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Conclusion

p. 267-280


Texte intégral

1Mesdames, Messieurs, chers collègues, je suis très honoré mais aussi inquiet d’être appelé à tirer non pas des conclusions, encore moins des leçons, mais peut-être quelques suggestions de la journée et demie de colloque qui s’achève.

2Je voudrais d’abord dire que les décideurs contemporains et les économistes ont, à mon sens, énormément à apprendre de ce qui s’est dit depuis hier : évidemment pas dans le détail de chacune des interventions spécialisées, mais de la rupture de point de vue que, réunies, elles permettent par rapport au savoir économique actuel. Derrière beaucoup d’érudition, derrière les compétences sophistiquées qu’il faut pour redonner un sens aux traces qui nous restent des pratiques très complexes des financiers, des hommes d’État, des organisations des siècles passés, on découvre un univers des possibles beaucoup plus large que celui dans lequel nous enferment les concepts, les théories, les institutions, les observations empiriques que nous, économistes, côtoyons quotidiennement. Or cette mise à distance de nos pratiques, tant dans l’espace que dans le temps, est une nécessité au moment où nous devons repenser profondément les fonctions, la légitimité, l’organisation des États contemporains. En nous montrant la variété des modèles politiques et les relations entre ces modèles et les formes des finances publiques, en permettant de comprendre la diversité de leurs trajectoires respectives, on nous aide à éviter les transpositions simplistes de modèles inadaptés à notre contexte, dont on serait prisonnier simplement parce qu’on ne se serait pas rendu compte des conditions spécifiques dans lesquelles ils ont émergé.

3Ce colloque me semble donc important pour le décideur politique aujourd’hui, pour l’économiste aussi. Il est d’autant plus important qu’il permet de remettre en cause un modèle canonique des relations entre finances publiques et système politique qui s’était imposé, peu à peu, depuis une vingtaine d’années, et autour duquel je voudrais organiser ces quelques remarques.

4Le propre d’un modèle canonique est qu’il donne l’impression de l’évidence, l’impression qu’on sait désormais ce qu’il importe de faire grâce à des relations causales qui semblent bien établies tant théoriquement qu’historiquement. Dans ce cas, il s’agit en outre d’un modèle typique d’une vision de l’histoire comme progrès et diffusion progressive de savoirs à partir des régions les plus éclairées, d’une histoire des méthodes des finances publiques qui aurait progressé tranquillement depuis les cités italiennes, jusqu’à nos jours, en trouvant son apogée, sa résolution, dans l’Angleterre du xviiie siècle. Ce modèle a déjà été largement critiqué depuis quelques années, mais demeure dominant parce qu’il est simple, séduisant, et n’a pas d’alternative. Ce colloque a montré, je crois, le début de construction de schémas alternatifs et, en ce sens, il est important.

I. La construction politique : le fruit de la guerre ?

5Mais avant d’examiner plus en détail ce modèle et ce que notre colloque apporte pour l’élargir, je voudrais suggérer en quoi la compréhension de l’histoire européenne des cinq derniers siècles est indispensable pour une réflexion sur la construction européenne aujourd’hui.

6Naturellement, la construction européenne ne saurait, quelque envie qu’aient pu en avoir certains des grands fondateurs, imiter la construction de tel ou tel des États européens dans le passé. Les transformations politiques majeures comme la construction des États européens se sont faites – l’historiographie nous le dit et ce colloque l’a rappelé – dans la guerre. Les innovations financières ont été requises par les coûts des guerres, et ont contribué au développement de l’impôt comme de la contrainte étatique en général. La construction européenne n’aurait également jamais eu lieu sans trois grandes guerres : les deux guerres mondiales ont fourni le choc initial, prodigieusement puissant puisqu’il a agi pendant cinquante ans. La guerre froide a contribué à unifier l’Europe face à la menace soviétique, mais elle est achevée depuis plus de vingt ans.

7Avant la crise qui a commencé en 2008, on envisageait de construire une Europe politique, mais l’énergie de ces guerres initiales s’épuisant avec le temps et l’élargissement de l’Union, la chose paraissait inaccessible – ou même non désirable. Aujourd’hui, la crise repose la question. On sait que par exemple est souvent invoquée la théorie des zones monétaires optimales qui suggère qu’une politique budgétaire commune est nécessaire pour compléter une politique monétaire unique si la circulation des travailleurs et des capitaux reste imparfaite. Dès lors, se pose la question d’un budget européen, et donc éventuellement d’une dette européenne, qui requiert à n’en pas douter une forte Europe politique, capable en particulier de créer des impôts pour garantir cette dette.

8Pourtant, après cinq années de la crise la plus grave de l’après-guerre, on voit que la raison économique ne suffit pas à provoquer des transformations politiques structurelles. Et on se demande de nouveau si la guerre est nécessaire. Or, il n’y a pas actuellement de menace militaire susceptible d’unifier l’Europe face à l’extérieur. Certes, la crise voit renaître les conflits au sein de l’Europe : pour des motifs économiques entre l’Allemagne (exportatrice et créancière) et l’Europe « du Sud » comme pour d’autres raisons. Ces conflits sont-ils susceptibles à eux seuls de transformer l’Union européenne ? Certes, l’histoire nous montre que nombre d’États européens se sont construits dans des tentatives de pacification de leurs féodaux, mais il ne semble pas que les conflits intra-européens soient susceptibles de dégénérer, ni que l’arbitrage bruxellois soit aisément acceptable. Peut-être cela veut-il dire qu’il ne faut pas prévoir d’accroissement de l’intégration politique européenne sur le modèle des États nations même fédéraux. Une autre possibilité est que les menaces soient d’ordre différent. Cette hypothèse n’a pas été approfondie dans les travaux présentés à ce colloque, et pourtant j’aurais aimé apprendre davantage de mes collègues historiens sur ce qu’est vraiment la guerre, en particulier à l’époque moderne.

9La guerre, particulièrement au xxe siècle, est l’affrontement de deux États établis. Mais qu’en est-il des guerres entre États encore incomplètement construits, ce qui est le cas auparavant ? Est-ce que la guerre, ce n’est pas alors, plus que l’affrontement de deux États bien établis, un moyen de puissance et d’enrichissement – par le recours aux moyens publics, et à l’affrontement militaire extérieur – pour des groupes à l’intérieur des États, des groupes qui veulent faire la guerre, des groupes qui en bénéficient, tandis que d’autres en pâtissent1 ? La guerre n’est-elle pas un instrument de redistribution à l’intérieur des États, à l’intérieur de ces entités, qui sur le programme de ce colloque semblent toutes bien closes, bien unifiées ? N’est-ce pas seulement au lendemain des traités de Westphalie que l’on voit la guerre comme affrontement unanime d’un État contre un autre ? Cette perspective n’est-elle pas elle-même le fruit d’une volonté politique, celle de l’émergence et de l’exclusivité du pouvoir politique des États nations ? Et ne correspond-elle pas qu’en partie à la réalité politique européenne, avant comme après les traités de Westphalie et, probablement, encore aujourd’hui ?

10Si, la guerre est autre chose que l’affrontement de deux États nations complètement constitués et au sein desquels il y a unanimité pour se battre avec le grand ennemi voisin, peut-être faut-il interroger, aujourd’hui, les autres formes de conflits, les autres tensions dans nos sociétés, qui pourraient jouer un rôle similaire à celui de la guerre dans le passé et requérir éventuellement des formes d’intégration politique européenne.

11Par exemple, nombre de très grandes entreprises transnationales n’ont pas d’intérêts liés directement à des États particuliers. Elles défendent leurs intérêts (et ceux de leurs actionnaires) face à leurs concurrents mais aussi face à tous les groupes d’intérêt (écologiques par exemple) qui peuvent entraver leurs profits. Leurs troupes et les ressources qu’elles mobilisent (c’est un vocabulaire militaire qu’on emploie à l’occasion en leur sein) leur permettent des affrontements non point militaires (sauf exception), mais qui mobilisent en vue d’accroître leur puissance des ressources d’une importance comparable voire supérieure à bien des guerres passées. Certains chefs d’entreprises sont qualifiés aujourd’hui de condottiere. Pour nombre de nos collègues italiens, ce terme évoque un passé où le contrôle politique était à la merci de mercenaires, et donc à vendre au plus offrant. Aujourd’hui, certaines entreprises tentent de prendre le contrôle sur des États faibles et peut-être même sur des États moins faibles, pour y obtenir des avantages (fiscaux, réglementaires, etc.), de même qu’il y eut par le passé, comme l’a par exemple excellemment montré Katia Béguin, de grandes familles nobiliaires par le passé qui étaient capables de passer du « service » du roi de France à celui du roi d’Espagne (voire de revenir vers le premier) et de jouer sur plusieurs tableaux en fonction de leurs propres alliances et intérêts, et ce alors même que le processus de construction de l’État royal était engagé2.

12Cette question de la guerre et des autres formes de conflits politiques moins aigus mais tout aussi présents et importants est de celles que, me semble-t-il, l’on ne pourra pas complètement écarter. Et ce n’est pas moins, mais davantage d’histoire qu’il nous faudra pour comprendre mieux les liens qu’il peut y avoir entre la construction de l’impôt, celle de la dette et celle de l’État.

II. Marchés financiers et parlements : un modèle anglais ?

13Ceci étant posé, je voudrais rentrer peut-être dans le vif du sujet en discutant ce modèle auquel je faisais allusion à l’instant et que tous ici, connaissent, mais que je rappelle brièvement. C’est le modèle de la Glorieuse Révolution anglaise ou de la révolution financière anglaise3.

14Ce modèle, très simple, observa que l’Angleterre a réussi à augmenter les impôts et à emprunter massivement. Grâce à cela, elle fut capable de battre des pays beaucoup plus puissants sur le plan militaire, en particulier la France. En plus, elle obtint la victoire économique dans la révolution industrielle. En deux mots, l’explication proposée est la suivante. Grâce à la révolution de 1688 – que dans ce cadre-là, on appelle rarement l’invasion et plutôt la Glorieuse Révolution – on met en place un parlement qui contrôle le pouvoir royal. Grâce à cela, les prêteurs sont rassurés parce qu’ils savent que leurs proches détiennent le contrôle du parlement et vont lever les impôts qui seront nécessaires au remboursement de la dette. Ceci permet un accroissement simultané et donc stable de la dette et de la fiscalité. Celles-ci financent la marine qui assure la victoire et la protection du commerce qui fait la richesse.

15Avec le parlement, l’autre institution cruciale de cette « révolution financière » est la Banque d’Angleterre qui est créée quelques années après la chute des Stuart, en 1694. Elle permet, en constituant formellement en société une sorte de coalition des créanciers de l’État, de renforcer leur autorité sur l’État lui-même et, ce faisant, d’augmenter la capacité d’emprunt de l’État au-delà de ce qu’elle aurait été en l’absence de ces contrôles puissants. En ajoutant à cela l’unification de la dette publique – qui a lieu un petit peu plus tard, mais qui est déjà en germe – et le développement d’un marché de la dette publique qu’elle permet, on facilite la circulation et donc la liquidité de cette dette, ce qui accroît sa valeur et réduit donc le coût de l’emprunt. Cette baisse du coût de la dette renforce encore la capacité d’endettement de l’État.

16Tout cela permet à l’Angleterre de s’endetter dans des proportions qui scandaliseraient n’importe quel homme politique européen responsable aujourd’hui, puisqu’au lendemain des guerres napoléoniennes la dette anglaise dépassera largement les 200 % du produit national brut. Pourtant, cette dette va être remboursée en or, c’est-à-dire dans une monnaie qui ne se déprécie pas, et sans que les prêteurs paient d’impôts élevés sur leurs intérêts. Le délai de réduction des points de la dette est long (un siècle) mais la liquidité et la solidité de la créance font que cela n’importe pas aux créanciers. Enfin, malgré cet endettement public élevé et une fiscalité lourde, la révolution industrielle a lieu en Angleterre, ce qui suggère que l’investissement privé n’a pas été évincé par l’emprunt public. Pour nombre d’Anglais, la révolution financière est donc, avec la Glorieuse Révolution dont elle est le pendant financier, la source du destin unique qui fait un temps de l’Angleterre la principale puissance économique et politique mondiale.

17Ce modèle, qui articule parlementarisme et institutions financières au service de la puissance et de la croissance, a été revitalisé récemment en particulier par Douglass North, mais il est très ancien, c’est celui que Voltaire, Turgot ou Necker décrivent avec enthousiasme et veulent imiter, en l’opposant à l’insuffisance de l’impôt, au désordre des finances royales, aux défauts et aux expédients qui caractériseraient la monarchie française. C’est un modèle qui a aujourd’hui une grande influence, non seulement parmi les historiens de l’économie, mais aussi – via des relais efficaces comme l’hebdomadaire libéral The Economist – sur les autorités publiques qui gouvernent le monde. Ce modèle, du point de vue technique, est très simple. Il suppose essentiellement un face-à-face entre les créanciers de l’État et l’État. On a un horizon infini, des gens qui sont parfaitement rationnels, qui calculent et se disent « si l’État fait ceci, je réagis de la manière suivante, qui me permet d’échapper à ses éventuelles brimades ».

18Ce modèle est tout à fait cohérent, il est puissant mais il relève peut-être d’une vision rétrospective finaliste et anachronique, et n’est sans doute pas pertinent pour comprendre l’époque moderne si on repense à tout ce qui nous a été raconté durant ces deux jours. Je voudrais donc reprendre rapidement les problèmes dont souffre ce modèle, qui font qu’à mon avis il n’est plus pertinent ni pour analyser l’histoire ni comme outil de décision pour les hommes politiques contemporains.

19Ce colloque a montré en détail que les institutions contrôlant le pouvoir royal dans ses dépenses ne sont pas une invention ni une spécificité de l’Angleterre de la fin du xviie siècle et du xviiie siècle. De telles institutions existent dans toute l’Europe ; elles sont habituellement représentatives de catégories variables de personnes, mais toujours principalement les élites et donc, les prêteurs. Il n’y a pas de rupture significative en 1688 à cet égard.

20Par ailleurs, des dettes publiques importantes existent dès le xive siècle en Italie. Elles deviennent considérables dès le xvie siècle dans certaines cités États ou dans des pays comme l’Espagne, tant dans sa version castillane que dans sa version aragonaise. À cet égard aussi, l’Angleterre de la fin du xviie siècle est plutôt un pays qui rejoint des pratiques qui ont largement émergé ailleurs, plutôt qu’un lieu d’innovation radicale. Les dettes, en Angleterre comme ailleurs, sont garanties par les impôts créés par des institutions qui sont longtemps municipales plus que nationales. Le poids de Londres, grand port, ville industrielle et capitale politique, est d’ailleurs probablement déterminant dans le succès de l’Angleterre.

21Par ailleurs, la hausse des impôts, en Angleterre, n’est pas un phénomène qui date de la révolution de 1688. Elle est largement entamée, ainsi que la réorganisation des finances publiques de manière plus générale, sous les Stuart. Enfin, s’il existe un marché unifié de la dette publique dans l’Angleterre du xviiie siècle, un marché efficace avec des taux bas se rencontre également dans un grand nombre de régions d’Europe, selon des modalités relativement similaires.

22La Banque d’Angleterre elle-même n’est que très partiellement une innovation. Bien avant elle le Banco di San Giorgio remplissait une grande partie de ses fonctions de coalition des prêteurs, d’encaissement d’une part des impôts, de paiement des coupons, de circulation des titres. Machiavel admirait le Banco di San Giorgio et en même temps s’inquiétait qu’il devienne une forme d’État dans l’État4. La même inquiétude a traversé nombre d’Anglais dans les siècles qui ont suivi la création de la Banque d’Angleterre. Car si le parlement anglais était partagé entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie urbaine, la Banque était largement entre les mains des commerçants londoniens. Et si le parlementarisme anglais pouvait séduire en comparaison de la représentation par ordres des États généraux français (disparus en fait depuis 1614), ils n’étaient pas plus démocratiques que les parlements français, et beaucoup moins que les institutions représentatives urbaines, qui existaient dans une partie importante de l’Europe5.

III. Centralisation ou décentralisation ?

23Toutes ces remarques convergent pour suggérer que si modèle optimal de développement financier et politique il y a, articulant représentation politique des élites urbaines créancières, acceptation de l’impôt et capacité d’endettement public, ce modèle n’est pas né dans l’Angleterre du xviie siècle, mais s’est développé progressivement dans les cités flamandes et italiennes, a aidé au développement d’États, petits mais aussi grands comme l’Espagne du Siècle d’or, avant d’être, peut-être, systématisé et pleinement articulé aux Provinces-Unies et, grâce à elles, en Angleterre. Le développement exceptionnel de ce modèle y résulte du caractère administrativement et politiquement plus homogène et centralisé du petit royaume anglais par rapport aux autres États européens où les autonomies locales restent fortes même dans les monarchies soi-disant absolues. Plus que du choix d’un modèle idéal, il résulte du succès de la transformation en problème national (et en conflit avec la France de Louis XIV) de problèmes politiques internes initialement religieux (protestants contre catholiques) et dynastiques mais aussi sociaux (villes commerçantes contre campagnes), et de l’utilisation de la menace française et papiste pour imposer un modèle politique et financier contrôlé par l’élite capable de fournir les moyens financiers permettant de répondre à cette menace, qu’elle soit réelle ou imaginaire. Cette conjonction a permis de faire taire les velléités d’autonomie locale ou les voix discordantes qui pouvaient demeurer.

24Ce colloque a mis en évidence la force durable des autonomies locales ailleurs, et comment, malgré cette forte différence avec le modèle anglais, elle n’a non seulement pas fait obstacle mais a sans doute même permis dans certains cas le développement des finances publiques y compris dans des États réunissant un grand nombre de villes. En effet, les États s’appuient pour emprunter sur la crédibilité et la légitimité fiscale des institutions représentatives de ces villes, où sont levés très tôt des impôts réguliers.

25Les exemples qui ont été étudiés ici sont nombreux. La Castille, l’Aragon, l’empire des Habsbourg, les États pontificaux sont quatre cas importants dans lesquels existe un pouvoir central, plus ou moins fort, plus ou moins identifié à une région particulière, assez peu dans le cas de l’Aragon, davantage dans le cas des États pontificaux. Il dispose de la capacité à organiser le prélèvement fiscal, tout en le décentralisant assez largement auprès des villes, en laissant celles-ci choisir leur forme d’imposition, les modalités techniques de la collecte des impôts, en leur demandant simplement de contribuer pour des montants préalablement définis.

26Ce modèle décentralisé, on nous l’a montré, peut être stable et durer pendant des siècles, permettant non seulement la création d’impôts mais aussi l’augmentation de leur niveau et l’emprunt gagé par les recettes futures. Malgré tout, du fait peut-être (cela reste à éclaircir) de la concurrence entre villes, ce modèle ne permet sans doute pas un prélèvement fiscal aussi important que le modèle centralisé anglo-hollandais. Plus grave, il est possible – mais c’est une autre question – qu’il conduise à une trop faible intégration économique, faute d’État central suffisamment puissant pour forcer à l’abolition des obstacles à la circulation des biens et des capitaux. En tout état de cause, il semble bien que ce modèle d’ancrage local du marché financier restreigne l’intégration entre villes du marché financier, même si l’inventivité des marchands permet parfois d’y remédier – c’est encore à clarifier.

27En fait, il est probable que la caractéristique décisive du modèle centralisé soit à chercher du côté de la banque plus que de l’impôt ou de l’emprunt… même si la banque en retour renforce la dette. Dans ces États polycentriques qui sont fréquents en Europe, on a rarement une banque nationale capable de fournir toute la liquidité nécessaire au souverain et de renforcer ainsi la crédibilité de sa dette à absorber les chocs de court terme. Mais l’absence de telles banques est un révélateur politique important, car lorsqu’elle émerge, une banque émettrice ou simplement appuyée au Trésor devient tellement puissante qu’elle force la centralisation. On connaît bien les débats qui ont eu lieu autour de la création d’une banque centrale aux États-Unis de 1776 à 1836, avec une conclusion négative anti-fédéraliste qui ne sera remise en cause que par la succession de crises bancaires qui culmine en 1907. Mieux masqués par les vainqueurs sous des drapeaux nationalistes, de tels débats ont eu lieu autour de la Banque d’Angleterre. Les mêmes ont bloqué les tentatives pour créer une banque nationale en France de 1720 jusqu’à la centralisation révolutionnaire.

28Ces exemples ne sont pas sans intérêt, et il est bon aujourd’hui de se remettre à l’esprit que la création d’une banque nationale n’est pas seulement la condition d’une unification monétaire dont les gains dans les transactions sont évidents. Il est réellement très difficile de créer une banque centrale sans lui déléguer des pouvoirs trop considérables. Les débats actuels sur la Banque centrale européenne et la nécessité de lui confier la régulation et le contrôle de l’ensemble du système bancaire européen devraient s’inspirer de l’histoire bancaire européenne.

29En effet, cette histoire nous montre que les banques en mesure d’assurer la liquidité peuvent s’établir à l’extérieur comme à l’intérieur d’une zone monétaire, avec bien sûr des caractéristiques et des conséquences politiques très différentes. La liquidité du roi d’Espagne, au xvie siècle, est assurée par les banquiers génois. Le jeu qui s’établit alors entre l’État, les banques et les villes levant l’impôt et prêtant à long terme est compliqué mais mérite l’examen : car si l’État pouvait être tenté d’emprunter au maximum puis de faire défaut, il n’en est pas empêché ici comme dans le modèle anglais par le contrôle d’un parlement dominé par les créanciers. Il l’est simultanément pour le long terme par ce besoin de garder la crédibilité auprès des villes et pour le court terme par le risque d’une crise bancaire généralisée qui affecterait l’ensemble de l’économie. De cette manière, l’État exerce aussi une menace crédible sur les villes (celle de la crise de liquidité), tandis que les banquiers, hors d’atteinte, gardent le pouvoir de la liquidité et de la mobilité. On observe ainsi un jeu à trois types d’acteurs (parmi lesquels les banquiers comme les villes sont concurrents entre eux) qui permet une interdépendance entre chacune des paires d’acteurs et stabilise l’ensemble du système.

30C’est donc l’ensemble des modalités du pouvoir politique qui est en jeu derrière l’organisation financière telle qu’on la voit s’inventer en Europe à l’époque moderne.

IV. La politique contre les marchés

31Une autre dimension pour laquelle l’histoire européenne éclaire et oblige à réfléchir en nous rendant étranges des pratiques pourtant familières est visible dans le rapport entre politique et marchés qui est inévitablement présent derrière les marchés de capitaux, même s’il est resté peu abordé dans ce colloque.

32Si on veut rompre avec le finalisme du modèle libéral, il faut ainsi considérer la tentative permanente dans l’histoire des marchés de dette de maintenir un équilibre entre deux dimensions, celle de l’élargissement des marchés et celle des interventions visant à la stabilité sociale et politique.

33La perspective libérale classique, dans sa vision progressiste, tente de séparer ce qui relève de l’économie et ce qui relève de la politique, en affirmant la nécessité et l’efficacité économique de la liberté des marchés dans le domaine économique et du cantonnement du social à la charité autrefois, aujourd’hui à la redistribution fiscale. Toute immixtion du politique dans le fonctionnement des marchés au nom de « justes prix » relèverait d’une vision religieuse (catholique) arriérée, et le sens de l’histoire serait celui de leur élargissement et liberté croissante.

34Le fonctionnement des marchés de dettes à l’époque moderne est instructif à cet égard. D’un côté, des actifs financiers sont émis, sont échangés sur des marchés plus ou moins organisés mais selon des modalités qui ressemblent beaucoup à ce que les manuels actuels de finance nous enseignent. Les dettes importantes et homogènes émises par les grands emprunteurs qui veulent profiter de la liquidité de leur dette pour abaisser leur coût d’emprunt (la couronne d’Angleterre par exemple) sont le support idéal de ces marchés, et c’est pour elles que ceux-ci s’organisent, que la diffusion systématique des prix est mise en place, que des innovations juridiques facilitent à la fois – et malgré leur contradiction apparente – la protection et l’anonymat des porteurs. D’un autre côté, les emprunteurs publics cherchent à maintenir une capacité d’intervention sur les marchés – pour des motifs inégalement avouables. Ils le font par des moyens juridiques parfois : ainsi du caractère d’immeuble par destination de la rente émise par l’État en France jusqu’au xxe siècle. S’il trouve son origine dans le contournement de l’interdiction de l’usure qui consiste au xive siècle à faire passer un actif financier pour un quasi-actif réel, il n’aurait pas traversé les siècles sans une utilité sociale : une protection supérieure des « veuves et des orphelins », justifiée assez souvent pour qu’on introduise cet obstacle à la liquidité et donc au fonctionnement optimal du marché. Plus profondément, l’État français au xviiie siècle, David Weir l’a bien montré, tente à la fois d’élargir le marché financier et d’émettre des dettes visant des catégories sociales spécifiques (par le biais des tontines et des rentes viagères notamment), dettes dont les caractéristiques restreignent la négociabilité6. Il le fait certes en partie pour utiliser son pouvoir de marché sur des segments où d’autres emprunteurs ne peuvent le concurrencer, mais aussi sans doute par souci politique : celui de pouvoir éventuellement organiser des restructurations partielles affectant inégalement les différents créanciers, et ainsi gérer politiquement la dette.

35Cette pratique scandalise les observateurs – les banquiers genevois à l’époque, les économistes aujourd’hui – qui y voient des obstacles aux arbitrages qui auraient lieu sur un marché libre. Mais à certains égards cette pratique anticipe sur la gestion politique de la dette sociale qui joue un rôle majeur dans toutes les démocraties modernes : toute modification décidée politiquement des conditions financières des systèmes de retraite par répartition constitue de fait de manière similaire une gestion politique d’une dette publique. La différence est qu’aujourd’hui les deux types de dette publique, la sociale et la financière, sont plus clairement distingués. Mais il reste que les arbitrages politiques opposent nécessairement toujours l’une à l’autre. Quand une banque privée coalisant les banquiers domine le gouvernement, la dette financière est nécessairement prioritaire par rapport à toutes les autres dettes. Si l’influence des banquiers et des financiers s’efface au bénéfice des syndicats, la dette financière risque l’effacement au profit de la dette politique ou sociale, comme on l’a constaté au xxe siècle lorsque les guerres mondiales imposèrent une telle solution et la redistribution massive des créanciers vers les débiteurs qui en résulta, au prix d’une destruction du marché financier coûteuse pour la croissance. Depuis trois siècles, toute l’histoire que nous examinons est une tentative de trouver un équilibre entre les deux. Évidemment dans des périodes de crise, des périodes de tensions, cet ajustement est à éprouver, chaque jour. Parce que chaque jour, il faut choisir entre privilégier un peu plus les uns ou un peu plus les autres. On voit que c’est ce que font nos gouvernements au quotidien.

36Une des avancées récentes et cruciales de la recherche historique sur les marchés de dette a consisté à montrer la grande difficulté qu’il y a, même pour un gouvernement puissant, à empêcher durablement la négociabilité de la dette – et donc l’élargissement de l’emprise des marchés – sauf à détruire ces derniers. Même des instruments qui ont l’air très peu négociables, sont en fait négociés, indirectement, en cachette. De sorte que le modèle d’une gestion purement politique, n’a probablement pas de sens. De là à penser que le modèle de la pure gestion financière est optimal, il y a un pas qu’on ne saurait franchir, tant il souffre non seulement de son indifférence naturelle aux problèmes sociaux, mais aussi inévitablement des défauts qui résultent de la distance entre marché idéal et marché réel : abus d’information privilégiée et de position dominante y existaient hier comme aujourd’hui. Un exemple présenté par Anne Murphy est particulièrement clair en la matière. Au sein même de la Banque d’Angleterre, à l’endroit où la crédibilité de l’État et de la dette est tous les jours mise en évidence, une partie des salariés spéculait sur les titres de la dette publique, en conflit d’intérêts évident et en utilisant des informations privilégiées. Ailleurs se développent des lieux d’échanges de la dette opaques et non contrôlés, sur lesquels des profits illégitimes sont réalisés que seule la justice peut essayer a posteriori et avec difficulté de corriger. La dette publique tout entière risque d’en être affectée.

37Diversité des modèles, multiplicité des instruments, ces observations de l’histoire réaffirment toutes le lien nécessaire entre gestion de la dette et politique.

V. Construction des administrations fiscales et financières : du côté de chez Weber

38Au cœur du rapport entre finance et gouvernement, il y a un point qui n’a pas donné lieu à des développements très importants pendant cette conférence : c’est la description fine et l’analyse des pratiques des administrations, de la manière dont se sont construites les administrations fiscales et celles qui gèrent la dette, et de la façon dont elles rassemblent progressivement les informations nécessaires à leur bon fonctionnement.

39Là-dessus, il y a un changement absolument radical pendant la période qui a été considérée. Même à l’apogée du Moyen Âge, au xive siècle, il n’y a à peu près pas de véritables administrations. On trouve dans quelques pays une administration monétaire, qui a réussi peu à peu à unifier, à faire circuler de manière prééminente certaines monnaies, qui a interdit aux vassaux la frappe de monnaie, qui a imposé une monnaie de compte, en particulier à travers le système fiscal et judiciaire. Mais, il n’y a pas de véritable administration fiscale.

40Sur le long terme, ces administrations fiscales se développent selon des modalités très variées, qui reflètent toujours – parmi d’autres difficultés – la tension entre d’un côté la nécessité d’utiliser les connaissances locales sur les richesses et les revenus et de déléguer localement cette collecte, de l’autre côté le besoin de faire remonter l’information au centre, pour pouvoir disposer d’une partie du revenu et prendre des décisions sur la répartition de l’impôt entre les provinces. Ce désir de centralisation de l’information se heurte à l’hésitation des représentants locaux qui veulent à la fois démontrer qu’ils ne doivent pas être trop imposés et, en même temps cacher le plus possible cette information, pour éviter que le pouvoir n’adapte et n’augmente les impositions.

41Ce jeu est central dans le développement d’une fiscalité ; il a été examiné maintes fois mais n’a pas donné lieu à une systématisation qui permette d’en tirer de véritables leçons. Un tel exercice demanderait une meilleure articulation entre deux disciplines qui ont dialogué, mais peut-être pas tout à fait assez durant cette conférence : entre les historiens qui se refusent à juste titre à comparer des chiffres construits selon des méthodes chaque fois spécifiques, et les économistes qui croient possible de tirer des résultats pertinents de chiffres même sans connaissance détaillée de la manière dont ils ont été construits.

42Quand on connaît les sources qui portent sur l’époque moderne, dans un grand nombre de pays, il est évident, non seulement que ces sources sont parcellaires, mais qu’elles sont souvent volontairement lacunaires. C’est-à-dire que le simple fait de réussir à réunir des informations, à l’échelle d’un État, allait tellement contre l’intérêt d’un certain nombre d’agents qu’il était évidemment inconcevable pour eux d’y contribuer. Ce jeu de la construction et du secret sur cette information est très important. En particulier, si on veut accroître la pression fiscale, il est indispensable de permettre de comparer les régions entre elles. Comparer ne peut se faire que si l’on réussit à construire cette information. C’est peut-être une des faiblesses principales et des fragilités des modèles politiques décentralisés que de ne pas avoir réussi finalement à réconcilier les régions quand il s’agissait d’augmenter la pression fiscale. On pouvait toujours faire porter le poids de l’impôt sur ceux sur lesquels il était plus facile de le faire, au détriment, sans doute, de la cohésion nationale.

43Il me semble qu’on pourrait y concentrer plus d’efforts encore par la suite, et résoudre une partie de l’incertitude en modélisant plus systématiquement les comportements des uns et des autres, y compris dans la production de l’information.

44Je voudrais conclure là-dessus, sur cette multiplicité des dimensions politiques et sociales de l’impôt et de la dette publique, qui font qu’ils sont beaucoup plus que des instruments financiers au service d’un État. Ils sont des éléments de la construction de l’État et de son développement politique. Je pense que c’est aussi vrai aujourd’hui que pendant la période sur laquelle nous avons heureusement tant appris depuis hier. Nous avons encore beaucoup à apprendre de l’histoire de l’Europe moderne, et ce chantier requiert encore pour longtemps la coopération de disciplines variées, dont les fruits d’aujourd’hui devraient suffire à motiver nombre de nouveaux chercheurs.

Notes de bas de page

1  D. Stasavage, Public debt and the birth of the democratic state : France and Great Britain 1688-1789, Cambridge Mass., Cambridge University Press, 2003.

2  Katia Béguin, Les princes de Condé. Rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999, rééd. 2012.

3  Peter G.M. Dickson, The financial revolution in England. A study in the devevelopment of public credit 1688-1756, Londres, Macmillan Press, 1967 ; John Brewer, The sinews of power. War, money and the English state 1688-1783, Londres, Unwin Hyman, 1989 ; Douglass North et Barry Weingast, « Constitutions and commitment : evolution of the institutions governing public choice in seventeenth century England », The Journal of economic history, 49/4, 1989, p. 803-832 ; Michael J. Braddick, The nerves of the state. Taxation and the financing of the English state 1558-1714, Manchester, Manchester University Press, 1996 ; Patrick O’Brien, « The political economy of British taxation 1660-1815 », Economic history review, 41/1, 1988, p. 1-32 ; Patrick O’Brien, « Fiscal exceptionalism : Great Britain and its European rivals. From Civil War to triumph at Trafalgar and Waterloo », working paper 65/01, London School of Economics, oct. 2001.

4  Jérémie Barthas, L’argent n’est pas le nerf de la guerre. Essai sur une prétendue erreur de Machiavel, Rome, École française de Rome, 2011.

5  David Stasavage, States of credit : size, power and the development of European polities, Princeton, Princeton University Press, 2011.

6  David R. Weir, « Tontines, public finance and revolution in France and England 1688-1789 », Journal of economic history, n° 49, 1989, p. 95-124.

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