Jacques Barnaud (1893-1962)
Inspecteur emblématique de la collaboration financière d’État
p. 193-194
Texte intégral
1Polytechnicien, Jacques Barnaud, combattant pendant toute la Grande Guerre, est directement mêlé à l’élaboration de la politique financière et monétaire comme chef du cabinet du ministre Frédéric François-Marsal en 1924, puis comme chargé de missions internationales au Mouvement général des fonds (MGF) en 1924-1925, avant d’en devenir le directeur adjoint en 1926-1927, où il se montre partisan actif de la dévaluation. Il quitte l’administration à 34 ans, en 1927, pour pantoufler comme directeur, puis comme associé-gérant de la Banque Worms et Cie, où il côtoie notamment Gabriel Le Roy Ladurie et Pierre Pucheu. Membre (discret) de X-Crise, cénacle plutôt dominé par les ingénieurs, il est, en 1937, l’un des fondateurs, avec Auguste Detœuf, des Nouveaux Cahiers. Suivant un mouvement de contre-pantouflage remarqué par Nathalie Carré de Malberg chez plusieurs inspecteurs des Finances après la défaite de 1940, Barnaud revient dans l’administration, d’abord comme affecté spécial à la direction du Blocus, puis, dès le 8 juillet 1940, comme délégué spécial pour les questions économiques auprès de Léon Noël, délégué général auprès du chef de l’Administration militaire allemande en France (MBF), où il est préposé aux négociations économiques avec l’occupant. Simultanément, il devient, le 14 juillet 1940, le directeur de cabinet du peu expérimenté René Belin, secrétaire munichois et anticommuniste de la CGT, nommé par le Maréchal pour diriger le ministère du Travail et de la Production industrielle. Il le conseille dans la construction de ce nouveau et important ministère, comme dans le choix des futurs responsables, et, aux yeux de plusieurs contemporains, il apparaît comme le ministre de fait, soucieux d’une véritable rénovation de l’appareil industriel. Peu après le départ de Laval, le 13 décembre 1940, et l’éphémère intermède de Pierre-Étienne Flandin, et lors de la constitution du gouvernement de l’amiral Darlan, plusieurs de ses proches, fidèles de la « popote » de la Banque Worms, comme Pierre Pucheu et François Lehideux, deviennent ministres, tandis que lui-même obtient, le 25 février 1941, la création du poste de délégué général aux relations économiques franco-allemandes (DGREFA), avec rang de ministre, où se traitent les grandes affaires de la collaboration économique. En qualité d’ancien de la banque Worms, il est alors l’une des cibles de la collaboration parisienne, et notamment de Marcel Déat, dans sa campagne orchestrée par L’Oeuvre contre un prétendu complot de la « Synarchie », ourdi autour d’Hyppolite Worms, dont Richard Kuisel, Olivier Dard et d’autres historiens ont fait litière, depuis une quarantaine d’années, en en montrant l’instrumentalisation, qui fait long feu à l’été de 1941 dans l’imbroglio des rivalités intra-vichyssoises et parisiennes.
2Barnaud appartient bel et bien, en 1941, à un « groupe de camarades » – suivant l’expression heureuse employée par Jacques Benoist-Méchin dans ses Mémoires posthumes –, de responsables des affaires publiques et privées, qui se retrouvaient avant-guerre à la Banque Worms comme à la rédaction des Nouveaux Cahiers. Ils saisissent l’occasion de la défaite, de l’Occupation et de la formation du gouvernement par l’amiral Darlan, qui, lui, ne dispose pas d’une équipe ministérielle. Soucieux de mener une « Révolution par en haut », combinant la Révolution nationale et ce qu’on appelait alors, par euphémisme, la « réconciliation européenne », ils se placent, volentes nolentes, dans la perspective d’une politique de rénovation industrielle de la France, au sein d’une Europe à leurs yeux désormais dominée durablement par l’Allemagne. Sans qu’il soit nécessaire d’envisager un quelconque complot synarchique, le simple fait que ces personnalités se soient concertées discrètement pour accéder au pouvoir afin d’y mener une véritable politique industrielle, même à l’ombre de l’occupant, confère à la personnalité de Barnaud un caractère jugé encore « énigmatique » (François Bloch-Lainé) par certains de ses contemporains, plus d’un demi-siècle après l’événement.
3Barnaud est l’un de ceux qui élabore, théorise et met en pratique, sur le terrain économique, la collaboration d’État, politique conforme aux orientations du gouvernement Darlan, qui culmine avec les Protocoles de Paris de mai 1941. Cela contre l’espoir d’un adoucissement des conditions de l’armistice, notamment quant aux dépenses d’occupation, aux prisonniers de guerre ou à la ligne de démarcation. Une « collaboration constructive », comme l’exprime alors Lehideux. Dans son domaine, il s’agit, pour Barnaud, notamment d’accepter des livraisons de matières premières ou de semi-produits (bauxite, aluminium, textiles, etc.) et de produits industriels (avions, machines) à destination de l’Allemagne, y compris provenant de la zone sud, en escomptant un regain d’activité pour l’économie française et d’éventuelles concessions. Mais Berlin ne ratifie pas les accords de Paris et l’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’URSS, en juin 1941, déplace vers l’Est l’attention de Hitler, qui ne veut toujours rien négocier d’essentiel avec la France.
4Barnaud demeure cependant à son poste et poursuit la politique de livraisons après le retour de Pierre Laval en avril 1942, agrémentée désormais de prélèvement sur la main-d’œuvre française, et cela jusqu’au 17 novembre 1942, lors du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord et l’invasion de la zone sud. Il démissionne en janvier 1943 et retrouve alors son poste d’associé-gérant de la Banque Worms, où il exerce jusqu’aux lendemains de la Libération. Arrêté le 12 octobre 1944, il est inculpé d’intelligence avec l’ennemi et d’indignité nationale par la Haute Cour de justice, et est rayé des listes des anciens inspecteurs des Finances. Il est remis en liberté provisoire le 20 juin 1946 et bénéficie d’un non-lieu de la Haute Cour le 27 janvier 1949, pour charges insuffisantes. Il retrouve une nouvelle fois son poste d’associé-gérant de la Banque Worms, qu’il occupe de 1949 à sa mort, période au cours de laquelle il fonde, avec la banque Rothschild, et préside la Compagnie financière de recherches pétrolières (COFIREP).
5Barnaud appartient résolument à l’élite de l’élite, minorité dans la minorité, qui cumule École polytechnique et Inspection des Finances, et dispose d’un capital technique, social et politique tel que cela lui offre une marge de manœuvre sans guère de limite pour circuler parmi les postes de haute responsabilité, qu’ils soient publics ou privés. D’abord au Mouvement général des fonds, la direction d’excellence du ministère, puis dans les affaires privées, en l’occurrence la banque. La défaite et le régime de Vichy constituent pour lui – et quelques-uns de ses camarades, tels Paul Baudouin ou Jacques Guérard – l’occasion de revenir dans l’Administration et de franchir un cran supplémentaire dans le cursus honorum en accédant à des fonctions politiques majeures. Pour le meilleur et, in fine, pour le pire. Dans leurs souvenirs dialogués (en 1996), François Bloch-Lainé et Claude Gruson rattachent Barnaud à cette poignée de personnalités jeunes et brillantes au sein de l’élite administrative et financière, qui, sans être « ni explicitement antisémites ni favorables à l’Axe », en sont arrivées à des « engagements insensés par démon du bien » (Hauts fonctionnaires sous l’Occupation, p. 93-94). Au total, Barnaud apparaît comme le produit, l’acteur et, dans une certaine mesure (limitée), la victime d’une tragique discordance des temps, en jugeant opportun de rénover l’appareil industriel de la France au moment même où celle-ci ployait sous la botte de l’occupant nazi.
Bibliographie
Dard Olivier, La synarchie, le mythe du complot permanent, Paris, Perrin, 1998, 294 p.
Baruch Marc Olivier, Servir l’État français : l’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997, 737 p.
Margairaz Michel, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, préface de François Bloch-Lainé, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, 2 vol.
Sources
Bloch-Lainé François et Gruson Claude, Hauts fonctionnaires sous l’Occupation, Paris, Odile Jacob, 1996, 284 p.
Un centenaire 1848-1948 : Worms et Cie, Paris, M. Ponsot, 1949, 125 p.
Albertini Georges, Cent ans, boulevard Haussmann. MM. Worms et Cie, Paris, Worms et Cie, 1978, 74 p.
Auteur
Professeur des universités en histoire économique contemporaine à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne, IDHE (CNRS)
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