérieur, le Comité consultatif des arts et manufactures qui en est chargé. Il ne s’agit pas d’évaluer la nouveauté et l’utilité des inventions, comme cela pouvait se faire sous l’Ancien Régime, mais d’examiner la conformité des demandes aux lois de 1791 ; notamment de déterminer si la description est suffisamment claire et précise. Lorsque Breguet dépose son premier brevet en 1799, pour un mécanisme de montre à tourbillon, les membres du Comité consultatif jugent nécessaire qu’il adjoigne à sa description un dessin ou un modèle, ce qui pourra permettre une meilleure compréhension de cette invention complexe. Quelques semaines après leur rapport, Breguet envoie donc un dessin fort détaillé de son mécanisme ; le brevet lui est envoyé22.

14Bien qu’un tel examen de la conformité des spécifications puisse déjà sembler contrevenir aux prescriptions légales, les membres du Comité consultatif vont également entendre leur activité comme un service officieux de conseil aux inventeurs. Il s’agit de repérer si l’invention n’est que trop peu différente d’un objet ou d’un procédé déjà existant, qu’il soit breveté ou non, et d’en informer le pétitionnaire pour qu’il sache à quoi il s’engage lors de la procédure. Dans un premier temps, les membres du Comité signalent leurs recherches en précisant que leurs conclusions ne doivent pas être portées à la connaissance des requérants – absence d’examen préalable oblige. Lorsque Billion cherche à breveter sa « machine à mailler le chanvre » en 1799, le rapport du Comité consultatif, tout en jugeant que la description fournie est suffisante, note que celle-ci peut se trouver dans plusieurs ouvrages imprimés. Un modèle d’une machine en tous points similaire a même déjà été déposé au Conservatoire des arts et métiers. Mais le document se termine sur ces mots : « Ces observations ne doivent pas être communiquées au pétitionnaire23 ». Toutefois, très rapidement, les inventeurs sont prévenus de ces observations. Lorsqu’en 1801, Dollfus et Jaegerschmidt souhaitent breveter des « perfectionnements ajoutés à la fabrication de l’acide muriatique oxigéné », tout un ensemble d’observations est porté à leur connaissance :

« Ils remettent une description très détaillée et très complette de leurs procédés, ils y joignent des dessins qui sont faits avec soin et exactitude […].
Le Bureau estime donc que le Brevet qu’ils réclament doit leur être accordé, mais il croit devoir présenter les observations suivantes […] :
1° On se sert depuis longtemps dans plusieurs manufactures, et en particulier à Rouen, d’appareils métalliques pour la préparation de l’acide muriatique oxigéné.
2° Il est très indifférent de préparer le muriate suroxigéné de potasse, avec la potasse caustique, ou avec le carbonnate de potasse […]. Il n’y a donc dans cette dernière partie de leur procédé rien qui ne soit connu et qui puisse mériter la préférence des artistes.
Le Bureau est d’avis qu’il soit écrit aux pétitionnaires dans le sens de ces observations pour leur éviter l’inconvénient de demander un brevet dont l’obtention leur serait inutile24 ».

15Les membres du Comité consultatif donnent parfois également leur avis sur la faisabilité de l’invention, et pas seulement sur sa nouveauté. Ainsi, lorsqu’en 1836, Pierrard demande un brevet d’invention pour une « machine hydraulique propre à remplacer les pompes à feu », le Comité consultatif lui indique que « sa machine est conçue d’après une idée fausse et il est fort à craindre qu’elle ne produise pas l’effet qu’il en attend25 ».

16On le voit : le Comité consultatif des arts et manufactures joue le rôle d’un dispositif intermédiaire, placé à l’interface entre l’inventeur et la société, pour informer le premier des termes du contrat dans lequel il s’engage ; autrement dit, pour assurer une partie de la charge d’individu, d’entrepreneur, que la loi fait supporter à l’inventeur. Si certains inventeurs semblent s’offusquer de l’ingérence de l’administration dans leurs demandes26, d’autres toutefois intègrent ce dispositif d’intermédiation dans leurs stratégies. Certains inventeurs renoncent à leurs demandes, une fois officieusement conseillés par le Comité consultatif. Ainsi Pape, qui en 1826 souhaita breveter une « machine propre à couper le placage », renonce-t-il devant les informations que lui transmet le Comité – une machine construite sur les mêmes principes a été importée en France l’année précédente27. D’autres inventeurs – et aussi certains agents de brevets –, avant même l’examen du Comité consultatif, font appel à l’expertise de ses membres pour connaître les antécédents techniques qui pourraient invalider leur propriété.

17Cependant, après une période de relative prolixité, à partir des années 1830, les avis du Comité se font de plus en plus elliptiques. Lorsqu’en 1838, Boutevillain demande un brevet pour des « procédés mécaniques appliqués à la fabrication des fers façonnés », le Comité lui indique que « depuis fort longtemps des procédés analogues au sien sont en pratique en France et en Angleterre ». Boutevillain demande alors des détails, mais il se voit répondre :

« Lorsque le Comité croit voir dans un objet ou un procédé pour lesquels un brevet est demandé, une analogie avec ceux déjà brevetés ou publiés, il engage l’administration à prévenir officieusement l’inventeur, dans son intérêt et pour éveiller son attention. C’est donc à celui-ci seul, à faire les recherches nécessaires, à prendre les renseignements et les conseils suffisants pour se mettre en état d’apprécier à sa juste valeur l’avis qu’il a reçu de la bienveillance de l’administration28 ».

18L’intermédiation pratiquée par le Comité consultatif n’a donc pas pour objectif de remplacer le travail de l’inventeur-entrepreneur ; au contraire, les membres du Comité rappellent comment la loi de 1791 organise son individualisation, en requérant que « lui seul » doive effectuer les recherches nécessaires à sa demande. De même, lorsqu’un inventeur choisit d’outrepasser les recommandations du Comité – ce qui est assez fréquent –, ses membres notent qu’il « persister[a] dans sa demande […] à ses risques et périls ». On mesure donc à quel point l’échec, malgré le développement de dispositifs équipant le marché de l’invention, pèse sur l’inventeur-entrepreneur qu’a à la fois confirmé et construit la loi sur les brevets de 1791.

19Comme elle s’appuie sur une rhétorique du droit naturel, la loi sur les brevets de 1791 n’a d’autre possibilité que de construire une figure individualisante de l’inventeur, en le détachant des supports institutionnels dont il pouvait jouir pendant l’Ancien Régime. Elle fait de lui un entrepreneur, seul responsable de ses calculs et de ses stratégies, ainsi qu’un auteur, seul responsable de ses textes. Cette liberté est à la fois vulnérabilité : ce faisant, la loi multiplie les possibilités de l’échec. Devant ces obstacles, se constituent alors des dispositifs intermédiaires qui vont soutenir le travail d’entrepreneur qu’exige des inventeurs la logique libérale de la loi de 1791 ; le Comité consultatif des arts et manufactures en est un exemple. À terme, il s’agirait d’abord d’étudier d’autres de ces processus de médiation (comme les agents de brevets, mais aussi des équipements de qualification et de jugement venant soutenir l’autre partie du contrat, « le public ») et de poursuivre l’échec jusqu’au procès, moment d’épreuve où est véritablement définie une propriété intellectuelle jusqu’alors hypothétique et incertaine.

Notes de bas de page

1Recueil industriel, manufacturier, agricole et commercial, de la salubrité publique et des beaux-arts, tome XIV, 41, p. 110.

2  Le chevalier de Boufflers, qui fut chargé le 30 décembre 1790, au nom du Comité d’agriculture et de commerce, de présenter la loi à l’Assemblée constituante, présente ce droit ainsi : « S’il existe pour un homme une véritable propriété, c’est sa pensée ; celle-là du moins paraît hors d’atteinte, elle est personnelle, elle est indépendante, elle est antérieure à toutes les transactions ». Archives parlementaires, vol. XXI, Paris, P. Dupont, 1885, p. 721-729.

3  Ainsi Diderot. Voir Liliane Hilaire-Pérez, « Diderot’s Views on Artists’ and Inventors’ Rights : Invention, Imitation and Reputation », British Journal for the History of Science, 35-2, 2002, p. 129-150.

4Sur les détails de cette procédure, voir Liliane Hilaire-Pérez, « Invention and the State in 18th-Century France », Technology and Culture, 32-4, 1991, p. 911-931. Plus généralement, voir Liliane Hilaire-Pérez, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000.

5  Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard et Le Seuil, 2004, p. 330.

6  Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard et Le Seuil, 2004, p. 46.

7  Dans un second rapport sur la loi, le 7 avril 1791. Archives parlementaires, vol. XXIV, Paris, P. Dupont, 1885, p. 636-641.

8  À ma connaissance, personne ne s’est penché sur les éventuels procès impliquant des privilèges d’invention sous l’Ancien Régime.

9  Voir Augustin-Charles Renouard, Traité des brevets d’invention, Paris, Guillaumin, 1844, p. 135-136.

10  Article XIV du titre 2 de la loi du 25 mai 1791. Sur cette disposition, voir Philippe Jobert, « L’incompatibilité entre brevets d’invention et société anonyme sous la Révolution et l’Empire », La Révolution française et le développement du capitalisme, Lille, Revue du Nord, 1989, p. 227-242. Elle sera toutefois abrogée dès 1806.

11  Article VI de la loi du 7 janvier 1791.

12  Ce sera l’objet de l’éphémère Bureau de consultation des arts et métiers, créé par la loi du 16 octobre 1791 afin d’organiser l’attribution des récompenses nationales créées par le décret du 22 août 1790. Sur ce Bureau, voir Dominique de Place, « Le Bureau de consultation pour les Arts, Paris, 1791-1796 », History and Technology, 5, 1988, p. 139-178. Dans certains cas, le Bureau de consultation des arts et métiers choisit de récompenser des inventeurs pour des motifs de pure bienfaisance, en fonction de leur âge et de leur pauvreté.

13  Cette publicisation a d’abord été réalisée « au moyen de proclamations imprimées en in-4° et en placards, et adressées à tous les corps judiciaires et administratifs ». En 1797, un rapport propose de remplacer ce moyen, « à la fois long et dispendieux », par l’insertion au Bulletin des lois (voir archives de l’INPI, brevet no 1BA85). Quant au libre accès aux brevets et à leurs spécifications, il semble qu’il ait été souvent entravé par l’administration elle-même.

14  Date à laquelle s’arrête, provisoirement, l’étude statistique que je mène.

15  Ce comptage exclut les certificats d’addition et de perfectionnement, contrairement aux statistiques de l’époque, car ils ne correspondent qu’à des perfectionnements mineurs apportés à une invention déjà contenue dans un brevet principal.

16  Les années ici indiquées sont celles de la délivrance du brevet, et non de la déchéance ; il faut donc comprendre, par exemple : sur 337 brevets pris en 1829, 93, soit 27,6 %, ont été déchus à un moment ou un autre.

17  Ces diverses remarques sur la durée effective des brevets d’invention et les nombreux cas de déchéance achèvent de montrer, s’il en est besoin, qu’il n’est pas évident de corréler nombre de brevets et inventive activity (souvent pris comme signe de l’industrialisation). Voir, par exemple, Christine MacLeod et Alessandro Nuvolari, « Inventive Activities, Patents and Early Industrialization. A Synthesis of Research Issues », DRUID Working Paper, 06-28, 2006.

18  Voir Philippe Minard, La fortune…, op. cit., notamment le dernier chapitre et la conclusion, sur le paradoxal étatisme que produit le libéralisme des réformes de 1791.

19  Voir Gabriel Galvez-Behar, « Des médiateurs au cœur du système d’innovation. Les agents de brevets en France (1870-1914) », Les archives de l’invention. Écrits, objets et images de l’activité inventive, Toulouse, CNRS/université de Toulouse-Le Mirail, 2006, p. 437-448, sur les agents de brevets entre 1870 et 1914.

20  Voir Gabriel Galvez-Behar, « Les faux-semblants du droit de l’inventeur ou l’examen clandestin des brevets d’invention dans la France de la Belle Époque », Documents pour l’histoire des techniques, 17, 2009, p. 98-105, sur les activités de ce Comité au début du xxe siècle.

21Archives parlementaires, vol. XXIV, Paris, P. Dupont, 1885, p. 636-641.

22  Archives de l’INPI, brevet no 1BA146.

23  Archives de l’INPI, brevet no 1BA1420.

24  Archives de l’INPI, brevet no 1BA2072.

25  Archives de l’INPI, brevet no 1BA5254.

26  Par exemple Beck, qui demande en 1817 un brevet pour un « longimètre, propre à l’art du taileur ». Ainsi répond-il au Comité consultatif : « Aujourd’hui on m’écrit que la loi quoiqu’elle ait dit qu’un brevet sera délivré sur simple requête et sans examen préalable, elle n’a pas entendu en conclure qu’il n’y aurait pas lieu d’examiner… Étrange logique !… La loi créée n’est-elle pas la règle pour tous, et personne n’a le droit de l’interpréter suivant son caprice ». Archives de l’INPI, brevet no 1BA1565.

27  AN F12 1071. Pour certaines années, les Archives nationales conservent les dossiers des brevets ainsi retirés par les requérants. On ne sait pas si ces dossiers sont exhaustifs mais, à titre d’exemple, en 1827, alors que 246 brevets ont été délivrés, 28 demandes ont été retirées.

28  Archives de l’INPI, brevet no 1BA6557. Le soulignement est d’origine.

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