Crise, identité, changement. Quelques hypothèses sur les temps qui nous attendent
p. 7-18
Texte intégral
1C’est un honneur et un privilège d’introduire les travaux de cet important congrès de l’Association française d’histoire économique, une institution prestigieuse qui, depuis presque cinquante ans, est un point de repère essentiel pour les études d’histoire économique. Je souhaiterais tout d’abord remercier les collègues et amis du comité directeur pour l’invitation, et en particulier Natacha Coquery et Cecilia d’Ercole.
I. L’histoire, une voie vers l’espoir
2Les historiens, en principe, ne sont pas capables de prévoir l’avenir. Pourtant leur travail professionnel, s’il est bien fait, a quelque chose de prophétique. Seulement, il s’agit de prophéties qui concernent le passé, non le futur. Ils révèlent le sens caché de ce qui s’est déjà passé, exactement comme le fait le prophète Tirésias dans Œdipe roi. De cette façon, ils aident les autres à comprendre ce qui arrive – dans le cas d’Œdipe, l’origine et la raison de ses malheurs et de ceux de sa cité – et par conséquent ils éclairent la voie à suivre.
3Je crois que c’est vraiment cela le devoir de la pensée historique, face aux temps difficiles que nous traversons. Nous aider à comprendre comment nous sommes arrivés où nous sommes, déchiffrer le paysage qui nous entoure et le mal qu’il contient, et ainsi reconnaître les chemins qui se présentent à nous, et comment nous pouvons les parcourir.
4L’histoire ne sait nous dire ce qui nous attend, mais elle sait que, sans elle, nous sommes aveugles et désarmés devant le présent, totalement prisonniers de ce qui est déjà arrivé, et donc condamnés à ne jamais en sortir. C’est pourquoi l’histoire est une voie vers la liberté et, au moment où elle l’explique, elle nous libère de l’esclavage du passé, et peut aussi se transformer en un apprentissage d’espoir. C’est exactement dans ce sens que vont les brèves réflexions que je vais vous proposer1.
II. L’historien et la crise
5À un congrès organisé à l’Assemblée nationale en décembre 2010, dont les textes ont été publiés en 2012 sous le titre Où va le monde ? 2012-2022 : une décennie au devant des catastrophes, quatre importants savants français – Serge Latouche, Yves Cochet, Jean-Pierre Dupuy, Susan George – ont construit un exercice impressionnant de pessimisme2. Selon eux, une catastrophe économique aux proportions épouvantables nous touchera dans la prochaine décennie si des contre-mesures radicales ne sont pas prises. Je ne suis pas capable d’exprimer un jugement sur l’exactitude, même chronologique, de cette prévision. Mais celle-ci révèle bien le climat mental de notre époque. Nous avons brisé le rapport avec notre futur. Devant nous, nous ne voyons que des cauchemars. L’histoire peut-elle nous aider à en sortir ?
6Essayons donc d’observer avec le regard d’un historien la crise qui nous a touchés avec tant de violence. Nous verrons que ce n’est pas facile. Mais je crois que nous pouvons immédiatement comprendre deux choses. La première est que le désastre n’a pas commencé à l’improviste il y a cinq ans, avec la faillite d’une grande banque d’affaires et avec l’explosion d’une « bulle spéculative » liée aux règles d’octroi de crédit aux acquéreurs américains. La séquence qui l’a provoqué a débuté bien avant et a des racines beaucoup plus lointaines et lourdes que le marché immobilier des États-Unis. Et c’est à elles qu’il faut prêter attention. La seconde chose que nous pouvons comprendre est que pour vraiment sortir des difficultés, il ne suffit pas que la vague récessive s’épuise, ce qui est probablement déjà en train de se passer. Celle-ci est seulement la superficie des événements, le dépassement de l’urgence, et c’est l’objectif le plus facile à atteindre. Mais ce n’est pas encore notre salut. Nous ne sortirons de la crise que lorsque nous aurons réussi à éliminer de la scène ses causes profondes.
7Pour y parvenir, nous ne devons pas considérer le cycle – comme le font presque tous aujourd’hui – mais la structure. C’est dans la morphologie de notre système social et économique, dans la manière par laquelle elle s’est transformée ces vingt dernières années, que réside la racine de nos problèmes.
8La cyclicité propre à chaque dynamique capitaliste peut nous aider dans une période brève – après une chute, il y a toujours une reprise éphémère – comme c’est peut-être le cas en ce moment, mais sur des temps plus longs, elle nous trompe et nous leurre. Surtout, elle ne nous protège pas du risque qu’une nouvelle crise, encore plus grave et catastrophique – le désastre prévu par les savants convoqués par l’Assemblée nationale – arrive d’un moment à l’autre, prête à nous ruiner définitivement. C’est au contraire sur les grandes structures que nous devons concentrer notre analyse, et notre capacité d’intervention.
III. La vitesse de l’histoire
9Cernons avant tout l’horizon d’événements que nous avons autour de nous. C’est ce que nous définissons habituellement sous le terme « mondialisation ». Celle-ci est la conséquence de la troisième révolution technologique de l’histoire de l’espèce humaine : après celle de l’agriculture et de la métallurgie d’il y a 6 000 ou 7 000 ans, et après l’industrielle, dont moins de deux siècles et demi nous séparent.
10Entre la première et la seconde – entre la révolution agricole et la révolution industrielle – quelques milliers d’années ont passé, caractérisées par une continuité technologique sans égal : celle qui a fait écrire à David Landes « que l’existence matérielle d’un Anglais de 1750 était plus proche de celle des légionnaires de César que des conditions de vie de ses propres arrière-petits-enfants3 ». En revanche, entre la deuxième révolution et la troisième, que nous sommes en train de vivre – la révolution de l’électronique, de l’informatique et de la biologie – la distance n’est même pas de trois siècles. Une asymétrie déconcertante qui nous en dit long sur un fait que nous ne devons pas oublier, à savoir combien la vitesse de notre histoire augmente de façon vertigineuse. Une rapidité à laquelle – comme nous le verrons – nous n’étions pas préparés et qui est la cause, souvent négligée, de nombreux et graves problèmes.
IV. Histoire et technologie
11Les exemples de cette accélération abondent, et ils concernent l’ensemble de notre vécu, de la politique au travail à la construction même de notre identité.
12Il semblait, il y a quelques années à peine, que l’ordre bipolaire du monde, fondé sur la lutte acharnée entre capitalisme et communisme, devait nous accompagner pour une durée incalculable (sauf le cas d’une guerre nucléaire), affecté tout au plus par de lentes transformations progressives. Mais il a disparu en un battement d’ailes, entraîné par la vague d’une innovation capitaliste globale : communication, consommation, finances, armement. Aujourd’hui, presque personne ne s’en souvient – c’est l’épave d’un monde perdu, et pour les jeunes, c’est une histoire qui est à des années-lumière, sans aucun lien avec l’actualité.
13Il semblait, il y a quelques années à peine, que le modèle de la grande industrie mécanique ou chimique – avec toute la force de la rationalité matérialiste qu’elle projetait autour d’elle – était le symbole indélébile de la modernité. Mais dans tout l’Occident, il a perdu d’un coup sa position centrale ; il est devenu un élément secondaire dans les formations sociales les plus avancées, marginalisé par un changement net et soudain des structures de production, à tel point qu’Alain Touraine peut parler, dans son dernier livre, d’un « déclin du social et des sociétés4 », lié justement à cette perte de poids et d’importance.
14Enfin, il y a quelques décennies encore, la construction du comportement et de la personnalité chez les jeunes n’avait d’alternative que des voies suivies depuis des siècles : la lecture solitaire et la socialisation directe par la famille, les amitiés de proximité, l’école. Il en alla ainsi des étudiants du Moyen Âge jusqu’à ceux de Mai 68. Mais qu’en serait-il aujourd’hui sans le déluge d’informations et de possibilités de contacts fournies par Internet et les téléphones portables ? – un système de connexions et d’échanges, disons également de construction d’une identité, pour lequel un garçon ou une jeune fille de Rome ou de Paris est aujourd’hui plus proche, par ses comportements, ses goûts et sa mentalité, d’un garçon du même âge de Shanghai que de son grand-père quand il avait son âge.
V. Innovations et décrochement
15Le xixe siècle avait déjà assisté à une forte accélération du rythme de notre histoire, du point de vue du rapport entre économie, vie matérielle et sociale et technologie. Le siècle commencé avec les bateaux à voile et les bougies s’achevait avec les grands transatlantiques, les automobiles, les chemins de fer, le téléphone. Dans l’histoire de la planète, il n’était jamais rien arrivé de comparable.
16Pourtant cette histoire semble lente et lointaine par rapport à ce qui s’est passé durant le siècle suivant : le processus s’autoreproduit désormais de plus en plus rapidement. En 1910, le nombre total de physiciens anglais et allemands (les deux pays alors à l’avant-garde) ne dépassait pas les 8 000. Soixante-dix ans plus tard, les scientifiques et les ingénieurs étaient près de cinq millions dans le monde, dont un cinquième aux États-Unis. Les inventions n’étaient plus ponctuelles, événements isolés et discontinus, mais le flux ininterrompu d’un unique processus : la technique suscitait la technique, dans une progression illimitée, déterminant le marché qui l’absorbait et finançait la spirale de l’innovation. Et la science – devenue elle-même directement une forme de marchandise – entrait dans des processus productifs dont elle conditionnait les modèles et les objectifs. Le phénomène a eu des conséquences totales. Une nouvelle dimension de l’humain naissait, entièrement projetée vers le futur : Marx, Nietzsche et Musil le comprendront très bien.
17Déjà à partir du milieu du xixe siècle, chaque génération avait dû modifier son style de vie suite à la diffusion de nouvelles technologies, du moins dans cette partie de la planète qui vivait en permanence sous l’aile d’une turbine. Désormais, les temps allaient se mesurer en décennies. Les années dix du xxe siècle ne peuvent se comparer aux années trente, où l’on vole, écoute la radio, se soigne avec des sulfamides. Ni ces dernières aux années cinquante, avec la télévision, la bombe atomique, les jets, les antibiotiques, la matière plastique, les transistors. Ou aux années soixante-dix, avec les transplantations, la diffusion de l’électronique, l’exploration de la lune et l’utilisation des satellites dans les télécommunications. Et enfin, aux vingt dernières années du siècle, avec le déclin de l’industrie mécanique, la miniaturisation et les nanotechnologies, l’informatique, Internet, les débuts de la bio-ingénierie. Aujourd’hui, il suffit d’avoir 40 ans pour ressentir cette sensation de décrochement épocal de mondes entiers d’habitudes et de comportements perdus, qui sont en voie d’oubli total.
VI. Un espace vide
18Mais la rapidité des transformations technologiques et les changements que celles-ci ont provoqués dans les circuits économiques du capitalisme ont pris de court le reste de notre civilisation – politique, institutions, droit, éthique, idéologie –, qui n’a pas réussi, pour l’instant, à tenir la distance. Ce décrochage remplit notre époque – il est en train d’investir au moins deux générations – et nous ne pouvons faire de prévisions fiables sur sa durée. Il a également créé une situation de grand danger, celle qui fait écrire de façon provocante à Lord Rees que le xxie siècle pourrait bien être « notre dernier siècle5 ».
19Un coin est, en effet, en train de briser notre monde. D’un côté l’enchevêtrement de plus en plus envahissant entre technique et marché, innovation technologique et dématérialisation de l’économie, avec la brusque rupture entre capitalisme financier et économie industrielle : un processus qui produit continuellement des nouveautés bouleversantes et mobilise des puissances énormes, mais qui est aussi d’une flexibilité et d’une adaptabilité extraordinaires. D’un autre côté, l’ensemble de nos institutions politiques et sociales, de nos ordres juridiques, de toutes nos valeurs culturelles, qui réagit avec peine aux nouveautés, avance de façon plus rigide, et surtout plus lentement et sans direction précise.
20C’est exactement au centre du monde global qu’un énorme espace vide est ainsi en train de s’ouvrir – vide d’idées, de projets et d’initiatives – où tout pourrait en effet s’insinuer : tendances régressives, choix irrationnel de solutions les plus désastreuses, décrochages entre les générations, dramatique déficit de règles qui laisserait non maîtrisées des forces qui concentrent une capacité inouïe de décider et de déterminer nos vies.
21Je suis toutefois convaincu que la crise qui nous a touchés a été causée par cette fracture et cette asymétrie colossale qui se sont produites au cœur de notre civilisation. Et c’est de là – de l’exigence de combler cet écart – que doivent commencer toute thérapie réaliste et toute stratégie de salut.
VII. Ivresse de capitalisme
22À certains égards, le syndrome que nous traversons est le renversement spéculaire de celui qu’a subi en son temps l’Antiquité classique. Ce fut alors la technique qui stagna, par rapport au bond accompli par d’autres savoirs et d’autres talents : la philosophie, la politique, le droit, l’éthique, l’art, la religion, dont les constructions – l’idée de la démocratie, l’autonomie du droit et la force disciplinante de son formalisme, la relation entre être et temps, l’invention de la loi morale, l’éducation littéraire et visuelle à la beauté – ont orienté notre histoire.
23Aujourd’hui nous risquons d’être écrasés par un déséquilibre inverse : une poussée technologique qui ne réussit pas encore à trouver un cadre culturel et social capable d’en soutenir le poids, mais qui au contraire facilite en quelque sorte la désagrégation des sociétés.
24Le rapport entre sciences, technologie, finance et marché semble récapituler l’essence de notre temps. Sans nous en apercevoir, ou presque, à partir du milieu des années quatre-vingt – quand la révolution a commencé – nous nous sommes retrouvés plongés dans une « ivresse de capitalisme » (l’expression n’est pas de moi), qui semblait ne rien demander d’autre qu’une absence totale de règles. Innovation technique et « main invisible » du marché. L’État était de trop.
25Les débuts de la révolution industrielle ont aussi été caractérisés, dans l’Angleterre de la deuxième moitié du xviiie siècle, par une explosion similaire – toutes proportions gardées, naturellement. L’économie classique, de Smith à Ricardo, jusqu’à Marx lui-même, se développe entièrement dans la chaleur de ce feu. Et je crois vraiment que l’on peut supposer l’existence d’un rapport précis – une espèce de constante historique – entre bond technologique et poussée vers un environnement social déréglementé, pour exploiter le plus rapidement, sans entrave et jusqu’au bout, les potentialités économiques des découvertes à peine réalisées.
26Dans les deux cas, à la fin du xviiie et à la fin du xxe siècle, les prescriptions des normes, les contraintes des États sont apparues, par rapport à la vitesse et aux opportunités de la transformation, comme des tracasseries obsolètes, condamnées à refléter des expériences et des conditions désormais inactuelles. Seule l’absence de règles semblait pouvoir permettre aux nouvelles puissances de se déployer pleinement.
27Dans les conditions historiques présentes aux deux occasions, il semblait qu’il n’y ait moyen plus efficace pour « libérer Prométhée » (je cite encore une fois Landes6) et amorcer l’envol. L’unique possibilité, à l’époque comme aujourd’hui, semblait être une grande vague libérale qui déchaîne les animal spirits d’un capitalisme drogué par les nouvelles technologies : jadis le lourd capitalisme industriel des métiers à tisser mécaniques, des grandes usines, du moteur à vapeur – enraciné à l’intérieur des espaces nationaux de chacun des États ; aujourd’hui le volatile capitalisme financier, mondial et déraciné, des marchandises immatérielles : télécommunications, informatique, bio-ingénierie, services aux consommateurs.
28Cependant, tôt ou tard la vague se calme ou se casse. Et la même révolution capitaliste amorcée par le bond technologique produit des dynamiques, des contradictions, des besoins et des déséquilibres qui ne peuvent plus s’en remettre seulement à la spontanéité d’un processus de croissance imaginé, de manière erronée, sans limites.
29Cela s’est déjà passé, et ont été nécessaires les grandes luttes ouvrières qui ont marqué l’histoire européenne entre le xixe et le xxe siècle, et aux États-Unis la poussée populaire qui a mené au New Deal, pour arriver à une solution plus équilibrée : cet « État social » qui, uni au suffrage universel, a représenté au moins en Europe, l’âge d’or de la démocratie occidentale.
30Aujourd’hui, le même schéma se répète, je crois, comme cela arrive parfois dans l’histoire, même s’il faut bien l’observer pour s’en rendre compte.
VIII. Dogmatisme néolibéral
31La crise qui nous a frappés a été une annonce précoce et dramatique que la voie qui a été prise – celle d’une économie financière devenue sauvage – conduit seulement au désastre.
32Nous devons comprendre la force de ce signal. Il nous a montré que, dans les conditions historiques que nous traversons, avec les acteurs sociaux qui sont aujourd’hui sur le terrain, « la main invisible du marché » produit à la longue plus de problèmes qu’elle ne peut en résoudre.
33Ceci ne veut pas dire que le dispositif qui lie l’économie financière à l’innovation technologique n’est pas le moteur de changement le plus extraordinaire et le créateur d’opportunité le plus puissant que l’histoire ait jamais connu. C’est ici, dans cette ambiguïté, que revient dans un certain sens l’analogie avec la crise qui mit fin au monde antique. Dans les deux cas – antique et contemporain –, le facteur de déséquilibre est celui-là même qui permet d’accomplir l’avancée : ainsi, dans le monde classique, la coercition inséparable de tout travail matériel, avec ses conséquences allant jusqu’à l’esclavage, fut indispensable pour permettre le développement de ces formes de pensée que nous considérons encore comme précieuses. De façon analogue, maintenant, l’omnipotence dévorante de la relation entre technique, finance et marché, si elle crée et répand la démesure, est en revanche un protagoniste dont il serait impossible de se passer.
34Le problème n’est pas d’imaginer un retour impensable au passé, comme semblent le proposer quelquefois les défenseurs les plus radicaux de la « décroissance », d’effacer l’enchevêtrement entre technique et marchés, mais plutôt de trouver la clé pour intervenir avec force et rationalité sur les circuits de l’économie financière, pour arriver à les reconstruire sur de nouvelles bases : exactement comme Keynes offrit, en son temps, la clé pour reconstruire les circuits de l’économie dominée par le capital industriel.
35C’est donc tout le système théorique du dogme néolibéral – imposé comme vérité indiscutable pendant plus de vingt ans – qui révèle son caractère complètement inadapté à soutenir le poids du monde. Nous n’avons pas traversé un échec conjoncturel, auquel on peut remédier avec de petits ajustements marginaux, en attendant que le vent reprenne. Nous sommes contraints à une modification de système, à un changement radical de cap.
36Et du reste, nous savons bien que l’histoire n’avance que par tentatives, en sélectionnant dans les temps, de façon inégale et discontinue, des aptitudes et des caractères évolutifs, en combinant hasard et nécessité, en balayant les formes inabouties, quand leur stratification fait obstacle au chemin à reprendre. Et nous avons surtout compris que l’histoire n’est pas toujours tournée vers le progrès, mais inclut la possibilité de l’échec et de la régression, en termes humains, de la tragédie.
IX. Les vertus théoriques de l’échec historique
37Le passage du domaine du capital industriel au domaine du capital financier n’est pas la fin de l’histoire. Le capital n’a pas atteint sa forme éternelle, et si aujourd’hui, on n’entrevoit pas sur la scène mondiale de modèle économique alternatif à portée tout aussi globale, ce manque ne signifie absolument pas que nous sommes arrivés à la dernière marche, même si nombreux sont ceux qui voudraient nous le faire croire.
38Le fait que le communisme ait échoué de manière retentissante, et que son issue désastreuse ait montré que, dans les conditions actuelles, une économie renversée sur elle-même jusqu’à produire spontanément l’émancipation de toute la société n’est pas concevable, ne signifie pas que les lois de mouvement et de développement du capital financier doivent être considérées comme des lois naturelles, auxquelles on ne peut s’opposer, et que l’on doit accepter dans leur inéluctabilité. C’est seulement de l’idéologie, et de la mauvaise idéologie ; il ne s’agit ni de science économique ni de science sociale.
39La crise que nous avons traversée peut nous aider à sortir de cette illusion. Ce sont les vertus théoriques de l’échec historique. D’un point de vue épistémologique, c’est une occasion précieuse car, à travers leur faillite, elle peut permettre de percevoir, même si de façon encore voilée, le caractère non naturel et immuable, mais imparfait et historiquement conditionné, des dispositifs d’une finance mondiale orientée de plus en plus vers la spéculation plutôt que vers le réinvestissement productif.
40De l’équation argent-marchandise-(plus d’)argent analysée par Marx et par les économistes classiques, qui décrivait des circuits fermés encore en grande partie à des dimensions nationales et essentiellement enracinés sur le territoire, nous sommes passés à une spirale mondiale et dénationalisée argent-spéculation-pouvoir-(plus d’)argent, où le pouvoir accumulé sert à ceux qui le détiennent pour décharger le risque spéculatif le plus loin possible d’eux-mêmes, sur des classes moins fortes et moins protégées, et donc pour alimenter sans contraintes une nouvelle spéculation7.
41Mais il n’y a rien d’obligé dans ce passage, on n’exprime aucune loi économique naturelle qui ne soit modifiable par les actions de l’homme. Il y a seulement l’histoire, rien d’autre que l’histoire. La connexion entre technique, capital et marché peut être reconstruite et contrôlée selon d’autres critères.
42La vérité est que, par rapport à l’économie financière du xxie siècle, nous aurions besoin du même travail d’historicisation et de critique entrepris il y a 150 ans par Marx en ce qui concerne le capital industriel et l’économie politique classique. C’est seulement sur la base de ce travail qu’il est possible de vraiment concevoir un nouveau monde.
X. Déclin du social ?
43Quand je parle de « contrôle », je veux dire avant tout qu’il faut établir une frontière, poser une limite.
44Nos vies – la qualité de la vie de chacun d’entre nous – sont de plus en plus conditionnées par la technique. Et elles le seront encore plus à l’avenir : travail, temps libre, politique, possibilité de s’exprimer et de se faire écouter, mais aussi santé, bien-être, notre destin biologique même, avec le clivage entre la vie et la mort, seront décidés par notre rapport avec la technologie.
45Combien de technique indispensable pour donner forme à nos vies devrons-nous acquérir à travers le marché, à travers le jeu de la demande et de l’offre, et combien devra en revanche nous être garantie à travers des dispositifs différents du marché, devra en réalité devenir « un bien commun » indispensable pour assurer à tous les citoyens la base d’égalité sans laquelle la démocratie ne peut exister ? En d’autres termes, dans le rapport entre vie et technique, combien de cette dernière pourra prendre la forme de marchandise, et combien devra en revanche être retiré du marché ?
46Aujourd’hui, personne ne sait répondre à cette question. C’est pourtant d’elle que dépend notre futur. Et pour essayer de donner une solution, nous devons savoir – on le constate déjà dans de multiples situations – que lorsque nous nous apercevrons que la puissance atteinte par la technique entre en conflit avec l’insuffisance des structures économiques et sociales qui lui ont permis de se développer, mais sont aujourd’hui incapables d’en soutenir les résultats, il nous faudra travailler pour modifier les conditions qui ne seront plus compatibles avec le nouveau contexte, et chercher de meilleurs équilibres.
47Je ne crois pas – comme pense Alain Touraine – que le déclin du social et des sociétés soit une conséquence inévitable de la modernisation postindustrielle. Quelque chose est certes terminé pour toujours, du moins en Occident. Mais c’est seulement l’ancien modèle de social et de société lié au capital industriel, à la grande industrie mécanique, chimique ou textile, et à l’antagonisme entre bourgeoisie et classe ouvrière. Plus loin, nous devons savoir reconstruire une idée et un paradigme de collectivité, et de citoyenneté solidaire, expression d’autres besoins et d’autres demandes. Ce n’est pas « le social » qui est fini ; seule une de ses façons d’être est terminée, « le social » de Marx et de la tradition socialiste, si je peux faire ce jeu de mots : le social au goût de fer et de charbon – le social glorieux du mouvement ouvrier – lié à une époque du développement capitaliste que nous avons perdu pour toujours.
48Mais la socialité humaine des modernes n’est pas seulement ce que nous avons appelé socialisme.
XI. Pour un nouveau rapport entre économie et politique
49Pour affronter le défi qui nous attend, nous avons besoin de critique de l’économie, de droit, d’éthique, de politique. Surtout de bonne politique.
50Mais la politique est aujourd’hui fatiguée dans tout l’Occident. Et avec elle apparaît fatiguée la démocratie, qui fonctionne partout à un régime de faible intensité. Sans idée, sans leader, sans capacité à susciter l’espoir. Elle est en crise parce qu’elle sent que la vie lui échappe. Elle a détruit les grands appareils idéologiques mis au point entre le xviie et le xxe siècle, et sait que ce n’est pas le moment de les reconstruire. Elle perd du sens et de l’importance : elle ne touche pas les contenus essentiels8.
51La politique, d’un autre côté, n’est pas non plus une forme éternelle. Cependant on n’a encore rien trouvé d’autre, qui puisse la remplacer plus efficacement. C’est à elle que nous devons savoir retourner, pour la régénérer à partir des fondations. Construire une politique à la hauteur de la révolution technologique est la première exigence pour sortir véritablement de la crise. Le coup que nous avons subi est né avant tout d’un déficit de politique que nous n’avons pas encore dépassé.
52Je voudrais conclure en posant enfin la question que vous avez choisie comme titre pour votre congrès : l’échec a-t-il des vertus économiques ? Après ce que j’ai essayé de vous dire, je crois que la réponse doit être positive, et que cela doit nous pousser vers l’espoir et non vers la résignation. Les grandes crises historiques – et celle-ci l’est probablement – nous font comprendre qu’une voie est bloquée, et que nous ne pouvons continuer de cette façon. Mais en même temps, sous les ruines, s’esquissent déjà de nouveaux parcours, de nouveaux chemins à suivre : dans notre cas, la demande inéluctable d’un nouveau rapport entre économie et politique, qui consente à l’économie de retrouver ses vertus perdues.
53Les grandes crises sont chargées d’avenir et pas seulement de destruction. Rien ne nous incite à croire que ce n’est pas ainsi aujourd’hui encore.
Notes de bas de page
1 Les idées que je présente dans ce texte résument certains de mes travaux, auxquels je renvoie une fois pour toutes : L’histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, Paris, Belin, 2003, rééd. 2009 (édition originale : La storia spezzata. Roma antica e Occidente moderno, Rome-Bari, Laterza, 1996) ; I conti del comunismo, Turin, Einaudi, 1999 ; Histoire et destin, Paris, Belin, 2009 (édition originale : Storia e destino, Turin, Einaudi, 2007).
2 Serge Latouche, Yves Cochet, Jean-Pierre Dupuy, Susan George, Où va le monde ? 2012-2022 : une décennie au devant des catastrophes, Paris, Mille et une nuits, 2012.
3 David Landes, L’Europe technicienne ou Le Prométhée libéré. Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, Paris, Gallimard, 1975, p. 15 (édition originale : The Unbound Prometheus. Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present, Londres et Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 5).
4 Alain Touraine, La fin des sociétés, Paris, Le Seuil, 2013, p. 11 sq.
5 Martin J. Rees, Notre dernier siècle, Paris, Jean-Claude Lattès, 2004 (édition originale : Our Final Century. Will the Human Rice Survive the 21st Century?, Londres, Basic Books Paperback, 2003).
6 Voir note 3.
7 Certaines des questions qui sont abordées ici recoupent les analyses désormais très bien connues de Thomas Piketty, Le Capital au xxie siècle, Paris, Le Seuil, 2013, que je ne connaissais pas encore lors de la préparation de mon texte (lu aux ANMT, à Roubaix, en octobre 2013).
8 Je renvoie à mon autre travail : Non ti delego. Perché abbiamo smesso di credere nella loro politica, Milan, Rizzoli, 2013, p. 18 sqq., p. 38 sq.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’échec a-t-il des vertus économiques ?
Ce livre est cité par
- Marraud, Mathieu. (2021) L'expérience du déclassement social. France-Italie, XVIe-premier XIXe siècle. DOI: 10.4000/books.efr.8828
L’échec a-t-il des vertus économiques ?
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3