Les foires dans la France médiévale
p. 37-48
Note de l’éditeur
Henri Dubois est décédé le 15 mai 2012.
Plan détaillé
Texte intégral
1C’est un fait avéré que les foires ont représenté une forme importante du marché au Moyen Âge. Cela est particulièrement vrai pour le royaume de France et les pays voisins. Le choix de cet espace français pour caractériser la foire et en montrer l’évolution et les fonctions est donc légitime. Des historiens se sont évertués à établir une classification des foires et marchés par ordre d’importance et de rayonnement. N’entrons pas dans ce raffinement. Les foires dont il va être question ici sont celles que le Moyen Âge appelait « foires générales », c’est-à-dire des réunions comportant des marchands vendeurs et acheteurs venus de loin et pouvant donc être dits « étrangers », réunions de périodicité espacée et donc de faible fréquence (une à quatre foires dans l’année).
Constatations
2L’histoire du commerce de la France médiévale présente, en effet, une succession de telles foires, soit isolées, soit plutôt groupées régionalement, entre la fin du xie et celle du xve siècle1. Notons d’emblée que les dates qui peuvent être avancées pour leur première mention n’ont pas une signification absolue, en raison des lacunes documentaires. On connaît donc les foires de Flandre, sises à Lille, Messines, Ypres et Thourout, citées dès la fin du xie ou au début du xiie siècle, la dernière, celle de Bruges, ayant été créée en 1200. Leur durée était d’un mois et leurs tenues s’étendaient du 28 février au 1er novembre, couvrant ainsi l’année entière avec des intervalles de l’ordre d’un mois. Une foire de la Mi-Carême a été créée à Compiègne en 1085 par le roi Henri ier au profit des moines de Saint-Corneille. Elle était donc géographiquement proche des deux foires de l’abbaye de Saint-Denis près de Paris, le Lendit et la foire d’automne, toutes deux d’apparition très difficile à dater (peut-être 1124 pour la première attestation du Lendit comme foire). Le Lendit ne durait que deux semaines en juin2. Les foires de la région champenoise, promises à une belle destinée, se sont établies en quatre villes et au nombre de six réunions par an, dans la période décisive 1125-1175 au détriment de celles de Reims et de Châlons-sur-Marne, et vraisemblablement grâce à une action volontaire des comtes de Champagne.
3Ces foires se tenaient à :
Lagny (du 2 janvier au lundi avant la Mi-Carême : 23 février-29 mars) ;
Bar-sur-Aube (du mardi avant la Mi-Carême : 24 février-30 mars, au lundi après Jubilate : 13 avril-17 mai) ;
Provins (foire de mai, du mardi avant l’Ascension : 28 avril-30 mai, au vendredi avant le quatrième dimanche avant la Trinité : 12 juin-16 juillet) ;
Troyes (foire d’été, dite « Saint-Jean », du troisième dimanche après la Saint-Jean : 8-15 juillet, jusqu’au 14 septembre) ;
Provins (foire de Saint-Ayoul, du 14 septembre à la Toussaint) ;
Troyes (foire froide, du 2 novembre à Noël, puis au 2 janvier), couvrant ainsi presque toute l’année.
4On situe généralement leur apogée au xiiie siècle et leur déclin irrémédiable au début du xive siècle, mais ce sont là des points controversés. Elles étaient évidemment tributaires du commerce terrestre et ont été atteintes par l’ouverture, au début du xive siècle, d’une liaison maritime entre les ports italiens, Gênes, Venise, et l’Angleterre et la Flandre3. La succession des foires de Champagne a été assurée d’une part par des places de commerce urbaines, comme Paris, Montpellier, Bruges4 et Avignon, d’autre part par d’autres foires : pour la France, en Languedoc celles de Montagnac et Pézenas, et en Bourgogne les deux réunions de Chalon-sur-Saône, foires du duc de Bourgogne établies ou revivifiées en 1239 et 1280, se tenant au carême et à la Saint-Barthélemy (24 août), chacune pour un mois, dont le maximum d’activité se situe avant 1360 et l’extinction presque complète vers 14305. Leurs fonctions ont été reprises en grande partie au début du xve siècle par les foires de Genève, hors du royaume mais tout près, au nombre finalement de quatre, florissantes surtout dans la période 1430-1470. Elles se tenaient à l’Épiphanie, à Pâques, à Saint-Pierre aux Liens le 1er août (puis à la Saint-Barthélemy) et à la Toussaint, avec une durée de deux semaines6. Les foires de Lyon sont vraiment une création royale française. En janvier 1420, le dauphin Charles a fondé à Lyon deux foires, à Pâques et en novembre. Devenu le roi Charles VII, il a fondé une troisième réunion en 1444, et son fils Louis XI en a fondé une quatrième en 1463. Grâce à la politique de ce dernier roi, les foires lyonnaises sont devenues un des grands centres du commerce et de la finance internationaux. Leur apogée se situe de 1480 à 1570, parallèlement à celles d’Anvers en Brabant7. Ainsi, du xie au xvie siècle, l’histoire des foires domine-t-elle l’histoire du commerce, donc du marché, de l’espace français.
Conditions préalables
5La localisation des foires d’abord principalement en France correspond à la fonction millénaire de l’isthme européen, avec une orientation des échanges nord-ouest à sud-est et vice versa, du bassin des pays du Nord (les îles britanniques et le delta Escaut-Meuse-Rhin, puis l’espace baltique) au bassin méditerranéen. Cela explique qu’il y ait eu précocement en France rencontre de marchands des deux bassins. Des marchands italiens sont signalés en France en 1074 et à la foire d’Ypres en 1127. Des marchands français sont cités comme actifs à Gênes avant 1180. Il n’est pas possible de dater leur rencontre en Champagne. D’ailleurs, une rencontre ne suffit pas à faire une foire organisée. Il a fallu d’autres conditions favorables. L’une de ces conditions, nécessaire, a été le rétablissement de la sécurité des chemins, les « grands chemins des marchands ». La région française a connu autour de l’an 1000 une stabilisation des rapports sociaux et politiques. Une paix par accord entre les pouvoirs moraux et territoriaux (évêques, princes, grands, seigneurs locaux) intervient sous diverses formes et ces contrats de paix concernent alors notamment le Viennois, l’espace lyonnais et rhodanien, la Bourgogne, puis la Flandre et la Normandie. Ils mentionnent les marchands. La protection des marchands sur les routes s’appelle le conduit. Les contreparties de la protection sont le péage qui sert en principe aussi à l’entretien de la route et les taxes groupées sous le nom de tonlieu. On connaît par exemple aux xiie et xiiie siècles le conduit du comte de Champagne, celui des vassaux impériaux dans le Jura, celui du comte de Bourgogne, celui du comte de Savoie, du duc de Bourgogne, ou celui du roi (1148, 1209). La protection s’étend évidemment à la foire elle-même et à tous les chemins des marchands, aller et retour. Elle peut revêtir la forme de l’escorte armée (pour les foires de Chalon, par exemple) ou celle de lettres de sauf-conduit. Le conduit assure en principe l’indemnisation des victimes en cas d’agression ou de spoliation. Lorsque cette sécurité vient à manquer, par exemple pendant les guerres franco-flamandes à partir de 1297, pendant l’insécurité après la bataille de Poitiers en 1356, ou à partir de 1410 avec la guerre civile française, la tenue des foires peut devenir impossible : ainsi en a-t-il été de la foire du Lendit pendant les troubles du xive et du xve siècle. Une façon de renforcer la sécurité est le recours à la caravane marchande, pratique génoise notamment. Les péages doivent être connus, de tarifs stables et non arbitraires. Il en est ainsi des réseaux remarquables comme celui des comtes de Savoie pour la traversée des Alpes par les deux grands itinéraires de la Maurienne et du Valais, ou celui des comtes de Bourgogne pour la traversée du Jura8.
6Il va de soi que la paix et l’ordre doivent être maintenus sur la foire et pendant sa durée. C’est l’affaire de l’autorité locale, prince ou ville. La ville, commune ou non, est en elle-même une institution de paix.
7Le site géographique n’a pas forcément joué un grand rôle : les villes de foires de Champagne, sauf une, n’ont pas une bonne liaison fluviale. En revanche, Chalon-sur-Saône ou Lyon sont favorisées par leur situation sur une bonne voie d’eau, avantage qu’elles partagent avec Anvers ou Francfort.
8Une autre condition est l’organisation de la réunion. Une foire est une rencontre réglementée. Le calendrier des réunions doit être public (elles sont d’ailleurs criées). La date de la foire est soit fixe, soit rattachée à une fête mobile connue de tous. Le temps de la foire est réparti en périodes spécialisées et réglementaires. Aux foires de Champagne, il y a huit jours d’entrée, dix jours de vente des draps, avec d’abord la « montre », la fin de cette vente étant criée « hare de draps », suivie de dix jours de vente de cordouan, puis de vente des « avoirs de poids », et enfin cinq jours de règlements. Un mois après hare de draps, c’est la fin des changes et il reste encore quatre jours pour établir les lettres obligatoires. Au total, la foire dure théoriquement 52 jours. À Chalon, les foires durent 27 ou 28 jours et, comme on l’a vu, encore moins ailleurs. Dans la pratique, les dates n’étaient pas intégralement respectées : des marchands arrivaient en retard ou partaient avant. On a beaucoup insisté sur la notion de « cycle des foires » couvrant l’année entière. Cela n’a de sens que si des marchands pouvaient demeurer en Champagne l’année entière, ce qui n’est pas prouvé. Mais la rapide succession des réunions facilitait certainement les règlements financiers.
9À l’organisation des foires se rattache leur justice. En premier lieu, il faut noter que le temps de foire est un temps juridique d’exception, un temps pendant lequel les règles coutumières du droit et de la justice sont suspendues, où les juridictions ordinaires sont remplacées par d’autres. Ceci pour permettre le règlement rapide des litiges entre des parties appelées à quitter bientôt la foire, d’où une procédure accélérée (exécution parée, appel non suspensif de l’exécution, contrainte par corps). En Champagne, c’est le tribunal des deux « gardes » des foires, agents du comte, qui rend cette justice. Aidés de sergents, ils assurent la police et se saisissent des litiges nés des obligations dites « de corps des foires ». Se fondant sur les lettres obligatoires, ils peuvent émettre des réquisitions adressées à des justices « étrangères » visant à la saisie des biens, voire des corps, des débiteurs défaillants. Une organisation similaire existe à Chalon-sur-Saône où la fonction de juge des foires est assurée par le « maître » dont la prise du « siège » de la loge des foires ouvre la réunion et le temps d’exception. Les gardes des foires de Champagne pouvaient exercer la « défense des foires » qui rendait coresponsables d’un débiteur défaillant, « fuitif », tous les ressortissants de la même justice étrangère, arme évidemment redoutable et dont on sait qu’elle a été utilisée par exemple contre Milan ou Ypres. Pour Chalon, on a aussi des exemples de collaboration des tribunaux9.
10Ainsi la justice des foires a-t-elle concouru à la mise en place d’un espace protégé et d’un espace juridique au service d’un droit international du commerce.
Le commerce des foires : contenu
11Chronologiquement, il semble bien que le moteur initial de la mise en place des foires, celles de Flandre et de Champagne du moins, ait été le besoin de commercialisation des draps (tissus de pure laine, chaîne et trame) de la région des Pays-Bas au sens large, et la demande de ces produits en provenance de l’espace méditerranéen (Provence et Italie). Ces draps issus d’une révolution technologique des environs de 1050 sont donc au cœur du commerce des foires et le restent pendant longtemps. L’offre de draps du Nord a été soutenue par le groupement des villes productrices dans une association d’entraide dite « les XVII villes », même si elles apparaissent déjà au début du xiiie siècle au nombre de vingt-deux, et s’il en existe plusieurs listes. Il s’agit d’abord de villes d’Artois, de Flandre, de Picardie, du Hainaut et de Champagne. L’aire de production s’est élargie à la fin du xiiie siècle au Brabant et à la Normandie. La prépondérance des draps dans le commerce de plusieurs foires est attestée par plusieurs sources, dont une littéraire comme le « Dit du Lendit » du début du xive siècle qui parle à ce sujet du métier « hautain » (supérieur), mais aussi par le fait qu’à Chalon il n’y a pas moins de trois halles pour les draps de laine. La prépondérance quantitative de ces produits se marque dans les résultats des péages alpins de la maison de Savoie à la fin du xiiie siècle, où les panni Francie représentent presque la moitié du total des charges en transit. Les draps de Normandie sont encore l’une des premières marchandises mentionnées aux foires de Genève au début du xve siècle. Ces tissus de laine étaient demandés par les acheteurs « méditerranéens », soit sous forme achevée, soit sous forme écrue, à terminer, comme aux foires du Languedoc, en direction d’une industrie italienne (florentine surtout) de la finition et de l’apprêt.
12Il n’est pas possible d’établir une hiérarchie des autres marchandises des foires. Mais tout indique que les cuirs et peaux y ont tenu une place éminente. Il existait un commerce à deux niveaux, de peaux et cuirs bruts, et de fourrures et de cuirs apprêtés ainsi que de cordouan. Les études de Robert Delort ont mis en évidence ce circuit des peaux et fourrures en provenance de l’espace baltique vers les foires de Flandre au xive et au xve siècle, circuit organisé en particulier autour de la foire de Bruges10. Le commerce des cuirs et peaux est aussi parfaitement attesté aux foires de Champagne, de Compiègne, du Lendit et de la région parisienne, et aux foires de Chalon-sur-Saône, exutoires des produits de la chasse du Massif central ainsi que débouché de grands marchands pelletiers comme ceux de Lyon et de Paris.
13La troisième marchandise, en importance, des foires, a sans doute été celle des toiles (de lin et de chanvre), en provenance de Champagne, d’Allemagne et de Suisse, de Bourgogne et de Bresse. Très demandées par le bassin méditerranéen pour le vêtement et la voilure, de grande importance aux foires de Chalon-sur-Saône, elles furent exportées par le relais d’Avignon au xive siècle.
14Il faut aussi certainement faire une part importante au commerce des chevaux. En provenance notamment d’Italie et d’Allemagne, c’étaient des montures de guerre (les coursiers ou grands chevaux) ou de joute et de parade. De prix unitaire très élevé, ils ont été commercialisés notamment aux foires de Champagne et de Bourgogne, le duc de Bourgogne ayant même un temps établi à Chalon-sur-Saône le « séjour » de ses montures. La foire de Compiègne s’est spécialisée dans ce commerce.
15Peu connu est le commerce des marchandises diverses, depuis les menus objets jusqu’aux tissus de soie, diffusées par les « merciers » dont certains ont pu être des marchands très importants. Tels les Milanais, vendeurs de la production d’armures mais aussi de futaines de leur cité au xive siècle.
16Les marchands venus du Sud offraient, en sus des chevaux, d’autres denrées spécifiques comme toute la gamme des épices et des parfums, des matières tinctoriales, de l’or en poudre, puis en pièces italiennes, et, de plus en plus, la soie et les soieries, toutes de grand prix sous un petit volume. Aux foires de Champagne, en face de l’organisation des villes du Nord, les Italiens puis les Provençaux se sont groupés en « sociétés » ou « universités » pour la défense de leurs intérêts, groupements dirigés finalement par un « capitaine » habilité à représenter les intérêts de ses concitoyens auprès des autorités.
17Les foires ont été, tout particulièrement, le lieu du commerce entre marchands, c’est-à-dire du commerce de gros. Les foires de Chalon avaient une halle des drapiers « grossiers » distincte de celle des « détailleurs ». Cette fonction a pu s’atténuer à mesure que les villes ont pu l’exercer elles-mêmes. Toutefois le commerce de détail n’a sans doute jamais été absent des foires.
18Il n’y a donc aucun doute sur le fait que les foires ont joué un rôle essentiel dans l’organisation physique et juridique du marché des produits fabriqués et assimilés au Moyen Âge.
19L’aire d’attraction de ces réunions marchandes a pu être cartographiée. Celle des foires de Champagne fut peut-être la plus vaste, allant de l’Allemagne du Nord à l’Italie centrale, avec une concentration intense des localités partenaires dans les Pays-Bas et la France au nord de la Seine, le Languedoc et l’Italie septentrionale et centrale. Les foires de Chalon-sur-Saône eurent une aire d’attraction centrée sur la région bourguignonne, étendue au Massif central, aux Alpes et au Jura, avec de nombreux rapports avec les Pays-Bas et la Normandie. Les contacts des foires de Genève concernent une fois encore les Pays-Bas, la Normandie et la France centrale et méridionale, l’Italie du Nord et, de façon plus nouvelle, la région suisse et l’Allemagne du Sud, et les pays ibériques du Nord-Est. La région des Pays-Bas est présente sur toutes les cartes.
Foires et marché de l’argent
20Les dates des foires ont servi de terme de paiement des dettes dès la haute époque. Les foires ont été un marché de l’argent, et notamment les foires de Champagne. Dès le début du xiiie siècle, des sommes considérables sont prêtées par des financiers italiens à des princes comme la duchesse de Bourgogne en 1219 ou la comtesse de Flandre en 1221, ou à des abbayes importantes. À la fin du même siècle, le duc de Bourgogne, Robert II, avait un agent permanent aux foires, chargé d’emprunter et de faire les remboursements. Les prêteurs étaient italiens, siennois notamment. Mais des compagnies italiennes, comme les Ugolini de Sienne installés aux foires (1249-1263), ne prêtaient pas qu’aux grands. Au début du siècle suivant, d’autres Siennois, les Gallerani, étaient, eux, installés à Paris (1302-1305).
21Or Paris a certainement relayé en partie les foires sur le marché des capitaux au xive siècle. À côté de Paris, Montpellier, Avignon et surtout Bruges jouent un rôle à cet égard. Mais les dégâts et l’insécurité liés à la guerre franco-anglaise, la guerre civile en France à partir de 1410, l’invasion anglaise de 1417, les massacres parisiens de 1418 ont ruiné la place financière de Paris dont les fonctions ont été reprises au Nord par Bruges, au Sud-Est par Genève11. Les foires de Chalon-sur-Saône ne semblent pas avoir jamais été un grand marché financier, peut-être parce qu’elles ne duraient que deux mois sur l’année, mais surtout en raison de leur faible fréquentation par les Italiens. En revanche, les foires de Genève, du moins entre 1415 et 1463, ont été une place financière importante. De grandes compagnies commerciales et bancaires italiennes, comme les Medici à partir de 1420, puis les Pazzi (avant 1449) et les Baroncelli (avant 1455) s’y sont installées. Mais on sait que Louis XI s’est ingénié, à partir de 1462, à restreindre l’activité des foires de Genève au profit de ses foires de Lyon, ce qui a entraîné, à partir de 1465, l’exode des compagnies italiennes de Genève à Lyon (les Medici en 1465). Les foires de Lyon ont ainsi acquis cette fonction qui a contribué à leur fortune au xvie siècle. Une fonction qui doit ses progrès, dès le xiiie siècle, au perfectionnement des instruments financiers.
Paiements, change, marché des changes
22Nous sommes assez mal renseignés sur les paiements en foire. Aux foires de Champagne, il semble que les « acheteurs », c’est-à-dire les Méridionaux, consignaient leurs moyens de paiement chez des changeurs et recevaient du papier qui leur servait à régler leurs achats, les balances se soldant lors du « paiement » de la foire. Les créances pouvaient être reportées à une foire postérieure et la lettre de foire est une promesse de paiement sur une autre foire. À la fin du xiiie siècle, en Champagne, les lettres de foire sont scellées par les gardes. Il ne semble pas qu’elles aient pu être cessibles à proprement parler, mais elles pouvaient être payées à un mandataire. Certes, porter des espèces aux foires ou en ramener était dangereux, mais cela s’est toujours fait en cas de besoin. Mais la nécessité de disposer de moyens de paiement sur la foire a conduit à la mise au point des procédés de change. Une importante littérature a été consacrée à cette question. Les archives de notaires génois conservées depuis 1190 éclairent probablement les débuts du processus et montrent l’existence de l’« instrument pour cause de change », un contrat notarié constatant le versement sur une place (par exemple Gênes) d’une certaine somme en monnaie locale remboursable en une autre monnaie à une date ultérieure sur une autre place, par exemple en monnaie de provinois sur une des foires de Champagne, au prêteur ou à son représentant accrédité, avec, par précaution, indexation de cette monnaie sur le marc (poids) d’argent. Il y a donc en ce cas change, transfert et crédit. Si le paiement n’intervient pas, on prévoit le remboursement à Gênes en monnaie génoise, à un taux fixé à l’avance. Un intérêt pouvant être dissimulé dans le taux de change, l’instrumentum peut servir simplement d’instrument de crédit, ce qui a dû être le cas assez rapidement. Le change, désormais fictif, s’effaçait alors derrière le crédit. Ces pratiques confirment l’existence, aux foires de Champagne, d’un marché monétaire organisé. Il a périclité en même temps que les foires ou, plutôt, s’est déplacé vers d’autres foires et vers des villes où la pratique du change pouvait être permanente : Paris, Londres, Bruges, Montpellier, Avignon, voire vers les grands rassemblements humains, comme les conciles.
23Dans le cas du contrat notarié de change, si le prêteur ne se déplace pas physiquement, il doit envoyer une lettre à son représentant pour l’informer qu’il doit payer. La pratique de ce contrat de change notarié a duré plus longtemps à Gênes et à Venise que sur d’autres places comme Pise et Florence. Les marchands toscans ont opté pour la simple lettre de change (lettre close), plus simple à établir et à expédier.
24Les foires ayant succédé aux foires de Champagne ont donc pu être des places de change. Ce fut le cas de celles de Bruges, de Genève, de Lyon, moins certainement de celles du Lendit. À partir du xive siècle, la pratique du change tiré est largement – mais non exclusivement – en mains italiennes, étant une des fonctions des grandes compagnies commerciales et bancaires de la péninsule. Il fallait en effet que les tirés fussent en état d’honorer les lettres, ce qui supposait qu’ils disposassent de crédit quasi en permanence sur une place donnée. La possibilité d’user du change tiré est donc liée au problème des balances commerciales (et l’on a par exemple des Italiens créditeurs en Flandre au xve siècle et peinant à y acheter des lettres payables en Italie, ce qui continue à rendre nécessaire le port d’espèces12).
25Les historiens se sont penchés sur le problème, à la vérité capital, de l’endossement des lettres de change. On est parti d’une situation où la lettre ne pouvait être payée qu’au bénéficiaire, puis aussi à un procureur accrédité par mandat, et on a abouti à un véritable endossement. Ce dernier existe peut-être dès 1410 et plus sûrement en 1430. Mais ce sont des opérations individuelles. Il n’existe pas à cette époque un véritable marché des lettres de change.
26Il reste que les foires de Champagne ont incontestablement joué un rôle moteur dans la mise en place du marché international des changes, même si ce dernier, par la suite, n’est pas resté lié exclusivement aux réunions marchandes de ce type.
Foires et information
27Le marchand actif en foire n’est pas un isolé. Il reste en contact avec ses mandants (par exemple une compagnie commerciale et bancaire) ou les autorités de sa ville, par courrier. Les lettres sont portées par des messagers individuels ou collectifs (d’une ville par exemple). Elles contiennent des informations sur le prix des marchandises et sur celui de l’argent, indispensables à la pratique du change tiré. Les foires sont ainsi à l’origine d’un vaste réseau de communication et d’information, inséparable du marché.
Foires et création monétaire
28Dans la mesure où les marchands visiteurs apportaient en foire des moyens de paiement monétaires ou métalliques (métaux précieux en lingots, poudre d’or), ces derniers devaient généralement être changés ou convertis dans la monnaie locale, pour les foires de Champagne le denier provinois, pour celles de Chalon la monnaie de tournois, pour celles de Genève l’écu d’or de Savoie, pour celles de Flandre le gros de Flandre et ses multiples, pour celles de Lyon l’écu d’or du roi de France. Aussi fallait-il impérativement créer de la monnaie et faire « ouvrer » les ateliers monétaires : en Champagne ceux de Troyes et de Provins, en Bourgogne celui de Chalon, à Genève l’atelier du duc de Savoie à Cornavin. Des faits analogues de création monétaire accompagnent la foire de Francfort. Un cas particulièrement intéressant est celui du denier provinois, frappé dans les ateliers monétaires champenois, qui a été exporté en Italie, a été en usage dans le Latium à partir de 1155 et a été imité par le Sénat romain à partir de 1184. La provenance de l’argent pouvait être commerciale ou financière ou encore fiscale (les taxes dues au Saint-Siège, notamment). On trouve aussi le denier provinois en circulation en Sicile au xiie siècle13. Les foires de Champagne ont donc servi de relais pour l’exportation de l’argent vers le bassin méditerranéen et pour l’importation de l’or africain via l’Italie.
Foires et politique
29Les princes ont évidemment compris que les foires, par les taxes et redevances qui y étaient levées, pouvaient être sources de revenus. Ils se sont prévalus d’un prétendu droit régalien de créer des marchés et des foires et ne se sont pas privés d’en user, notamment à titre de bienfait, au profit d’une abbaye (Compiègne, 1085) ou de villes (foires de Flandre, de Lyon). Les foires assuraient donc au prince divers revenus, ce qui a été probablement la cause de l’action des comtes de Champagne au xiie siècle. Les seules foires véritablement princières semblent être celles de Chalon-sur-Saône, appartenant au domaine du duc de Bourgogne et en tout contrôlées par ses gens.
30Peut-on parler d’une politique consciente des foires ? Il y a eu incontestablement chez les princes une volonté d’aider à la fréquentation des réunions marchandes, notamment en cas de crise, par le biais de l’affranchissement d’impôts, de l’exemption de droits onéreux ou de l’octroi du droit d’étape. Le roi Louis XI passe pour avoir eu une « politique économique », et même une politique des foires. Mais il faut distinguer ses mesures de 1462 interdisant aux marchands français d’aller à Genève, et qui ont peut-être eu des raisons à la fois politiques et bullionistes, et l’opération à laquelle il s’est livré en 1470, en prétendant transférer les foires « bourguignonnes » d’Anvers en son royaume et en voulant les localiser à Caen, en vue de nuire aux intérêts commerciaux des sujets du duc de Bourgogne, ce qui était bien un acte de guerre commerciale, mais fut un piteux échec. Il n’y a pas là une vraie politique des foires. En revanche, l’intérêt de ce roi pour les foires de Lyon ne fait aucun doute. D’après l’exemple des foires d’Anvers, il avait saisi l’utilité de ces réunions pour attirer et retenir l’or dans le royaume. Il y a même autorisé l’usage des monnaies étrangères14.
Conclure ?
31Revenons au thème du présent livre. Les foires médiévales, du moins celles du niveau supérieur, ont joué un rôle pionnier pour la constitution du marché international des produits, de celui de l’argent et de celui des changes comme pour l’information marchande, pour la création monétaire et pour la mise en place d’un droit commercial international. Elles sont bien la première histoire de nos marchés. Elles ont lancé l’intégration commerciale et financière de l’Occident.
Notes de bas de page
1 Sur les foires en général : Paul Huvelin, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, Paris, A. Rousseau, 1897 ; Henri Laurent, La draperie des Pays-Bas en France et dans les pays méditerranéens (xiie-xve siècle), Paris, Droz, 1935 ; Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, La Foire, Bruxelles, Librairie encyclopédique, 1953, vol. V ; Rainer Koch (éd.), Brücke zwischen den Völkern. Zur Geschichte der Frankfurter Messen, Francfort-sur-le-Main, Historisches Museum, 1991, t. I-III ; Simonetta Cavaciocchi (éd.), Fiere e mercati nella integrazione delle economie europee, secc. XIII-XVIII, actes de la 32e semaine d’études, Prato, 8-12 mai 2000, Florence, Istituto internazionale di storia economica F. Datini, 2001 ; Wim Blockmans, « Das westeuropäische Messenetz im 14. und 15. Jahrhundert », in R. Koch (éd.), Brücke zwischen den Völkern…, op. cit., t. I, p. 37-50 ; Markus A. Denzel, « Der Beitrag von Messen und Märkten zum Integrationsprozeß des internationalen bargeldlosen Zahlungsverkehrsystems in Europa (13.-18. Jahrhundert) », in
S. Cavaciocchi (éd.), Fiere e mercati…, op. cit., p. 819-835 ; Henri Dubois, « Les institutions des foires médiévales : protection ou exploitation du commerce ? », in Fiere e mercati…, op. cit., p. 161-184 ; Franz Irsigler, « La fonction des foires dans l’intégration des économies européennes (Moyen Âge) », in Fiere e mercati…, op. cit., p. 49-69 ; John H. Munro, « The “New Institutional Economics” and the Changing Fortunes of Fairs in Medieval and Early Modern Europe : the Textile Trades, Warfare and Transaction Costs », in Fiere e mercati…, op. cit., p. 405-451 ; Michel Pauly, « Les marchés annuels en Europe aux xive-xvie siècles. Études régionales et essai de classification », in Fiere e mercati…, op. cit., p. 669-683 ; Jürgen Schneider, Nils Brübach, « Frankreichs Messeplätze und das europäische Messesystem in der frühen Neuzeit », in Brücke zwischen den Völkern…, op. cit., t. I, p. 171-190.
2 Holger Kruse, Die Handelmessen der Pariser Region, mémoire d’habilitation, non publié, Kiel, 2002.
3 Félix Bourquelot, Études sur les foires de Champagne, Paris, Imprimerie impériale, 1865-1866 ; Robert-Henri Bautier, « Les foires de Champagne. Recherches sur une évolution historique », in La Foire, op. cit., p. 97-147 ; Heinz Thomas, « Die Champagnemessen », in Brücke zwischen den Völkern…, op. cit., t. I, p. 13-36 ; Henri Dubois, « Le commerce et les foires au temps de Philippe-Auguste », in R.-H. Bautier (éd.), La France de Philippe-Auguste. Le temps des mutations, Paris, CNRS, 1982, p. 689-709 ; Wim P. Blockmans, « Transactions at the fairs of Champagne and Flanders 1249-1291 », in Fiere e mercati…, op. cit., p. 993-1000.
4 Robert Delort, Le commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Âge (vers 1300-vers 1450), Rome, École française de Rome, 1978.
5 Henri Dubois, Les foires de Chalon et le commerce dans la vallée de la Saône à la fin du Moyen Âge (vers 1280-vers 1430), Paris, Imprimerie nationale, 1976.
6 Frédéric Borel, Les foires de Genève au XVe siècle, Genève, A. Picard, 1892 ; Jean-François Bergier, Les foires de Genève et l’économie internationale de la Renaissance, Paris, SEVPEN, 1963.
7 Marc Brésard, Les foires de Lyon aux xve et xvie siècles, Paris, A. Picard, 1914 ; Richard Gascon, Grand commerce et vie urbaine au xvie siècle. Lyon et ses marchands (environs de 1520-environs de 1580), Paris, Mouton, 1971.
8 H. Dubois, « Les institutions des foires médiévales », in Fiere e mercati…, op. cit.
9 H. Laurent, La draperie…, op. cit., p. 276-311.
10 R. Delort, Le commerce des fourrures…, op. cit.
11 Jean Favier, « Une ville entre deux vocations, la place d’affaires de Paris au xve siècle », Annales. Économies, sociétés, civilisations. 28e année, no 5, 1973, p. 1245-1275.
12 Raymond de Roover, L’évolution de la lettre de change, Paris, SEVPEN, 1953 ; « Le marché monétaire au Moyen Âge et au début des temps modernes, problèmes et méthodes », Revue Historique, t. 244, 1970, p. 5-40.
13 R.-H. Bautier (éd.), La France de Philippe-Auguste…, op. cit., p. 695, 707.
14 René Gandilhon, Politique économique de Louis XI, Paris, PUF, 1941 ; Jean-François Lassalmonie, La boîte à l’enchanteur. Politique financière de Louis XI, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002, ouvrage accessible gratuitement en ligne http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/793.
Auteur
Professeur émérite à l’université de Paris IV, spécialiste d’histoire économique du Moyen Âge. Sa thèse d’État a été publiée en 1976 : Les Foires de Chalon et le commerce dans la vallée de la Saône à la fin du Moyen Âge (vers 1280-vers 1430), Paris, Publications de la Sorbonne.
Ses principales publications portent sur le commerce médiéval : « Techniques et coûts des transports terrestres dans l’espace bourguignon aux XIVe et XVe siècles », Annales de Bourgogne, 52, 1980, p. 65-82 ; « Drapiers normands aux foires de Bourgogne à la fin du Moyen Âge », in Recueil d’études offert en hommage au doyen Michel de Boüard, Caen, 1982, p. 27-33 ; « Le commerce et les foires au temps de Philippe Auguste », in La France de Philippe Auguste. Le temps des mutations, Paris, CNRS, 1982, p. 689-709 ; « Le commerce de la France au temps de Louis XI. Expansion ou défensive ? », in La France de la fin du XVe siècle. Renouveau et apogée, Paris, CNRS, 1985, p. 15-29 ; « Marchands dijonnais aux foires de Chalon-sur-Saône à la fin du Moyen Âge. Essai de prosopographie », in Publication du Centre européen d’études bourguignonnes, Rencontres de Douai (1986), Bruxelles, 1987, p. 63-79 ; « Les ducs de Bourgogne et les foires », in Publication du Centre européen d’études bourguignonnes, Rencontres de Gand (1992), Bruxelles, 1993, p. 163-176 ; « Le péage de Chalon et la circulation dans la vallée de la Saône au XVe siècle », Mémoires de la société pour l’histoire du droit et des institutions des pays bourguignons..., t. 55, 1998, p. 23-33 ; « Les institutions des foires médiévales: protection ou exploitation du commerce ? », in Fiere e mercati nella integrazione delle economie europee, Atti della 32. Settimana di Studi, IstitutoInternazionale F. Datini, Florence, Le Monnier, 2001, p. 161-184. Il est décédé le 15 mai 2012.
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