Émile Moreau (1868-1950)
L’entrée remarquée du premier inspecteur gouverneur de la Banque de France
p. 179-180
Texte intégral
1Plusieurs des contemporains – notamment Jacques Rueff, dans la préface qu’il rédige en 1954 pour les Souvenirs d’Émile Moreau – se plaisent à souligner que celui-ci, né dans une famille de notables poitevins, demeure, en 1926, fortement attaché au domaine familial et ne pratique aucune langue étrangère. Et cependant, sous son magistère, entre juin 1926 et septembre 1930, la Banque de France connaît, de tout l’entre-deux-guerres, la seule période où elle recouvre une grande part de son autorité internationale d’avant 1914.
2Entre 1902 et 1906, Moreau, entré à l’Inspection en 1896, exerce les fonctions de chef et de directeur du cabinet de Maurice Rouvier aux Finances. Il considère a posteriori que l’amitié de ce dernier lui vaut l’« ostracisme » qui le maintient pendant vingt ans « oublié à la Banque de l’Algérie », en qualité de directeur général. Il est cependant appelé à la tête de la Banque de France le 25 juin 1926, en pleine crise des changes, marquée par une vive spéculation contre le franc, par son camarade Joseph Caillaux, lors de son dernier et éphémère poste de ministre des Finances dans un gouvernement Aristide Briand de Cartel des gauches, qui tombe trois semaines plus tard, à un moment où « le franc est à deux sous ». Caillaux souhaite alors « nettoyer les écuries d’Augias », à savoir renvoyer le gouverneur précédent, Georges Robineau (non-inspecteur), et toute son équipe, favorables à une revalorisation illusoire de la monnaie et, de surcroît, à l’origine du discrédit frappant la Banque de France depuis la révélation de l’existence des faux bilans. Mais à partir du 23 juillet, c’est avec Raymond Poincaré, rappelé en pleine crise monétaire et politique comme président du Conseil et ministre des Finances, que Moreau traverse pendant deux ans le « drame » – selon le terme des Souvenirs – en trois actes de la stabilisation du franc.
3Membre depuis le 26 mai 1926 du Comité des experts, présidé par son camarade Charles Sergent, Moreau y côtoie Charles Rist et Pierre Quesnay (non-inspecteurs), qui plaident, dans la recommandation du Comité, rendue publique le 3 juillet, pour une « stabilisation », en clair une dévaluation substantielle du franc, qui épargnera à la France les restrictions douloureuses de la déflation pratiquée l’année précédente par l’Angleterre. Moreau appelle ces derniers rue de La Vrillière pour le seconder, notamment grâce à leur connaissance des finances internationales. Il tient à mettre en œuvre les recommandations du Comité, mais il opère en trois temps afin de réussir une stabilisation durable, de s’assurer du soutien, non acquis à cette date, de Poincaré et de réduire l’hostilité de certains régents, tels François de Wendel et Édouard de Rothschild. Il fait intervenir la Banque sur le marché des changes en vue de régulariser le cours du franc de juillet à décembre 1926, date à laquelle sa résolution de stabiliser est arrêtée. Jusqu’en juin 1928, Moreau assure une stabilisation de fait du franc au niveau atteint alors (124 francs pour une livre), en assurant à la Banque la maîtrise du marché des changes. Une fois les élections législatives remportées par Poincaré le 31 mai 1928, le gouverneur met en balance sa démission si la réforme monétaire est différée. Le 25 juin, la loi fixe le nouveau franc (dit « Poincaré ») à un cinquième de sa valeur-or de 1914 et rétablit la convertibilité partielle, fermant la page de la dépréciation monétaire tributaire de la Grande Guerre.
4Grâce en particulier aux réflexions de Quesnay et de Rist, Moreau souhaite par ailleurs mettre en œuvre son « grand dessein » – selon l’expression de Marcel Netter, reprise et analysée par Jean Bouvier –, une fois le franc stabilisé et redevenu convertible, de « réorganiser le marché de Paris pour en faire l’un des premiers marchés du monde », suivant les ultimes propos de ses Souvenirs. Il s’agit d’une brève tentative de faire de la place de Paris un véritable marché international, à l’égal, espère-t-il, de la place de Londres, ce qui ne contribue d’ailleurs pas à améliorer les relations entre les deux banques d’émission, déjà très assombries par la mésentente entre Moreau et le gouverneur Montaigu Norman. Il tente de créer un véritable marché monétaire et un marché international d’acceptations. Mais la plupart de ces tentatives échouent, malgré la réforme de l’escompte destiné aux acceptations de banques et la création, le 30 décembre 1929, de la Banque française d’acceptation, au capital fixé à seulement 100 millions de francs, et de la Caisse parisienne de réescompte (dès août 1928), instituée à l’image des Discount Houses britanniques. Leur échec tient notamment au fait que ces établissements sont tenus en lisière par les grands établissements de crédit, qui apparaissent comme des concurrents de la Banque. À partir de 1930, ces innovations se situent désormais en porte-à-faux avec la conjoncture économique, marquée par la Grande Dépression des années trente, et en particulier, par la crise de la livre sterling et la constitution d’une réserve métallique considérable à Paris. C’est à cette date qu’intervient le départ quasi simultané des principaux membres du noyau dirigeant qui a dominé la Banque dans les années 1926-1930. Moreau, déçu par l’échec de son « grand dessein », affaibli par la retraite de Poincaré et par la double hostilité du nouveau président du Conseil, André Tardieu, et de son ministre, Paul Reynaud, attend la mise en place de la Banque des règlements internationaux (BRI), dont Quesnay devient le directeur-général, pour se retirer, le 25 septembre 1930, imité par Rist. Il achève sa carrière à la présidence de la Banque de Paris et des Pays-Bas dans la décennie 1930.
5Le passage de Moreau à la tête de la Banque de France marque à la fois la réussite de la stabilisation du franc – bien qu’attribuée par la postérité à Poincaré – et, fait moins remarqué, la tentative avortée de modernisation de la Banque et, plus largement, de Paris en place financière et monétaire internationale. À une autre échelle, sa désignation comme gouverneur amorce une tradition qui commence à s’enraciner vraiment dix ans plus tard, à partir de 1937, et qui voit, trente années durant, un inspecteur des Finances continûment à la tête de la rue de La Vrillière.
Bibliographie
Blancheton Bertrand, Le Pape et l’Empereur : la Banque de France, la direction du Trésor et la politique monétaire de la France, 1914-1928, Paris, Albin Michel-Mission historique de la Banque de France, 2001, 502 p.
Mouré Kenneth, La politique du franc Poincaré. Perception de l’économie et contraintes politiques dans la stratégie monétaire de la France, 1926-1936, Paris, Albin Michel–Mission historique de la Banque de France, 1998, 553 p.
Netter Marcel, Histoire de la Banque de France entre les deux guerres, Pomponne, M. de Tayrac, 1994, 629 p.
Jeanneney Jean-Noël, François de Wendel en République : l’argent et le pouvoir 1914-1940, Paris, Seuil, « L’univers historique », 1976, 497 p.
Bouvier Jean, Un siècle de banque française. Les contraintes de l’État, et les incertitudes des marchés, Paris, Hachette littérature, 1974, 283 p.
Sources
Archives de la Banque de France, dossiers individuels.
Moreau Émile, Souvenirs d’un gouverneur de la Banque de France. Histoire de la stabilisation du franc, 1926-1928, préface de Jacques Rueff, Paris, Éditions M.‑Th. Génin, Librairie de Médicis, 1954, 624 p. (préface de Jean Bouvier de la réédition de l’ouvrage en italien).
Auteur
Professeur des universités en histoire économique contemporaine à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne, IDHE (CNRS)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006