Les inspecteurs des Finances et l’outre-mer depuis la Seconde Guerre mondiale
De la mise en valeur de l’empire à l’aide au développement
p. 297-301
Texte intégral
1À partir de la Seconde Guerre mondiale, la perception du rôle de l’empire change chez les décideurs politiques et dans l’opinion publique. Sa place stratégique dans la France libre et la contribution humaine des différents peuples à la libération du territoire conduisent à une double prise de conscience collective : les colonies sont un élément de la puissance et de la grandeur de la France. Il apparaît nécessaire, pour la plupart des décideurs, de les inclure dans la modernisation économique du pays qui se met en place après la guerre (création de la Caisse centrale de la France d’outre-mer en 1944, de la zone franc en 1945 et loi de 1946 sur le financement des Dom-Tom). Enfin, l’idée de leur donner plus d’autonomie a fait son chemin chez les responsables politiques et c’est le sens du discours du général de Gaulle à la conférence de Brazzaville en 1944 – dans les limites de leur maintien dans l’empire français.
2Ce consensus se rompt dans les années cinquante, et l’accession à l’indépendance de l’ensemble des pays colonisés, en moins de dix ans, change la donne politique et institutionnelle. Pour autant, les liens économiques et financiers entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique ne se distendent pas : maintien de la zone franc pour quatorze pays d’Afrique, accords de coopération, renforcement ou création de structures administratives (ministère de la Coopération, création de la cellule africaine de l’Élysée). Dans le même temps, les années soixante voient apparaître une forte immixtion des institutions internationales dans ce que l’on appelle, depuis la charte des Nations unies de 1946, « l’aide au développement » : création de l’Association internationale pour le développement en 1960 dans le groupe de la Banque mondiale, du Comité d’aide au développement à l’OCDE en 1961, de la première CNUCED en 1964, tandis que la Communauté européenne met en place le fonds européen de développement. Même si les enjeux financiers sont modestes (l’objectif de 1 % du PNB fixé en 1964 est rarement atteint), le secteur de l’aide au développement devient un élément de la diplomatie financière française, à la fois symbole de sa générosité et de son rang parmi les « grandes nations ». Mais cette aide n’est pas sans arrière-pensée économique pour les exportations françaises et les ressources en matières premières, ni sans objectif géopolitique dans la ligne du maintien d’un champ d’action privilégié en Afrique. L’objectif de solidarité, l’objectif stratégique, l’objectif mercantile et l’objectif culturel de l’aide française se mêlent pour expliquer la forte implication française dans l’aide au développement jusqu’à la fin du siècle.
3Comment les inspecteurs des Finances en fonctions durant le second xxe siècle ont-ils perçu l’empire, puis la coopération avec les anciennes colonies ? Peut-on dégager chez eux une attitude majoritaire sur les questions touchant à l’empire, puis à l’aide aux pays en voie de développement ? Leur opinion n’est-elle pas liée à leur fonction ? L’outre-mer constitue-t-il un champ d’action intéressant pour ces hauts fonctionnaires ? Comment ont-ils vécu les traumatismes liés aux guerres d’indépendance ? Y-a-t-il eu un engagement militant de certains d’entre eux ? Telles sont les principales questions évoquées dans cet article.
Avant 1960, des étapes de carrière plutôt qu’un métier
4Si les colonies ont pu apparaître, après la guerre, comme un lieu de refuge pour des hauts fonctionnaires qui voulaient faire oublier leur engagement dans l’administration de Vichy, cet aspect s’efface rapidement au profit d’une vision positive de territoires à développer, que l’on retrouve dans les sphères publiques et privées. Dans le secteur privé, les grandes banques coloniales continuent, plus que les entreprises non financières, de recruter quelques inspecteurs des Finances. Selon les travaux de Catherine Hodeir, dans les années cinquante,10 % seulement des « grands patrons coloniaux » sont des inspecteurs des Finances. Du côté de l’administration, au sein d’une gestion éclatée des relations avec les Dom-Tom, le pôle des Finances est prédominant au lendemain de la guerre. À l’intérieur de celui-ci, deux institutions apparaissent comme les rouages publics les plus importants des relations avec l’outre-mer, la direction du Trésor et la Caisse centrale de la France d’outre-mer. C’est dans ce cercle administratif que l’on retrouve des inspecteurs des Finances en charge du secteur, pour lesquels, à part quelques exceptions notables, l’outre-mer constitue alors au mieux une étape de carrière, au pire un placard doré. Les fonctions financières en Afrique du Nord constituent une étape prisée pour quelques inspecteurs des Finances en milieu ou en début de carrière – comme pour Henri Yrissou ou Yves Le Portz en Algérie –, alors que l’Afrique subsaharienne est plutôt la chasse gardée des fonctionnaires du ministère de la France d’outre-mer, excepté pour les fonctions exercées dans le cadre de la zone franc, comme celles de Robert Julienne.
Un champ d’action privilégié de la modernisation
5Deux exceptions notables à ce constat, somme toute attendu : tout d’abord, la Caisse centrale de la France d’outre-mer (CCFOM), nouvelle appellation en 1944 de la Caisse centrale de la France libre, qui devient progressivement l’opérateur pivot du développement économique outre-mer et dont la direction générale est confiée à un inspecteur des Finances, André Postel-Vinay (voir infra), la présidence du conseil de surveillance étant presque continûment assurée par un inspecteur des Finances. Si la présence à des postes de responsabilité d’inspecteurs des Finances d’envergure a pu rassurer sur la gestion de cet Epic et l’aider à s’institutionnaliser comme agence de développement, à l’inverse, elle devient un outil d’intervention formidable pour des inspecteurs entreprenants, qui entrent dans le secteur de l’outre-mer et n’en sortent plus : c’est la mystique du développement.
6À partir de 1945, le Trésor devient un support important en faveur du développement de l’empire, dans une vision humaniste mais non dépourvue d’arrière-pensées. On retrouve, fidèle à cette conception, la personnalité charismatique de François Bloch-Lainé, qui y voit un champ d’action supplémentaire pour les institutions qu’il dirige : le Trésor, puis la Caisse des dépôts et consignations. L’outre-mer est perçu alors comme élément d’un vaste ensemble à moderniser ; c’est également la conception de son successeur Pierre-Paul Schweitzer. Dans la même lignée, Dominique Boyer, l’un des rares inspecteurs des Finances responsable, avant 1960, de la sous-direction des Relations avec l’outre-mer, pense que l’État devait se substituer, là comme en métropole, aux positions trop restrictives des banques. On ne trouve guère de cartiéristes dans ces cercles étroits, ni de partisans de l’Eurafrique, excepté Pierre Moussa. On conclura à une indifférence pour ce secteur, chez les inspecteurs des Finances de cette génération, sauf quand il représente un champ d’action intéressant où peuvent s’exercer des appétits d’entreprendre ou d’exercer une influence.
Après les indépendances, des conseillers du prince en matière d’aide au développement
7Il faut ici mentionner l’engagement de quelques rares inspecteurs des Finances en faveur de l’indépendance de l’Algérie, signe d’un profond malaise de hauts fonctionnaires devant le drame algérien. Parmi les 17 inspecteurs des Finances qui rejoignent le club Jean-Moulin au tournant des années 1958-1961 (voir infra, l’article de Claire Andrieu), on retrouve des proches de Mendès France : François Bloch-Lainé, Simon Nora, Jean Saint-Geours, Pierre-Yves Cossé. En dehors de l’autonomie de l’Algérie, le club de réflexion, bien que préoccupé de réformes nationales, attache une importance relative au « développement solidaire du tiers monde » dans son manifeste L’État et le citoyen, publié en 1961.
8Après la décolonisation, la plupart des postes outre-mer disparaissent, excepté ceux liés à la zone franc. Les instituts d’émission gardent dans leurs conseils d’administration des représentants de la France, dont Robert Julienne, qui a un rôle éminemment politique dans les relations entre chefs d’État de France et d’Afrique. La restriction du périmètre de l’outre-mer à quatre départements et quelques territoires sonne le glas de l’intérêt éventuel pour ces petites entités, même si la dimension politique de la question oblige des membres de cabinet à s’y intéresser de temps à autre.
9En revanche, au sein de l’administration centrale, les perspectives ouvertes par la coopération et l’aide au développement créent une nouvelle filière professionnelle : le secteur devient un métier plus qu’une étape de carrière.
Un nouvel élan pour des fonctions de diplomatie financière
10Après 1960, des rapports nouveaux fondés sur une volonté commune de développement entre la France et ses anciennes colonies se mettent en place, sous le terme de « coopération ». Elle est surtout le vecteur de liens resserrés entre la France et l’Afrique.
11Dans le cadre d’un partage de compétences difficile avec le ministère de la Coopération ou le ministère des Affaires étrangères, la coopération trouve, à la direction des Relations économiques extérieures, des inspecteurs des Finances combatifs, comme Bertrand Larrera de Morel, directeur de la DREE dans les années soixante et soixante-dix, et à la Caisse centrale de coopération économique (CCCE), qui s’ancre durablement dans le paysage de la coopération française.
12Dans les années soixante et soixante-dix, les commissions consacrées à l’aide et à la coopération comptent une présence non négligeable d’inspecteurs des Finances. Simon Nora est le rapporteur de la commission Jeanneney sur « La politique de coopération avec les pays en voie de développement » de 1963. Celui du comité Gorse de 1971, qui a eu un grand impact, n’est autre qu’Yves Roland-Billecart, directeur général de la CCCE. En revanche, à partir de 1981, les inspecteurs des Finances sont peu associés aux rapports émanant du Plan, du ministère de la Coopération, du ministère des Affaires étrangères ou encore du Parlement. Mais cela n’empêche pas le pôle économique et financier de l’aide au développement de prospérer discrètement. L’ancrage du ministère des Finances dans ce secteur s’explique par trois types de comportements qui peuvent éventuellement se mêler :
– L’appétence pour le domaine obéit au départ à une logique de fonction ou bien il en découle. On trouve cet état d’esprit chez les inspecteurs des Finances en poste au Trésor, mais aussi à la DREE. Par exemple, l’aide aux exportations des entreprises françaises et la coopération, qui sont l’apanage de la DREE, mobilisent des inspecteurs des Finances dans les années soixante et soixante-dix. Dans le domaine des négociations commerciales internationales, on retrouve ainsi Larrera de Morel, directeur de la DREE, qui préside un groupe de travail sur le marché international de la banane en 1975, dans la perspective du dialogue Nord-Sud.
– Une empathie pour le tiers-monde : la dimension humanitaire de l’aide, présente chez certains inspecteurs avant 1960, se maintient au-delà des indépendances. À côté de la figure emblématique de Postel-Vinay, on retrouve Pierre Moussa, qui commet plusieurs ouvrages sur la question, mais aussi Claude Gruson, directeur du service des Études économiques et financières (SEEF), qui, en 1959, défend auprès du cabinet du ministre des Finances l’intérêt d’une « communauté, facteur du développement français, ni poids mort ni condition nécessaire à la croissance française ».
– Un champ de pouvoir qui permet une certaine autonomie par rapport au politique, du fait de l’expertise accumulée. On retrouve dans ce groupe surtout des inspecteurs des Finances en poste au Trésor : Bloch-Lainé, Jean-Yves Haberer, Philippe Jurgensen. Pour ces deux derniers, l’aide au développement est un élément stratégique de la diplomatie financière française, qui permet à la France de s’affirmer sur la scène internationale comme un acteur majeur et généreux. À cet égard, une aide bilatérale plutôt que multilatérale, qui préserve l’autonomie de gestion de la France – et de ses serviteurs – est l’une des positions qu’ils défendent le plus ardemment.
13Il apparaît, à la lecture des archives, que les inspecteurs des Finances en charge de ce secteur jouissent d’une certaine influence auprès de leur ministre et en sont les conseillers écoutés, comme Moussa au ministère de la France d’outre-mer de 1954 à 1959, ou Haberer à la direction du Trésor dans les années 1970.
L’outre-mer, une carrière et un métier spécifiques
14La Caisse centrale apparaît comme le lieu de convergence des inspecteurs des Finances qui font carrière dans ce secteur. Tous ses directeurs généraux sont issus du corps de l’Inspection (excepté Antoine Pouilleute, conseiller d’État, et le dernier en date, Dov Zerah, énarque), ainsi que deux directeurs généraux adjoints. L’étude de leur cursus fait apparaître l’existence d’une véritable filière, soit entièrement consacrée à la Caisse, soit faisant un détour par le Trésor et le ministère de la Coopération. La pérennisation de l’institution, qui devient Caisse française de développement (CFD) en 1992, puis Agence française de développement (AFD) en 1998, avec la suppression du ministère de la Coopération, renforce l’intérêt de la filière de l’aide économique et financière, qui s’ouvre à un cursus international. Surtout, des chefs de service des affaires multilatérales au Trésor, issus de l’Inspection, y consacrent une part non négligeable de leurs activités diplomatiques à la Banque mondiale, à l’OCDE ou à Bruxelles.
15Pour compléter ce tableau quelque peu rapide, évoquons les sensibilités politiques des uns et des autres, qui peuvent expliquer leur appétence pour ce secteur somme toute marginal. Depuis la guerre jusqu’à la fin des années soixante, le développement de l’empire puis la coopération attire des hommes progressistes, voire de gauche (chrétiens sociaux, mendésistes, rocardiens). Cette sensibilité se manifeste à nouveau à partir des années quatre-vingt-dix jusqu’à 2010. D’une manière générale, les nominations à la Caisse centrale apparaissent très politiques. Inspecteurs des Finances avant tout, ils ne remettent certes pas en question le principe de l’aide aux pays en développement, mais cherchent à en améliorer l’efficacité et à en limiter les risques.
16Tout au long du demi-siècle, l’attirance pour l’outre-mer se maintient, mais reste limitée, au sein de générations d’inspecteurs des Finances, à quelques esprits indépendants. Elle est souvent liée à des logiques de fonctions occupées au Trésor, à la DREE ou à la Caisse centrale, auxquelles peuvent s’adjoindre des engagements humanitaires ou un goût pour l’aventure et l’exotisme d’un secteur qui, de surcroît, devient politiquement sensible après les indépendances. Si l’outre-mer a continûment attiré une petite poignée d’inspecteurs des Finances, il n’a pas fait pour autant l’objet d’un consensus du corps, ni sur le rôle de l’empire ni sur l’aide au développement. Et dans l’exposé qu’il fait en avril 1972 devant ses camarades, « Pourquoi la France doit-elle accorder une aide au tiers-monde ? », André Postel-Vinay doit multiplier les arguments pour tenter de les convaincre du bien-fondé de l’aide française.
Bibliographie
Quennouëlle-Corre Laure, La direction du Trésor, 1947-1967. L’État-banquier et la croissance, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2000, 693 p.
Boissieu Christian (de) et Marseille Jacques (dir.), La France et l’outre-mer, un siècle de relations monétaires et financières, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998, 753 p.
Le Masson Alix, « La Caisse centrale de la France d’outre-mer et le financement public de la France d’outre-mer de 1944 à 1958 », thèse pour le doctorat d’histoire (sous la dir. d’Alain Plessis), université Paris X-Nanterre, 1996, 549 p.
Sources
Julienne Robert, Vingt ans d’institutions ouest-africaines, 1955-1975, Paris, L’Harmattan, 1988, 481 p.
Moussa Pierre, Les nations prolétaires, Paris, PUF, 1958, 204 p. et Caliban naufragé, les relations Nord-Sud à la fin du xxe siècle, Paris, Fayard, 1994, 329 p.
Auteur
Chargée de recherches du CNRS au Centre de recherches historiques (Paris), enseignante à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne
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