Les inspecteurs des Finances et la modernisation de la firme bancaire depuis la fin du xixe siècle
p. 331-340
Texte intégral
1Sans effectuer une recension exhaustive du déploiement de la cohorte des inspecteurs des Finances au sein de la profession bancaire ni une analyse méticuleuse et prosopographique de leur activité managériale, commerciale, financière ou technique au sein des firmes bancaires, nous souhaitons esquisser une synthèse de leur contribution aux mutations vécues par cette branche des services. La percée des inspecteurs des Finances est bien identifiée – entre les années 1890 et les années trente – et sa vigueur et sa pérennité suggèrent que la légitimité de ce « corps » informel a dû se construire à coups de succès dans les programmes de gestion, d’action et de mutation des maisons de banque, tant privées que publiques. L’on pourrait prétendre que, en leur sein, ils auraient seulement assuré le fonctionnement quasi administratif de « l’organisation de firme », après y avoir « pantouflé », en dupliquant leur art de la rigueur d’analyse des structures et des processus de gestion de la haute administration des Finances en y supervisant, comme dans un ministère, les centaines de diplômés des facultés de droit et de l’École libre de sciences politiques de Paris, puis de l’Institut d’études politiques de Paris. Ils n’auraient été que de simples bureaucrates, tandis que d’autres cohortes – diplômés des Hautes Études commerciales, ingénieurs des grandes écoles à la française, surtout Polytechnique et Mines, voire Centrale – auraient conçu et réalisé l’essentiel des changements déterminants en « inventant » de nouveaux produits de banque et de finance ou en dessinant de nouveaux schémas commerciaux pour séduire les divers segments de clientèle.
2Tout en admettant l’importance des initiatives prises par d’autres groupes de diplômés et le rôle clé joué par les diplômés de droit et de Sciences Po dans leur formulation juridique et pratique et dans leur mise en œuvre – sans parler des promotions de cadres sans guère de diplômes, car issus de la base –, notre synthèse met en valeur la capacité de dizaines d’inspecteurs des Finances à s’affirmer en « leaders transformationnels » et à rendre plus flexibles, réactives, imaginatives et in fine compétitives les banques et établissements financiers français. Ils auraient eux aussi joué un rôle dans la capacité de la place de Paris à résister aux défis successifs lancés par les places concurrentes, tant en Europe (Londres, Bruxelles, Francfort surtout) qu’à l’échelle mondiale (offensive américaine, puis japonaise). Nous mettrons l’accent sur les initiatives des inspecteurs des Finances dans la construction de l’édifice de l’organisation de firme bancaire. Alors que la perception des inspecteurs des Finances comme technocrates peut prédominer, certains d’entre eux se sont insérés dans le mouvement de rénovation de la gestion des grandes entreprises, au nom de l’efficacité, puis du « management moderne », ce qu’on appellerait aujourd’hui parfois le reengineering. Au fur et à mesure que des banques ont acquis une taille importante, elles ont ressenti le besoin de faire évoluer leurs structures, l’organisation des flux d’information et leur mode de gestion. La fonction du dirigeant bancaire a donc évolué sensiblement, et des inspecteurs des Finances ont été recrutés pour participer à ces mutations.
Concevoir la gestion d’une organisation de firme bancaire (avant 1940)
3Leur qualité d’inspecteur n’est pas un gage de réussite car certains se sont cassé les dents sur deux modèles économiques de banque. Joseph Ariès (IF 1912), administrateur délégué de la banque Renauld, et Pierre Desforges (IF 1898), directeur général et président de la Société nancéienne à partir de 1919, tous deux à Nancy, portent un modèle de banque régionale dans les années vingt qu’ils ne peuvent maîtriser jusqu’au bout car la crise des années trente révèle la surdimension des engagements de leur maison. Le duo Étienne Chauvy (IF 1898), administrateur délégué en 1924-1932, et André Luquet (IF 1898), président en 1921-1932, de la banque d’affaires dynamique Crédit mobilier français s’est heurté à des prises de risque excessives en 1931-1932, d’où l’absorption par la Banque de l’Union parisienne, où Charles Sergent (IF 1894) doit lui-même appeler en hâte un membre de la Haute Banque, Pierre Mirabaud, comme adjoint en renfort car le modèle d’une banque d’affaires menant une stratégie de croissance organique avec fort effet de levier s’avère dangereux en cas de retournement brutal de conjoncture. Les hommes peuvent paraître solides à un « moment » de l’histoire de leur maison, mais c’est sur la durée qu’il faut juger leur action.
4Plusieurs inspecteurs des Finances « pantouflent » pour assurer des fonctions généralistes, comme Paul Baudouin (IF 1921), qui passe d’inspecteur à directeur général à la Banque de l’Indochine où le président René Thion de la Chaume (IF 1900) enracine l’Inspection des Finances. Le rejoignent Jean Laurent (IF 1923), comme inspecteur puis haut dirigeant ; François de Flers (IF 1921), secrétaire général, directeur général et enfin président ; et Jean Maxime-Robert (IF 1927), secrétaire général en 1937, puis directeur, directeur général, directeur général et vice-président-directeur général. Olivier Moreau-Néret (IF 1919), au Crédit Lyonnais comme secrétaire général, puis comme patron des affaires mobilières, en est un autre exemple. La Société générale apparaît comme le creuset de l’intégration d’inspecteurs des Finances dans le monde bancaire. Après Louis Dorizon, sans diplôme, qui en est devenu le directeur général dans les années 1890-1910, André Homberg (IF 1892) en assure la direction générale en 1913-1919 en des temps incertains, puis la vice-présidence en 1919-1922 et la présidence en 1922-1932. Ce sont surtout Joseph Simon (IF 1896), directeur général en 1919-1925, président en 1932-1940, et Henri Ardant (IF 1918) qui symbolisent la percée des inspecteurs des Finances. Celui-ci contribue, avec Bernard Brezet (IF 1927), sous-directeur en 1932, directeur adjoint en 1933, directeur en 1942, à élargir la réputation des inspecteurs des Finances comme bons praticiens de banque. H. Ardant recrute une cohorte générationnelle destinée à (bien) gérer la Société générale jusqu’aux années soixante. L’on parle d’une « culture Société générale » spécifique, qui équilibre rigueur gestionnaire et souplesse dans la mobilité commerciale, ce qui constitue en soi un modèle de gestion innovant. Maurice Lorain (IF 1921), secrétaire général adjoint en 1927, directeur en 1932, directeur central en 1936 – fonction qui se substitue en plus large à celle de secrétaire général –, directeur général en 1943-1958, président en 1958-1967, est le passeur de cette culture de rigueur de gestion qui est perçue sur la place comme un modèle novateur. Il incarne le redéploiement de la banque des années quarante aux années soixante et s’affirme en pilier intellectuel de la place bancaire et financière, notamment en accompagnant les efforts internes des promoteurs d’une nouvelle culture internationale (Londres, Amériques). Jacques Ferronnière (IF 1929), cadre en 1935, sous-directeur en 1935, secrétaire général en 1942, directeur général adjoint en 1950, directeur général en 1958-1966), devient l’un des grands experts de la place pour l’analyse des crédits et la formation des cadres bancaires dans cette spécialité.
5Le Crédit industriel et commercial (CIC) consacre le rôle innovateur des inspecteurs des Finances dans les années 1910-1930, sous la houlette du président (1894-1927) Albert de Monplanet (IF 1862), qui est moins un banquier qu’un animateur de gestionnaires inventifs, parmi lesquels plusieurs inspecteurs des Finances, et un réformateur visant à durcir la gestion d’une maison manquant de maîtrise de ses risques quand il y entre en 1893. Joseph Deschamp (IF 1899), inspecteur général du CIC en 1906, sous-directeur en 1909, directeur adjoint en 1917, directeur en 1920, administrateur délégué en 1931, président en 1936-1952, et Charles Georges-Picot (IF 1891), inspecteur général du CIC en 1900, directeur en 1907, vice-président en 1921 et président en 1927-1930, s’avèrent de grands banquiers, accompagnés, entre autres, par un noyau d’inspecteurs des Finances – Paul Desvaux (IF 1882), Jacques Guérin de Vaux (IF 1899). Plusieurs de ces dirigeants essaiment en même temps à la présidence de plusieurs banques provinciales situées dans la mouvance du CIC en dupliquant l’art parisien du métier de suivi des risques.
6Ces deux générations de dirigeants métamorphosent la stratégie du CIC tout en affinant son mode de gestion, en durcissant les critères d’analyse des risques et en privilégiant la quête de liquidité. Ils conçoivent la construction d’une banque de guichets. Ils créent un véritable réseau en région parisienne et prennent le contrôle des banques sœurs dont le CIC a parrainé la création dans les années 1860-1880. Au fur et à mesure que ces banques rencontrent des difficultés de gestion, provoquées par leur spécialisation en banques locales ou départementales trop dépendantes de la conjoncture régionale, le CIC en devient l’actionnaire de référence, impose ses représentants au conseil et surtout ses normes de gestion (Société bordelaise dès 1913, beaucoup de maisons dans les années vingt et lors de la crise de 1930-1931 – telle la Société nancéienne). Le CIC tire parti de la chute de deux grandes banques (Banque privée et Banque d’Alsace-Lorraine) pour récupérer leur réseau et le partager entre ses banques filiales, qui deviennent de grandes banques provinciales actives sur plusieurs régions. Ses dirigeants, surtout les inspecteurs des Finances, mobilisent leurs connexions au sein de la haute administration pour la convaincre de la faisabilité et de l’opportunité de leur proposition de reprise face aux velléités de gros concurrents ou aux vœux d’une partie de la place de laisser s’écrouler ces rivales provinciales. Le « Groupe des banques affiliées » se constitue en 1927 en une réelle communauté d’intérêts, apte à rivaliser avec les quatre leaders parisiens de la banque de dépôts et muni d’outils communs, pour le crédit à moyen terme, l’Union des banques régionales (1929), et pour le placement des titres, d’un « pot commun » pour les opérations de courtage (1927).
7Si ces inspecteurs des Finances fournissent une impulsion historique à ce dynamisme stratégique et managérial, la génération de juristes ou de diplômés de Sciences Po qui leur succède se contente de gérer ces acquis sans plus imaginer d’autres voies, d’où une relative stagnation de la fédération du CIC dans les années 1950-1970, même après son entrée dans la mouvance de la Compagnie de Suez en 1973. Les tentatives nouées successivement par Christian Chaix de Lavarène (IF 1935), Jean-Pierre Fourcade (IF 1954), éphémère directeur général en 1974, et surtout par Dominique Chatillon (IF 1953), P.-D.G. en 1974-1981, ne suffisent pas à vaincre cette force d’inertie, malgré quelques progrès, notamment dans le réseau parisien, pas plus que la nationalisation de 1982, avant une reprise en main sévère par le Crédit mutuel au tournant du xxie siècle. Le statut d’ancien inspecteur des Finances ne garantit pas à lui seul une capacité à surmonter les pesanteurs d’un groupe bancaire quand ses patrons estiment que son histoire l’a conduit au terme de son évolution structurelle. Mais cette demi-douzaine d’inspecteurs des Finances qui dirige le CIC pendant un gros tiers de siècle a été dotée des forces de conception stratégique et de caractère nécessaires pour procurer une accélération décisive des mutations.
8Si les inspecteurs des Finances se font stratèges au CIC, ils dessinent au CNEP, avec d’autres types de diplômés, un mode de gestion d’une firme bancaire qui peut passer pour exemplaire. Comme cette maison est « le petit » du trio des leaders et rechigne à la croissance externe, ils en font un modèle de croissance organique en y introduisant des méthodes quasiment « industrielles ». Leur banque (10 000 salariés en 1928) est pionnière dans l’introduction en France des techniques électro-comptables de gestion des données dès la seconde moitié des années vingt, afin d’abaisser le coût du traitement des effets de commerce car l’escompte est la base du métier du CNEP. Ils structurent plus encore les outils et la culture de gestion des risques, initiés au sortir du krach de l’ancêtre du CNEP en 1889. Comme à la Société générale, ils développent plus encore les fonctions de l’Inspection générale, créée en 1900, dont le responsable, Paul Boyer (qui n’est pas inspecteur des Finances), devient d’ailleurs directeur en 1901, directeur général en 1915 et le P.-D.G. en 1919-1926. Ils séparent prêts liquides et crédits durables en créant, à parité avec le Crédit Lyonnais, l’Ucina (Union pour le crédit à l’industrie nationale) en 1919, donc huit ans avant les autres banques. Ils s’avèrent de rudes gestionnaires de l’activité financière afin d’améliorer sa rentabilité, et ce sont eux qui promeuvent la négociation qui aboutit, en 1929, au cartel officieux qui régule (jusqu’au milieu des années soixante) la répartition et les commissions des opérations d’émission et de placement de titres. Une culture de rigueur renouvelle la vie du CNEP grâce à quelques dirigeants issus de l’Inspection : Alexandre Célier (IF 1906), administrateur et membre du comité de direction (1921), directeur général en 1926 à 46 ans et vice-président directeur général en 1930-1934, le numéro 2 de la maison ; Henry Bizot (IF 1925), secrétaire général adjoint chargé des affaires financières (1930), secrétaire général (1932), puis directeur général en 1958 ; Charles Farnier (IF 1910), membre du comité de direction en 1934 et directeur général en 1935, à 41 ans.
Essaimage et osmose de l’esprit de rénovation de la place après 1945
9Dans les années 1960-1970, la compétitivité de la place devient un fort enjeu car l’on veut favoriser la structuration d’un secteur bancaire plus autonome – par rapport à « l’économie administrée » –, plus dynamique et entrepreneurial, mais surtout mieux apte à assumer une fonction d’intermédiation ample, de collecter les fonds d’épargne et d’assurer par lui-même le financement des besoins des entreprises, à une époque où le marché financier manque encore de vigueur. La réforme bancaire voulue par Michel Debré – une série de décisions étalée sur deux ans en 1966-1968 –, que contribuent à concevoir et à mettre en œuvre ces inspecteurs des Finances, comporte le renforcement de « champions tricolores » aptes à financer une économie engagée dans la guerre de la compétition européenne et transatlantique. L’on veut insuffler un « esprit nouveau » de combativité à la tête des grandes banques publiques, surtout grâce à des inspecteurs des Finances investis d’une mission de renouveau, comme si l’aspiration de la Libération à de nouvelles élites bancaires se réalisait vingt ans plus tard, tels François Bloch-Lainé (IF 1936), président en 1967-1974, et Jean Saint-Geours (IF 1950), directeur général adjoint en 1968, directeur général en 1970-1975 au Crédit Lyonnais, ou Maurice Lauré (IF 1945) à la Société générale (à partir de 1967), tandis que Jean-Maxime Levêque (IF 1948) au Crédit commercial de France (directeur général en 1964-1975, président en 1976-1982), puis Antoine Dupont-Fauville (IF 1953) au Crédit du Nord (président en 1974-1982) deviennent les ambassadeurs de ce renouveau dans ces deux grandes banques privées. Un vent de libéralisation souffle sur l’économie bancaire, pour accélérer la bancarisation des épargnants et le développement de l’économie d’endettement au sein du monde des entreprises, et inciter les banques à amplifier leur tâche de collecte, puis de « transformation » (en crédits durables) de l’épargne : liberté d’ouvrir des guichets, boom de la banque de masse, tendance à la banque universelle pour permettre aux banques de dépôts de diversifier leur gamme de prêts aux sociétés tout en en allongeant la maturité. Ces grands commis de l’État s’investissent dans cette révolution bancaire. C’est une affaire de génération, mais aussi la cristallisation d’un volontarisme modernisateur au nom d’une certaine conception (action coordonnée, voire centralisée, en faveur d’un programme accéléré de rénovation des structures économiques), qui est dans l’air du temps gaullien, désireux de bousculer tout autant le monde de l’entreprise que l’appareil économique d’État.
10Dans le cadre de cette stratégie, l’État délègue au Crédit agricole une mission d’impulsion de la compétition interbancaire, en parallèle à la constitution de la BNP. Jacques Mayoux (IF 1952) devient l’un des « héros » de cette révolution des années 1960-1970 et bouleverse les processus de promotion et de sélection des dirigeants du groupe (alors établissement public depuis les lois de 1920/1926) : « Les hommes nouveaux sont souvent des inspecteurs des Finances, comme Jacques Lallement, Michel Albert ou Antoine Jeancourt-Galignani », mais aux côtés d’autres types de diplômés. « Il est certain qu’à l’issue de ces changements d’hommes, la Caisse nationale prend un autre visage. » Certes, note André Gueslin, cela paraît d’abord comme une emprise de l’appareil d’État. Mais ces dirigeants convainquent les réseaux de notabilités agrariennes, voire franc-maçonnes, classiques grâce à leur efficacité. Ils dédient la nouvelle institution, non plus à la seule agriculture, mais également à la modernisation des classes moyennes paysannes entrepreneuriales, des coopératives, de l’agroalimentaire, puis de toute la ruralité (professionnels, PME, logement, etc.) à partir de 1971. J. Mayoux, directeur général en 1963-1975, doté d’une forte personnalité proche du charisme (« la locomotive Mayoux ») et d’un art de la négociation au sein de l’appareil économique d’État et des réseaux de notabilités rurales, Lallement (IF 1922), directeur des engagements, directeur général adjoint, directeur général en 1975-1981, Albert (IF 1956), directeur général de la filiale de participations Union d’investissements (1974-1975), Jeancourt-Galignani, directeur général adjoint en 1972-1979, sont les leviers de cette métamorphose stratégique et managériale, même si leur œuvre reste trop méconnue par rapport à leur action ultérieure, beaucoup plus visible. Ils bâtissent une organisation de firme qui révolutionne l’institution plurimutualiste, elle-même bénéficiant de plus d’autonomie de la part de l’État et donc de marge de manœuvre, avec des outils de formation des cadres et des dirigeants issus de la base, le dessin de gammes de produits de banque et d’épargne, des stratégies commerciales innovantes pour l’époque (marketing, image de marque, campagnes de publicité, enseignes communes), l’éclosion de filiales spécialisées pour porter des fonctions à l’échelle du groupe (UI pour la banque d’affaires, Segespar pour la gestion d’actifs). La structuration du groupe autour d’un organigramme matriciel l’insère dans le management moderne de ce temps, mais aussi l’oriente vers beaucoup plus de centralisation, de type fédéral et déconcentré et non plus largement confédéral et décentralisé. « Cette ardeur de conquête, ce sentiment d’interdit, cette impertinence quotidienne à l’égard des puissants du jour [les grandes banques classiques], furent aussi les ingrédients du combat et de la réussite » de cette équipe d’inspecteurs des Finances, confirme André Gueslin.
11Henry Bizot (IF 1925) est l’un des premiers banquiers à être confrontés à la gestion d’une grande fusion quand se crée la BNP, en 1966, qu’il préside jusqu’en 1971 (après avoir été directeur général du CNEP en 1958-1964, puis son président). Avec l’aide de son directeur général Pierre Ledoux (IF 1943), il participe au mouvement, alors général en France, qui consiste à édifier des groupes, dont les structures doivent s’adapter à une stratégie de forte croissance organique et de diversification. Le couple Bizot-Ledoux et leur équipe réussissent ce pari managérial, perdu alors par nombre de groupes industriels devenus des conglomérats mal gérés et peu rentables. La BNP s’affirme à la fois véloce et profitable : unicité de la direction, rapidité d’action, intégration pertinente des équipes, des services administratifs et des réseaux, « synergie » des portefeuilles de savoir-faire et de relations commerciales, construction d’une image de marque. Sans un esprit de système qu’ils auraient pu hériter de leur carrière administrative, donc sans rigidité, et avec un esprit d’empathie qui les conduit à multiplier les contacts au sein de la firme et auprès des gros clients d’entreprise, ces inspecteurs des Finances (appuyés sur des dizaines de hauts cadres munis d’autres diplômes) construisent un groupe et un véritable cas d’école, celui d’une fusion féconde, sans gâchis d’hommes, d’énergie ou d’argent.
12Le renom de Bloch-Lainé (IF 1936) et plusieurs ouvrages expliquent la bonne connaissance de la nouvelle étape de revitalisation du Crédit Lyonnais, alors deuxième banque du pays, sous son égide (1967-1974). En sus de l’expansion organique de la banque à guichets et de la banque internationale, le duo d’inspecteurs des Finances (Bloch-Lainé et Saint-Geours) placé à la tête de la maison et son équipe de dirigeants – dont deux inspecteurs des Finances accédant à de hauts postes, Michel Gallot (IF 1957) sous-directeur des agences de Paris en 1963, directeur adjoint à la direction générale en 1964, secrétaire général, puis directeur chargé de l’administration générale en 1968, directeur général adjoint en 1973-1991, et Tanneguy de Feuilhade de Chauvin (IF 1945) directeur en 1951, directeur des affaires financières en 1961, directeur général adjoint en 1968-1978, s’efforcent d’adapter ses structures à cette stratégie par une politique volontariste faite d’arbitrages fermes, alors que la gestion leur semblait tanguer, faute d’esprit de décision et de méthode, face aux défis d’une croissance vigoureuse. La banque leur doit la construction d’une architecture d’information et de gestion moderne et centralisée, la rénovation de la politique commerciale et des agences, l’investissement dans des filières de formation d’un corps salarial élargi à marche forcée, la mise en place de méthodes de contrôle de gestion, la création d’une Inspection générale, l’unification de l’administration centrale autour de directions respectant les vertus du management matriciel, d’autant plus que le cabinet de conseil McKinsey livre plusieurs rapports réformateurs, et de directions spécialisées et robustes. Ces mutations prouvent l’engagement des deux dirigeants inspecteurs des Finances dans la volonté de rénovation de la place parisienne et de leur banque, même si leur conception de la direction des cadres et plus généralement des hommes a pu paraître trop brusque ou impatiente, d’où des tiraillements internes et surtout une grande grève en 1974.
Stimuler l’innovation en banque d’entreprise
13Plusieurs inspecteurs des Finances participent à l’histoire de la banque d’entreprise dans un domaine où l’art de la gestion ne suffit pas puisque joue un alliage subtil entre l’offre de produits et de techniques (montage de crédits, ingénierie financière, etc.) et un art relationnel qui répond au désir des grands patrons de société de s’appuyer sur un noyau d’interlocuteurs stables, compétents, disponibles et aptes à fédérer l’ensemble des compétences de leur banque, sans se cantonner dans une spécialité. Ces banquiers conseils – ce qu’on appelle senior bankers – ont toujours été des figures dans les grandes banques et ont été rarement des inspecteurs des Finances. Mais ils ont émergé grâce à leurs qualités personnelles, à leurs réseaux institutionnels, parfois puisés dans le corps de l’Inspection, et à leur capital d’expérience, élargi au fur et à mesure que l’administration des Finances s’était elle-même fortement européanisée et ouverte aux successions de négociations internationales.
14La BNP a non seulement mobilisé l’héritage de ses deux prédécesseurs, CNEP et BNCI, mais aussi édifié une grande banque d’entreprise diversifiée au sein de son groupe dans les années 1960-1980. Sous l’égide de René Thomas (IF 1955) et de Ledoux, elle renforce son pôle, mais également lui ajoute des outils peu à peu puissants, telle une « banque d’affaires » (banque conseil, ingénierie financière, prise de participations), la Banexi (1969), des instruments de crédit-bail (Natio Bail, Natio Équipement). Surtout, elle cristallise un esprit de banque d’affaires qui lui permet de devenir une concurrente sérieuse de Paribas, de la Société générale et du Crédit Lyonnais.
15Au même moment, un homme comme Jacques de Fouchier (IF 1934) conquiert sa légitimité au sein de Paribas – dont il devient directeur général en 1968-1970 et président en 1970-1978 et 1981-1982 – parce qu’il lui apporte ses activités de crédits spécialisés et parce qu’il s’appuie sur sa propre expérience de financier conseil dans les affaires ultramarines. Avec l’aide d’un autre inspecteur des Finances, Pierre Moussa (IF 1946), et d’un brillant aréopage de banquiers-financiers orientés vers la banque d’entreprise et/ou l’international, il parvient à respecter la tradition de fortes personnalités de la puissante banque d’affaires, l’esprit d’équipe et de corps et la concurrence interne parfois débridée tout à la fois des « têtes d’œuf » fortement diplômées (dont beaucoup d’ingénieurs), et le sens du contact des senior bankers pour en cristalliser l’efficacité au service de l’expansion d’une maison engagée dans le conseil et le financement des restructurations du capital français et des reconversions des outre-mer impériales aux affaires européennes.
16Tous les inspecteurs des Finances ne montrent pas une telle capacité à diriger une équipe de fortes têtes tout en en admettant leur esprit d’autonomie. L’un des successeurs à la présidence de Paribas (1982-1986), Jean-Yves Haberer (IF 1959), aurait, d’après nombre de témoignages informels, heurté la culture d’entreprise de la maison en lui imposant un mode de fonctionnement trop hiérarchisé, avec certes un comité exécutif conçu comme collégial, mais aussi un travail trop appuyé sur la rédaction de notes et de dossiers au détriment peut-être d’une circulation de l’information et d’une prise de décision moins formalisées. La faible durée de son mandat n’autorise pas une évaluation ferme de sa performance par rapport aux banquiers-financiers qui l’ont précédé (Moussa ou Gérard Eskenazi, non-inspecteur).
17En revanche, d’autres inspecteurs des Finances placés à la tête d’une banque d’affaires ont bien accédé à l’équilibre idoine entre commandement et stimulation souple des initiatives des figures de leur maison, comme ce fut le cas à la BUP pour Joseph Courcelles (IF 1892), directeur adjoint en 1905, directeur en 1914-1922 ; pour Charles Sergent (vice-président en 1920, président en 1921-1937), acteur de l’internationalisation de sa maison – appuyé, il est vrai, sur Paul Bavière, non-inspecteur, haut dirigeant en 1919-1944. Plus tard, l’on peut discuter du bilan de l’ancien directeur général des Finances du Maroc (1950-1959), Emmanuel Lamy (IF 1936), à la tête de la BUP (directeur général adjoint en 1951, directeur général en 1956-1963, sous la présidence de l’ingénieur Henri Lafond en 1951-1963, président en 1963-1974), avec une équipe comprenant beaucoup de diplômés de HEC et de l’IEP, mais aussi le banquier « pur » Bernard Beau (IF 1946), rénovateur et fédérateur de l’activité de banque de dépôts du groupe (directeur adjoint en 1956, directeur en 1959, DGA en 1972, spécialiste de la banque commerciale ; directeur général de la filiale de banque de détail CFCB en 1965 et DGA de BUR-CFCB en 1967-1973). Lamy paye le prix de la prise de contrôle de sa maison, la deuxième grande banque d’affaires françaises, par la Compagnie financière de Suez, « chevalier blanc » en 1964, puis par Paribas en 1973 : il n’a pas réussi à concevoir pour sa société une assise capitalistique robuste, à se doter d’une force d’impulsion et d’un charisme dans la lignée de ceux de son mentor et prédécesseur Lafond. Surtout, sa stratégie, oscillant entre banque d’affaires et banque de détail (prise de contrôle du réseau de la Compagnie algérienne), peut être jugée a posteriori comme une mauvaise allocation des ressources financières et de l’énergie stratégique, alors même qu’il a fort bien effectué le recentrage de la banque d’entreprise des outre-mers impériales aux activités métropolitaines et européennes. Si le « modèle » Finaly ou Reyre (tous deux chez Paribas) prévaut dans la mémoire de la place comme des symboles du métier de banquier d’affaires, des inspecteurs des Finances ont eux aussi prouvé leur aptitude à gérer de telles « chaudières à talents », animées du feu de l’esprit d’entreprise et de l’art relationnel avec la gestion du fameux « carnet d’adresses » dans le monde de l’entreprise et dans ceux des institutions publiques et diplomatiques françaises ou étrangères.
18Un quatuor d’inspecteurs des Finances se trouve à l’origine d’une tentative d’échafauder un modèle économique d’un nouveau type, celui de groupe financier, qui mêle un ensemble bancaire et un pôle de participations financières stratégiques. Jusqu’alors cantonné dans le monde de la Haute Banque (Mirabaud, Rothschild), ce modèle est celui de la Compagnie financière de Suez, qui mobilise l’indemnité payée par l’Égypte après l’expropriation du canal et les réserves accumulées depuis quelques lustres en prévision de la fin de la concession, prévue pour 1968. Jacques Georges-Picot (IF 1925), président, Michel Caplain (IF 1939), directeur général, et Dominique de Grièges (IF 1935), leur adjoint, en association avec Jack Francès (IF 1941), bâtissent une fédération bancaire (BUP, 1964 ; Banque de Suez et de l’Union des mines, 1966 ; CIC, 1972 ; Indosuez, 1974 ; diverses banques spécialisées), un holding financier (avec des blocs dans Saint-Gobain, Pont-à-Mousson, Ferodo, Lyonnaise des eaux, etc.) et une fédération de sociétés investissant dans l’immobilier et dans l’assurance. « Suez » sert de modèle à d’autres groupes, comme la Compagnie financière Paribas, des structures constituées autour de vastes compagnies d’assurance, puis autour d’investisseurs financiers. Ces inspecteurs des Finances, entourés par nombre de hauts diplômés, dessinent un modèle qui correspond à un moment de l’histoire du capitalisme français, à la nécessité d’accompagner le vaste mouvement de restructurations capitalistiques par des points d’ancrage constitués par de gros actionnaires stables et d’accélérer la diversification et la consolidation de la place bancaire. Ce modèle semble offrir à la gauche un levier d’intensification de la modernisation de l’économie et à la mobilisation des investisseurs institutionnels. Mais il paraît rétrospectivement avoir été un type éphémère de force capitaliste, puisque ces conglomérats financiers se sont disloqués au profit des modèles de banque universelle et de fonds d’investissement. Être novateur à un moment donné, comme l’ont été ces inspecteurs des Finances, ne suffit pas à garantir la pérennité de leur plan de développement stratégique dès lors que l’environnement général privilégie d’autres voies de structuration capitaliste.
19Plusieurs inspecteurs des Finances se trouvent en situation de conduire la diversification des groupes bancaires, qui conduit à la stratégie de « banque universelle » à partir du milieu des années quatre-vingt. Ils participent de ce mouvement de recomposition des stratégies bancaires qui incite à déployer le portefeuille de compétences sur tous les registres de la banque de détail et de la banque d’entreprise, tout en créant un puissant pôle de banque de marchés, avec, dans les trois domaines, une dimension internationale. La discrétion de René Thomas, par rapport à des collègues flamboyants, ne l’a pas empêché de tenir la barre de la BNP, qu’il préside en 1982-1993, à travers les aléas politiques, conjoncturels et concurrentiels. Fort d’une expérience acquise au CNEP (depuis 1961, comme secrétaire général, directeur adjoint, puis directeur des agences de Paris), ce banquier pourtant « classique » parvient à guider sa maison avec clairvoyance à travers les révolutions des années 1980-1990, notamment la diversification dans la bancassurance, la constitution d’un grand pôle d’action dans l’immobilier, et surtout le renforcement de son pôle de banque d’entreprise et de financement des grands projets, dans un domaine qu’il connaît bien puisqu’il a créé et animé une direction des grandes entreprises en qualité de directeur central, puis directeur général adjoint, entre 1972 et 1982. Dans ces réalisations, il a inculqué à sa banque un sens de la maîtrise des risques qui a perduré et un bon management de formation et de promotion des cadres nécessaire à la dilatation des structures et des métiers. Il a transmis ce portefeuille de savoir-faire à son successeur Michel Pébereau (IF 1967), président en 1993, qui a réussi auparavant de son côté à conduire (directeur général en 1982-1987, président en 1987-1993) le CCF à travers ses propres mutations stratégiques. Or Pébereau, avec Baudouin Prot (IF 1976) comme adjoint, parvient à concilier expansion stratégique (fusion avec Paribas en 2000, fort déploiement en Italie et aux États-Unis), rentabilité et consolidation de l’assise en fonds propres, au point que la BNP peut reprendre la première banque belge, Fortis, victime du krach, en 2010. Leur appartenance au corps de l’Inspection, avec le capital intellectuel et social qu’elle suppose, leur a certainement procuré une expérience et une aptitude à appréhender la complexité des organisations dont ils ont pris la tête, puis une légitimité au sein d’un appareil économique d’État dont ils avaient besoin pour obtenir une nomination, une législation ou un soutien géopolitique. Ils ont tiré parti d’équipes dirigeantes où ils avaient à surmonter les rapports de force, au cœur d’une place bancaire et financière où les coutumes prévalent au profit d’élites classiques pour obtenir le crédit nécessaire au démarrage et à la mise en œuvre de projets requérant l’action de syndicats bancaires et financiers. À leur poste, en cohorte interne ou en réseaux d’influence, ces inspecteurs des Finances ont tout autant accéléré l’Histoire et l’histoire de leur maison et de la place, que seulement accompagné les mutations managériales de leur époque ou tiré parti d’occasions offertes par les étapes du mouvement économique et du système productif, au service d’une dynamique du capitalisme bancaire français.
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Auteur
Professeur des universités en histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Bordeaux
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