Que disent les religions sur l’éthique des marchés au xxie siècle ?
Table ronde
p. 249-268
Note de l’éditeur
Cette table ronde a eu lieu le 20 mai 2008.
Plan détaillé
Texte intégral
Guillaume Goubert
1En tant que rédacteur en chef au quotidien La Croix, je suis très honoré qu’on m’ait demandé d’animer cette table ronde. Le sujet se situe à la rencontre entre les préoccupations spirituelles, religieuses et la vie du monde, ce dont le journal dans lequel je travaille essaie de rendre compte jour après jour. Que disent les religions sur l’éthique des marchés au xxie siècle ? Je vais d’abord donner la parole à Claude Riveline qui s’exprimera à propos du judaïsme, puis à Pierre de Lauzun à propos du christianisme et à Olivier Pastré sur l’islam. J’ai pris les religions par ordre chronologique. Ensuite, il y aura deux personnalités, Jean-Arnold de Clermont et Michel Camdessus, que l’on peut qualifier d’acteurs, qui concluront le panel.
Ce que disent les trois religions révélées
Guillaume Goubert
2Claude Riveline, vous êtes polytechnicien, ingénieur général des Mines, professeur de gestion à l’École des mines de Paris et rabbin honoraire. Vous êtes très présent sur Internet, avec un site qui s’appelle Riveline. net où l’on trouve des textes de vous. Vous êtes aussi présent sur un outil tout à fait remarquable qui s’appelle Akadem.org, campus numérique du judaïsme où l’on peut vous écouter tenir des conférences qui, pour ce que j’en ai capté, m’ont paru vraiment passionnantes. Vous êtes notamment l’auteur d’un petit traité pour expliquer le judaïsme aux non-Juifs. Ce texte est en ligne sur Riveline.net.
Claude Riveline
3Je suis donc amené à vous entretenir pendant dix minutes sur les Juifs, l’argent et les affaires. Cet énoncé ayant nourri des siècles d’antisémitisme, je suis évidemment confronté aux dangers de faire de l’apologétique et en effet les propos que je vais vous tenir vont dire le plus grand bien de l’attitude des Juifs à l’égard de l’argent. Mais je tiens à vous dire que ce n’est pas un costume sur mesure. Il y a des bibliothèques entières qui constituent des sources de ce que je vais dire car les Juifs sont d’infatigables bibliophiles.
4Toutefois le titre « xxie siècle » est très embarrassant pour un Juif parce que ses sources remontent aux deux premiers siècles de l’ère chrétienne. Depuis, il y a eu des milliers de commentaires mais les sources authentiques, qu’on ne conteste pas, remontent à cette époque. C’est le Talmud. Cette réserve n’a pas beaucoup d’importance parce que c’est un texte d’une vitalité inépuisable. Par conséquent cela dit des choses, que je vais vous résumer, sur les marchés au xxie siècle.
5D’abord, il faut savoir qu’une caractéristique fondamentale du judaïsme, c’est son optimisme. C’est bien d’être riche, c’est moral d’être riche. Le fait de faire des affaires est une façon de servir les desseins divins. La preuve, c’est que les patriarches qui sont des modèles d’humanité proposés aux fidèles sont Abraham, Isaac et Jacob qui ont été transitoirement ou durablement très riches et le texte le dit. Pourquoi est-ce bien ? Parce que c’est le signe de l’élection divine mais, cela étant, pour être riche et le mériter, il faut avoir un comportement absolument irréprochable. Et la toute première condition, c’est de donner 10 % de ses revenus aux pauvres. En dessous, c’est proprement de la délinquance, c’est du vol. On leur doit 10 % de ses revenus. Je vous rappelle que les pays développés donnent moins de 2 % de leur PIB aux pauvres.
Guillaume Goubert
6Plutôt 0,2 %.
Claude Riveline
7Il y a des pays généreux. Enfin on est loin des 10 %, comme vous le voyez. Mais, cela étant, il faut être très attentif à sauvegarder son patrimoine de manière à ne pas se dérober au mandat que Dieu nous a confié. De sorte qu’il y a eu un commandement tout à fait étonnant : « Il est interdit de donner plus de 20 % aux pauvres ». C’est-à-dire que la prodigalité est considérée comme une vertu mais dans la limite, dans la fourchette entre 10 et 20 %, sauf exception, parce qu’on peut toujours avoir des cas exceptionnels mais locaux.
8Le deuxième point, c’est qu’il faut être parfaitement honnête. Le texte de la Bible, tel que vous en disposez tous, est extrêmement précis sur les poids et mesures qui doivent être exacts : ne pas retenir le salaire de l’ouvrier plus tard que la nuit. Donc tout doit être d’une probité impeccable. Il ne faut pas tromper son interlocuteur. Alors là, un enseignement tout à fait étonnant : il est beaucoup plus grave de tromper un non-Juif qu’un Juif. Ce n’est pas intuitif n’est-ce pas ? Et pourtant c’est ainsi mais on explique très bien pourquoi. Quand on trompe les non-Juifs, on provoque des massacres, donc il y a une raison tout à fait terre à terre qui pousse à être honnête.
9Alors, bien entendu, j’ai gardé pour la bonne bouche l’enjeu fondamental : le prix. Je crois qu’il faut être conscient du fait que le prix est un enjeu absolument dramatique parce que la vie économique est un combat, puisqu’il y a des gens qui détiennent des biens et des services et des gens qui les convoitent et le bien passe dans un sens, et dans l’autre sens il passe de l’argent. Il n’y a aucune raison de penser que l’échange est juste, est équitable. Il y a inévitablement l’un des deux interlocuteurs qui est plus fort que l’autre. Si c’est le vendeur, le prix sera trop élevé, si c’est l’acheteur, le prix sera trop bas. Comment s’assurer que le prix est juste ? Là il y a une ambigüité qui a nourri d’innombrables débats, c’est de savoir d’où vient l’épithète juste dans l’expression « juste prix ». Est-ce que cela vient de justesse ou de justice ? L’illusion du siècle des Lumières, qui est en train de se dissiper dans la douleur, c’est que c’est pareil, n’est-ce pas ? C’est la vieille idée platonicienne que le vrai, le bien et le beau doivent quelque part coïncider et que par conséquent si le prix est « juste » au sens de justesse, il sera inévitablement beau et « juste » au sens de justice.
10Le judaïsme a résolu ce problème-là sous les deux angles. Je m’explique. D’abord, je tiens à dire que le marché du xxie siècle est inconnu du Talmud. Le marché du Talmud était un marché comme on peut l’imaginer dans les bourgs agricoles de l’Antiquité ou du Moyen Âge. Il y avait une institution dans ces marchés qui s’appelait « la Porte » (sha’ar en hébreu), laquelle désigne la porte mais aussi deux autres choses, d’une part un tribunal et d’autre part un prix du marché. Lorsque les échanges avaient lieu dans ces marchés et que l’un des deux était mécontent du prix qui avait été convenu et exécuté, il allait se plaindre à « la Porte ». Il y avait un tribunal qui siégeait en permanence pendant la durée du marché. Et instantanément, un tribunal était constitué pour arbitrer. Quelle était sa règle d’arbitrage ? Il affichait un prix normal, le résultat des échanges, et si le prix qui avait été décidé était supérieur d’un sixième ou inférieur d’un sixième à ce prix de référence, le tribunal jugeait qu’il fallait le ramener dans ses bornes. Autrement dit, il y avait les deux visages, il était « juste » au sens de justesse puisque l’offre et la demande avaient convergé vers ce prix-là, et « juste » au sens de justice puisque si l’un des deux dans la transaction avait abusé de l’ignorance de l’autre, on réajustait le prix final. Telle était la morale du marché. Vous voyez en quoi cela peut nous éclairer sur les marchés du xxie siècle puisque nous savons très bien qu’il y a de formidables déséquilibres entre la puissance de l’acheteur et la puissance du vendeur et que cela peut entraîner des injustices terribles, « les termes de l’échange », pour employer une expression très souvent utilisée pour dépeindre la misère de ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre. On sent qu’il y aurait, de la part de la tradition juive, un message pour rétablir les prix à un niveau tel qu’il y aurait à la fois de la justesse et de la justice.
11Le point sur lequel je voudrais conclure, c’est la manière dont marchaient les tribunaux en question. La grande règle, c’est qu’ils étaient extrêmement rapides à mettre sur pied et à prononcer leur verdict. En fait, ils étaient composés de n’importe qui d’honnête et de compétent, l’idée du bon père de famille qu’on trouve dans le Code civil n’était pas exprimée en ces termes, mais c’était l’idée des honnêtes gens. Nous n’en sommes pas très loin dans La République de Platon, avec l’idée que la démocratie ne fonctionne que si la vertu est vivante dans chacun des citoyens. Donc trois hommes honnêtes constituaient un tribunal. Il y a toutes sortes de nuances parce que si c’était compliqué, s’il y avait une technique un peu fine à mettre en œuvre, on faisait appel au moins à l’un des trois qui était un connaisseur et donc, à la limite, il fallait trois connaisseurs. Tout ceci était ajusté en fonction des circonstances. Fait très caractéristique de la justice juive, les arrêts étaient cosignés, signés par les plaideurs et signés par les juges. Ils portaient intégralement, sans protection, l’intégrale responsabilité du verdict. Ce qui avait une conséquence, c’est que l’on ne pouvait pas se servir de ce verdict pour faire l’économie d’un autre procès. C’est-à-dire que si même sur le même objet, même avec des négociateurs qui ressemblaient beaucoup aux précédents, il y avait une contestation, il fallait tout recommencer et c’était de nouveau signé par les plaignants et les juges, l’idée étant que les situations humaines sont toujours uniques mais que les gens doivent prendre leurs responsabilités, assumer la culpabilité éventuelle d’un arrêt qui serait contesté.
Guillaume Goubert
12Pierre de Lauzun, vous êtes polytechnicien mais aussi énarque, vous avez fait carrière dans l’Administration, vous avez été notamment secrétaire général du Club de Paris. Vous avez effectué également une carrière bancaire. Vous êtes actuellement directeur général délégué de la Fédération bancaire française, délégué général de l’Association française des entreprises d’investissement. Vous êtes l’auteur de plusieurs livres, notamment près des sujets qui nous occupent aujourd’hui : L’Évangile, le chrétien et l’argent au Cerf, et Christianisme et croissance économique chez Desclée de Brouwer.
Pierre de Lauzun
13Je me limiterai au catholicisme : d’abord je le connais beaucoup mieux, et ensuite d’autres, notamment le pasteur de Clermont, sont beaucoup mieux placés que moi pour parler d’un point de vue protestant. Chacun doit parler de ce qu’il assume.
14Donc, l’enracinement de départ, est évidemment dans les Écritures, c’est-à-dire l’Ancien Testament d’une part, référence commune avec le judaïsme même si on ne le lit pas tout à fait de la même manière, et d’autre part les Évangiles. Les Évangiles me paraissent tout à fait spécifiques par l’insistance extrêmement forte qui y est faite sur l’économie comme thème de référence. L’économie est en permanence utilisée, un peu pour elle-même mais surtout massivement comme le cadre de la vie telle que la vivent les gens, comme le type de raisonnement qui oriente leur vie. À partir de quoi l’enseignement, qui est naturellement d’ordre spirituel, est donné. Mais cela veut dire que l’économie est totalement au centre de la prédication de Jésus, c’est-à-dire qu’elle est considérée comme étant intrinsèque à la vie des gens. Cela nous paraît assez évident mais en fait il n’y a pratiquement pas d’autres écritures qui le font, donc il y a quelque chose de très spécifique au christianisme. Une deuxième spécificité, c’est que bien entendu l’argument économique n’est pas limité à lui-même. Il est utilisé pour mener à quelque chose qui le dépasse infiniment, qui est la vie éternelle en Dieu. Donc, on dit en permanence aux gens : « Voilà comment vous comporter dans la vie économique. Vous opérez de façon rationnelle, n’est-ce pas ? Vous investissez, n’est-ce pas ? Vous investissez dans ce qui vaut le plus, n’est-ce pas ? Très bien, continuez le raisonnement, introduisez un autre facteur, l’éternité. À ce moment-là, qu’est-ce que vous choisissez ? » Et c’est là qu’un certain nombre de gens sont appelés à des choix extrêmes par rapport à la richesse, et d’abord la pauvreté (à l’exemple de la vie monastique) ; d’autres sont appelés à intégrer cela dans leur vie quotidienne de laïcs vivant dans la société, mais en ayant en permanence une hiérarchie de valeurs dans laquelle des valeurs supérieures transcendent celles de l’économie sans les annihiler. Ces références économiques subsistent dans ce cadre ; non seulement elles gardent leur force pour guider la vie quotidienne, mais elles constituent un pont important avec les non-chrétiens.
15C’est là que je passe rapidement à une période plus récente. Depuis 1890, l’Église catholique et notamment les Papes ont développé ce qu’on appelle la doctrine sociale de l’Église, c’est-à-dire une série d’encycliques, de textes doctrinaux, dans lesquels ils élaborent une vue de la vie économique, sociale et politique. Mais la dimension économique est très importante. Là aussi, c’est à peu près sui generis. Il y a des pensées analogues dans d’autres confessions chrétiennes mais il n’y a pas cette élaboration, du fait du rôle particulier du magistère dans l’Église catholique. Une autre particularité intéressante, c’est que la grande majorité de ces encycliques, notamment avant Jean-Paul II, sont construites naturellement avec un esprit chrétien, mais dans un langage qui fait essentiellement référence à la raison, à des valeurs morales qui peuvent être immédiatement reconnaissables par des non-chrétiens. Quand Léon XIII soulignait les horreurs de la condition ouvrière de l’époque et exigeait que le niveau des salaires soit tel qu’il permette à un ouvrier de nourrir sa famille, il faisait appel aux Écritures ou à la tradition de l’Église, mais aussi et d’abord à des notions morales et de bon sens, voire à des raisonnements économiques, accessibles à tous, à chacun.
16On est bien dans la ligne de ce qu’on a pu dire ce matin sur les Écritures et sur le Moyen Âge, c’est-à-dire que, grosso modo, les traits principaux d’une économie que nous appelons de marché sont validés, c’est-à-dire une économie fondée sur la propriété privée. Cette propriété privée est conçue comme un bien parce qu’elle permet à la personne humaine d’agir de façon autonome. Cette action autonome de la personne humaine est elle-même un bien et en conséquence les institutions d’une économie de marché peuvent, dans une certaine mesure, s’en déduire sur le plan juridique. Mais, et c’est là qu’il y a une différence majeure, ceci n’est pas conçu séparément, comme dans les manuels d’économie politique où une fois que l’on a mis en place les éléments du mécanisme, on ne donne pas d’importance particulière aux valeurs morales et sociales qui animent les acteurs. Là ces valeurs morales et sociales sont considérées comme essentielles, non seulement parce qu’elles sont importantes en soi et doivent être au cœur du comportement desdits acteurs, mais en outre parce que, selon les valeurs qui animent les acteurs, le marché ne fonctionnera pas de la même manière. Après tout, les manuels nous enseignent bien que le marché résulte de la confrontation de courbes de préférence, mais ces courbes de préférence ne seront pas les mêmes si les systèmes de valeurs des acteurs sont différents. Donc c’est un facteur de changement extrêmement important. Un élément de comparaison là-dessus est justement la limitation qui est donnée à la notion de propriété. Elle est contrebalancée par une notion de « destination universelle des biens », qui ne veut absolument pas dire qu’un État socialisant a le droit de prendre la propriété des gens, sauf dans des cas extrêmes de besoin ; mais cela veut dire que celui qui est propriétaire doit considérer qu’il a une responsabilité envers, en termes ultimes, l’humanité ; étant entendu que l’humanité pour lui, c’est d’abord les personnes qu’il voit et qu’il rencontre, c’est-à-dire ceux qu’on appelle dans les Évangiles « son prochain », le prochain pouvant être compris de façon relativement large à une époque comme la nôtre de communication étendue, mais c’est son « prochain » qui est son objet prioritaire d’attention.
17Les papes plus récents et notamment Jean-Paul II ont beaucoup développé ce thème du marché, avec une analyse balancée. D’un côté il nous dit par exemple que le marché est l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins, et en même temps il nous dit que ce marché a ses limites. Il a des limites d’abord matérielles, en termes de fonctionnement : l’idée que le marché fonctionne toujours et de façon optimale est une idée fausse, donc il faut un contexte juridique non seulement pour le faire bien marcher mais, pour reprendre ses termes, pour « mettre la liberté économique au service de la liberté humaine intégrale », en la considérant comme une dimension particulière de cette dernière « dont l’axe est d’ordre éthique ou religieux » ; c’est-à-dire qu’on la replace dans une optique de valeurs d’ordre éthique et religieux. Ceci est d’abord et essentiellement au niveau des personnes et de leur responsabilité ; puis, en dernière analyse, lorsque le besoin s’en fait ressentir, au niveau de l’État, lorsque son intervention permet d’assurer un niveau plus élevé de bien, qui est celui du bien commun, que son absence d’intervention. Le principe de subsidiarité a été développé par l’Église catholique puis utilisé – avec un sens quelque peu faussé – au niveau des communautés européennes ; il précise ce fait qu’il faut d’abord que les personnes assument leur liberté et leur responsabilité. Si cela marche bien, notamment par le marché, c’est très bien. Si cela ne donne pas un résultat optimal, à un moment donné des instances d’ordre supérieur au sens le plus large, et notamment en dernière analyse l’État, doivent intervenir. Cela peut être vrai d’ailleurs au niveau mondial, éventuellement, si les instruments adéquats y sont disponibles. Voilà le contexte. Cela veut donc dire qu’on a un rapport tout à fait particulier avec le libéralisme des manuels : il y a à la fois un très large accord sur une bonne partie des institutions et un appel à une conception de l’action des acteurs qui est assez notablement différente. Elle dépend naturellement des personnes, de leur degré de maturation, d’évolution, de sensibilisation et de ce qui leur est possible, bien entendu. La même relation joue par rapport au capitalisme, c’est-à-dire que si le capitalisme est conçu comme entreprise, marché et propriété privée, responsabilité, créativité humaine, etc., c’est oui. Mais un capitalisme dans lequel il n’y a pas l’encadrement de cette liberté, par un cadrage juridique et par des valeurs qui permettent d’orienter l’action des acteurs dans le bon sens, devient alors négatif ou dangereux. À ce moment-là, il peut être nécessaire que ceux qui le peuvent interviennent pour le remettre dans le bon sens.
18Tout cela se déroule au niveau des principes généraux et demande à être décliné. Je pense que c’est un travail qui relève plus des laïcs que des ecclésiastiques, soit dans leur action personnelle, soit évidemment par la réflexion et notamment le débat avec le reste de la société, puisqu’évidemment l’essentiel du marché n’est pas fait de catholiques convaincus ou même de protestants convaincus ou d’israélites convaincus avec lesquels on peut trouver plus de points communs, et des références religieuses au moins partiellement communes. Il y a un besoin de nous insérer là où nous nous trouvons.
19Ajoutons que tout cela va bien entendu bien au-delà des déontologies. Si je prends par exemple les marchés financiers que je connais un peu mieux et qui se trouvent actuellement rencontrer des problèmes que vous connaissez bien, il est manifeste qu’on va au-delà de la déontologie ; et en même temps on aurait besoin d’une déontologie. Je vais prendre quelques exemples. Il y a eu des crédits qui ont été distribués aux États-Unis qui s’appellent subprimes, et là c’est très clair, il aurait fallu une intervention de l’État. C’est-à-dire qu’ils auraient dû être régulés et octroyés par des banques surveillées. Cela n’a pas été le cas. Il y a un deuxième niveau, celui où les gens qui ont distribué ces crédits les ont mélangés avec d’autres crédits dans des choses très compliquées qui ont été packagées et repackagées dans tous les sens, de telle manière qu’ils devenaient illisibles. Ces gens avaient clairement un devoir, qu’on appelle dans le jargon la due diligence, souvent conçue d’une manière purement matérielle mais qui est aussi manifestement un devoir moral, celui d’aller vérifier que quand on fait un produit et qu’on le vend, ce produit doit être bon et ne pas présenter de vices majeurs, et ne pas être illisible. Là, il y a eu une faute, que l’on pourrait retrouver au niveau du cordonnier de base qui fait des chaussures qui ne sont pas bonnes (on retrouve ici des choses très anciennes). Simplement cela n’a pas été transposé dans ce cas-là, parce que nous sommes dans un contexte qui a un vice de base : considérer qu’on est quitte du moment que le produit a fait l’objet d’une transaction libre (et dans ce cas-là, en plus, une transaction entre des personnes compétentes, puisque ces produits ont été relativement rarement vendus dans le grand public, moins compétent). Du moment qu’on est compétent, chacun en fait son affaire et tout le monde se juge quitte moralement. Mais la bonne réponse est le contraire : non, on n’est pas quitte moralement ; ce n’est pas bien de la part de l’acheteur et ce n’est pas bien de la part du vendeur. Donc cela appelle à une réflexion sur soi-même des opérateurs, réflexion également nécessaire dans le cas des rémunérations.
20Je ne veux choquer personne mais je ne considère pas qu’intrinsèquement une rémunération élevée soit répréhensible. Si quelqu’un a réellement apporté un service important et éminent, je ne suis pas choqué qu’il gagne beaucoup d’argent ; c’est même juste. Simplement, il y a deux choses à considérer. La première est que quand on regarde le cas d’espèce, la rémunération n’était pas acquise. Si quelqu’un fait une opération ou vend un produit, et que quelques années après cela s’avère frelaté, il est clair qu’on a eu tort de lui donner d’emblée un gros bonus, puisqu’on n’a pas tenu compte de la suite des opérations et du risque que cela représentait ultérieurement. Le deuxième principe, très important, et cela se retrouve dans les propos de l’orateur précédent, est le fait qu’avoir reçu cet argent n’est pas un signe d’élection mais que c’est certainement une responsabilité. C’est-à-dire qu’on n’est pas quitte parce que l’argent qu’on a gagné est légitime juridiquement, et qu’on a payé ses impôts. Quelqu’un qui paye des impôts au niveau suédois n’a pas pour autant le droit de faire n’importe quoi avec l’argent qui lui reste. Je ne parle pas ici en termes juridiques : l’État n’a pas nécessairement à intervenir là-dedans, la question se pose d’abord en termes moraux ou éthiques. Il a à regarder ce qu’il en fait, dans le sens d’un bien commun ; ce bien commun ne signifiant d’ailleurs pas uniquement « donner aux pauvres » encore que ce soit évidemment la priorité, mais cela peut signifier faire une fondation artistique, cela peut signifier investir dans des PME. Le pape Pie XI, dans les années trente, expliquait que la vertu médiévale de magnificence pouvait signifier à notre époque créer des emplois par de nouvelles entreprises. Donc c’est un emploi responsable qui doit être donné à cet argent : plus il est superflu, plus il doit être tourné vers un objectif d’intérêt général. Je ne suis pas convaincu que nos golden boys à Londres ou ailleurs avaient cette priorité en tête, mais il est vrai qu’ils ont beaucoup d’argent et cet argent implique normalement pour eux une exigence morale d’utilisation.
21Comme vous voyez, on a ici toute une gamme d’exigences échelonnées. On part d’un niveau déontologique élémentaire qui peut faire l’objet d’un consensus large et se traduire parfois par des réglementations, parfois par de l’autorégulation au niveau de la profession (j’en suis partisan). Et puis on va vers des exigences de plus en plus fortes, dans des domaines de plus en plus religieux, qui naturellement ne sont pas ressenties par tout le monde ou pas au même degré, et à ce moment-là, bien entendu, c’est la responsabilité de chacun. Là aussi la subsidiarité s’applique, mais, comme vous le voyez, il y a une gamme de messages et de demandes, qui, dûment pris en compte, peuvent aboutir, de la part d’acteurs qui s’en inspirent, à des actions très concrètes, parfois pour eux-mêmes, parfois collectivement. Si elles prenaient suffisamment d’ampleur, elles pourraient changer pas mal de choses.
Guillaume Goubert
22Olivier Pastré est professeur d’économie à l’université Paris VIII. Il a travaillé dans l’Administration, exerce des responsabilités bancaires, en Tunisie notamment, est producteur à France Culture. Il a publié plusieurs livres dont un avec Jean-Marc Sylvestre qui s’appelle Le roman vrai de la crise financière, chez Perrin. Ce qui nous amène au cœur de notre propos, c’est qu’Olivier Pastré travaille actuellement pour Paris Europlace sur une réflexion sur la finance islamique et la façon dont, éventuellement, ces capitaux pourraient venir irriguer la place financière française. Vous n’êtes pas musulman, Olivier Pastré, mais vous connaissez bien cet enjeu très particulier que représente aujourd’hui la finance islamique et la conception musulmane de l’argent et du prêt sans intérêt.
Olivier Pastré
23Je vais venir à la finance islamique mais, avant, je voudrais parler du thème même de cette rencontre : la genèse des marchés.
24Jean-Paul II a dit : « N’ayez pas peur ». Je vais dire le contraire de Jean-
Paul II : « Ayez peur », parce que les marchés financiers sont soumis à une crise qui est susceptible d’être gravissime. Je ne suis pas du tout catastrophiste, et je considère que certains intellectuels dépressifs français qui font le parallèle avec la crise de 1929 sont totalement « à côté de la plaque » parce qu’il n’y a pas grand-chose de commun entre la situation actuelle et la situation qui prévalait dans les années 1920. Néanmoins on est face à une crise très profonde qui est susceptible de remettre en cause ce qui a structuré les marchés financiers au cours des trente dernières années. Dans ce domaine, on dit un nombre de bêtises absolument incalculable et il est urgent, si l’on veut réfléchir à l’avenir de l’économie de marché, de remettre un peu les pendules à l’heure. Cette crise n’est pas une crise des subprimes – cela, c’est ce qu’on raconte dans les journaux –, c’est une crise de la titrisation. C’est beaucoup plus grave, parce que, en termes de taille, cela fait au moins un zéro de plus. De même, on désigne tel ou tel bouc émissaire comme responsable de la crise : successivement les agences de notation, les banques, les banques centrales… Je ne suis pas sûr que ce soit en désignant des victimes expiatoires qu’on arrivera à sortir de la crise.
25On a développé les marchés financiers dans des pays qui n’étaient pas habitués aux marchés. Je ne dis pas que ce n’est pas bien mais on a « marchéisé » tous les produits financiers bien au-delà du raisonnable. Un crédit, c’est une relation contractuelle à long terme entre un prêteur et un emprunteur. Transformez un crédit en produit de marché, en SICAV (pour simplifier), cela peut se faire (il suffit d’un peu de technologie financière) mais ce n’est pas d’une fiabilité absolue. On a absolument voulu tout « marchéiser » et je pense qu’aujourd’hui on est en train de découvrir les limites de la « marchéisation ». S’ajoutent à cela des normes comptables et prudentielles dont les effets qui ont été très positifs dans le passé mais risquent d’être très négatifs dans le futur, parce qu’elles sont procycliques. Elles accentuent les phases de croissance mais elles accentuent aussi les phases de récession. L’ensemble de ces normes et de ces règles, qui ont été définies dans une période de croissance forte dans le cadre d’un mouvement global de « marchéisation », sont susceptibles d’avoir des conséquences absolument désastreuses sur l’économie réelle à l’avenir.
26Je ne dis pas « il faut arrêter la titrisation » ou « il faut sur-réguler » ou « il faut que l’État intervienne tous azimuts ». Je pense que cela nécessite une réflexion approfondie sur les conditions de fonctionnement de l’économie de marché. Je ne parle pas de la France en particulier. On a obligé les banques à sortir les crédits de leur bilan. Elles ont fait ce que les banques centrales et leurs autorités de régulation leur ont demandé. Cela s’est traduit par un mouvement d’exclusion bancaire qui, en France, touche d’une manière ou d’une autre entre 4 et 5 millions de personnes. Dans ce domaine-là, il y a aussi une vraie réflexion à mener pour savoir comment le système financier peut réintégrer un certain nombre d’exclus.
27Venons-en maintenant à la finance islamique. Je préside une banque d’affaires en Tunisie, qui opère dans tous les pays du Sud de la Méditerranée. Au bout de quinze ans, j’ai acquis une relative compétence (de terrain en tout cas) sur ce qu’on appelle la finance islamique et la finance dans un certain nombre de pays islamiques, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
28Concernant la finance islamique, il n’y a aucune espèce de différence, si ce n’est des éléments d’ordre juridique, entre les produits financiers islamiques et les produits anglo-saxons les plus traditionnels. Si l’on n’a pas le droit de percevoir des taux d’intérêt, on fait des portages. C’est de l’ingénierie financière. Par contre, ce qui a beaucoup changé, c’est la stratégie des fonds d’investissement du Golfe. Il y a eu, dans ce domaine, une évolution absolument fondamentale générée par le 11 septembre 2001. On parle ici de capitaux dont le volume est de l’ordre de 500 milliards de dollars, ce qui n’est pas quand même complètement négligeable comme masse à gérer. Jusqu’au 11 septembre, ces capitaux étaient massivement investis en bons du Trésor américain, sans vraiment se poser de questions.
29À la suite des attentats du 11 septembre les pays du Golfe ont été amenés à réfléchir à ce qu’on appelle leur allocation d’actifs. Ils ont commencé à diversifier leurs placements financiers en investissant dans d’autres produits que les bons du Trésor américain et en retrouvant ainsi un élément tout à fait essentiel de l’esprit de la finance islamique. Dans la finance islamique, s’il y a une différence avec la finance classique, c’est bien une certaine appétence pour le capital risque c’est-à-dire pour la prise de participation dans des titres financiers qui ne sont pas liquides : ce qui caractérise la finance islamique, en effet, ce n’est pas tant le refus du taux d’intérêt que le refus d’une rémunération. Il est clair que le 11 septembre a provoqué une réallocation des flux en faveur d’autres pays que les États-Unis et en faveur d’autres placements de type capital risque.
30Dernier point que je voulais évoquer : ce que pourrait faire la France dans ce domaine. Je pense que la France est extraordinairement en retard en matière de gestion de la finance islamique, pour des raisons que je ne m’explique pas. Tous ces capitaux qui ne sont pas placés aux États-Unis sont aujourd’hui placés ou à Londres ou à Genève. Je pense qu’il y a un vrai enjeu pour la place de Paris. Sur les 500 milliards de capitaux du Golfe, si on en draine 50, cela ne peut pas faire de mal à l’industrie financière française, qui est une des plus belles du monde mais qui est quand même déstabilisée par la crise actuelle. Et je pense que cela mérite que l’on abandonne quelques habitudes intellectuelles et quelques dispositifs juridiques complètement archaïques.
31Il y a, par ailleurs, un autre sujet qui est extrêmement important, à savoir la collecte de l’épargne des résidents maghrébins en Europe qui représente des masses de capitaux tout à fait considérables. Ce n’est pas 500 milliards de dollars, c’est plutôt des flux annuels de l’ordre de 10 à 12 milliards d’euros, ce qui n’est pas tout à fait négligeable. Paradoxalement, les banques, qu’elles soient islamiques ou européennes, font, dans ce domaine, extraordinairement peu de choses, ce qui conduit à des comportements déviants et mérite quand même une réflexion plus approfondie.
32Voilà ce que je peux vous dire sur ma modeste expérience. Encore une fois, ce n’est pas du tout philosophique. Ce n’est que du « petit commerce » mais le « petit commerce » a parfois du bon.
Guillaume Goubert
33Merci de cet éclairage et de cette démystification de l’enjeu de la finance islamique. Cela fait écho, effectivement, à ce qui s’est dit ce matin sur un plan plus historique sur la question du prêt à intérêt dans la doctrine catholique, où finalement on observe des choses parentes à quelques siècles d’intervalle.
Deux témoignages
Guillaume Goubert
34Jean-Arnold de Clermont, vous êtes pasteur de l’Église réformée. Vous avez présidé la Fédération protestante de France de 1999 à 2007. Vous présidez depuis 1999 la conférence des églises européennes qui regroupe toutes les églises chrétiennes d’Europe, sauf l’Église catholique. Vous animez le service protestant de mission des églises protestantes de France, ce qui vous amène à aller souvent en Afrique et vous précisez aussi que vous êtes Président d’un groupe qui s’appelle les Assises chrétiennes de la mondialisation, une sorte de réseau qui s’est créé il y a quelques années pour essayer de produire une pensée commune à toutes les sensibilités chrétiennes sur la question de la mondialisation. Ce n’est pas un processus très simple que de mettre autour de la même table, par exemple, le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) et les entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC). Ce sont des sensibilités très différentes et élaborer une pensée commune est un beau défi. Pierre de Lauzun vous a laissé le champ libre pour ce qui est du protestantisme mais je crois qu’on a aussi envie de vous entendre sur votre expérience pastorale internationale, en particulier avec l’Afrique.
Jean-Arnold de Clermont
35Je souhaite partager avec vous ce que je vois et ce que sont mes intérêts par rapport à ces grandes questions qui nous traversent aujourd’hui, notamment la mondialisation, qui est, je pense, l’une des plus importantes. Mais comme chacun de mes prédécesseurs, au moins comme mon voisin, j’ai besoin de références. Alors je ne vais pas prendre Léon XIII, je ne vais pas prendre Jean-Paul II, cela aurait été un peu cocasse, même si je respecte beaucoup ce qu’ils ont dit. Alors j’ai trouvé John Wesley, qui est moins connu que Jean Calvin ou Max Weber, cités ce matin par M. Poton. Wesley, j’ai découvert sa parole il y a trois ou quatre jours et du coup cela m’a frappé et je me suis dit qu’il fallait absolument que je vous l’apporte. John Wesley aurait dit la chose suivante : « Gagne autant que tu peux, économise autant que tu peux, donne autant que tu peux mais ne gagne jamais en faisant du mal à ton prochain ». Évidemment, c’était dans un cadre extrêmement proche. Pensant aux dimensions lointaines de ce que cela signifie, je pense qu’effectivement vous ne vous étonnerez pas que je porte mon attention sur les dimensions majeures de l’attitude éthique contemporaine et notamment les questions touchant à la mondialisation.
36Ce que je vois, depuis quelques années, venu précisément de Grande-Bretagne, de l’Alliance évangélique mondiale, est une campagne qui a pas mal touché les Églises protestantes de France et qui s’appelle le « Défi Michée ». Elle a pour objet de demander aux gouvernants de tenir l’engagement, pris en 2000 dans le cadre des Nations unies, de réduire la pauvreté dans le monde de moitié d’ici 2015, notamment en respectant les objectifs à destination des pays pauvres, les fameux objectifs du millénium pour le développement. D’autres campagnes parallèles ont vu le jour de la même manière. En relation avec le G8 qui se tenait en Grande-Bretagne en 2005, une campagne a été lancée qui regroupe quelques centaines d’organisations et dont le titre est Make poverty history (faites de la pauvreté de l’histoire ancienne).
37Une autre campagne qui nous touche beaucoup, et à laquelle j’ai été invité à participer, est celle menée par Transparency international contre la corruption, principalement dans le domaine de la production pétrolière, l’une des causes les plus flagrantes de corruption, d’injustice et parfois de sang versé. Aussi une autre qui porte bien son nom : « Publiez ce que vous payez ». En 2003 ou 2004, ce sont l’ensemble des églises du Congo-Brazzaville qui sont venues à Paris, disant à la Fédération protestante et au Secours catholique : « Écoutez, aidez-nous à rencontrer les dirigeants de Total, le ministère des Finances, le ministère des Affaires étrangères, parce qu’il y a quelque chose que nous ne pouvons pas faire tout seul, obtenir de notre gouvernement qu’il publie les chiffres de la production pétrolière au Congo-Brazzaville ». La Fédération protestante, le Secours catholique, nous avons accompagné ces amis pour des rencontres, d’ailleurs tout à fait intéressantes, et notamment avec le ministère des Finances, qui, à cette occasion-là, avait dit : « Sachez que pour le prochain G8, nous mettrons à l’ordre du jour la question du “Publiez ce que vous payez” ». Dans toutes ces initiatives, vous retrouvez les églises soit en première ligne, soit à travers des organisations d’entraide issues de leurs rangs. J’insiste pour dire qu’elles ne sont en aucune manière seules, elles n’ont pas le monopole de la lutte contre la pauvreté, de l’attention à la justice ou à la paix mais elles sont présentes fortement et souvent parmi les premières, notamment en Afrique.
38J’aimerais en citer quelques aspects. On se souvient des campagnes qui ont été menées par les églises, notamment en Afrique du Sud, dans la lutte contre l’apartheid, avec la campagne anti-Outspan à laquelle nous avons tous été associés dans les Églises ; ou bien la campagne contre Nestlé en Afrique qui a été moins connue en France parce qu’elle a été menée en anglais, Nestlé kills babies, lorsque les Églises de Suisse, notamment, se sont opposées fortement à Nestlé en raison de la vente massive de lait maternisé en Afrique, avec des conséquences dramatiques dans l’utilisation de l’eau impure, alors que le lait maternel était bien évidemment plus sûr, de loin. Il y a désormais un consensus dans les Églises qu’elles doivent investir leur argent de manière, excusez le jargon, socialement et durablement responsable. Ainsi, il y a quelques jours, à Bruxelles, c’est 120 Églises d’Europe, c’est considérable, qui se réunissaient pour deux jours de travail sur cette question : « Comment améliorer nos investissements de manière socialement responsable ? ».
39Je pourrais citer des caractéristiques positives évidentes mais j’aimerais simplement souligner trois aspects de cet engagement des Églises au cours des dernières décennies. D’abord l’appel qui nous est venu très souvent du Conseil œcuménique des Églises et qui ne nous touchait pas beaucoup, nous protestants français, parce que nous n’avons pas d’argent, représentons seulement 2 % de la population et avons très peu de réserves. Il touchait considérablement, en revanche, les Églises protestantes des États-Unis qui ont des réserves importantes pour les retraites de leurs ministres, etc. Cette action qui nous a été très souvent demandée et qui est, à mon sens, est d’une très grande importance, c’est l’action de désinvestissement. Le refus bien sûr d’investir dans l’armement, l’alcool ou le tabac, ce qu’on appelle aujourd’hui l’investissement éthique, mais aussi le désinvestissement ou l’appel aux désinvestissements des individus comme les campagnes qui ont été menées ou sont encore menées contre la compagnie Caterpillar, en raison de son rôle dans la démolition des maisons dans l’occupation illégale de la Palestine. Ce sont des campagnes qui n’ont, à ma connaissance, aucun effet financier. N’imaginez pas que Caterpillar en a subi des conséquences financières importantes, mais sur le plan de la signification politique et symbolique, elles ont un rôle très important. Il y a aussi l’inverse, les campagnes de plaidoyers qui sont très bien menées, notamment aux États-Unis. C’est l’inverse du désinvestissement, dans la mesure où il s’agit d’utiliser sa capacité d’actionnaire pour participer aux assemblées générales et faire valoir des arguments en faveur d’un investissement socialement responsable.
40Et la place relativement importante qu’ont prise ces dernières années les investissements alternatifs. Je veux citer un exemple parmi beaucoup d’autres. C’est le Conseil œcuménique qui en 2005 a créé la société Oikocredit qui s’est spécialisée dans le micro-crédit dans les différents pays du monde. C’est une coopérative qui œuvre à l’échelle mondiale pour la promotion d’une justice globale – excusez les jargons qui sont toujours un peu rapides –, encourageant les particuliers, les Églises et les institutions à partager leurs ressources par le biais d’investissements socialement responsables et donnant, grâce à ces crédits, un pouvoir d’action aux plus démunis. Oikocredit à la fin 2005 représentait un capital social de 242 millions d’euros. À côté des 500 milliards que vous venez d’évoquer, c’est évidemment une goutte d’eau, mais cela dit c’est significatif. Les investisseurs sont 504 Églises et organisations de type religieux, 26 000 particuliers et congrégations religieuses qui, par le biais de 37 associations de soutien dans 19 pays, de 55 banques, d’organisations et de fondations pour le développement et de 41 membres, partenaires de projets, ont investi, à l’heure actuelle, dans 467 projets dans le monde, 163 millions d’euros, des prêts de 50 000 à 2 millions d’euros. Ce qui n’est pas non plus négligeable.
41Depuis 1975 donc, date de la fondation par le Conseil œcuménique de cette société coopérative, les actions de cette banque qui ne prête qu’aux pauvres ont non seulement maintenu leur valeur nominale, mais ont généré un dividende annuel de 2 %. Alors, effectivement, un dividende annuel de 2 % comparé à ce que certaines de nos institutions financières nous proposent, c’est un véritable sacrifice mais c’est, me semble-t-il, quelque chose de tout à fait important et de significatif sur le sens de l’investissement de la part des chrétiens et des églises.
42Et, bien évidemment, un dernier mot sur les Assises chrétiennes de la mondialisation. Elles ont été lancées à l’instigation des entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC) en 2000 et elles ont permis de créer une véritable plate-forme où se sont retrouvés, comme vous le disiez, le CCFD, le Secours catholique, la Fédération protestante et une quinzaine de grands mouvements chrétiens, de manière totalement œcuménique. Elles avaient pour objet de jeter un pont au-dessus du fossé qui sépare, je cite, « ceux qui pratiquent au quotidien les marchés et disposent d’outils de lecture pour se repérer dans leur complexité et ceux qui, écrasés par cette complexité, accablés par l’impuissance apparente des gouvernants pour en contrôler les effets, choisissent de se protéger dans l’ignorance ou la condamnation ». Il s’agissait donc de permettre aux uns et aux autres de se retrouver dans des plates-formes de dialogue, de communiquer une espérance, sans complaisance à l’égard des graves menaces portées par le déploiement actuel de la mondialisation, de mener une expérience de dialogue, en partant des manifestations tangibles de la mondialisation, en tenant compte des initiatives personnelles et contractuelles dans les champs du commerce équitable, de l’accueil des migrants, de la responsabilité sociale des entreprises. Le livre blanc qui en est sorti, dont je vous recommande la lecture, donne un regard chrétien sur la mondialisation. Il trace un certain nombre de pistes, de positions et de propositions sur le développement humain pour un avenir durable, sur les migrations qui sont un des phénomènes les plus visibles de ce qu’est la mondialisation aujourd’hui, sur les conditions sociales, humaines et économiques de la création de richesse et sur les questions de gouvernance.
43C’est Jérôme Vignon qui présidait les Assises chrétiennes de la mondialisation. De 2000 à 2008, elles sont devenues une plate-forme et un lieu de dialogue et de sensibilisation. Vous m’avez cité comme nouveau président. C’est vraiment tout neuf mais l’idée est de voir, dans les six mois qui viennent, autour de quels sujets spécifiques nous devons permettre à la diversité des acteurs de se retrouver, de créer des plates-formes de dialogue et de sensibilisation sur la question de la mondialisation. Il est bien évident que, dans l’actualité toute proche, les migrations, les révoltes de la faim et ce qu’elles représentent comme effets de la mondialisation actuelle sont pour nous des priorités.
Guillaume Goubert
44Michel Camdessus, vous avez été directeur du Trésor, gouverneur de la Banque de France et directeur général du Fonds monétaire international mais on peut préciser deux choses supplémentaires. La première est que, jusqu’à une date récente, vous avez présidé Les Semaines sociales de France, un des lieux importants de réflexion de la pensée sociale chrétienne. Vous avez, il y a peu de temps, cédé la présidence de cette institution à Jérôme Vignon. La seconde est que vous assurez un certain nombre de missions, dans le cadre des Nations unies, je pense à la question de l’eau, ou pour le gouvernement français, tout récemment sur le livret A. Dans cette position qui est la vôtre, comment percevez-vous le rôle des religions et de l’éthique religieuse face à ce grand enjeu de la régulation des marchés ?
Michel Camdessus
45Je vais rester dans le registre du témoignage puisque c’est celui dans lequel vous m’avez installé ce matin. J’ai exercé des fonctions internationales, et donc pendant treize ans j’ai rencontré les Églises, les religions qui m’ont interpellé, donné à réfléchir, et probablement amené à changer un certain nombre de choses dans mon comportement.
46Je les cite dans le désordre pour enchaîner sur ce que le pasteur de Clermont vient de dire quand il a cité un certain nombre d’opérations dans lesquelles les Églises chrétiennes sont intervenues, qu’il s’agisse de soutien aux plus pauvres ou de la lutte contre la corruption. J’ai été associé d’assez près à ce qui concerne la lutte contre la corruption et j’ai une bonne nouvelle pour vous, Monsieur le pasteur : j’étais il y a une semaine au Congo et j’ai vu vos interlocuteurs là-bas ; certains sont allés en prison quelque temps mais le gouvernement congolais publie maintenant ses recettes ; ce qu’il avoue moins, c’est comment il les dépense, mais en tout cas la règle « déclarez ce que vous payez » s’applique et l’opération qui a été déclenchée par les Congolais et appuyée par les religions, les Églises dans notre pays, a eu un impact fort. Une autre occasion où l’impact a été encore beaucoup plus massif au plan mondial, c’est la campagne dite du jubilé pour l’allégement, voire le « pardon » de la dette. Alors, avec le jubilé, nous sommes dans le Lévitique où il est dit que « tous les 49 ans, tu effaceras tes créances ».
Jean-Arnold de Clermont
47Cinquante ans.
Michel Camdessus
48Oui, mais la quarante-neuvième compte particulièrement. La communauté internationale était en négociation constante, depuis le début des années 1980, pour gérer la dette des pays du tiers monde. On ne s’est pas rendu compte tout de suite qu’elle était insupportable et que, pour beaucoup, elle était impayable. On a commencé alors par essayer de la rééchelonner, puis d’accorder des périodes de grâce et finalement on a été bien forcé de reconnaître que, s’agissant en particulier des pays les plus pauvres d’Afrique, elle n’était tout simplement pas payable et qu’il fallait « pardonner » la dette. Les administrations nationales les plus lucides – celles de notre pays notamment ont joué un rôle positif à cet égard – ont commencé à expliquer aux banques, à leurs banques et à leur gouvernement qu’il faudrait arriver au « pardon » de la dette. Nous avons tous travaillé à notre manière.
49J’ai été me rouler aux pieds d’un certain nombre de puissants de ce monde pour faire avancer cette affaire, sans grand succès jusqu’au jour où, à l’approche du jubilé du millénaire, les associations de la société civile animées, poussées et conduites par des associations chrétiennes (Coalition Jubilé 2000), nos associations ici en France et beaucoup d’autres ont fait de ce thème un sujet de campagne majeur qui a abouti, en particulier au moment du sommet de Cologne, en 1997, à une pression tellement forte sur les gouvernements que ces derniers ont fini par accepter les propositions de « pardon » de la dette qu’ils avaient sur leur table. Ils ont autorisé le Fonds monétaire international à vendre son or pour que ses créances puissent être « pardonnées », etc. Aujourd’hui, tout le monde vous dira que le problème de la dette des pays du tiers monde existe encore pour certains d’entre eux mais est devenu maîtrisable, gérable. Il n’est plus l’obstacle majeur au développement que l’on connaissait auparavant. C’est donc là typiquement une opération où l’influence des religions et, je dois le dire et j’en suis fier, des églises chrétiennes a été véritablement décisive.
50Puisque je suis dans ce registre du témoignage, je vous donne deux autres épisodes qui m’ont beaucoup impressionné.
511989 : chute du mur de Berlin. Le Fonds monétaire international est invité par les gouvernements du monde à être un petit peu le « commis-voyageur » de l’économie de marché dans les pays qui se libéraient du système étatique que l’on connaît. Ici, en France, certains rêvaient plutôt d’un système où nous irions vers une économie intermédiaire entre le socialisme et le marché. À l’Est, en général, on se rangeait volontiers à l’ultralibéralisme faisant de l’État la cause de tous les maux. Les gens avec lesquels le Fonds monétaire avait à négocier dans ces pays (y compris dans l’ancienne Union soviétique) ne voulaient pas entendre parler d’une économie sociale de marché, modèle allemand. Quelques grandes voix se sont exprimées à ce moment-là pour guider les consciences et l’action des gens ; j’en ai connues deux qui m’ont mis en garde et avec moi, évidemment, l’institution que je représentais. Curieusement, ces deux hommes m’ont dit la même chose. L’un, c’est Vaclav Havel qui m’a dit : « Attention, il s’agit de vous référer à des valeurs ». L’autre, qui m’a prié de passer le voir pour réfléchir ensemble, était le Pape. C’était en 1990, il était en train d’écrire Centesimus Annus et m’a dit : « Faites très attention, c’est bien ce que vous faites, il faut que vous le fassiez mais faites attention, ne substituez pas un matérialisme de la consommation au matérialisme dont nous sortons ». Je l’ai entendu élaborer, devant moi, ce qui est devenu en grande partie son encyclique Centesimus Annus. Sa réflexion à lui était entièrement historique. D’ailleurs, si vous regardez ce texte-là, le chapitre central s’appelle « Année 1989 » et il raconte ce qui s’est passé en 1989 et comment s’est effondré le système. Il oublie simplement le rôle que lui-même a joué dans cette affaire, certainement beaucoup plus grand qu’on ne l’imagine en général. Parlant de l’année 1989, il dit en particulier ceci : « Ce système s’est effondré à cause de son inefficacité économique » ; sur ce thème de l’inefficacité économique il était intarissable. Je l’entends encore me dire : « Écoutez, allez en Pologne, vous y avez déjà été et vous l’avez certainement remarqué, rien ne s’y crée, rien n’y bouge. L’État étouffe tout. Regardez ce pays, ici l’Italie : il n’y a pas d’État mais tout fleurit. » Voilà l’avantage de l’économie de marché, elle laisse tout fleurir et elle laisse sa place à l’homme, à l’entreprise, à son initiative. Il soulignait l’importance de la propriété privée, de la liberté dans le domaine économique et de la responsabilité des dirigeants d’entreprises.
52J’essaie encore de me remémorer ce qui m’avait tellement frappé dans cette conversation. Faisant allusion à toutes les campagnes de la société civile contre les risques de la mondialisation – il était clair que ce n’était pas son avis –, il m’avait dit ceci qui est d’ailleurs repris dans l’encyclique : « Il faut bien reconnaître que lorsque l’on observe l’économie mondiale, le développement bénéficie surtout aux pays qui réussissent à s’intégrer dans le marché mondial. Il semble bien (mais c’est toujours à partir d’une analyse historique et non pas théorique), il semble bien que le marché soit l’instrument le plus approprié pour répondre efficacement aux besoins mais (et là-dessus il élevait la voix) avant la logique du marché, il y a un dû à l’homme parce qu’il est homme. C’est le principe fondamental de la dignité humaine dans les pensées sociales chrétiennes. « Il y a un dû à l’homme parce qu’il est l’homme ». Lorsque vous lui demandiez : « Mais ce dû, ça va jusqu’où ? » il répondait : « Mener une vie digne évidemment, mais aussi pouvoir apporter une contribution active au bien commun de l’humanité. » Je pense que cela ouvre un espace évidemment immense. L’Église catholique et les autres églises ont été amenées au même raisonnement ; elles se sont lavées de toute l’idéologie qui imprégnait les raisonnements sur le marché pour reconnaître ces réalités toutes simples.
53Le troisième épisode, c’est en Russie. J’avais l’habitude, dans tous les pays où j’allais comme « commis-voyageur » de l’ajustement structurel, d’aller voir les autorités religieuses du lieu, qu’elles soient musulmanes, bouddhistes et orthodoxes en Russie sur la situation réelle de la société pour recueillir un autre point de vue que celui des gouvernements. J’ai été souvent voir le Patriarche de « toutes les Russies » et discuter avec lui. Je me souviens lui avoir dit un jour, en voyant à peu près comment les choses tournaient et devant les réactions souvent très néolibérales de mes interlocuteurs : « Écoutez, il faut que vous fassiez attention. Nous autres, nous venons pour aider à ce que l’économie de marché soit rétablie dans votre pays mais, vous savez, il ne faut pas lâcher le “renard dans le poulailler” et s’il n’y a pas un encadrement éthique de l’économie de marché, vous irez vers une situation pire qu’avant et donc il vous faut un enseignement social que seule l’Église orthodoxe peut répandre ». Il m’a dit : « Vous êtes un catholique français, donc vous êtes baigné de l’enseignement social-chrétien mais nous, ce n’est pas exactement notre priorité. Nous, vous comprenez, nous tirons directement notre pratique sociale de notre foi en la Trinité. Dieu est famille, et toute l’organisation de la société doit dériver de ce modèle-là, de ce dynamisme-là de générosité et d’altruisme, et donc cela suffit ; enseignons la Trinité ». Je lui ai respectueusement dit qu’il fallait quand même peut-être avoir une sorte de catéchisme social. D’autres que moi le lui ont dit aussi. Je suis retourné le voir quelques années après. Il m’a gentiment reçu et au bout d’un moment, il a appuyé sur une sonnette, un jeune séminariste barbu est arrivé avec un plateau d’argent sur lequel se trouvait un document de 80 pages, et il m’a dit : « Eh bien, mon cher ami, voici la doctrine sociale de la sainte Église orthodoxe que nous avons élaborée parce qu’en effet nous avons reconnu qu’il fallait aller au-delà de la contemplation du saint mystère de la Trinité ».
Guillaume Goubert
54Merci beaucoup aux cinq intervenants de nous avoir éclairés sur des sujets très complexes et très riches.
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