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Échecs consentis, échecs provoqués ? Les hommes d’affaires juifs et chrétiens et la faillite (couronne d’Aragon, midi de la France) à la fin du Moyen Âge

p. 25-35


Texte intégral

1Les documents de la pratique économique du bas Moyen Âge occidental méditerranéen, à savoir les actes notariés, les archives judiciaires et municipales, les écritures personnelles des hommes d’affaires juifs et chrétiens offrent un riche matériau pour approcher les usages socio-économiques de la faillite. Les sources latines et hébraïques, ibériques et provençales exhument en effet des partenariats multiples, complexes et emboîtés entre acteurs économiques, chrétiens et juifs, au travers de réseaux révélés par des associations de plus ou moins longue durée, parfois brisées en place publique, à l’ouïe de tous, lors de litiges dont la violence rhétorique diffamatoire interpelle. En outre, si les mentions de faillites sont rares au bas Moyen Âge, période pourtant marquée par des « crises », les tentatives de les provoquer sont, elles, nettement visibles.

2Cerner les raisons de l’échec provoqué à des fins économiquement vertueuses et discerner le consensus autour de cet échec invitent à réfléchir au financement des entreprises médiévales et à l’endettement, structurel ou conjoncturel, des hommes d’affaires chrétiens et juifs. Il faut aussi tenter d’exhumer les principes et les règles mis en avant par les acteurs, à savoir le cadre éthique dans lequel s’élaborent leurs stratégies de l’échec. Pour ce faire, quels sont les outils juridiques à leur disposition ? Quelles sont leurs stratégies réticulaires ? Qui sont les responsables, réels ou désignés, de l’échec pensé comme vertueux ?

3Trois ensembles documentaires permettent de saisir ces phénomènes : celui des moulins du Bazacle à Toulouse, avec ses chartes, inféodations et procès1, un dossier barcelonais, notamment composé du procès de Berenger de Finestres, changeur barcelonais accusé en 12992, et celui des corailleurs marseillais, avec leurs actes notariés et procédures judiciaires3.

I. Les cadres juridiques et économiques de l’entreprise médiévale en Europe méditerranéenne

4Au bas Moyen Âge, dans la couronne d’Aragon et dans le Midi de la France, la fides ou « bonne foi » cimente le lien social et fonde l’échange d’homme à homme. La définition d’une collectivité constituée est également un moyen de souder des groupes, à travers la conjuratio, puis, au xiiisiècle, la défense du bien commun. Les communautés les mieux établies, dont les premières à être parfaitement institutionnalisées sont religieuses, agissent en seigneur, investissent et entreprennent. Dès le xiiisiècle, d’autres groupes interviennent collectivement sur les marchés, dans le cadre des confréries et des métiers jurés en cours de constitution4. Dans les deux types de collectivité, les probi homines représentent l’ensemble selon une organisation oligarchique.

5À la fin du xiie siècle, les investissements des collectivités et des individus dans l’édification de multiples infrastructures productives foisonnent : ponts, bacs, moulins de tous types, étals et places de marchés, ouvroirs, construction navale… Ceux qui disposent de droits les exploitent. Le ban donne pouvoir et autorité, mais est aussi le support d’une rente transférable. Il ouvre ainsi des possibilités de crédit. Par avance sur recettes, le prêteur qui fournit l’argent se rembourse sur cette rente durant un certain temps. Assorti ou non de la propriété foncière, il permet également de confier à un tiers le développement d’une activité, avec partage de bénéfices. Cela vaut tout particulièrement lorsque l’activité nécessite de grosses sommes et également des connaissances techniques. Tout cela peut en outre s’opérer à plusieurs, par la division en parts des charges et des bénéfices, parts qui se subdivisent et se cèdent, et dont le nom exprime d’abord un rapport – quarton ou uchau pour les moulins du Bazacle à Toulouse, par exemple5. Ces derniers sont connus pour avoir été gérés dans le cadre d’une société qui est une personne morale et non pas l’association de quelques individus. Elle perdure entre le xiie et le xixsiècle. La collectivité se réunit en assemblée représentée par des probi homines et conseillers, au même titre que ses semblables, les universitates des villes. Ainsi, dès 1177, son seigneur éminent, à savoir l’église de Sainte-Marie-de-la-Daurade, réagit aux problèmes techniques et climatiques d’une manière différente de celle d’autres seigneurs de la région, telle l’abbaye cistercienne de Grandselve6. Le seigneur éminent, qui initie les acensements et sous-acensements, lui-même expression d’une collectivité, est directement intéressé à la réussite des moulins, mais tient aussi à garantir ses autres revenus, ceux de la pêche et du port notamment. Il joue ainsi deux rôles : d’une part, il domine la pyramide des seigneurs du Bazacle en tant que possesseur, premier entrepreneur sans doute, autorité, détenteur de parts et acteur de l’exploitation ; d’autre part, il est le représentant de l’église Sainte-Marie, entreprise qui possède d’autres intérêts. Par ailleurs, les coseigneurs de deuxième rang7 forment déjà un groupe représenté par des probi homines.

6Visiblement, les lacunes de la documentation nous font manquer le premier acte : de fait, une sorte de société existe avant 1177, qui n’a manifestement pas mérité conservation du point de vue de la société du Bazacle ou de la Daurade. Seul le premier acte d’inféodation de 1177 semble en effet mériter copie en 1435. La date de 1177 est d’ailleurs relativement précoce par rapport au reste de la documentation sur les moulins dans la région. L’exploitation s’est-elle d’abord développée de manière désordonnée, au rythme de l’édification des moulins, jusqu’à ce que des seigneurs porteurs de parts et codétenteurs de sous-acensements atteignent le nombre de 24 ? À Barcelone, la société du bac du Llobregat semble aussi s’être développée rapidement durant plus de vingt ans, sans véritable contrôle jusqu’en 1298. Il n’y aurait donc pas d’origine constitutive de la société avant le xivsiècle, mais simplement des adaptations face à la relative anarchie qu’il faut gérer. Ce n’est donc pas parce que l’on a des parts de droits en coseigneurie que l’on se sent partenaire : chacun entreprend dans tous les sens, sans trop se soucier du voisin. Les moulins à nefs larguent leurs aussières, avancent ou reculent, et les seigneurs font des travaux, créent des chaussées sans penser à ceux de l’aval, ni aux navires, ni au port, ni aux pêcheries… Bref, chacun lèse l’autre en toute bonne foi.

7L’année 1177 serait donc le début de la structuration par le seigneur éminent d’une collectivité où ceux de l’estant et ceux qui ont bénéficié d’un contrat d’acapte marchent de concert. L’acte détaille les droits d’acapte et les divers versements de chaque année, les diminutions en cas de dommage, la nécessité de s’accorder pour tous travaux. En 1190, la confirmation par le comte de Toulouse arrête définitivement le processus anarchique de construction de moulins à nefs et de moulins terriers en garantissant les droits à Sainte-Marie-de-la-Daurade et à ses feudataires. Dans ce cas, nous pouvons parler de sérendipité puisque les divers acteurs ont, sans le savoir, peu à peu pratiqué une forme de gouvernance à même de développer, selon des formes juridiques féodales, une entreprise qui est autre chose que la somme des entrepreneurs associés.

8Du point de vue des activités de l’entreprise médiévale, la polyvalence est de mise. Les entreprises observées s’occupent du financement, des travaux utiles à leurs activités, de la production elle-même, des transports, de la commerciali­sation jusqu’au commerce de détail. Grains, safran, amandes, draps, bétail, mules de bât, bois d’œuvre, orfèvrerie, monnaie, parchemin, fripe, étals de marchés, poisson, construction navale…, ces gens-là touchent à tout. Le type et le lieu des productions, ainsi que la nécessité ou non de mobiliser de forts capitaux en amont, construisent des nécessités bien différentes. Aussi, la distinction entre produit de luxe, de première nécessité ou de consommation courante, produit local ou importé, production stratégique ou non, ne suffit pas à caractériser les formes d’entreprises médiévales.

9Les acteurs appartiennent essentiellement aux élites politiques et urbaines. Ils investissent des sommes d’argent qu’ils empruntent, et gèrent les rentes de leurs propriétés foncières ou leurs droits banaux. Ils sont changeurs, courtiers, prêteurs, marchands, spécialistes dans un domaine technique comme la meunerie ou la boucherie, artisans, mais aussi propriétaires ruraux et même agriculteurs. Ils sont habitants, voire citoyens de Toulouse, de Barcelone, de Marseille ou de bourgs de Provence et du Penedès. Ils sont clercs ou laïcs, juifs ou chrétiens.

10L’entreprise du corail en Méditerranée occidentale, telle qu’elle est mise en œuvre par les corailleurs marseillais, éclaire cette diversité. Production à haute valeur ajoutée, principalement destiné à la fabrication de bijoux, dont les fameux chapelets ou « filières » de patenôtres transportés en grandes quantités – quelques quintaux marseillais en moyenne8 –, exporté dans tout le bassin méditerranéen et jusque dans l’océan Indien, le corail ne participe pas d’une « économie d’enclave ethnique9 ». Contrairement à ce que des travaux plus anciens ont établi10, le secteur n’est pas monopolisé par les juifs et n’offre pas de forte concentration d’entrepreneurs ni de main-d’œuvre juifs. Le corail est exploité par un réseau d’entrepreneurs chrétiens et juifs, que l’on peut définir comme un « syndicat », c’est-à-dire un réseau ou système d’échanges et d’interventions dans un but d’efficacité économique, et dont les contours ne sont pas aisés à esquisser, sans doute parce que le syndicat est une élaboration vivante, qui connaît des phases de redéfinition, évolue dans l’espace et dans le temps, et relève d’un emboîtement complexe dans lequel les frontières culturelles ne sont pas surdéterminantes. Le syndicat ne participe pas non plus d’une « économie immigrante » qui reposerait, par exemple, sur une main-d’œuvre exclusivement juive et des entrepreneurs exclusivement chrétiens. Contrairement au fonctionnement de la diaspora des juifs originaires du califat abbasside et immigrés en Ifriqiya au xisiècle, tel que l’a décrit Avner Greif, l’entreprise marseillaise du corail au xivsiècle ne se fonde pas, en effet, sur l’appartenance à la même communauté d’origine ni à la même famille11. Ainsi, les stratégies de l’échec analysées ci-dessous ne sauraient être comprises selon un rapport de forces entre majoritaires et minoritaires, à l’avantage des premiers.

11Les réseaux exhumés dans le cadre de l’entreprise marseillaise du corail s’étendent au moins à l’échelle de l’Occident méditerranéen, entre Provence, Sardaigne et Catalogne. Cette aire constitue, en dépit des frontières politiques et des rivalités entre pouvoir angevin provençal et couronne d’Aragon, un espace transcendé par les réseaux d’affaires, au sein duquel s’opèrent des migrations économiques parfois définitives. Dans l’ensemble, les corailleurs marseillais, chrétiens comme juifs, sont nombreux en Sardaigne et bien encadrés. Marseille a un consul à Alghero. Dans les années 1370, une quarantaine de barques marseillaises y pêchent régulièrement le corail12. En 1376, le viguier catalan tente d’ailleurs d’exclure les Marseillais de leurs boutiques, preuve qu’ils accaparent une bonne part du marché.

12Le droit écrit est la règle. Les actes notariés sont couchés sur papier. Ceux qui sont produits à Marseille sont valides à Alghero ou Cagliari. Les notaires eux-mêmes se déplacent et exercent leurs fonctions indifféremment, qu’ils soient en Provence, en Catalogne ou en Sardaigne. Le latin et l’hébreu sont les deux langues des affaires. Les écrits hébreux ont force probatoire devant la justice du prince, et il n’est pas rare que même les transactions entre chrétiens et juifs soient uniquement consignées en hébreu.

13Les techniques commerciales sont universelles, qu’il s’agisse des contrats de location, des reconnaissances de dette, des ventes à crédit, des sociétés ou des commenda, associations ponctuelles qui lient un capitaliste sédentaire et un commanditaire itinérant dans le cadre d’une expédition. Les écritures permettent même de réaliser des paiements sans recourir aux espèces. Transformer du numéraire en une créance matérialisée par un contrat écrit, latin ou hébreu, offre en effet des avantages. Nominatifs, les actes préservent des spoliations et des vols et se transmettent en héritage. Soumis à intérêt, ils constituent un placement a priori rentable. Cessibles, ils servent tels quels à des paiements, comme une sorte de chèque, voire de monnaie fiduciaire. Dotés de la force probatoire, ils autorisent le recours en justice et garantissent la défense des droits.

14Les textes médiévaux marseillais, toulousains et barcelonais documentent deux manières, non exclusives, de poursuivre les affaires et de faire perdurer des entreprises malgré les échecs et les risques ou, mieux, avec les échecs et les risques : s’appuyer sur un réseau relationnel solide, mais dont des segments peuvent être déconnectés – comme dans le cas du syndicat des corailleurs marseillais –, ou bien construire une communauté d’intérêts structurée et gouvernée en s’appuyant sur des statuts écrits – comme dans le cas de l’exploitation et de la gestion des moulins toulousains du Bazacle13. L’analyse des réseaux sociaux et l’interrogation sur la sérendipité invitent à cette lecture. La distinction entre les deux modes d’entreprendre, ou plutôt la construction d’une structure économique articulant ces deux manières d’entreprendre, ne provient ni de la nature des activités ni uniquement de l’appartenance sociale des hommes impliqués.

II. De la possibilité d’échouer ou de la capacité de résilience à celle d’envisager l’avenir

15Quelle que soit sa forme, l’entreprise médiévale, par nature, met spécialement en valeur la nécessité de l’accord. La faillite est donc d’abord humaine et relationnelle.

16Les acteurs économiques rencontrent des problèmes qui sont ceux de l’entreprise sur la longue durée. Ils s’affrontent également au caractère hétérogène de l’économie médiévale. Ils évoluent dans des espaces marchands interconnectés mais non uniformisés. Ils doivent obtenir des capitaux et surtout créer des moyens de paiement, gérer la concurrence et le partage des marchés, garantir leur bénéfice, conserver leur position – bref, échapper sans cesse à l’échec non vertueux, en utilisant parfois la faillite frauduleuse.

17Les faillites individuelles, puis collectives, sont explicitement envisagées. Par ailleurs, la notion de dommage (damnum) est centrale, d’abord parce que le cadre juridique de ces collectivités est issu du droit romain, ensuite parce que le risque de léser l’autre – le partenaire, l’associé, le client – s’oppose au bénéfice attendu (beneficium, lucrum) et nuit à la relation marchande. Les entrepreneurs et hommes d’affaires médiévaux se montrent doués d’une extraordinaire capacité de résilience à envisager l’avenir. Deux possibilités d’échouer émergent de la documentation. La première est structurelle : elle passe par l’invention de modes novateurs d’association à partir des formes juridiques traditionnelles ou par le choix de laisser des sous-traitants supporter les risques. La seconde saisit les opportunités conjoncturelles et vise à profiter des crises pour éliminer les concurrents.

18Le risque de faillite est consubstantiel du système économique. Les commende-dépôts concernant de grosses sommes comme la pratique du microcrédit trahissent le choix de la parcellisation des investissements pour limiter les risques et rassembler suffisamment d’argent. Quelle que soit l’entreprise, le besoin de capitaux dépasse les capacités de chacun et exige de réunir les investissements de toute origine. La masse monétaire est limitée, l’argent disponible manque alors que la circulation des valeurs s’accélère : les paiements au comptant et seulement en monnaie sont rares. Les moyens de paiement, toujours exprimés en monnaie de compte uniformisatrice, incluent les monnaies comme medium nombrant et comme chose de valeur, mais aussi tous les autres biens négociables équivalents aux monnaies, comme le grain. Les créances sont payables en nature et en argent, sans que l’on puisse parler de troc. Les biens produits, medium nombrant hétérogène, sont donc à la fois des objets de l’échange et des moyens de paiement. Ainsi, hormis les grosses sommes exceptionnelles dont peuvent disposer certains seigneurs – à l’instar des Entença en Catalogne, qui disposent de 77 000 sous, somme correspondant au prix d’un château à la fin du xiiisiècle –, les apports importants s’élèvent à 400 ou 500 sous, soit l’équivalent d’une bonne dot, alors que la majeure partie des investissements est dix fois moindre et se limite à quelques sous barcelonais de monnaie de tern. En Catalogne, les paiements exprimés en monnaie de compte sont versées en sous jacqueses, sous de Melgueil ou morabotins d’argent, auxquels s’adjoignent des florins de diverses provenances, comme en Toulousain. Mais ils sont également effectués en nature ou sous forme de transferts de rentes. La faillite peut donc provenir d’un déficit, mais elle est surtout causée par l’impossibilité d’honorer une échéance exigée.

19Les livres de comptes ne permettent pas d’établir aisément des bilans comptables, mais les hommes d’affaires savent précisément combien ils gagnent ou perdent dans une opération particulière et le notent même parfois dans leur cahier. Si les créances sont considérées comme vives durant des années, et donc remboursées en partie, transmises, cédées et créatrices d’une rente par le paiement des intérêts, il advient parfois que la confiance venant à manquer, quelqu’un exige le paiement. Or des commende-dépôts sont payables à réquisition. Dans ce cas, l’entrepreneur subit l’échec ainsi que, par un jeu de dominos, tous ceux qui lui sont liés, associés ou clients. Pour le dire de manière anachronique, il n’existe pas de distinction entre banque de dépôt et banque d’affaires. La garantie est d’abord humaine, même si des garanties sur les biens sont prises.

20Les sommes, qui paraissent souvent ridicules, importent peu. Ce sont les proportions qui comptent. Ceux qui investissent et qui entreprennent manquent de numéraire, mais souhaitent également limiter les risques en divisant les parts, ce qui ne les empêche pas de tendre à la constitution de monopoles. Il leur faut pour cela miser peu dans plusieurs opérations mais contrôler beaucoup. Dans ce processus, le plus important n’est donc pas le capital mais la fama publica, capital social et culturel et de pouvoir. Par exemple, du xiie au xivsiècle, le prieur de l’église de Sainte-Marie-de-la-Daurade dispose de droits banaux, de biens fonciers, de relations avec le roi de France ou son sénéchal, et avec le pouvoir urbain du Capitole14. Il représente l’autorité et la communauté entreprenante qui établit des moulins par souci d’amélioration de son patrimoine. De même, Berenger de Finestres, changeur barcelonais autour de 1298, prête au roi et aux grands nobles ; il est associé au groupe puissant des changeurs de la ville, organisé et capable de défendre ses privilèges de juridiction, composé d’hommes appartenant à l’oligarchie urbaine au pouvoir à Barcelone ; il emprunte ou confie de grosses sommes à des prêteurs, courtiers et marchands du Penedès15. Il est l’homme dont dépend la connexion entre le monde de l’entreprise et les riches et puissants nobles qui, à la différence du prieur de la Daurade, ne s’intéressent pas directement à leurs investissements.

21Le prieur comme le changeur manquent d’argent frais. Il leur faut drainer des flux d’investissements, le premier en vue de la construction d’infrastructures durables, le second pour fluidifier la circulation heurtée de sommes d’argent de l’impôt, de la rente, des paiements du commerce des créances, des draps, des céréales, du bétail et de la viande. Dans les deux cas, une faillite aurait des conséquences graves, non seulement pour les individus – quoique ces hommes paraissent se remettre de tout ! – mais aussi pour la ville et pour l’État. L’échec de personnages aussi proches du pouvoir royal ou municipal que le changeur de Finestres ou l’église de la Daurade serait la faillite de Barcelone et de Toulouse, de la Catalogne et de la couronne d’Aragon. Il causerait, entre autres malheurs, une crise frumentaire et alimentaire, des faillites en cascade et une banqueroute du gouvernement qui détruiraient le système créditeur au centre de la vie économique et politique, puisque tout se fait à crédit. Ce malheur est survenu à Barcelone à la fin du xiisiècle et a laissé un souvenir précis16.

22Pour Barcelone, la structuration financière des diverses entreprises créatrices de bénéfices est bien documentée. Dans ce cas, l’autorité qui met en ordre, d’une part, et les hommes d’affaires qui subissent les enquêtes de 1297, d’autre part, sont liés par des échanges complexes de créances et sont débiteurs les uns des autres17. Les procédures inquisitoires ordonnées par le roi d’Aragon visent des usuriers, puis des officiers royaux et des notaires. La « faillite frauduleuse » est au nombre des motifs des procès. Dans ces cas, la gouvernance n’est jamais en cause ; seuls les bénéfices issus du financement jugés exagérés sont dénoncés. La réaction des hommes d’affaires vise à leur permettre de poursuivre leur activité sans défaut de paiement ni risque d’accusation d’usure. Ceux qui forment un groupe constitué, tels les changeurs de Barcelone, se garantissent au détriment de leurs associés sous-traitants, dont l’association est ponctuelle et individuelle. Le réseau relationnel qui participe aux financements des activités de Barcelone au Penedès se divise en clans qui s’affrontent judiciairement. La situation est instable. Ici, les puissants n’organisent pas le système, mais connectent ou déconnectent selon leurs besoins et leurs réseaux de financement.

23Les procès en diffamation marseillais du xivsiècle éclairent aussi les mécanismes de cette stratégie de l’échec. Les commende, forme d’association la plus représentée dans les sources notariales marseillaises, mettent au jour des partenariats multiples, sans préférence communautaire. Les mécanismes de la confiance entre juifs et chrétiens participent d’une éthique commune, d’une bonne fides, réciproquement reconnue, fondée sur la crainte de Dieu. Sur le plan contractuel, la procuratio crée de la surveillance et du contrôle. Lorsque ces garanties institutionnelles semblent ne plus suffire, le recours au tribunal angevin s’impose. Les litiges sont tout de même rarement portés jusque devant la cour de justice. Lorsqu’ils le sont, la gravité des accusations est frappante et semble mettre au jour des liens extrêmement versatiles entre partenaires juifs, comme si la trahison et le parjure étaient de mise. L’interprétation est insuffisante, bien sûr. Aussi, envisager ces procès comme des stratégies de l’échec éclaire ce dossier d’une nouvelle lumière.

24La diffamation est destinée à éliminer la concurrence, à provoquer des faillites et à instaurer de nouvelles hiérarchies, en freinant des ascensions trop rapides. Par exemple, on peut saisir la stratégie de l’échec mise en place dans les années 1380 et 1390 par l’un des plus grands marchands juifs marseillais de l’époque, Léon Passapayre, et son gendre Bonjuson Bondavin, unique héritier de l’une des plus grosses fortunes juives marseillaises de la première moitié du siècle. Le premier temps connu est celui de la diffamation d’un « bouc émissaire », le courtier et corailleur juif de Marseille Dieulosal Astruc alias Juffel, accusé d’une escroquerie de 300 florins et d’un vol de 50 florins18. Dieulosal fait échouer le plan puisqu’il est finalement absous au début de l’année 1391. Parmi les « conspirateurs » se trouvent également deux de ses anciens associés, les frères Fosson Salomon et Mosson Salomon, qui ont été victimes, en 1380, d’une tentative de diffamation officiellement orchestrée par les plus grands corailleurs chrétiens de Marseille, qui a elle aussi échoué19. Simultanément, avec la coopération de Dieulosal, le juif Salvet de Trets – qui également témoigne contre Dieulosal ! – se trouve sur la sellette. Dans ce cas, l’affaire se poursuit en seconde instance et se juge au criminel20. En janvier 1391, Salvet est condamné à une amende de 10 livres pour avoir hébergé pendant huit jours, avant Noël, Salvet Taviani, accusé de vol par Dieulosal. Les deux affaires s’avèrent être liées. On ignore l’issue pour Salvet de Trets.

25Quoi qu’il en soit, les affaires de Léon Passapayre ne semblent pas s’assainir et il poursuit la stratégie de l’échec via le litige judiciaire, les accusations d’escroqueries et la diffamation21. Manifestement, les lignes bougent et les alliances se recomposent, comme l’atteste le divorce de Léon. En 1396, sa femme Astrugua, fille du feu juif de Meyrargues Bonvivon Astrug, réclame sa dot et affirme que Léon croule sous les dettes et est alors ruiné par ses créanciers22. Or le reste de la documentation atteste que la banqueroute de Léon est fictive.

26Cette stratégie est-elle un dérapage contrôlé, à savoir la manipulation d’un entrepreneur qui anticipe les aléas du marché ? Ou au contraire est-elle une stratégie du désespoir, qui se met en place dans l’urgence, a posteriori ? Le dossier, à la fois riche et lacunaire, ne dévoilant qu’une mince face visible de la situation, ne permet pas de trancher.

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27L’échec, conséquence du risque, est visiblement constitutif de l’entreprise médiévale, sans être cependant vécu, puisque jamais nommé comme tel ni suivi d’un arrêt des activités. La capacité de résilience serait exceptionnelle. La faillite, juridiquement définie comme frauduleuse, apparaît dans la documentation comme un moyen plutôt qu’une fin, logique dans ce jeu de dominos qu’est le système financier médiéval. Elle est à la fois une forme de dommage et de falsification. L’échec provoqué est bien une arme contre la concurrence, mais aussi l’expression d’un égoïsme dramatique et inadmissible dans le contexte économique et culturel médiéval.

28Les exemples présentés ici montrent que deux solutions s’offrent aux entrepreneurs : ou bien se déclarer avant toute chose insérés dans la société et réinventer continuellement le consensus, montrant au passage ce que peut être une vraie sérendipité, ou bien sacrifier des partenaires qui, supposés fragiles à tort ou à raison, jouent le rôle de fusibles, pour que rien ne change pour les plus puissants. Cette forme de violence se révèle dangereuse, chacun tenant l’autre. Elle peut faire pencher la balance du côté de la foi et des mains qui se joignent, ou du côté de celui de la pure oppression. En faisant dommage aux autres, elle favorise l’injustice et la fraude plutôt que le bon gouvernement. Ces manières de faire n’inventent pas le capitalisme, mais trahissent le choix de l’alternative entre équilibre ou agitation, cause du dommage.

Notes de bas de page

1  Archives départementales de la Haute-Garonne, 5J6 (1), 5J7, 5J11, 5J14, 5J41 à 43, 5J434 et 435. Voir Germain Sicard, Aux origines des sociétés anonymes. Les moulins de Toulouse au Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 1953.

2Arxiu de la Corona d’Aragó, Canceleria, Processos en quart (désormais ACA, PQ), 1299 K et L. Voir Claude Denjean, La loi du lucre. L’usure en procès dans la Couronne d’Aragon à la fin du Moyen Âge, Madrid, Casa de Velazquez, 2011.

3  Le dossier marseillais est issu des archives départementales des Bouches-du-Rhône (désormais AD 13) et des archives municipales de Marseille (désormais ACM). Voir aussi Juliette Sibon, « Les corailleurs juifs », in Thierry Pécout (dir.), Marseille au Moyen Âge, entre Provence et Méditerranée : les horizons d’une ville portuaire, Paris, Désiris, 2009, p. 279-288.

4  Pour le cas marseillais, voir notamment Joseph Billioud, De la confrérie à la corporation. Les classes industrielles en Provence aux xive, xve et xvie siècles, Marseille, Institut historique de Provence, 1929.

5  ACA, PQ, 1298 D. et Germain Sicard, Aux origines des sociétés anonymes…, op. cit.

6  Mireille Mousnier, L’abbaye cistercienne de Grandselve et sa place dans l’économie et la société méridionales (xiie-xive siècles), Toulouse, CNRS-université de Toulouse-Le Mirail, 2006, p. 311, p. 332-333, p. 458-459.

7  Pere Orti Gost, Renda i fiscalitat en una ciutat medieval: Barcelona, segles xii-xiv, Barcelone, CSIC, coll. « Anejos del Anuario de Estudios Medievales », 41, 2000.

8  Le quintal marseillais a une capacité de 38 à 40 kilos.

9  Juliette Sibon, « Travailler dans une autre communauté de la diaspora au xive siècle. Corailleurs et médecins juifs entre Provence, Catalogne et Sardaigne », Cahiers de la Méditerranée, 84, 2012, p. 19-37.

10  Voir notamment Édouard Baratier et Félix Reynaud, Histoire du commerce de Marseille, t. 2, Paris, Pion, 1952, p. 89-96.

11Avner Greif, « Reputations and Coalitions in Medieval Trade: Evidence on the Maghribi Traders », The Journal of Economic History, vol. 49/4, 1989, p. 857-882.

12  AD 13, 3B 834, fol. 127 sq.

13  Voir infra.

14  Germain Sicard, Aux origines des sociétés anonymes…, op. cit.

15  ACA, PQ, 1298 E, T 1 à 11, U, 1299 K et L.

16  Stephen Paul Bensch, « La primera crisis bancaria de Barcelona », Anuario de Estudios Medievales, 19, 1989, p. 311-327.

17  Claude Denjean, La loi du lucre…, op. cit.

18  AD 13, 351 E 675, fol. 23.

19  Juliette Sibon, « Les corailleurs juifs… », art. cit.

20  AD 13, 3B 845, fol. 312 sq.

21  En 1395 contre son courtier et procurateur, maître Crescas Roget, médecin physicien également et contre un autre courtier et procurateur, Astrug Mossé, alias Borrolet. Voir AD 13, 3B 124, fol. 251 sq., 3B 126, fol. 48v, 3B 127, fol. 12v.

22  AD 13, 3B 127, fol. 98.

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