Les inspecteurs des Finances, bras armés de la politique économique et financière sous Vichy
p. 183-192
Texte intégral
1La place des inspecteurs des Finances dans l’appareil financier politico-administratif connaît un apogée sous le régime de Vichy. On le sait depuis les estimations déjà anciennes sur leur présence, formulées par Stanley Hoffmann puis par Robert Paxton, et, plus récemment, les recherches spécifiques de Nathalie Carré de Malberg, qui, toutefois, ne s’attardent guère sur leur action effective dans les politiques économiques suivies.
2La défaite, la mise en cause de la République par le maréchal Pétain et son apologie des principes de la Révolution nationale, fondement du nouveau régime, la volonté des nouveaux maîtres de discréditer le personnel politique traditionnel, tous ces éléments conduisent en partie les nouveaux maîtres à lui substituer ceux qu’on appelait alors des « techniciens ». En outre, le besoin de compétences, face à une situation monétaire, financière et économique critique et surtout face à des exigences allemandes qui excèdent d’emblée les conditions de l’armistice et les possibilités des finances publiques, rend également compte du recours à l’expérience et à la compétence techniques de fonctionnaires de haut niveau, en particulier les inspecteurs des Finances, rompus aux tâches administratives en situation délicate. De surcroît, eux-mêmes se montrent particulièrement désireux, en ces circonstances exceptionnelles, de satisfaire leur ambition, jugée d’autant plus légitime qu’ils sont convaincus d’être les plus aptes. Mais une innovation semble apparaître dans le fait qu’ils sont prêts désormais à exercer aussi les responsabilités politiques qui touchent à la monnaie, aux finances intérieures et extérieures (c’est-à-dire, pour l’essentiel, en rapport avec l’occupant) ou à l’économie lato sensu.
Une étape supplémentaire dans une phase ascendante
3Trois réserves viennent cependant tempérer cette apparente rupture, qui fait plutôt figure d’étape supplémentaire dans une ascension déjà ancienne et guère résistible.
4D’abord, l’installation des inspecteurs des Finances dans le cabinet du ministre et à la tête des principales directions du ministère des Finances comme des grandes institutions financières (Banque de France, Caisse des dépôts et consignations, Crédit national, Crédit foncier), on l’a vu (cf., supra, l’article précédent), remonte au moins à l’entre-deux-guerres. Il s’y ajoute une politisation orientée nettement vers la droite, déjà, dans la République finissante. Le retour de ministres de droite dans le gouvernement d’Édouard Daladier, en septembre 1938, marque à cet égard une vraie revanche sur le Front populaire, stricto sensu pour Yves Bouthillier (IF 1927). Un cran supplémentaire est franchi dans le cursus honorum des inspecteurs lors du passage de la « drôle de guerre » à la vraie guerre, puisque Bouthillier devient ministre des Finances dès le 5 juin 1940, dans le gouvernement dirigé par Paul Reynaud depuis mars, et Paul Baudouin (IF 1921), démissionnaire et directeur général de la Banque de l’Indochine, est nommé, lui, au Quai d’Orsay. Tous deux figurent parmi ceux qui, à un moindre degré, certes, que les responsables militaires (Pétain et Weygand), penchent néanmoins de manière décisive pour le Maréchal, pour l’armistice et, in fine, pour la disparition de la République. Le régime de Vichy poursuit alors et accentue fortement la tendance à la promotion des inspecteurs à des fonctions politiques. Bouthillier, proche idéologiquement du Maréchal et adepte de la Révolution nationale, demeure ministre dans les gouvernements successifs de Pierre Laval en 1940, Pierre-Étienne Flandin de la fin de 1940 au début de 1941, et de l’amiral Darlan de février 1941 jusqu’en avril 1942. Il évoque d’ailleurs, à propos de cette période, dans ses Mémoires, « la primauté de l’Administration sur la politique » (Le drame de Vichy, t. I, p. 13). Avec la réserve, non exprimée, que l’affaiblissement de la politique signifie, en la circonstance, la mise en place d’une dictature de fait sous contrôle allemand et l’abandon des principes républicains. De surcroît, plusieurs inspecteurs des Finances occupent des fonctions nouvelles, particulièrement cruciales dans les contacts vitaux avec l’occupant, dont deux avec le rang de ministres. C’est le cas d’Yves Bréart de Boisanger (IF 1920), qui cumule sa fonction de gouverneur de la Banque de France (nommé le 31 août 1940 en lieu et place de son contemporain Pierre-Eugène Fournier (IF 1919), rétif à son autorité) avec celle de président de la délégation française pour les questions économiques auprès de la délégation allemande d’armistice de Wiesbaden, épaulé par Maurice Couve de Murville (IF 1930) à la sous-commission financière. C’est également le cas de Jacques Barnaud (IF 1920), associé-gérant de la banque Worms, devenu tout-puissant directeur du cabinet du ministre de la Production industrielle en août 1940, avant d’être nommé, en février 1941, à la tête de la Délégation générale aux relations économiques franco-allemandes (DGREFA), créée pour lui et cœur de la collaboration économique d’État. Les deux secrétaires généraux du ministère des Finances et des Affaires économiques, tous deux inspecteurs – Henri Deroy (IF 1923) et Olivier Moreau-Néret (IF 1919), directeur au Crédit Lyonnais –, font, eux, figures d’auxiliaires directs du ministre.
5Deuxième réserve : cette promotion à des responsabilités ministérielles et politiques n’est pas propre aux inspecteurs des Finances, mais s’applique plus largement aux hauts fonctionnaires issus des grands corps, tels, parmi de multiples autres, les polytechniciens, et en particulier les plus prestigieux d’entre eux. Remarqués parmi d’autres et emblématiques, les deux majors X-Mines : Jean Berthelot, promu ministre secrétaire d’État aux Communications dès septembre 1940, et Jean Bichelonne, major des majors, nommé secrétaire général au ministère de la Production industrielle à 35 ans, avant d’en être l’incontournable ministre du retour de Laval, en avril 1942, jusqu’à la fin de l’Occupation. Cependant, les fonctions strictement monétaires et financières, à l’exception notoire de la direction du Budget, se trouvent assurées presque exclusivement par des inspecteurs des Finances.
6Enfin, troisième limite, le renforcement des positions du ministère des Finances et des Affaires économiques et la promotion d’inspecteurs jusqu’à l’exercice de responsabilités ministérielles sont, non sans paradoxe, tempérés dans la pratique par l’établissement d’un régime de dictature sous contrôle de l’Administration militaire allemande en France (MBF) et par la disparition de ses alliées objectives, les commissions des finances. En effet, cela se traduit par l’extrême concentration du pouvoir sur les deux têtes de l’exécutif (Pétain ainsi que Laval jusqu’en décembre 1940, puis Pétain et Darlan en 1941-début 1942 et, après avril 1942, quasi exclusivement Laval seul), elles-mêmes sous la contrainte des exigences variables mais croissantes de l’occupant, alors que les assemblées sont renvoyées sine die et que les élections sont supprimées à tous les échelons. Cette situation réduit souvent les ministres eux-mêmes à la figure d’exécutants compétents et consentants – surtout après avril 1942, lorsque Laval veut concentrer toutes les décisions entre ses mains –, rôle particulièrement familier aux hauts fonctionnaires, et en particulier aux inspecteurs des Finances.
Les inspecteurs, principaux artisans de la « politique du circuit »
7Le choc de la défaite militaire entraîne, on le sait, une véritable crise nationale marquée par plusieurs événements dramatiques cumulés en quelques semaines – l’exode des populations du nord du pays, la signature de l’armistice, la chute de la République, la mise en place du régime de Vichy –, sans déclencher toutefois de crise monétaire ni de run bancaire suivi d’un moratoire, comme en 1914, ce dont se félicitent d’ailleurs ouvertement les autorités financières et monétaires. Alors que les services gouvernementaux sont encore dispersés, les représentants du ministère des Finances à Paris, tous inspecteurs, Deroy, Jacques Brunet (IF 1924) et Barnaud, vantent auprès du ministre « la vertu de la présence » dans la capitale afin d’obtenir le retour des autorités à Paris. En quelques semaines, l’État français se trouve placé dans une situation paradoxale. Affaibli face au vainqueur devenu occupant, il est toutefois renforcé pour contrôler les finances, la monnaie, l’économie et, plus largement, la société. D’un côté, il est soumis aux exigences fortes résultant de l’armistice, et en particulier le versement quotidien de 400 millions de francs au titre des « dépenses d’occupation », auquel s’ajoutent d’autres mesures contraignantes peu après (imposition d’un taux de change surévalué du Reichsmark et d’un clearing dont le déficit allemand est porté à la charge du Trésor français). Mais, d’autre part, l’État dispose des moyens d’imposer à la société française – certes, sous le contrôle de l’Administration militaire allemande – une véritable politique financière, monétaire et économique de restrictions renforcées. C’est possible à travers le contrôle des changes et du commerce extérieur, le blocage des prix et des salaires – mis en place dès septembre 1939 – par l’intermédiaire des commissaires de gouvernement au sein de multiples organismes professionnels, les comités d’organisation (CO), et par la direction de la répartition des matières premières par le biais d’un office sous contrôle allemand (l’Office central de répartition des produits industriels, ou OCRPI). L’appareil économique et financier de l’État, ouvertement dirigiste, se trouve ainsi gonflé de nombreuses et nouvelles fonctions afin de gérer la pénurie et offre un nombre considérablement accru de postes de responsabilités aux inspecteurs des Finances, y compris parmi ceux qui ont précédemment quitté les cadres et même l’Administration, et qui reprennent du service, à l’heure où les retombées de la guerre réduisent les possibilités offertes dans les affaires privées.
8L’administration des Finances et des Affaires économiques doit s’adapter à ces contraintes, qui poussent à la construction d’un ministère dualiste, matérialisé par deux secrétariats généraux adjoignant des directions « économiques » aux traditionnelles directions financières, innovation propre à renforcer la prééminence des inspecteurs. Sur les trois secrétaires généraux successifs (jusqu’en 1941) et sur les treize directeurs (dont les quatre directeurs généraux dépendant des Impôts) présents au début de 1941, jusqu’à douze – même si ce n’est pas à la même période – sont inspecteurs des Finances. Deroy cumule, avec la direction générale de la CDC, le secrétariat général aux finances publiques jusqu’en février 1943. Il supervise les cinq directions financières, presque toutes – excepté la Dette et le Budget, dirigé par Jean Jardel – confiées à des inspecteurs. C’est le cas de J. Brunet au Mouvement général des fonds (MGF), baptisé Trésor depuis le 4 septembre 1940, de Pierre Allix (IF 1928) à la Comptabilité publique et de Joseph Ripert (IF 1927) aux Impôts, flanqué de Jean Watteau (IF 1922) aux Contributions directes, d’Adéodat Boissard (IF 1927) à l’Enregistrement et de Jean Appert (IF 1922) aux Contributions indirectes. Le secrétariat général aux questions économiques, nouvellement créé, est assuré successivement par Moreau-Néret, puis, après son départ en juillet 1941, par Jean Filippi (IF 1930). On y trouve également Jacques Fourmon (IF 1931), directeur des Prix à la fin de 1941, Paul Leroy-Beaulieu (IF 1929), directeur des Accords commerciaux, et Couve de Murville, nommé responsable d’une nouvelle direction issue de l’éclatement du MGF, la direction des Finances extérieures, particulièrement exposée aux négociations avec les autorités allemandes.
9Schématiquement, à la fin de 1940, les « charges allemandes » représentent près des deux tiers du total des charges de trésorerie. Même avec des besoins français très fortement comprimés, à environ la moitié de leur niveau d’avant-guerre, il ne paraît guère possible d’éviter que l’inflation fiduciaire représentée par les avances de la Banque de France ne dépasse 30 % des ressources, qui, pour le reste, se divisent quasiment à égalité entre l’impôt et les emprunts à court terme, eux-mêmes pourtant nettement accrus. La politique adoptée et appliquée aussi bien par les Finances, par la Banque de France, par la Caisse des dépôts et par les banques commerciales, mobilisées à cette fin et désormais encadrées, depuis juin 1941, sous le contrôle d’un comité d’organisation (CO) présidé par Henri Ardant (IF 1918), ancien inspecteur et président directeur général de la Société générale, est la « politique du circuit ». Celle-ci consiste à faire rentrer vers le Trésor, par la multiplication de bons à court terme de diverses sortes, les sommes considérables que l’État émet pour ses besoins, et surtout pour ceux de l’occupant. Elle est complétée par une politique de rationnement et de contrôle des changes, des prix, des salaires et des revenus, qui vise à boucler le circuit et à réduire de quasiment de moitié le niveau de vie des Français, et surtout à stériliser la moitié de leur pouvoir d’achat afin de l’acheminer vers les caisses du Trésor par l’emprunt. Parallèlement, la « loi » des 13 et 14 juin 1941 réglemente strictement les banques, placées sous le contrôle conjoint du Trésor, de la Banque de France et du CO des banques, tous dirigés par des inspecteurs des Finances. Dans un contexte inflationniste de pénurie, où il n’existe guère d’autres débouchés pour les capitaux que les titres d’emprunts, les dirigeants profitent de l’occasion pour procéder à des réductions de taux d’intérêt, à des « conversions abusives » des emprunts antérieurs, suivant les critiques postérieures de François Bloch-Lainé (IF 1936) et d’autres à sa suite. La hantise majeure de Bouthillier, partagée par tous les responsables, est que les fuites dans le circuit ne viennent déchaîner une inflation incontrôlable. « Nous prîmes la résolution […] de rendre à notre pays, le moment venu, un franc aussi lourd que possible afin de permettre à la société française de rester forte » (Le drame de Vichy, t. II, p. 423).
10Dans les faits, le « circuit » est assez bien bouclé en 1941, d’autant mieux que les Allemands ne parviennent pas à épuiser le solde de leur compte, alimenté par les « dépenses d’occupation », et qu’ils acceptent de réduire à 300 millions de francs la ponction journalière en mai 1941 (à condition d’y adjoindre des valeurs et participations françaises), à l’apogée de la collaboration d’État de l’équipe de Darlan. Parallèlement, certains inspecteurs des Finances s’emploient à faire fonctionner des structures-écrans destinées à freiner l’emprise des capitaux allemands. Dès le 18 novembre 1940, le BAVE, bureau des Achats et des Ventes à l’étranger, rattaché à la direction du Commerce extérieur, est dirigé par René Sergent, polytechnicien et inspecteur (IF 1929), qui accède à la tête de la direction après septembre 1942. Ce service, auquel collabore également pendant un an Jacques de Fouchier (IF 1934), est chargé de récupérer auprès des exportateurs français le produit de la surévaluation du mark. Plus stratégique encore, le bureau des Intérêts étrangers en France, ou bureau B, créé en novembre 1940 au sein de la direction des Finances extérieures, a pour mission d’autoriser toute participation allemande dans des entreprises françaises. Dirigé d’abord par Jacques Berthoud (Cour des comptes), puis, après octobre 1942, par Pierre Calvet (IF 1933), ce bureau contribue à limiter les emprises financières allemandes, qui, d’ailleurs, s’apaisent après une flambée en 1940 lors du premier gouvernement de Pierre Laval. En outre, les membres de la direction sont très hostiles à la cession de valeurs françaises en lieu et place des dépenses d’occupation, comme le ministre semble s’y acheminer au printemps 1941. Dans les faits et au total, le capital français est relativement préservé dans ce premier Vichy (jusqu’à avril 1942), sous réserve toutefois de celui des entreprises dites « juives », des cessions unilatérales opérées par Laval en 1940 (notamment les mines de Bor) et des valeurs détenues dans des entreprises en territoire sous contrôle militaire allemand en Europe danubienne.
Les inspecteurs des Finances entre freinage et collaboration financière d’État
11En effet, les autorités financières entérinent, dès septembre 1940, et appliquent la politique de spoliation des entreprises et des immeubles appartenant aux « juifs » de France, repérés et discriminés à travers les « lois » des 3 octobre 1940, 2 juin et 22 juillet 1941. À la différence des nazis, qui mènent dès 1938 une politique de spoliation antisémite à l’encan afin de se ménager la population allemande, les autorités françaises veulent pratiquer une politique spoliatrice fortement encadrée par l’administration et les institutions financières. Fournier, après sa démission de gouverneur de la Banque de France en août 1940, rejoint la direction générale de la SNCF et, parallèlement, dirige pendant quelques mois, au début de 1941, le service du contrôle des administrateurs provisoires à la Production industrielle (SCAP) – avec son camarade Jacques Boivin-Champeaux (IF 1919) –, ancêtre du Commissariat aux questions juives, créé en mars 1941, dont l’une des activités majeures consiste à mettre en œuvre l’« aryanisation » des quelque 40 000 entreprises dites « juives », dont la moitié ont bel et bien été liquidées ou vendues à des propriétaires « aryens » entre 1941 et 1944. Deroy, en sa qualité de directeur général, organise les services de la Caisse des dépôts et consignations afin qu’y soient consignées les sommes ainsi récoltées, dont une partie est utilisée, en décembre 1941, pour acquitter l’amende du milliard de francs infligée à la « communauté juive » par l’occupant. Les responsables des Finances cherchent d’abord à assurer les cadres légaux de la spoliation. En outre, l’une des actions de la direction des Finances extérieures et des inspecteurs des Finances en son sein consiste à éviter l’intrusion de repreneurs allemands, sans toutefois entraver la politique de spoliation antisémite, qui, pour nombre d’entre eux, apparaît comme un point aveugle dans leur défense prioritaire du capital français. Ainsi, Couve de Murville fait remarquer, en juillet 1941, à propos d’une fabrique d’emballages détenue par un juif hollandais, qu’« un industriel israélite, dessaisi de ses droits au profit d’un administrateur provisoire, ne saurait disposer de ses biens » (cité par Philippe Verheyde, Les mauvais comptes de Vichy. L’aryanisation des entreprises juives,…, p. 121).
12Outre le ministre lui-même, les responsables des finances et de la monnaie, quasiment tous inspecteurs, ont désormais l’occasion de se retrouver périodiquement, notamment de manière hebdomadaire, au conseil général de la Banque de France, de nouveau réformé en leur faveur en 1940, où ils ont en particulier l’occasion de voter les avances de la Banque au Trésor à une douzaine de reprises. On y retrouve, aux côtés du gouverneur Boisanger ou du sous-gouverneur René Villard (IF 1921), les trois membres de droit, Deroy, Roger Guérin (IF 1913), gouverneur du Crédit foncier, Wilfrid Baumgartner (IF 1925), président du Crédit national, ainsi que J. Brunet (cf., infra, sa figure dans l’article suivant). Jusqu’à la fin de l’année 1942, ils acquiescent à la politique qui consiste, selon les vues de Bouthillier relayées par Deroy, à acquitter, malgré leur surestimation manifeste, le montant des « dépenses d’occupation » afin d’obtenir une « négociation d’ensemble qui [nous] eût permis […] d’obtenir d’utiles concessions allemandes », par un « dépassement de l’armistice » (Y. Bouthillier, Le drame de Vichy, t. II, p. 111 et 131). De même, Barnaud élabore à la DGREFA une politique de « contrats » avec l’Allemagne visant à lui fournir des produits et des matières premières dans l’espoir de contrepartie en livraison de matières premières ou en libération de prisonniers. Plus largement, lui-même, Boisanger et Couve de Murville contribuent (jusqu’en avril 1942) à la négociation avec les Allemands de contrats de livraisons dans la perspective majeure de maintenir l’activité économique en France, même au prix de fournitures directement ou indirectement liées à l’effort de guerre allemand.
13Dans les directions « économiques » de la rue de Rivoli, les inspecteurs sont aux commandes : Moreau-Néret, qui retourne au Crédit Lyonnais en juin 1941, puis Filippi, secrétaires généraux successifs ; Jacques Tournier (IF 1926), Olivier Mourre (IF 1927), Jean Saltes (IF 1931), à la tête de la direction de l’Économie générale ; Gilles Warnier de Wailly (IF 1930) aux Études économiques ; Fourmon, assisté du jeune Claude Tixier (IF 1939) à la tête de la direction des Prix ; Jean de Sailly (IF 1931) à celle du Contrôle économique. Ils mènent une politique administrée de contrôle des prix et de contrôle économique, qui complète la politique de répartition des matières premières de la Production industrielle. Celle-ci s’accompagne d’une politique de rationnement autoritaire par les prix et les quantités, avec des attributions de matières et des rations administrées. Aux directions « économiques » ont été également adjointes la direction des Assurances, confiée à Joseph Ripert (IF 1927), venu des Impôts après 1942, et celle du Commerce extérieur, dirigée par Leroy-Beaulieu qui, jusqu’en mars 1943 et son départ pour Alger, tente de la soustraire à la prédominance du commerce allemand.
14Dans le même temps, certains inspecteurs des Finances participent, mais en petit nombre par rapport aux ingénieurs, à l’appareil dirigiste de la politique de répartition industrielle au ministère de la Production industrielle (MPI). Les plus haut placés, outre Barnaud, sont Henri Culmann (IF 1933), éphémère directeur de cabinet de Philippe Berthelot en septembre 1940, puis directeur adjoint en décembre et directeur en juillet 1941 du Commerce intérieur du MPI, et enfin secrétaire général du MPI en février 1943, ainsi que Pierre de Calan (IF 1936), chef, puis directeur du cabinet de Bichelonne en mai et décembre 1942, et directeur du Commerce intérieur au MPI jusqu’en août 1944. Ils appliquent la politique de répartition des matières premières opérée à l’OCRPI – placé sous contrôle allemand – entre les différents comités d’organisation, qui, eux-mêmes, répartissent des quantités décroissantes de matières parmi les entreprises de leur branche. Parallèlement, à la SNCF, Fournier, secondé par Filippi, revenu en mai 1942 comme secrétaire général, tout en cherchant à faire rémunérer ses services et à freiner les demandes allemandes, accepte de satisfaire aux livraisons de matériels ou aux contrats de convois en faveur de l’occupant, incluant ceux des victimes des déportations.
15Dans tous ces cas, où des inspecteurs des Finances négocient pied à pied afin de limiter les exigences allemandes, leurs actions relèvent davantage de pratiques de ralentissement ou de freinage, de combats en recul ou de manœuvres de retardement plus que de résistance, comportement spécifique qui, stricto sensu, impliquerait une véritable transgression par rapport à l’ordre instauré par l’occupant. Exemple type de Resistenz, et non de Widerstand, la politique suivie par eux, volentes nolentes, s’inscrit, jusqu’en avril 1942, dans ce que nous avons appelé ailleurs la politique de collaboration financière et monétaire d’État. C’est la composante majeure de la collaboration d’État, politique mise en évidence par Robert Paxton, qui vise à tenter d’obtenir des contreparties positives à travers des concessions – car celles-ci sont essentiellement d’ordre économique et financier – allant au-delà de l’armistice. De fait, à l’acmé de la politique de collaboration d’État, lors de la négociation en vue des Protocoles de Paris de mai 1941, sous le gouvernement Darlan, l’une des rares concessions de l’Occupation est obtenue de la part du MBF sous la forme d’une réduction (temporaire) des frais d’occupation de 400 à 300 millions de francs, contre la cession de participations françaises dans des entreprises sous contrôle allemand, notamment en Europe centrale. Mais les Protocoles de Paris ne sont pas signés à Berlin et Hitler, qui se désintéresse de la France à partir de juin 1941, ferme définitivement la porte à toute « négociation d’ensemble » après cette date et, en novembre 1942, les « frais d’occupation » sont relevés unilatéralement à 500 millions de francs.
Après avril 1942, entre radicalisation politique et dégradation économique et financière
16Dès lors, l’évolution générale de la guerre et l’entrée effective du Reich dans une véritable économie de guerre, le retour de Pierre Laval en avril 1942, puis l’invasion de la zone sud, en novembre 1942, modifient la donne. Désormais, il n’est plus question d’une hypothétique collaboration avec des contreparties possibles, mais d’une sujétion croissante et sans retour des finances et de l’économie françaises à des exigences allemandes en hausse, accompagnées par une répression accrue contre tous les adversaires, réels ou supposés. Les Allemands semblent d’ailleurs limiter leurs visées sur le capital français – qui se réduisent nettement après avril 1942 –, préférant prélever directement sur la production, et désormais sur la main-d’œuvre. La politique française est tout entière concentrée entre les mains de Pierre Laval, qui n’opère que des manœuvres en recul. L’évolution ne provoque cependant pas de grandes ruptures dans les fonctions occupées par les inspecteurs des Finances ni même dans la politique suivie. Filippi quitte toutefois le secrétariat général aux Affaires économiques en mai 1942. La nomination de Pierre Cathala, homme politique issu du radicalisme de la IIIe République et dévoué corps et âme à Laval, à la tête du ministère des Finances n’entraîne pas de modification majeure dans les directions. Le nouveau ministre semble même moins sectaire que son prédécesseur, aux yeux des hauts fonctionnaires de la rue de Rivoli. Il accepte d’ailleurs, sur le conseil de J. Brunet, de Deroy et de Couve de Murville, de nommer Fouchier pour diriger son cabinet, tout en sachant que celui-ci est partisan du freinage de la collaboration financière. Celui-ci précise, dans ses mémoires, combien la politique suivie alors est « dictée par les circonstances […] faire fonctionner « le circuit » et limiter l’inflation, tenter de freiner l’appétit des affairistes nazis sur certaines firmes françaises – en particulier qualifiées de juives – tout cela s’imposait à n’importe quel ministre de l’Économie et des Finances, appartint-il à un gouvernement ouvertement collaborationniste » (Le goût de l’improbable…, p. 132).
17En novembre 1942, Fouchier démissionne avec deux autres membres du cabinet, inspecteurs : Thierry de Clermont-Tonnerre (IF 1937), Jean Ricquebourg (IF 1939) et laisse la place à un camarade, Pierre Douffiagues (IF 1937). Tous les trois se retrouvent en 1943 dans la Résistance extérieure, civile ou militaire. Fouchier évoque, quarante ans plus tard, ces « situations ambiguës » de l’Occupation, tout en reconnaissant honnêtement qu’il ne se sent pas en mesure de répondre par l’affirmative à la question suivante : « Leurs conséquences bénéfiques ont-elles compensé les méfaits de l’apparente trahison des élites qui en étaient la contrepartie ? » (ibid., p. 131). En mars 1943, Leroy-Beaulieu et Couve de Murville partent pour Madrid avec un passeport falsifié, puis se rendent à Alger, où ce dernier soutient le général Giraud avant de devenir le premier commissaire aux Finances du CFLN, de juin à novembre 1943, et de laisser sa place à Pierre Mendès France. Ces parcours illustrent sans doute la notion de « vichysto-résistant », récemment proposée par les historiens Denis Peschanski et Jean-Pierre Azéma. En février 1943, également – c’est la défaite de Stalingrad pour l’Axe –, Deroy quitte le secrétariat général du ministère, mais reste toutefois directeur général de la CDC jusqu’à la Libération. Cependant, la plupart des inspecteurs à la tête des directions et des services du ministère ou des institutions financières, plus âgés, ne quittent pas leur poste en novembre 1942. Et même, Jacques Guérard (IF 1920), président du Comité d’organisation des sociétés d’assurances et de capitalisation pendant toute l’Occupation, occupe, à partir de mai 1942, le poste, très politique à cette date, de secrétaire général de la présidence du Conseil, où il appelle à ses côtés Louis Coquelin (IF 1931), puis le jeune Maurice Renand (IF 1938). Qualifié de « casque à pointe » par ses camarades, hostiles à cette position occupée, Guérard lie ainsi jusqu’au bout son sort à celui de Laval, y compris le refuge à Siegmaringen après la Libération.
18Déjà, en avril 1942, il apparaît aux responsables monétaires que la perspective d’une « négociation d’ensemble » est devenue illusoire et que désormais, Laval tient seul, sans résultat notable d’ailleurs, tous les liens avec l’occupant, ce qui fait quasiment disparaître de fait le rôle des organismes tels que la commission de Wiesbaden ou la DGREFA. Cathala, appuyé sur Douffiagues, poursuit la politique « du circuit » dans des conditions rendues plus précaires par l’aggravation de la pression de l’occupant. À plusieurs reprises, quelques inspecteurs membres du conseil général de la Banque de France s’opposent à bulletins secrets au vote des avances, mais jusqu’à la fin de l’Occupation, il se trouve toujours une majorité pour les voter, tout en en mesurant les effets néfastes sur la monnaie, et la plupart restent à leur poste. Désormais, la pénurie s’intensifie et « le circuit » s’ouvre inexorablement. Une première crise monétaire est essuyée en septembre 1942 ; la situation s’aggrave avec l’invasion de la zone sud en novembre et l’accroissement du tribut allemand, porté à 500 millions de francs par jour, et une nouvelle crise monétaire intervient en septembre 1943. Mais la confiance de l’épargnant français demeure et, malgré une ponction totale de l’occupant de l’ordre de 850 milliards de francs, les responsables des finances et de la monnaie, quasiment tous inspecteurs, parviennent à limiter l’inflation fiduciaire à moins de 30 % des charges de trésorerie.
19La réduction dramatique des produits disponibles à partir de 1942 pousse producteurs et consommateurs à multiplier les circuits clandestins et à recourir au « marché gris » afin d’assurer la survie, voire au marché « noir » lorsqu’il y a recherche d’un profit. Malgré les mesures accrues de répression de la fraude et des transactions clandestines, les inspecteurs responsables administratifs des directions « économiques » (la direction des Prix et celle du Contrôle économique) ne parviennent pas à convaincre une grande partie des Français de la légitimité de cette politique, dans la mesure où elle s’imbrique étroitement avec les prélèvements des Allemands pour leur effort de guerre. Le contournement de la réglementation devient même une action patriotique. Tout en cherchant à répondre aux besoins d’une économie française même ralentie, les inspecteurs présents à la Production industrielle contribuent à assurer la répartition des matières premières et des produits industriels, sur lesquels les Allemands réclament, pour satisfaire leurs besoins civils et militaires, une proportion croissante des ressources, au point que les prélèvements sur la production industrielle s’alourdissent jusqu’à représenter autour d’une moyenne de 40 % du total des ressources lors de l’année 1943, qui voit encore une aggravation des ponctions par rapport à l’année précédente. Il s’y ajoute, après février 1943, les quelque 600 000 départs de travailleurs au titre du STO, qui aiguisent les contraintes de la pénurie. Même si les accords entre Bichelonne et Albert Speer, ministre de l’Armement du Reich depuis mars 1942, conclus en septembre 1943, viennent tempérer les départs, ils officialisent l’approvisionnement prioritaire du marché allemand, laissant une place réduite aux besoins français. À partir de la fin de 1943, la vie économique est de surcroît perturbée par les sabotages de la Résistance et l’accentuation des bombardements alliés.
20La prééminence absolue des inspecteurs des Finances quant à l’élaboration de la politique économique et financière de Vichy, dans un contexte biaisé et rendu doublement critique par la défaite et l’Occupation, accompagne un renforcement du ministère des Finances lui-même, flanqué désormais de directions « économiques », dans l’appareil de l’État. Les inspecteurs des Finances se sont accommodé, par pragmatisme ou par ambition (ou pour les deux mobiles), des contraintes de l’économie dirigée, quelles qu’aient été par ailleurs leurs préférences antérieures, plus ou moins prononcées, en faveur du libéralisme. Quelques-unes des réformes avortées dans les années trente trouvent ainsi leur aboutissement – telle, parmi d’autres, la nouvelle réglementation du secteur bancaire ou celle des sociétés anonymes –, qui connaissent d’ailleurs leur prolongement à la Libération. Évolution qui conduit à distinguer entre les mesures de Vichy – qui portent la marque du régime – et les mesures prises sous Vichy, qui répondent davantage aux nécessités de la conjoncture de la guerre. Mais l’expérience nouvelle de direction des finances, de la monnaie et de l’économie est doublement dévoyée par la disparition de la République et la mise en place d’un régime d’exception à Vichy, ainsi que par la pression et les exigences croissantes de l’occupant nazi pour son effort de guerre. Si la plupart des inspecteurs, au plus haut niveau, demeurent à leur poste et satisfont aux nouveaux besoins de l’économie dirigée de Vichy, une minorité, parmi les promotions les plus récentes et aux responsabilités moindres, rejoint, selon des dates variables, la dissidence et assure ainsi une continuité du corps à la Libération (cf., supra, l’article de Nathalie Carré de Malberg). En effet, après le départ de l’occupant, par-delà la diversité des parcours individuels, les inspecteurs des Finances trouvent globalement leur place confortée dans l’appareil de direction des finances, de la monnaie et de l’économie à la Libération. Cela résulte notamment du maintien des contraintes d’une économie de guerre, du fait des pénuries de toutes sortes, qui persistent bien au-delà d’août 1944 et exigent un personnel compétent pour en limiter les effets. Et, plus largement, cela reflète le fait que, malgré le discrédit résultant des aspects sombres et criminels du régime de Vichy, le besoin est fortement ressenti, en 1944, dans la population française, de la présence d’un État, certes démocratisé et rénové à travers la réalisation des projets de la Résistance, mais demeuré assez puissant pour assurer la réparation des dommages et des souffrances, sortir le pays des restrictions, entreprendre la reconstruction et renouer avec l’expansion.
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Carré de Malberg Nathalie, Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances 1918-1946, les hommes, le métier, les carrières, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2011, 710 p.
Dard Olivier, Joly Hervé, Verheyde Philippe (dir.), Les entreprises françaises, l’Occupation et le second xxe siècle, Metz, Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire, 2011, 379 p. (le dernier des quatorze actes de colloques en guise de bilan du GDR « Les entreprises françaises sous l’Occupation »).
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Margairaz Michel (dir.), Banques, Banque de France et Seconde Guerre mondiale, Paris, Albin Michel-Mission historique de la Banque de France, 2002, 202 p.
Baruch Marc Olivier, Servir l’État français : l’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997, 737 p.
Margairaz Michel, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, préface de François Bloch-Lainé, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, 2 vol.
Andrieu Claire, La Banque sous l’Occupation. Paradoxes de l’histoire d’une profession, 1936-1946, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991, 331 p.
10.3917/scpo.andri.1990.01 :Sources
Comité pour l’histoire économique et financière de la France, archives orales (voir la liste dans les sources de l’ouvrage).
Bouthillier Yves, Le drame de Vichy. t. I : Face à l’ennemi, face à l’allié, t. II : Finances sous la contrainte, Paris, Plon, 1950-1951, 2 vol.
Auteur
Professeur des universités en histoire économique contemporaine à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne, IDHE (CNRS)
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