Le pantouflage aux xixe et xxe siècles
p. 307-317
Texte intégral
1L’Inspection générale des Finances doit sa place particulière au sein de la haute fonction publique en France à la grande mobilité de ses membres entre le secteur public et le secteur privé. La pratique du pantouflage, dont le terme provient de l’argot polytechnicien et désigne la somme que les fonctionnaires doivent rembourser à l’État lorsqu’ils quittent son service avant dix ans afin de rembourser les frais de formation, caractérise l’Inspection à plus d’un titre. Le pantouflage conduit tout d’abord les inspecteurs à quitter leurs fonctions de contrôle au sein du corps ou de gestion au sein du ministère des Finances pour aller travailler dans le secteur économique. Le pantouflage a donc eu une fonction structurante dans la mise en place d’élites communes à l’État et au secteur industriel ou financier, partageant la même culture et diffusant les mêmes concepts (l’équilibre budgétaire classique avant 1940, le keynésianisme après la guerre, le néolibéralisme dans les années 1990-2000). La mobilité entre les administrations publiques et le secteur économique a permis également la mise en place de politiques industrielles dès le Second Empire comme la structuration voire la création de grands groupes bancaires. En ce sens, le pantouflage des inspecteurs reste au cœur de l’interventionnisme ou du libéralisme d’État qui caractérisent la France au regard d’autres pays. Enfin, le pantouflage des inspecteurs met à mal la distinction public-privé, la porosité institutionnelle née de la diversification des trajectoires professionnelles ayant pour effet de susciter d’âpres critiques concernant la mauvaise gestion des entreprises privées ou le monopole d’accès aux élites sociales détenu par la haute fonction publique. Un regard à la fois sociologique et historique décèle cependant, dans ce brouillage des frontières, une particularité de l’Inspection tenant à son fonctionnement réticulaire. En ce sens, le pantouflage conduit à différencier l’Inspection en tant que corps, chargé de missions d’expertise ou de gestion, de l’Inspection en tant qu’institution résultant de ce tissage de réseaux. L’identité collective de l’Inspection réside au moins autant dans l’institution que dans le corps, lieu de passage, où les séjours sont parfois très brefs.
2Étudier l’évolution du pantouflage sur la longue période de deux siècles impose certaines contraintes méthodologiques. Les notions de « public » et de « privé », notamment, ont sensiblement évolué à partir de 1945, car les nationalisations et l’apparition d’un vaste secteur public économique ont vu naître des entreprises dont le capital était public, mais dont l’autonomie de gestion était parfois grande, et qui offraient à leurs dirigeants des rémunérations bien supérieures à celles des hauts fonctionnaires. Un mouvement inverse de privatisation, notamment du secteur financier, s’est produit à partir des années quatre-vingt-dix dans un contexte de déréglementation européenne. Il s’en est suivi une multitude de situations très variées, les privatisations partielles s’accompagnant de l’apparition de filiales privées au sein de groupes publics, voire d’organismes administratifs, tels que la Caisse des dépôts et consignations. On a donc retenu ici comme départ en pantouflage tous les départs vers le secteur industriel ou financier, quelle que soit la composition du capital, dès lors que les organisations en cause n’étaient pas ou plus dans la dépendance directe des décisions gouvernementales. Cela conduit à écarter du champ du pantouflage des organismes où le travail est principalement de type administratif, des établissements publics ou des entreprises comme EDF, la RATP ou la SNCF, dont la « privatisation » n’est que relative ou inexistante. Cette grille de lecture n’est pas universelle et peut être contestée. Mais l’enjeu guidant cette méthodologie est de savoir dans quelle mesure et selon quels rythmes le pantouflage traduit un passage de l’ « intérêt général », celui du citoyen-contribuable, vers le « profit » et ses clientèles, et non pas de savoir si les inspecteurs quittent des bureaucraties ministérielles pour d’autres bureaucraties, plus ou moins autonomes.
Évolution quantitative
3L’analyse des notices biographiques de ce dictionnaire montre que le pantouflage n’apparaît que sous la monarchie de Juillet et qu’il est bien lié au développement du capitalisme en France, lui-même largement redevable de la conversion aux affaires d’une élite aristocratique post-impériale cherchant une légitimité sociale en dehors du service de l’État. C’est en effet à partir de 1830 qu’intervient le premier départ du corps en direction du secteur économique. Denis-Aimé Benoist d’Azy, directeur de la Dette inscrite en 1830, démissionne pour aller diriger les mines d’Alès en juillet de la même année, avant d’abandonner la carrière des affaires au profit de la carrière politique et devenir député de la Nièvre en 1841. Benoist d’Azy est issu d’une famille élitaire illustrant la réconciliation nationale opérée par le régime de Juillet à travers le monde des affaires, puisque son père était conseiller d’État sous l’Empire et que sa mère, Marie Wilhemine de La Ville Le Roux, est fille du ministre de Louis XVI. Il faut attendre néanmoins six ans pour qu’un second cas apparaisse en la personne d’Alexis Du Tramblay de Saint-Yon. Les départs sont rares et très ponctuels jusqu’à la fin du Second Empire et ne constituent pas alors un « modèle » à suivre, loin s’en faut. On en compte six sous la monarchie de Juillet, un seul sous la Seconde République, six seulement durant tout le Second Empire et treize durant la « République des ducs », de 1871 à 1877. À partir de cette date, cependant, les départs s’échelonnent régulièrement et pas une année ne se passe sans qu’ils n’interviennent. Ce très modeste flux de reconversions en direction du secteur privé ne semble pas indiquer que la formidable industrialisation de la France qui intervient entre 1850 et 1870 soit un facteur déterminant du pantouflage, contrairement à ce que l’on a souvent soutenu. Il faut encore que les entreprises se constituent en grands groupes modernes qui spécifient les fonctions internes d’organisation et de financement. Entre 1877 et 1900, on n’enregistre de même que 29 départs, chiffre modeste que l’on doit comparer au gonflement des effectifs du corps. Le véritable démarrage du phénomène s’observe à partir de 1900, car, pour la première fois, plus de trois inspecteurs quittent dans l’année l’Inspection pour le secteur privé (cinq en l’occurrence), et surtout après la Première Guerre mondiale, date à partir de laquelle les départs annuels sont souvent très nombreux : six en 1919, onze en 1920. La pratique ne s’institutionnalise qu’entre les deux guerres et il faut bien reconnaître que l’Inspection des Finances reste fondamentalement un corps à vocation administrative, de sa création officielle en 1831 jusqu’à la seconde partie de la IIIe République. Dès lors, c’est en moyenne la moitié des inspecteurs qui vont pantoufler dans le secteur privé, pour aller occuper, dans leur grande majorité, des fonctions de direction ou de gestion financière. Contrairement aux idées reçues, là encore, ce pantouflage n’est pas le fait d’anciens inspecteurs partis à la retraite. Le pantouflage après retraite, souvent de type honorifique pour aller présider des conseils d’administration, ou fonctionnel après l’épuration de 1945, reste très minoritaire et doit être séparé du véritable pantouflage impliquant une bifurcation professionnelle.
4Le repérage du pantouflage demande cependant de prendre en compte l’ensemble de la carrière car il peut très bien se déclencher assez tard, sous des régimes politiques différents. La lecture des tableaux 1 et 2 permet de comparer deux façons de traiter le pantouflage. Le premier rapporte par régime politique la proportion d’inspecteurs pantouflant à l’ensemble de tous les inspecteurs ayant été présents dans le corps sous ce régime. Le second, plus réaliste car les carrières s’étendent sur plusieurs décennies, présente la proportion d’inspecteurs de chaque régime pantouflant à un moment ou à un autre de leur carrière. Les données concernant le régime de Vichy doivent être prises avec précaution. Parmi ceux qui partent en pantouflage, on peut compter autant de résistants que de collaborateurs actifs du régime au sein du ministère des Finances, dont certains révoqués n’ont d’autre choix que de travailler dans le privé, tandis que d’autres échappent ainsi au purgatoire d’un retour discret dans les cadres.
Tableau 1. Dates de départ en pantouflage par régime
Juillet | IIe Rép. | IInd Empire | 1871-1877 | IIIe Rép. | Vichy | Gouv. provisoire | IVe Rép. | Ve Rép. | |
N | 6 | 1 | 6 | 14 | 138 | 7 | 11 | 56 | 342 |
N présents dans le corps | 134 | 85 | 146 | 122 | 446 | 187 | 206 | 283 | 585 |
% de pantoufleurs | 4,5 | 1 | 4 | 11,5 | 31 | 3,5 | 5 | 20 | 58,5 |
Tableau 2. Proportion d’inspecteurs intégrant le pantouflage dans leur carrière par régime politique ( %)
Juillet | IIe Rép. | IInd Empire | 1871-1877 | IIIe Rép. | Vichy | Gouv. provisoire | IVe Rép. | Ve Rép. | |
Finances | 2 | 5 | 11 | 12 | 24 | 24 | 26 | 27 | 30 |
Industrie | 3 | 2 | 6 | 6 | 13 | 14 | 16 | 17 | 21 |
Assurance | 0 | 0 | 0 | 2 | 2 | 2 | 2 | 2 | 3 |
Après retraite | 2 | 5 | 6 | 6 | 7 | 12 | 11 | 9 | 4 |
Pas de départ | 93 | 88 | 77 | 75 | 56 | 49 | 46 | 45 | 42 |
5Le très faible nombre de « pantoufleurs » jusqu’en 1877 n’empêche cependant pas de voir apparaître la banque (notamment la Banque ottomane, la Société générale, le Crédit industriel et commercial) et les chemins de fer (en particulier les Chemins de fer du Midi ou le PLM) comme les deux grands secteurs de prédilection. C’est avec la IIIe République que la diversification des itinéraires dans le secteur bancaire s’affirme, d’autant plus qu’apparaissent des filières de recrutement et que s’organisent des passations de pouvoir d’une génération à l’autre. C’est ainsi que l’on trouve une concentration forte d’inspecteurs au CIC et à la Société générale, mais aussi dans tous les réseaux financiers nés de la colonisation, tels la Banque d’Indochine ou le Crédit foncier égyptien. Toutes les compagnies ferroviaires ont alors des équipes dirigeantes composées en partie de membres de l’Inspection, en particulier les Chemins de fer de l’Est ou le Paris-Orléans. Le pantouflage de la fin du xixe siècle s’opère d’ailleurs de manière très simple car les pantoufleurs ont souvent participé à la Commission des chemins de fer ou à la Commission des emprunts, mécanismes publics chargés d’intégrer fortement les secteurs publics et privés dans les politiques de développement industriel. Les inspecteurs jouent alors les intermédiaires obligés dans un processus global de modernisation de l’appareil financier et productif.
6Après la Seconde Guerre mondiale, la diversification s’accentue encore et la plupart des grandes entreprises françaises, financières ou industrielles, font appel aux inspecteurs, qui ne fréquentent pas les PME et ne sont que très rarement eux-mêmes des créateurs d’entreprises. À partir des années 1990-2000, la structure des grandes entreprises industrielles, publiques ou privées, change car la mondialisation les conduit à créer de multiples filiales à vocation financière devant gérer les rapprochements et les fusions. Les statistiques doivent donc être décodées : la plupart des pantoufleurs entrant dans le secteur industriel sont en charge de métiers financiers.
Les profils socioculturels
7À quel moment les inspecteurs partent-ils en pantouflage ? Dès le Second Empire, la moyenne d’âge se stabilise à la quarantaine et ne varie plus par la suite, tout comme l’ancienneté moyenne dans le corps, qui ne varie guère autour d’une quinzaine d’années. La grande majorité des pantoufleurs réorientent leur carrière après plusieurs années d’expérience administrative. Il s’agit cependant de moyennes avec un fort écart-type, qui recouvrent des évolutions contrastées dans les tranches d’âge les plus jeunes. Là encore, les années 2000 révèlent une évolution profonde du pantouflage puisque la proportion de moins de 35 ans passe de 10 %, entre 1958 et 1968, à 45 % entre 1998 et 2008. Cette évolution en cache d’autres.
8Les profils sociaux des pantoufleurs ont également changé. Si l’on ne décèle pas vraiment de variations historiques dans les origines sociales des pantoufleurs, qui sont à 80 % issus des classes supérieures, comme leurs collègues qui ne pantouflent pas, on voit en revanche que la proportion de ceux issus de familles de fonctionnaires ne cesse de baisser à partir de 1870 : 63 % sous le Second Empire, 66 % entre 1871 et 1877, 50 % sous la IIIe République, 42 % sous la IVe et 38 % sous la Ve. De la même façon, baisse sur le long terme la proportion de pantoufleurs ayant au moins un membre de sa famille à l’Inspection : 42 % sous le Second Empire, 43 % entre 1871 et 1877, 33 % sous la IIIe République, 16 % sous la IVe et 9 % seulement sous la Ve. Le pantouflage perd donc peu à peu, en deux siècles, sa nature de reconversion des élites du public dans les milieux d’affaires, souvent au détour d’un changement politique, pour devenir un choix exercé par des inspecteurs ayant déjà été acculturés dans le milieu du secteur privé ou libéral. Il est vrai que le recrutement par l’Éna, après 1945, ouvre considérablement les portes de la haute fonction publique à des élèves issus du secteur privé. De la même façon, la disparition des réseaux familiaux au sein de l’Inspection montre que le pantouflage s’appuie moins sur les liens personnels dont les impétrants disposent dans la haute administration et davantage sur le savoir-faire financier.
9Les appuis administratifs ou politiques ne suffisent plus pour entrer dans un milieu d’affaires de plus en plus structuré où les grands groupes développent leur propre politique des ressources humaines. La technicisation et la spécialisation de la gestion privée appellent des profils différents à la fin du xxe siècle. Si les pantoufleurs juristes de la IVe République peuvent s’appuyer sur les ressources considérables, sociales et intellectuelles, que leur offre la technocratie financière qui s’impose pour la reconstruction du pays après 1945, il n’en va plus de même sous la Ve République. À partir de la fin des années quatre-vingt, c’est le secteur privé qui semble être le plus innovant en matière de gestion, devenant même à ce titre l’exemple obligé de toutes les réformes de l’État d’inspiration plus ou moins libérale. Le retour de l’entreprise, qui coïncide curieusement avec le retour de la gauche au pouvoir, passe par deux étapes. Celle des personnages hauts en couleurs, des nouveaux aventuriers des affaires qui ont abondamment fréquenté les cercles du pouvoir. Ce mélange entre politique et affaires privées, porté par le pantouflage et lié à la recomposition des groupes industriels, vient cependant discréditer cette première génération, notamment illustrée par des Jean-Marie Messier, à la tête de Vivendi Universal, Philippe Jaffré, P.-D.G. d’Elf-Aquitaine, ou Jean-Yves Haberer, en charge du Crédit Lyonnais. La seconde étape, dans les années quatre-vingt-dix, est celle de pantoufleurs qui ne cumulent pas la politique avec les affaires, mais qui choisissent l’entreprise comme un nouveau terrain d’expansion, une entreprise libérée de la tutelle étatique et sachant produire en interne ses propres élites. Cette réorientation du pantouflage appelle une formation ad hoc.
10C’est ainsi que les diplômes évoluent sensiblement. Certes, l’ensemble de la haute fonction publique connaît une évolution qui conduit les candidats à cumuler un nombre croissant de formations. Néanmoins, l’analyse sur le long terme montre que les compétences des polytechniciens, très prisées sous la IIIe République, cèdent le pas aux juristes sous la IVe, puis aux énarques sous la Ve, des énarques qui acquièrent de plus en plus des diplômes de gestion même s’ils fréquentent également de plus en plus l’École normale supérieure. Le binôme « droit + Sciences Po Paris » atteint son apogée dans les années cinquante et décline progressivement sous la Ve République, remplacé par le binôme « école de commerce + Sciences Po Paris », alors que les diplômes en économie, plus fréquents dans les années quatre-vingt, sont eux-mêmes remplacés par les formations en gestion financière des grandes écoles dix ans plus tard. Mais derrière ces tendances en cycles longs se glissent des ruptures brutales, notamment sous la Ve République, qui voit le profil des pantoufleurs changer en quelques décennies à mesure que se transforment leurs stratégies. La proportion de pantoufleurs juristes s’effondre dans les années quatre-vingt-dix, tout comme le binôme « droit + Sciences Po Paris », alors que le binôme « école de commerce + Sciences Po Paris » se constitue en nouvelle filière. Le pantouflage s’adapte donc aux demandes des entreprises, qui exigent des ingénieurs au xixe siècle, puis des juristes au tournant de la Seconde Guerre mondiale et, enfin, des spécialistes de la gestion financière à partir des années quatre-vingt-dix.
Tableau 3. Les diplômes des pantoufleurs par période de départ – données cumulables ( %)
IIIe Rép. | IVe Rép. | Ve Rép. | 1958-1968 | 1978-1988 | 1998-2008 | |
Diplôme en droit | 73 | 86 | 48 | 78 | 50 | 27 |
Dont doctorat | 13 | 16 | 3 | 15 | 2 | 0 |
Diplôme en économie | 0 | 4 | 19 | 11 | 23 | 16 |
Diplôme en lettres | 13 | 24 | 11 | 20 | 9 | 5 |
Diplôme étranger | 0 | 0 | 5 | 2 | 9 | 1 |
Sciences Po Paris | 25 | 63 | 61 | 63 | 65 | 57 |
Droit + Sciences Po Paris | 25 | 59 | 34 | 54 | 37 | 12 |
École normale supérieure | 1 | 4 | 7 | 9 | 7 | 6 |
Polytechnique | 21 | 14 | 11 | 11 | 11 | 11 |
ENSAE | 0 | 0 | 3 | 0 | 5 | 5 |
Éna | 0 | 4 | 76 | 44 | 81 | 78 |
École de commerce | 3 | 8 | 14 | 2 | 8 | 27 |
École de commerce | 1 | 2 | 7 | 0 | 4 | 17 |
Les trajectoires antérieures
11Le pantouflage voit donc sa signification professionnelle changer. On ne peut comprendre cette pratique et son rôle au sein de l’État comme de l’Inspection sans tenir compte de l’environnement politique et des trajectoires professionnelles susceptibles d’être suivies à un moment donné. Plusieurs cycles se sont succédé. Au xixe siècle, le pantouflage est rare et ne concerne qu’un petit groupe d’inspecteurs (59 en tout). La pratique ne s’insère vraiment dans les perspectives professionnelles légitimes qu’à partir des années vingt. Ce n’est qu’à cette date que le départ vers les entreprises offre une véritable option à côté d’une carrière consacrée au contrôle à l’intérieur du corps, d’une carrière de gestionnaire au ministère des Finances et d’une éventuelle carrière politique. Il faut également bien comprendre que les carrières dans les ministères ne sont véritablement structurées et professionnalisée qu’au xxe siècle, alors qu’elles relèvent largement des appuis politiques et sociaux au siècle précédent, ce qui fait que les postes occupés le sont souvent à titre provisoire par des « dilettantes » sachant que leur destin est peut-être ailleurs et se consacrant à toutes sortes d’activités intellectuelles ou mondaines. Quitter alors un poste éphémère (surtout dans les périodes comme 1870-1877) pour l’entreprise, ce n’est pas quitter une véritable carrière. La trajectoire menant au pantouflage va donc évoluer.
12La grande nouveauté, au lendemain de la Première Guerre mondiale, tient à ce que les pantoufleurs passent désormais très fréquemment par les cabinets ministériels, et surtout par celui du ministère des Finances ou de ses divers secrétariats d’État. Il en va ainsi de la moitié des pantoufleurs de la décennie 1919-1929, contre 17 % seulement durant la décennie de la Belle Époque (1900-1910). Le passage par les directions de la rue de Rivoli caractérise également le tiers des pantoufleurs de l’après-guerre. Même si ces chiffres sont à la baisse dans la décennie 1930-1940, il n’en demeure pas moins vrai qu’une nouvelle trajectoire de pantouflage s’est institutionnalisée, qui correspond aux relations plus fortes que l’État entretient avec le monde économique, aussi bien dans le cadre de la reconstruction du pays que dans celui d’une stratégie politique réticulaire permettant aux ministres comme aux conseils d’administration des grandes banques ou des grandes industries d’avoir les bons interlocuteurs.
13Cette trajectoire-type va encore s’affirmer sous les gouvernements provisoires de 1945-1947, puis sous la IVe République qui voient le triomphe de la technocratie financière, dont les jeunes représentants, souvent passés par la Résistance ou par Uriage, font leurs armes dans les cabinets (on dit alors que l’on y fait « sa seconde Éna »), dans les états-majors, tels que le Commissariat général du Plan ou même, déjà, dans des postes internationaux, y compris ceux de la CECA autour de Jean Monnet. Rejoindre une entreprise conduit alors à « défendre l’intérêt général par d’autres moyens », dans une ambiance où l’État fournit toutes les élites du pays. La « décision » s’apprend donc dans les entourages ministériels et les inspecteurs plus âgés veillent sur la formation des nouvelles générations, où le « caractère » compte autant que le savoir technique. Cette mythologie décisionnelle permet également de conforter les hauts fonctionnaires dans le culte de la personnalisation des relations de pouvoir (c’est ainsi que François Bloch-Lainé reste une figure de proue de plusieurs générations d’inspecteurs).
14La Ve République est bien plus ambiguë car elle voit se succéder plusieurs périodes politiques. Si le passage par les cabinets ministériels et les états-majors reste une constante des trajectoires menant aux entreprises, des changements s’opèrent, qui voient la fin de la technocratie et l’avènement d’une direction politique des affaires publiques bien plus forte, comme en fera l’expérience Paul Delouvrier. Deux inflexions interviennent en effet. La première tient à ce que les cabinets ministériels sont bien plus politisés après 1969 qu’avant et que la participation à de tels cercles de pouvoir se revêt d’une connotation partisane absente jusque-là. La seconde est relative à la montée en puissance des entourages de Matignon et surtout de l’Élysée et à la concentration du pouvoir exécutif, la fréquentation des sommets devenant de plus en plus stratégique pour décrocher des postes de direction dans le privé, quitte à passer quelque temps à la direction des grandes entreprises publiques ou des établissements publics, qui servent de plus en plus de tremplin vers le monde des affaires. Le pantouflage devient alors parfois synonyme de parachutage, car il faut bien « recaser » les collaborateurs qui n’ont pas démérité. Au sein du corps, le tour extérieur se développe, bien que les inspecteurs recrutés de cette manière, ayant obtenu leur bâton de maréchal, ne pantouflent que rarement (5 % des départs). Par ailleurs, la politisation née des alternances, à partir de 1981, rend plus aléatoires et plus difficiles les carrières que les inspecteurs peuvent mener au sein et surtout à la tête des directions les plus prestigieuses du ministère des Finances. Le pantouflage permet ainsi d’échapper à des perspectives médiocres, les inspecteurs étant concurrencé à Bercy par les administrateurs civils des Finances. Du reste, les vagues de départs importantes des années 1980-1990 (on enregistre 99 départs entre 1982 et 1990) vont suivre assez précisément les cycles où la gauche accède au pouvoir.
15Alors que les trajectoires du pantouflage n’évoluent qu’assez peu sous les régimes précédents, les pratiques vont changer à partir des années quatre-vingt-dix. Désormais, la filière classique « corps – ministère des Finances – secteur privé » fait place à des choix de départ beaucoup plus précoces, mais plus incertains, et l’abandon de l’étape intermédiaire. Si les cabinets ministériels sont toujours fréquentés, c’est souvent en dehors des Finances et sur des emplois plus politiques. L’examen du dernier poste occupé avant le départ montre que le passage direct dans les affaires depuis un poste au ministère des Finances se fait de plus en plus rare : 43 % sous la IIIe République, 34 % sous la IVe, mais 21 % sous la Ve. Encore s’agit-il de moyennes que l’on a discriminées dans le tableau 4.
Tableau 4. Les trajectoires préalables au pantouflage ( %)
IIIe Rép. | IVe Rép. | Ve Rép. | 1958-1968 | 1978-1988 | 1998-2008 | |
Passage par un cabinet ministériel (tous secteurs) | 36 | 47 | 35 | 41 | 38 | 37 |
Passage par le cabinet du ministère des Finances | 34 | 41 | 33 | 39 | 40 | 17 |
Directeur de cabinet au Finances | 1 | 16 | 12 | 11 | 17 | 7 |
Poste de directeur ou directeur adjoint aux Finances | 21 | 23 | 12 | 22 | 13 | 6 |
Passage par les entourages | 5 | 12 | 16 | 15 | 14 | 14 |
16Les transformations du marché du pantouflage jouent également sur la nature du départ, qui est plus rarement définitif. Les allers-retours se multiplient sous la Ve République et concernent environ un quart des pantoufleurs, alors que cette proportion était de moins de 10 % sous les deux Républiques précédentes. Les entreprises se font plus exigeantes et n’offrent plus aussi souvent des postes de direction générale. Il en résulte que la proportion de pantoufleurs qui démissionnent de l’Inspection décroît sensiblement : 71 % sous la IIIe République, 41 % sous la IVe, 14 % sous la Ve. Même si ce dernier chiffre est faux en partie, car bon nombre de pantoufleurs n’ont pas encore pris de décision en 2010, il n’en demeure pas moins vrai que le pantouflage ne s’associe plus comme autrefois à une rupture définitive avec l’Inspection comme avec la fonction publique (cf., infra, les graphiques 6 et 7 par Fabien Cardoni, en annexes du dictionnaire).
Les responsabilités exercées
17Il est vrai que les postes proposés par les entreprises ne sont plus les mêmes. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le pantouflage consistait pour l’essentiel à intégrer les directions générales, quitte à passer un an ou deux comme directeur adjoint. Mais l’accès immédiat aux fonctions de P.-D.G. était fréquent. C’est le cas par exemple de Charles de Boissieu, né en 1896 d’un père propriétaire rentier, qui devient polytechnicien et obtient une licence de lettres avant d’entrer à l’Inspection en 1922. Sept ans plus tard, en 1929, à 33 ans, il est directeur de la Compagnie générale transatlantique, puis entre, l’année suivante, au groupe Schneider comme directeur-général adjoint de la Banque de l’Union européenne. Il devient directeur de Schneider en 1937, puis président de la Banque de l’Union européenne en 1941. Après la guerre, il est président de la Banque Vernes et de la Banque Hottinger. En 1960, il est gérant du groupe Schneider.
18Sous la IVe République, un tiers seulement des pantoufleurs accède tout de suite au sommet, mais rares sont les inspecteurs qui entrent par la petite porte, comme simples cadres supérieurs chargés d’un département. Les promotions aux postes les plus élevés sont déjà plus lentes qu’avant-guerre. Christian Chaix de Lavarène est né en 1911 d’un père officier. Il décroche un diplôme d’études supérieures en droit et le diplôme de l’École libre des sciences politiques avant d’entrer à l’Inspection en 1935. Il participe ensuite à la délégation franco-italienne d’union douanière en 1948. Il entre au CIC comme directeur en 1952, à 41 ans, passe directeur-général adjoint en 1956 et P.-D.G. en 1968. Il préside le Crédit industriel de l’Ouest en 1970 avant de partir à la retraite comme président d’honneur du CIC en 1978.
19Sous la Ve République, l’accès à la fonction de direction des groupes impose un parcours long et des appuis politiques importants. C’est notamment le cas de Jean Saint-Geours, né en 1925 d’un père attaché à la Banque de France. Il obtient un DES de droit et fait Sciences Po Paris avant de réussir le concours de l’Éna et d’entrer à l’Inspection en 1950. En 1953, il est conseiller technique au cabinet de Maurice Bourgès-Maunoury, ministre des Finances, puis rejoint la direction du Trésor l’année suivante. En 1954, il repart au cabinet de Bourgès-Maunoury et intègre, quelques mois plus tard, celui du président du Conseil, Pierre Mendès France. Deux ans plus tard, il est directeur adjoint du cabinet de Robert Lacoste, ministre des Finances. La même année, il rejoint le Trésor comme sous-directeur. En 1962, il est directeur adjoint du service des Études économiques et financières. En 1965, il est nommé directeur de la Prévision. Le changement politique de 1968 le voit rejoindre le Crédit Lyonnais comme directeur général, à 43 ans. Il est ensuite P.-D.G. de la société Sligos en 1972, puis du groupe Metra en 1976. En 1981, il redevient conseiller auprès du Premier ministre, Pierre Mauroy, avant d’être nommé P.-D.G. du Crédit national en 1982. Participant à de très nombreuses commissions, il est ensuite président de la Compagnie financière du CIC en 1987 et finalement président de la Commission des opérations de bourse en 1989.
20Dans les années quatre-vingt-dix, l’accès direct aux fonctions de direction devient très rare car les départs sont précoces et les pantoufleurs doivent faire d’abord leurs preuves dans des services opérationnels avant que d’accéder aux états-majors de groupes très structurés. Étienne Barel, né en 1968 d’un père ancien préfet, puis président de société, formé à l’ESCP et titulaire d’une licence en droit et d’une licence en économie, entre à l’Inspection en 1994 après avoir été classé premier de sa promotion à l’Éna. Il quitte l’Inspection en 1998, à 30 ans, pour devenir sous-directeur à la direction du développement de Paribas, diriger le groupe Boucle de la Seine en 2001, puis la Banque marocaine pour le commerce et l’industrie en 2004 et revenir ensuite comme responsable du département gestion de fortunes à BNP-Paribas Banque privée France. Comme le montre le tableau 5, la rupture des années 1990-2000 est radicale.
Tableau 5. Le premier poste obtenu en entreprise ( %)
IIIe Rép. | IVe Rép. | Ve Rép. | 1958-1968 | 1978-1988 | 1998-2008 | |
P.-D.G. | 51 | 33 | 19 | 22 | 19 | 14 |
DG, DGA | 39 | 47 | 33 | 57 | 30 | 22 |
Associé-gérant (banques d’affaires) | 0 | 4 | 4 | 0 | 2 | 5 |
Cadre | 10 | 16 | 44 | 22 | 49 | 59 |
Les motivations
21Au total, comment expliquer le pantouflage des inspecteurs ? Comme en témoignent leurs mémoires ou leurs propos, leurs motivations sont multiples : recherche d’une carrière plus riche en décisions, reconnaissance par leurs pairs d’une réussite professionnelle exceptionnelle, effets d’aubaine liés à des relations dans les entreprises ou les réseaux politiques, souvent rationalisés a posteriori par les intéressés. Les facteurs objectifs, quant à eux, sont moins nombreux mais évoluent dans le temps : construction d’une institution réticulaire venant organiser la politique financière et moderniser les grandes entreprises au xixe siècle, besoin de renouveler les cadres dirigeants des entreprises après la saignée de la Première Guerre mondiale, développement d’un ordre technocratique visant à réformer l’économie nationale et l’État après 1945, contournement de carrières administratives bloquées dans les années quatre-vingt, attrait pour les carrières mondialisées des grands groupes privés après 1990. Le pantouflage n’obéit pas mécaniquement à la seule histoire économique. Le nombre de départs est irrégulier et reste bas après les crises de 1882, de 1891 et de 1907, alors qu’il reste stable à un haut niveau avant et après la Grande Dépression : 20 départs entre 1926 et 1928, et 19 entre 1929 et 1932. La santé financière des entreprises doit être évidemment prise en compte. Mais le facteur qui semble jouer le plus est la baisse très sensible du pouvoir d’achat des hauts fonctionnaires, divisé par cinq entre la fin de la guerre et 1926. Comme le souligne Georges Cahen-Salvador dans un article de la Revue politique et parlementaire du 10 décembre 1926 :
« Le ministère des Finances a pour chefs des directeurs de 30 ans ! Dès qu’ils ont passés quatre ou cinq ans dans une direction, les banques leur offrent des situations de 2 ou 300 000 francs par an… C’est l’absentéisme ou bien l’évasion ! »
22Les départs sont également nombreux après les crises de 1974 (23) et de 1993 (19). Si le différentiel de rémunération avec le privé reste un moteur de pantouflage, s’y ajoutent l’évolution politique (la politisation des postes de direction aux Finances, le poids de l’Élysée et de Matignon), la demande des entreprises en compétences financières, la montée en force des grandes écoles de commerce dans les trajectoires de recrutement, la concurrence exercée par le pantouflage d’autres corps ou bien encore le rôle innovateur que l’Inspection peut jouer dans la production de concepts budgétaires ou économiques. Le pantouflage vient donc illustrer le jeu complexe, mais évolutif par nature, dans lequel s’insère le système élitaire français.
Bibliographie
Carré de Malberg Nathalie, Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances 1918-1946, les hommes, le métier, les carrières, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2011, 710 p.
Rouban Luc, « L’Inspection générale des Finances, 1958-2000. Quarante ans de pantouflage », n° 31 des Cahiers du Cevipof, juin 2002, 155 p. consultable en ligne : http://www.cevipof.com/fr/les-publications/les-cahiers-du-cevipof ; « Les inspecteurs des Finances entre public et privé » dans Azimi Vida (dir.), Les élèves administratives en France et en Italie, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2007, p. 209-224.
Chadeau Emmanuel, Les inspecteurs des Finances au xixe siècle (1850-1914). Profil social et rôle économique, Paris, Économica, 1986, III-184 p.
Auteur
Directeur de recherche du CNRS au Centre d’études de la vie politique française (institut d’études politiques de Paris). SAUL Samir, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Montréal
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Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
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Intérêts économiques et implications politiques
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