Les transports ferroviaires, la crise agraire et la restructuration de l’agriculture : la France et la Grande-Bretagne font face à la mondialisation, 1860-1900
p. 67-82
Plan détaillé
Texte intégral
1Dans cet article, je voudrais tenter d’apporter une réponse à cette question : pourquoi les gouvernements français et britannique réagirent-ils différemment face à la mondialisation de l’agriculture et à la longue crise agraire engendrée par ce phénomène entre 1860 et 1900 ?
2La crise agraire, inséparable de la grande crise commerciale, affecta dramatiquement le sort des fermiers anglais et français. L’arrivée sur les marchés européens d’un surplus toujours plus important de biens agraires, en provenance surtout des États-Unis et du Canada, fit tomber les prix et les revenus agricoles, sapant la profitabilité des grands domaines en particulier, et suscitant une pression politique sur les gouvernements pour qu’ils protègent les revenus agricoles1. L’origine, les caractéristiques et l’étendue géographique de cette crise furent à bien des égards déterminées par la révolution des transports au xixe siècle. Le chemin de fer joua un rôle majeur dans cette révolution et ses effets sur l’agriculture changèrent au cours des époques et selon les lieux. L’arrivée dans les campagnes du transport ferroviaire stimula la croissance économique en ouvrant de nouveaux débouchés aux fermiers britanniques et français qui eurent la possibilité de vendre les surplus de leur production sur les marchés régionaux et nationaux. Avec le temps, cependant, le transport ferroviaire des marchandises entraîna aussi une concurrence accrue et fit chuter les prix agricoles. Ces deux conséquences eurent pour résultat la réorganisation spatiale de l’agriculture et l’on passa de la culture diversifiée à une culture spécialisée. Le gouvernement britannique répondit en poursuivant sa politique de laissez-faire et de marchés agricoles ouverts tout en autorisant que les tarifs des marchandises transportées soient déterminés essentiellement par la concurrence entre les compagnies de transport privées. Le gouvernement français, au contraire, institua non seulement des droits de douane protectionnistes mais encore mit sur pied un vaste programme d’expansion des chemins de fer pour moderniser son important secteur agraire.
3La lecture du Daily News de Londres, un journal qui se vantait d’avoir le plus grand tirage du monde, est une excellente manière de découvrir quels sont les éléments spécifiques de la crise.
4Dans son édition du 23 avril 1886, les nouvelles politiques du jour se trouvent reléguées aux dernières pages tandis que les annonces concernant les chemins de fer, les paquebots, les communications télégraphiques et les biens agricoles sur les marchés internationaux figurent sur les trois premières pages2.
Chemins de fer
5Pour le week-end de Pâques, des excursions aller-retour en trains spéciaux pour Brighton sont proposées au public, chacune des offres rivalisant pour conquérir un segment du marché émergent du tourisme de masse. Pour les classes privilégiées, la compagnie South Eastern Railways offre sur l’express de 10 h 30 au départ de Londres des voitures de luxe aux passagers à destination de la Suisse, de la France et d’ailleurs sur le continent via Calais et Paris.
Paquebots
6Les compagnies de navigation sont aussi à la recherche de voyageurs. Depuis Liverpool, la compagnie Clan Line fait de la publicité pour des départs hebdomadaires en direction de Calcutta, Madras et Bombay par le canal de Suez qui vient tout juste d’ouvrir. La Monarch Line annonce une traversée directe Londres-New York pour le prix de 3 livres et 18 shillings. De New York, on garantit aux voyageurs des connexions « pour toutes les régions des États-Unis, du Texas et du Canada ».
Communications télégraphiques
7À la page 2, on trouve une liste des bateaux arrivant à Londres, Liverpool ou Plymouth de tous les coins du monde. L’un vient d’arriver d’Aden en Californie, un autre de Nagasaki au Japon. Les télégrammes les plus récents signalent que le paquebot Peshaur, qui est en route de Chine pour Londres, a quitté Port-Saïd dans le golfe Persique le soir du 22 avril.
Le commerce international des produits agricoles
8Les nouvelles concernant les marchés de matières premières suggèrent l’importance croissante en Grande-Bretagne des importations de denrées alimentaires. Les prix du beurre importé de la Frise, du Danemark, de Bretagne et de Normandie figurent en bonne place dans une longue liste de produits. Au marché aux poissons du centre de Londres, les huîtres américaines sont meilleur marché que celles de Bretagne et des îles de la Manche : 6 pence la douzaine contre 8 ou 10 pence. Les importations de bétail et de viande fraîche sont également signalées : importantes arrivées à Liverpool cette dernière semaine de bétail, de quartiers de bœuf et de mouton en provenance de la Suisse et du Canada ; il y a eu « une baisse dans les importations de bétail et de mouton, mais une hausse dans les cargaisons de bœuf3 ».
Valeurs étrangères et marchés de matières premières
9Les articles, page 5 (reproduite ici p. 69), donnent des nouvelles plus détaillées concernant le marché américain et reprennent quelques-uns des grands titres de la Bourse de Paris. Après une certaine fermeté à l’ouverture, les marchés aux États-Unis ont subi une baisse à la fermeture la veille du Vendredi saint. Le commerce du coton et du sucre a été calme, le prix de l’huile est resté stable mais les prix du blé et de la farine ont chuté. Ces trois derniers jours, les actions des compagnies de chemin de fer (Pennsylvania Railroad, Canadian Pacific, Northern Pacific et d’autres) n’ont pas bougé. Il en est de même pour les tarifs des expéditions de grain et de coton de New York à Liverpool ou Londres. À la Bourse de Paris, les actions des chemins de fer français sont légèrement remontées et celles du canal de Suez se sont raffermies. Le verdict d’un procès intenté à propos d’une importation de guano (un engrais) suggère que les engrais ont acquis une importance accrue sur les marchés internationaux.
Dépression économique et réaction du gouvernement
10Enfin, page 6, on trouve des articles ayant trait aux problèmes politiques majeurs du Royaume-Uni. En haut de page, un grand titre fait état de la publication du « second rapport de la Commission Royale sur la crise du commerce ». Cette commission juge que les industries les plus durement touchées sont celles du charbon, du fer, du textile, des transports et de l’agriculture. Nous apprenons que la crise qui touche l’agriculture a des effets adverses sur l’industrie du fer, les commandes de machines agricoles ayant diminué.
11On a ici, dans le Daily News, un aperçu de la situation dans les années 1880 : révolution dans les transports et les communications, mondialisation des biens agricoles et, à la suite de cela, crise agraire généralisée. Plus spécifiquement, les difficultés de l’année 1886 sont imputables à la transmission rapide du mouvement des prix sur les marchés indépendants des différentes régions du monde, à l’utilisation du télégraphe et des journaux qui propagent très loin et à une vitesse jusque-là inouïe les nouvelles des marchés, et au rôle joué par les chemins de fer et les paquebots qui peuvent maintenant transporter rapidement et à bien meilleur marché les voyageurs, les biens et l’information. Cette conjoncture eut des conséquences moins évidentes mais de grande portée. La diffusion rapide des informations concernant les prix à travers les continents affecta non seulement le commerce et les échanges, tout comme par le passé, mais encore la production elle-même. À une bien plus grande échelle qu’auparavant, les fermiers durent adapter leur production aux impératifs de marchés de plus en plus intégrés au monde dans les domaines de l’agriculture, des tarifs de fret, des engrais et d’autres marchandises. Les fermiers européens, habitués jusqu’ici à une concurrence au niveau du village, de la région ou de la nation, se voient maintenant concurrencés par les producteurs du Middle West américain et du Canada. Grâce à la vitesse et à la capacité de transport des chemins de fer et des paquebots, le coût d’expédition des surplus américains de céréales, de bétail et de viande (en augmentation constante) vers Liverpool, Londres, Marseille et vers d’autres ports européens baisse considérablement, de même que le prix d’acheminement des denrées alimentaires importées vers les marchés des villes à l’intérieur de pays particuliers. Des deux côtés de l’Atlantique, les prix des céréales, du bétail et de la viande chutent de façon dramatique et finissent par converger. Et de tous les prix convergents, c’est celui du blé qui chute le plus4.
12Durant cette phase de la mondialisation, le développement des transports ferroviaires engendre des changements marqués géographiquement par la croissance, le déclin et la spécialisation régionale. En Grande-Bretagne, c’est pendant les années 1860 et 1870 que le réseau des voies ferrées pénètre de plus en plus les campagnes. La prolifération des voies secondaires et des gares transforme les petites villes qui en bénéficient en centres de marchés prospères, et les fermiers de la région ont la possibilité de vendre leur production sur des marchés urbains de plus en plus éloignés. À partir de 1880, en Angleterre et au pays de Galles, on dénombre quelque 4 190 gares, et relativement peu de districts ruraux se trouvent dépourvus d’une connexion de chemin de fer d’un genre ou d’un autre5. Construit et financé par des compagnies privées, le réseau des chemins de fer britannique est l’exemple le plus marquant de la capacité du capital privé à bouleverser les relations spatiales entre production et consommation6.
13De l’autre côté de la Manche, le système ferroviaire français est à l’image de la politique économique de la France : avec un financement à la fois public et privé, il est sous la tutelle de l’État et administré par des entreprises privées. L’État et ses ingénieurs des Ponts et Chaussées conçoivent et supervisent le réseau national depuis les années 1840. Le gouvernement central, convaincu que les chemins de fer devraient d’abord être au service du public et non des intérêts privés, accorde des avantages aux compagnies privées mais détient le pouvoir d’aménager et de contrôler le fonctionnement de toutes les lignes. Ces compromis permettent de réduire les dysfonctionnements potentiels engendrés par la concurrence en accordant à chaque compagnie un monopole régional7. Dans l’agriculture, le chemin de fer pénètre les campagnes à la fin des années 1870, un peu plus tard qu’en Grande-Bretagne. Géographiquement, les disparités régionales dans le service ferroviaire rural sont restées plus prononcées en France jusqu’à ce que la iiie République s’occupe de les réduire à partir des années 1880.
14Dans le domaine de l’agriculture, l’arrivée et l’expansion du transport ferroviaire en Grande-Bretagne et en France altèrent la géographie des relations commerciales et accélèrent la spécialisation régionale. L’expédition du bétail à Londres est un bon exemple de la restructuration spatiale en Grande-Bretagne. En ce qui concerne ce commerce, les fermiers du Middlesex avaient joui pendant longtemps de la proximité de la capitale et, jusque dans les années 1850, le développement des chemins de fer et leur pénétration dans les Home Counties avaient renforcé cet avantage. À partir des années 1870 cependant, l’expansion du rail et son arrivée dans l’ouest du pays éliminent l’avantage du Home County car il permet aux fermiers de l’ouest, qui bénéficient de coûts moindres en matière de propriété et de main-d’œuvre, d’expédier un plus grand nombre de têtes de bétail à Londres et à des prix plus avantageux que ceux des fermiers du Middlesex. Cette restructuration de l’espace dans la hiérarchie des marchés se produit également dans le commerce des produits périssables comme le lait, les légumes et les fruits. Le transport rapide par voie ferrée devient accessible en Cornwall où les fermiers, favorisés par un climat plus doux, conquièrent une plus grande part du marché londonien en expédiant leurs légumes plus tôt dans la saison. Dans le Worcestershire, potagers et vergers déjà existants se développent de façon importante, et on se met à cultiver des produits nouveaux : en 1870, les fraises, et en 1884, les tomates8 (voir carte 2).
15En France, avec l’expansion du transport ferroviaire, on passe de la culture mixte et de l’autosuffisance régionale à la spécialisation régionale et à une participation plus grande au commerce national. Ce passage à la spécialisation régionale est particulièrement net pour les produits frais, la production du vin, l’élevage du bétail et des vaches laitières. Après 1850, le développement de l’élevage dépasse en importance la culture céréalière, si bien que les terres jusque-là réservées aux céréales se transforment de plus en plus en pâturages9. Plus accentuée dans certaines régions que dans d’autres, cette réorganisation entraîne un profond changement dans l’utilisation des terres : en 1929, 66 % des terrains agricoles sont des pâtures consacrées à l’élevage et 34 % sont réservés à la culture du blé et à d’autres céréales. Ces chiffres représentent une inversion des proportions existantes en 1882 et montrent que la transformation des terres arables en herbages a été plus importante en France qu’en Angleterre et au pays de Galles10.
16Comme en Grande-Bretagne, la rapidité des transports ferroviaires a transformé le commerce du lait en permettant aux producteurs éloignés des villes de répondre à la demande sans cesse croissante de Paris, de Lyon et d’autres marchés urbains. Un exemple : dans le village de Montigny-sur-Vingeanne, en Bourgogne (786 habitants en 1896), les frères Guillot faisaient le commerce du lait sur les marchés régionaux et nationaux, grâce à leur esprit d’entreprise et à l’accessibilité du chemin de fer11. Il est intéressant de considérer ici les relations spatiales : du portail de leur ferme au lointain consommateur, que se passe-t-il ? En termes généraux, la laiterie Guillot représente le premier maillon d’une chaîne de produits connectant géographiquement fermiers producteurs de lait dispersés, charretiers et fabricants de bidons de lait à des expéditeurs qui se chargent de faire parvenir la marchandise aux marchés des villes et aux centres de distribution tels que Dijon. De la gare de marchandises de Dijon, le lait Guillot arrive ensuite chez les grossistes et les détaillants de Paris. Acheté dans une laiterie, il finit son périple dans un foyer parisien et remplit les verres des consommateurs. Là, autour de la table familiale, on parlera du lait de Vingeanne – c’est ce qu’espèrent les frères Guillot – et il se fera dans les esprits de leurs lointains clients une association mentale : le lait pur de Vingeanne sera synonyme de fraîcheur et de santé. Pour matérialiser cet espoir, ils font faire une affiche publicitaire frappante destinée à communiquer leur message à des clients urbains potentiels.
Réactions face à la crise agraire
17Dans la mesure où ils ont réussi, les frères Guillot doivent beaucoup de leur réussite à l’ouverture en 1898 d’une ligne qui relie directement la proche ville de Mornay à Dijon, via une voie étroite construite pour le département de la Côte-d’Or à l’aide d’importants subsides de l’État12. Bien entendu, les Guillot étaient loin d’être les seuls à dépendre du bas prix des transports, ni à se plaindre des tarifs du fret chaque fois qu’ils leur semblaient trop élevés. Pendant tout le temps que dura la crise agraire en effet, partout fermiers et marchands se plaignirent et intensifièrent les demandes pour faire baisser les prix du fret. En France, les commerçants en grains ainsi que d’autres intermédiaires étaient ceux qui exerçaient le plus de pression pour obtenir satisfaction, à la fois de manière indépendante et par le truchement des chambres de commerce et des conseils généraux des régions. Quant aux fermiers, les grands producteurs et les éleveurs étaient plus à même de se faire entendre des compagnies de chemins de fer que les petits exploitants. La voix de ces derniers, cependant, commença à compter dans les années 1880, grâce aux sociétés agricoles qui se constituèrent dans l’ensemble du pays13. En même temps, dans les petites bourgades dépourvues de voies ferrées, les habitants se mobilisèrent pour en obtenir en adressant aux autorités des pétitions et à l’occasion des élections. Et si le projet semblait apte à réussir, les élus locaux étaient en général disposés à emprunter et à lever des impôts afin d’assurer une connexion ferroviaire.
18Durant les premières années de la iiie République, ces demandes venant d’en bas convergent avec les initiatives venant d’en haut. Dès que les premiers signes d’une dépression économique se firent sentir, à la fin des années 1870, les ministres et les parlementaires s’engagèrent à lancer un vaste programme d’expansion du rail avec comme objectif la modernisation de l’économie agraire du pays. Présenté en 1878 par Charles de Freycinet, le ministre des Travaux publics, le programme était destiné non seulement à l’agrandissement du système national, mais aussi à la construction d’un vaste réseau de voies secondaires subventionné par l’État. Ainsi, les lignes qu’on appelait « lignes d’intérêt local » seraient reliées aux chefs-lieux de canton et aux villes de préfecture, et donc aux lignes principales du réseau national. Moyen de modernisation économique, ce programme avait aussi pour but de consolider les bases du nouveau régime grâce au soutien de la nombreuse population rurale du pays14.
19En 1881, sous la pression des gros fermiers et des marchands, le gouvernement imposa à contrecœur des tarifs douaniers protectionnistes sur le bétail importé, la viande et le vin, et, en 1885, sur les céréales15. Pendant ce temps, la partie du plan Freycinet consacrée à la création d’un réseau secondaire commença à donner des résultats dans les années 1890, à mesure que les communes rurales dotées de nouvelles lignes de chemins de fer augmentaient en nombre en France, et elle fut accueillie avec enthousiasme. Parmi les bénéficiaires, comme nous l’avons vu plus haut, il y a les frères Guillot de Montigny-sur-Vingeanne. Entre le début du xxe siècle et la guerre de 1914, le réseau se développa rapidement. En 1928, il y avait 20 000 kilomètres supplémentaires de voies ferrées (voir graphique 116). Ce chiffre représente une augmentation considérable par rapport aux 40 800 kilomètres que le système principal comptait déjà en 1915.
20En Grande-Bretagne, les tensions sont semblables et s’intensifient. Comme on le voit dans le Daily News de Londres, des commissions royales analysent les signes de la crise qui s’installe dans l’industrie et dans l’agriculture. En particulier, deux commissions royales (celles de 1882-1886 et de 1894-1897), constituées pour étudier la question de la crise agraire, rendent dûment compte des résultats de leur étude. Malgré toutes les lamentations entendues à la Chambre des communes et dans ses comités, et malgré l’émergence, dans les années 1890, d’un mouvement protectionniste ressuscité, le gouvernement tint bon : il s’opposa au protectionnisme et maintint le libre-échange. Quant au transport par chemin de fer, le Parlement fit voter en 1896 le Light Railway Bill dans l’espoir de développer le service des transports de voyageurs et de marchandises dans les localités touchées par la crise. Mais son application fut laissée aux mains d’entrepreneurs privés et se révéla décevante17.
Combler le fossé entre le Sud et le Nord de la France
21L’un des objectifs du plan Freycinet était de réduire les disparités régionales existantes dans le service des chemins de fer, dans le Sud particulièrement, qui se trouvait très desservi. En 1890, alors que 80 % du réseau ferroviaire français était en place, la carte 1 montre que beaucoup restait encore à faire. Les parties en gris foncé représentent les groupes de cantons où le transport par chemin de fer est exceptionnellement développé ; celles en gris clair, les régions où il est exceptionnellement peu implanté. À quelques exceptions près, la ligne Saint-Malo-Genève divise le pays en deux : le Nord économiquement développé et l’Ouest et le Sud qui le sont moins ; on retrouve cette division économique dans le domaine du transport par chemin de fer. Dans le Midi, les ports de Bordeaux et de Marseille tranchent sur cette situation : ce sont des exemples remarquables bien que compréhensibles. Le complexe Montpellier-Marseille constitue une plaque tournante pour le commerce des vins en gros, et Marseille relie les marchés mondiaux et régionaux à Lyon et à Paris par la voie ferrée la plus active du pays.
22À mesure que les disparités dans le service du rail se réduisent, celles qui existent dans la productivité agricole se réduisent aussi. Cette amélioration et les progrès dans l’agriculture méridionale sont sensibles dès 1861, quand la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée (PLM) met en service une ligne express pour transporter à Paris les produits frais des environs de Perpignan et de Marseille. Le nouveau service incita la région à créer de nouvelles terres sur les plateaux du sud-est pour la culture des fruits et des légumes. Avant l’épidémie de phylloxera des années 1870, l’expansion du transport ferroviaire dans le Midi eut pour résultat une augmentation remarquable de la production viticole, dans le Languedoc surtout. Comme le fait remarquer un observateur parisien : « Aucune autre région d’Europe n’a connu, sans doute, l’opulence et la prospérité que le chemin de fer a apportées au département du vieux Languedoc18 ». En somme, avec la reprise de l’industrie viticole en bonne voie, la croissance de la productivité de l’agriculture méridionale surpasse pour la première fois le taux de croissance des régions du Nord. Entre les deux régions, le taux de rendement et le taux du rendement agricole par ouvrier convergent de façon significative19.
Les petites exploitations agricoles et la productivité de l’agriculture en France et en Grande-Bretagne après 1870
23Il faut mentionner enfin deux choses. La crise agraire sape la rentabilité des grosses exploitations et crée les conditions favorables au développement des fermes de petites et moyennes dimensions. Avec les prix des denrées alimentaires en baisse, les propriétaires voient leurs loyers décliner et les gros fermiers employant des journaliers ont du mal à payer leurs salariés. Dans cette conjoncture, quand le prix de la terre reste stagnant ou décline, obligeant les grands propriétaires fermiers à vendre des parcelles de terre, ce qui aboutit à la création de petites exploitations, les petites exploitations familiales bénéficient d’un avantage certain. Bien qu’il faille davantage de recherche dans ce domaine, les chiffres que nous avons à ce jour pour la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Est des États-Unis tendent à justifier cette généralisation20. Et pour ce qui est de l’agriculture en Grande-Bretagne et en France en général, des études récentes suggèrent que la politique britannique du laissez-faire contribua au déclin de la rentabilité de l’agriculture, alors que l’intervention de l’État français dans les années 1880 fut un facteur de croissance. À mesure que je progresse dans mes recherches, j’espère arriver à mesurer les effets du plan Freycinet sur la croissance de la productivité, pour les comparer à ceux obtenus par l’application de tarifs protectionnistes21.
24Ce qui semble clair, c’est que les réactions opposées face à la mondialisation de l’agriculture et à la crise agraire en particulier s’expliquent par les différences de la Grande-Bretagne et de la France dans les domaines de la politique et de l’économie, et par la spécificité de leur démographie. Dans un pays très industrialisé comme la Grande-Bretagne, la décision du gouvernement de laisser les marchés agricoles intérieurs ouverts à la concurrence internationale reflète l’idée que s’opposer au protectionnisme ou à d’autres formes d’aide financière pour les fermiers représentait un risque léger sur le plan politique. En 1891, la population rurale en Angleterre et au pays de Galles était passée de 50 % à 28 % de la population globale, et, avec le déclin de l’économie agricole, il n’était plus possible de nourrir une population urbaine et ouvrière en constante augmentation. Avec les sources de nourriture en provenance des colonies disponibles et protégées par la marine la plus puissante du monde, la dépendance croissante en denrées alimentaires et la chute des prix de ces denrées semblaient plus un avantage qu’un problème pour la classe ouvrière, qui était en train de devenir une force politique, et pour la compétitivité des industries britanniques. Les fermiers britanniques durent ainsi s’adapter seuls et tant bien que mal aux conditions défavorables du marché. En conséquence, et sans que ceci ait sans doute été délibéré, la production agricole britannique se mit à stagner et la productivité déclina22.
25En France, l’intervention de l’État était depuis longtemps une donnée de l’économie politique de la nation. Avec une industrialisation plus lente à se développer, un secteur agricole beaucoup plus important, et une population rurale qui représentait environ la moitié de la population du pays dans les années 1890, les leaders de la iiie République firent face à la crise agraire avec le sentiment qu’il fallait des mesures urgentes. La victoire de la Prusse en 1870 et l’importance des sentiments et des groupes antirépublicains renforcèrent leur désir de consolider le nouveau régime en gagnant à sa cause la population rurale23. Avec ces considérations en tête, le gouvernement fit appliquer, bien qu’avec réticence, des tarifs protectionnistes, tout en reconnaissant que les propriétaires conservateurs et les gros fermiers en tireraient plus de profit que les petits fermiers acquis à la cause de la République. Faisant preuve de plus de conviction, Freycinet et ses partisans lancèrent un ambitieux plan de construction de chemins de fer. Au contraire des tarifs, les aides gouvernementales destinées à l’expansion du système ferroviaire pouvaient être distribuées de manière à affermir le soutien de la population à la politique de l’État. De façon plus large, la croyance que le développement des chemins de fer était, d’abord et surtout, un service d’intérêt public était largement partagée. Avec l’argent de l’État et sous sa direction, cette croyance fut mise en action et servit à ouvrir des communications dans des centaines de lieux isolés. Telle fut l’approche choisie par la France pour se moderniser à l’ère de la mondialisation.
Notes de bas de page
1 Jean Lhomme, « La crise agricole à la fin du XIXe siècle en France. Essai d’interprétation économique et sociale », Revue économique, 21, n° 4, 1970 ; Peter A. Coclanis, « Back to the Future : The Globalization of Agriculture in Historical Context », SAIS Review, 23, n° 1, 2003 ; Michael Tracy, Government and Agriculture in Western Europe, 1880-1988, troisième édition, Londres-New York, Harvester Wheatsheaf, 1989 ; Niek Koning, The Failure of Agrarian Capitalism : Agrarian Politics in the United Kingdom, Germany, the Netherlands and the USA, 1846-1919, Londres, Routledge, 1994.
2 The Daily News, Londres, 23 avril 1886.
3 Ibid., p. 3.
4 Richard Perren, Agriculture in Depression, 1870-1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 7-10 ; M. Tracy, Government and Agriculture…, op. cit., p. 17-19, 27 ; Edward J. T. Collins, « The Great Depression, 1875-1896 », in E. J. T. Collins (éd.), The Agrarian History of England and Wales, volume VII, 1850-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 138-140, 146-149, 158-167 ; J. Lhomme, « La crise agricole… », op. cit., p. 33-36.
5 Chiffres dérivés d’un SIG de chemins de fer de Grande-Bretagne, construit par Jordi Marti-Henneberg et al., université de Lleida, Espagne, 2007. Ce SIG est lui-même fondé sur le remarquable atlas historique en deux volumes de Michael H. Cobb, The Railways of Great Britain, a Historical Atlas, Shepperton, Ian Allan, 2003.
6 Pour des questions de finance privée et autres caractéristiques du système ferroviaire britannique, voir Jack Simmons, The Railway in England and Wales, 1830-1914, Leicester, Leicester University Press, 1978, et son livre, The Railway in Town and Country, 1830-1914, Londres-North Pomfret, David & Charles, 1986.
7 François Caron, Histoire des chemins de fer en France, 1740-1883, Paris, Fayard, 1997 ; Franck Dobbin, Forging Industrial Policy : the United States, Britain, and France in the Railway Age, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1994, p. 124-125.
8 R. Perren, « Marketing of Agricultural Products », in The Agrarian History of England and Wales…, op. cit., p. 974-975.
9 Hugh D. Clout, The Land of France, 1815-1914, Londres, Boston, Allen & Unwin, 1983, p. 71, 80-81, 104 et 137 et Agriculture in France on the Eve of the Railway Age, Totowa, N. J., Barnes
& Noble, Londres, Croom Helm, 1980, p. 170 ; Xavier de Planhol et Paul Claval, Géographie historique de la France, Paris, Fayard, 1988, p. 245, 261-266 ; Jean-Claude Toutain. « La croissance inégale des régions françaises : l’agriculture de 1810 à 1990 », Revue historique, n° 590, avril-juin 1994, p. 315-359. Les pourcentages de l’Angleterre et du pays de Galles ont été calculés à partir de la table 1, in
E. J. T. Collins (ed.), The Agrarian History of England and Wales…, op. cit., p. 2142.
10 J.-C. Toutain, « La croissance inégale des régions françaises… », op. cit., p. 342-343.
11 Bernard Cima, « Histoire chronologique des chemins de fer français », Menton, CIMA. Pour la population, « Recensement de la population de 1801 à 1999 », INSEE, www.insee.fr/fr/insee_regions/bourgogne/rfc/donnees_detaillees/89po1801.xls, consulté le 4 mars 2007.
12 Henri Domengie, Les petits trains de jadis, t. VI : Sud-Est de la France, Breil-sur-Roya, Éditions du Cabri, 1982, p. 262.
13 Alan R. H. Baker, Fraternity among the French Peasantry : Sociability and Voluntary Associations in the Loire Valley, 1815-1914, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1999, p. 240-281. Roger Price, The Modernization of Rural France : Communications Networks and Agricultural Market Structures in Nineteenth-Century France, Londres, Hutchinson, 1983, p. 249.
14 F. Caron, Histoire des chemins de fer en France, t. 2, 1883-1937, Paris, Fayard, 2005, p. 86, 361-370 ; Yasuo Gonjo, « Le Plan Freycinet, 1878-1882 : un aspect de la Grande Dépression économique en France », Revue historique, n° 248, 1972 ; David Le Bris, « Les grands travaux du plan Freycinet : de la subvention à la dépression ? », Entreprises et Histoire, n° 69, décembre 2012, p. 8-26.
15 R. Price, The Modernization of Rural France..., op. cit., p. 339 ; M. Tracy, Government and Agriculture in Western Europe…, op. cit., chapitre 3.
16 Statistique centrale des chemins de fer français au 31 décembre 1932. France, Voies ferrées d’intérêt local, tramways, services subventionnés d’automobiles, ministère des Travaux publics, Paris, Imprimerie nationale, 1935.
17 Gordon Cherry, John Sheail, « The Urban Impact on the Countryside : The Uplands », in The Agrarian History of England and Wales…, op. cit., p. 1714.
18 F. Caron, Histoire des chemins de fer…, t. 1, 1740-1883, op. cit., p. 569.
19 J.-C. Toutain, « La croissance inégale des régions françaises… », op. cit., p. 335-336.
20 N. Koning, The Failure of Agrarian Capitalism…, op. cit ; M. Tracy, Government and Agriculture in Western Europe…, op. cit ; E. J. T. Collins, « The Great Depression… », op. cit.
21 Sur ce sujet, voir Robert Beck, « Les effets d’une ligne du Plan Freycinet sur une société rurale », Francia, n° 15, 1987, p. 561-578.
22 E. J. T. Collins, « The Great Depression… », op. cit. ; M. E. Turner, « Agricultural Output, Income, and Productivity », in The Agrarian History of England and Wales…, op. cit. Pour un cas d’adaptation fructueuse, voir Bethanie Afton, « The Great Agricultural Depression on the English Chalklands : The Hampshire Experience », Agricultural History Review, 44, 1996.
23 Hudson Meadwell, « The Political Economy of Tariffs in Late Nineteenth Century Europe : Reconsidering Republican France », Theory and Society, 31, 2002, p. 632-644.
Auteur
Professeur d’histoire à Mount Holyoke College, il est E. Nevius Rodman (États-Unis). Il enseigne l’histoire européenne et l’histoire environnementale. Parmi ses publications récentes sur la France et la Grande-Bretagne : « Spatial History : Railways, Uneven Development, and Population Change in France and Great Britain, 1850-1914 », Journal of Interdisciplinary History, 2011 ; « Railways and Agriculture in Britain and France, 1850-1914 » avec Thomas Thevenin, in Ian N. Gregory and Alistair Geddes (éd.) Toward Spatial Humanities: Historical GIS and Spatial History, Bloomington, Indiana University Press, 2014 ; « Agricultural Change and Politics in Late Nineteenth Century Britain : The Enquiries of Two Royal Commissions, 1879-1897 », in Nadine Vivier (éd.), The Golden Age of State Enquiries. Rural Enquiries in the Nineteenth Century, from fact gathering to political instrument, Turnhout, Brepols, 2014 et « Digital Partnership : Combining Text Mining and GIS in a Spatial History of Sea Fishing in the United Kingdom, 1860 to 1900 », International Journal of Humanities and Arts Computing, mars 2015, vol. 9, no 1, p. 36-56.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006