Introduction. Entre contrainte et concurrence, crédit et confiance, les ressorts sociaux de l’échec économique
p. 21-23
Texte intégral
1Cette première séquence, articulée autour de cinq contributions, est résolument placée dans la longue durée puisqu’elle couvre huit siècles, du xiiie au xxe siècle. Il ne peut être question, dans une telle ampleur chronologique et avec une telle variété de terrains géographiques et thématiques, de dégager une quelconque évolution chronologique linéaire. Quoi de comparable, en effet, entre les réseaux médiévaux de marchands juifs à Marseille et Barcelone, d’une part, et l’aventure de presse populaire qu’a incarné Paris-Jour dans les années 1950-1960 ? Entre l’armement des navires coloniaux à Bordeaux au siècle des Lumières, l’établissement d’un nouveau droit des brevets d’invention dans la France révolutionnaire et, enfin, l’utopie réalisée du Familistère de Guise ? Il convient donc de tirer des fils, de dessiner des entrelacs, de débusquer des constantes – ou des variantes – entre des expériences historiques éloignées, mais qui partagent cependant toutes l’ombre portée de la faillite et de l’échec économique.
2On lira donc avec intérêt les contributions présentes, en ayant à l’esprit trois questionnements transversaux qui émergent utilement pour interroger les usages sociaux de la faillite que connaissent les entreprises dont il est question ici.
3En premier lieu, se pose la question de la définition même de la faillite dans des contextes historiques différents et, surtout, de sa perception par les acteurs. Une « affaire » qui cesse de fonctionner constitue-t-elle nécessairement un échec aux yeux de ceux qui se voient contraints d’y renoncer ? La pertinence de l’usage de la notion sans anachronisme est discutée par Claude Denjean et Juliette Sibon pour la période médiévale : celles-ci montrent en effet comment les faillites frauduleuses et les procès en diffamation, destinés à faire mettre genou à terre aux partenaires de la veille, peuvent s’avérer un élément de la gestion des entreprises dans un secteur aussi concurrentiel que celui du commerce du corail en Méditerranée occidentale, par exemple. De même, l’éventuelle déshérence d’une invention brevetée est implicitement envisagée dans la nouvelle « loi sur les découvertes utiles » de 1791, lesquelles peuvent ne pas toutes s’avérer… utiles – ni rentables – pour leurs créateurs, comme le montre Jérôme Baudry. Ainsi, on peut considérer la faillite non seulement comme une contrainte vécue par des acteurs économiques vulnérables mais également comme une ressource dont se saisissent les acteurs afin d’éliminer la concurrence et d’instaurer de nouvelles hiérarchies intrasectorielles. Au-delà, l’usage de la notion d’échec pour désigner la faillite économique est interrogé, dans la mesure où la mort d’une aventure commerciale peut également s’avérer une « bonne affaire » pour sécuriser le capital et assurer la survie d’une entreprise plus vaste.
4Les contributions présentées ici posent également, explicitement ou non, la question de la relation de confiance qui est au fondement de l’entreprise et dont la rupture peut s’avérer la cause de l’infortune qui y met un terme. La faillite met en scène de très nombreux acteurs : courtiers, prêteurs, changeurs, donneurs d’ordres fourmillent dans les sources, plus encore dans des sociétés qui, jusqu’au xixe siècle encore, vivent très largement à crédit. L’importance des intermédiaires, des hommes et des réseaux qui structurent l’échange marchand est d’autant plus grande que l’engagement oral se substitue bien souvent à toute trace écrite, en particulier dans les périodes les plus anciennes. La confiance et la réputation des partenaires économiques sont fondamentales pour assurer la viabilité de l’échange : en cela, l’organisation de groupes de marchands reposant sur des réseaux d’appartenance religieuse ou régionale – souvent redoublée par des alliances matrimoniales – est particulièrement éclairante. Elle est pourtant loin d’assurer la survie économique des affaires – d’autant que les groupes sont souvent concurrents entre eux, voire traversés par de multiples lignes de fracture internes : Nicolas Lyon-Caen montre ainsi dans quelle mesure les Dalpuget, commerçants juifs avignonnais qui se sont essayés à l’armement de navires à destination des Antilles, subissent à Bordeaux l’hostilité conjuguée des marchands judéo-portugais et chrétiens. Mais la confiance nécessaire à la poursuite de l’aventure économique est également fondamentale à l’époque contemporaine. Celle qui soude une entreprise autour de son projet ou de son chef, permettant ainsi son expansion, ou qui fait défaut et conduit à l’échec. Selon Isabelle Antonutti, l’échec du journal d’information populaire Paris-Jour, au début des années soixante-dix, s’explique très largement par le conflit profond entre l’ensemble des journalistes de la rédaction et la veuve de Cino Del Duca, qui a repris les rênes du quotidien après la mort de celui-ci. On est bien là dans la poursuite de la fama médiévale de l’individu qui incarne l’entreprise, est dépositaire de la fides de ses partenaires et dont la disparition entraîne la fin de la relation de confiance nécessaire au maintien du projet partagé.
5Enfin, le questionnement sur les conséquences sociales de l’échec économique traverse cette séquence et interroge sur la manière dont l’historien se saisit de la notion. Le déplacement de la focale est essentiel, afin d’éviter toute tentation téléologique : replacer l’événement dans le temps long permet en effet de saisir la faillite dans ses dimensions temporelle, spatiale et sociale tout à la fois, ce qui n’interdit pas de considérer l’échec de l’entreprise comme une étape difficile dans un processus de réussite individuelle ou collective, ou encore comme un moment délicat dans un processus d’innovation technique. Jérôme Baudry témoigne ainsi à quel point l’éventualité de l’échec industriel n’empêche en rien la multiplication des dépôts de brevets dans la France du premier xixe siècle, une partie importante des inventeurs étant d’ailleurs déchus de leur brevet après une courte période parce qu’ils n’ont pas su transformer l’invention de l’esprit en une réussite industrielle ou économique – sans que cela n’affecte en rien le mouvement général de la certification de la propriété intellectuelle. Dans l’exceptionnelle aventure du Familistère créé par Godin autour de l’usine métallurgique de Guise, Jessica Dos Santos montre clairement que la ruine de l’entreprise accompagne le déclin et la faillite du « modèle » social, voire sociétal, instauré par le fondateur et entretenu par les « familistériens » pendant près d’un siècle. Le cas est emblématique de la conjonction entre infortune économique et échec social des participants, tant le projet initial lie les deux à marche forcée. En revanche, la ruine des armateurs Dalpuget à Bordeaux les contraint à migrer vers Paris et à se replier sur leur activité initiale, le commerce de détail de soieries : or, loin de constituer une relégation sociale, ce changement d’implantation territoriale et sectorielle s’accompagne au contraire de signes incontestables d’intégration de cette famille de commerçants juifs dans la société marchande parisienne, en dépit de leur exclusion des corporations de métiers.
6L’échec économique peut-il donc être vertueux en termes de transformations sociales sur les individus, les familles, les groupes qui le subissent ou le pratiquent ? Une fois encore, les changements d’échelle spatiale et temporelle constituent à ce titre une démarche heuristique, et la comparaison entre des terrains, des périodes et des structures économiques variés invite à de fructueux échanges.
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L’échec a-t-il des vertus économiques ?
Ce livre est cité par
- Marraud, Mathieu. (2021) L'expérience du déclassement social. France-Italie, XVIe-premier XIXe siècle. DOI: 10.4000/books.efr.8828
L’échec a-t-il des vertus économiques ?
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