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Les inspecteurs des Finances et la réforme de la gestion publique au xxe siècle

p. 141-150


Texte intégral

1Les inspecteurs des Finances ont connu, tout au long du xxe siècle, un mouvement ­d’expansion dans l’administration fondé sur quatre éléments : la sortie des cadres et la diversification de leurs activités, au sein du ministère des Finances, par rapport à leur mission initiale de vérification des services financiers ; la conquête des postes de pouvoir à la tête des directions régaliennes financières, puis économiques du ministère ; la construction d’une expertise en finances publiques ; un élargissement constant de leurs compétences de contrôle, d’enquête et de conseil pour le compte du ministre des Finances sur l’ensemble des services publics et assimilés. Ce mouvement séculaire, qui les a menés du simple suivi du budget du ministère des Finances jusqu’à la LOLF, leur a permis de conquérir une position centrale et stratégique au cœur du système de gestion publique et de s’investir dans la réforme de ce système. Leur implication a cependant connu des intensités variables au cours du xxe siècle et leur contribution s’est située à divers stades du processus : étude, conseil, impulsion, ­conception, décision, mise en œuvre, évaluation et contrôle. Enfin, la réforme n’a concerné qu’un nombre restreint de personnalités qui, à un moment ou à un autre de leur carrière, ont décidé, par opportunité, par effet de rôle, par goût ou par conviction, de s’impliquer dans la gestion et la réforme de l’État. Cinq champs d’intervention peuvent être distingués : la réforme des services financiers ; lorsque l’inspecteur des Finances occupe les fonctions de directeur aux Finances, la réorganisation de sa propre direction ; la réforme du ministère et de son rôle à l’échelle gouvernementale ; la réforme du système de gestion des finances publiques ; la réforme administrative en général.

Du contrôle des services financiers au contrôle financier des services, 1914-1945

2La tournée, les travaux de vérification des services financiers, d’enquête et de contrôle constituent un métier qu’un inspecteur peut exercer toute sa carrière en restant dans les cadres et un sas obligé de formation pour tous les jeunes inspecteurs nouvellement recrutés. À travers ces activités, du fait de sa position transversale et surplombante, et en vertu de la mission qui lui a été confiée de veiller à la bonne utilisation des deniers publics, l’inspecteur des Finances acquiert et développe un tropisme rationalisateur qui fait de lui un réformateur de l’administration en puissance. La consultation des rapports d’ensemble du service de l’Inspection pour les années 1911-1934 permet d’établir la variété des propositions formulées dès cette époque : contrôle de la bonne application des lois, décrets et décisions concernant le fonctionnement des services ; repérage des irrégularités, des erreurs, des abus ou des lacunes dans la réglementation et proposition de rectification ; contrôle de l’emploi des crédits et recherche des économies ; calcul des rendements et recherche des moyens pour les augmenter ; identification des « dépenses productives » et suppression des « travaux improductifs » ; perfectionnement de l’organisation des services et comparaison des résultats d’un service à l’autre ; recherche de l’uniformité des vues dans l’application des règles ; ­améliorations dans la répartition des personnels ; suppressions d’emplois ; étude des fermetures des bureaux, de leur déplacement ou de leur regroupement ; intéressement des personnels aux résultats ; simplification des formulaires ou suppression des procédures coûteuses ou inutiles ; raccourcissement des délais de correspondance ; attribution des nouveaux impôts aux services les plus performants ; organisation d’équipes polyvalentes ; mise à jour des statuts et fusion des corps ; établissement de ratios économiques entre unités géographiques ; modifications réglementaires et législatives ; amélioration des méthodes de travail et mécanisation de tâches. La liste de ces recommandations dessine une première version de la bonne gestion des services selon l’Inspection et atteste que, dès les années vingt, le corps de l’Inspection a forgé empiriquement un corps de principes gestionnaires, autour de l’exécution budgétaire, du service fait et de l’efficacité, qui va constituer le noyau dur de son expertise et la source d’inspiration de ses futures interventions.

3Exerçant leurs talents sur d’autres organismes publics (Tabacs, PTT, caisses de retraites ouvrières, compagnies de chemins de fer, caisses d’épargne ou du Crédit agricole, sociétés de courses, HBM, banques populaires, etc.), même si, par tradition, l’Inspection des Finances n’intervient pas dans les services centraux, les inspecteurs apparaissent les mieux placés pour réfléchir à la réorganisation de l’administration centrale des Finances. De fait, anciens directeurs de la Maison, directeurs en exercice ou chargés de mission, ce sont eux qui, dès 1914, prennent en main la réformation de leur propre ministère et se font conseillers du ministre en la matière. En 1914, Jean-Marcel Drouineau rend le premier rapport de réorganisation du xxe siècle concernant l’administration centrale des Finances. En 1918, au sein de la commission Courtin, chargée de résoudre la crise administrative que connaît la direction de la Comptabilité publique et plus largement l’administration centrale, les inspecteurs Louis Courtin, Georges Privat-Deschanel, Alexandre Célier, Pierre Antoine Lèbe-Gigun, Charles Maret et Charles Sauvalle élaborent le projet d’une direction du Budget indépendante, qui aboutit en novembre 1919, et préparent la réorganisation de la direction de la Comptabilité publique, qui intervient en avril 1923. De 1921 à 1923, c’est encore le conseil des inspecteurs Drouineau, Sauvalle et Célier que les deux ministres successifs, Frédéric François-Marsal et Charles de Lasteyrie (inspecteur lui-même), sollicitent pour la remise en ordre de l’administration centrale des Finances, dont le décret de réorganisation du 28 juin 1923 reste à ce jour non abrogé. Enfin, lors de la fusion des Contributions directes et de l’Enregistrement, décidée abruptement par les décrets Poincaré de septembre 1926, c’est leur patte rationalisatrice que l’on détecte dans cette mesure, suggérée dès 1921 dans les rapports de l’IGF en vue d’un recoupement plus efficace des informations fiscales ; deux inspecteurs sont d’ailleurs affectés à la direction générale pour suivre la mise en œuvre de la fusion. Malgré ces efforts, la réforme, décidée d’en-haut, sans concertation, mal préparée, mal reçue par la hiérarchie, les services et les syndicats, dépourvue de mesures d’accompagnement, est rapportée en 1931 par François Piétri, inspecteur des Finances et ministre du Budget.

4La crise budgétaire qui s’installe dès le début des années trente apporte son lot de novations en matière de gestion des finances publiques. Le renforcement du contrôle des dépenses est un dossier qui préoccupe les responsables des finances publiques depuis l’installation de la IIIe République ; il connaît une première résolution avec la loi Marin du 10 août 1922 et revient sur le devant de la scène en 1934-1936. Dans cette période, la réforme du contrôle financier mobilise dans la durée un nombre non négligeable d’inspecteurs qui se démultiplient dans des positions et des rôles divers. Membres actifs des successives commissions consultatives de 1890 à 1918, et notamment de la commission Selves, chargée de la réforme du contrôle de l’exécution des budgets en 1917 (Courtin, Privat-Deschanel, Maurice Bloch, Lucien Petit, Maurice Pignerol, Drouineau, Célier, Jacques Bizot, Étienne Chauvy, Henry de Peyster), ils assurent la mise en œuvre de la réforme en occupant, dans les ministères, les postes de contrôleurs des dépenses engagées ; dès 1926-1927, ils préconisent la mise en place d’un contrôle des dépenses engagées local, qui sera institué en 1930, mais non appliqué. À partir de 1935, ils occupent la fonction de contrôleur financier dans les Offices et président les comités ministériels de contrôle financier, dont ils se partagent la présidence avec les magistrats de la Cour des comptes. À partir de 1936, ils investissent la nouvelle direction du Contrôle financier et des Participations publiques (sept inspecteurs y sont détachés avant la guerre) et participent, en tant que commissaires du gouvernement, aux séances du Comité supérieur de contrôle financier installé à la Cour des comptes. Cet accroissement du contrôle budgétaire, porté tout au long de la première moitié du xxe siècle par Joseph Caillaux, inspecteur, ministre des Finances, puis président de la Commission des finances du Sénat, connaît deux prolongements, l’un en 1940-1941, avec la tentative d’Yves Bouthillier, inspecteur et ministre, et de Drouineau de réunir l’Inspection et la Cour des comptes ; l’autre en 1946, avec le projet d’André Philip de former un seul grand corps de contrôle des finances publiques. Dans les deux cas, ces projets font long feu, en butte à l’hostilité des inspecteurs, soucieux de conserver leur métier, les spécificités de leurs carrières et leurs débouchés.

5En arrière-fond de la réforme du contrôle financier, se tricote la réforme permanente de la comptabilité publique, cœur matriciel du ministère des Finances, prolongement comptable du Mouvement général des fonds, du Budget et du Contrôle financier, chantier pénélopien sans cesse remis sur le métier, qui mobilise en continu une poignée d’inspecteurs (Privat-Deschanel, Roger Guérin, Jean-Jacques Bizot, Jacques Brunet, Pierre Allix, Jacques Ferronnière, François-Didier Gregh, Drouineau, Gilbert Devaux), répartis entre la direction de la Comptabilité publique, le service de l’Inspection et les commissions de réforme. Ces deux réformes du contrôle financier et de la comptabilité publique dessinent les contours d’un premier domaine réservé et d’une expertise que seuls les magistrats de la Cour osent leur disputer à l’époque.

6Avec la crise des finances publiques de l’entre-deux-guerres, les inspecteurs voient s’ouvrir un nouveau champ d’expansion, la réforme administrative. Aux missions d’enquête externes qui se multiplient, vient s’ajouter, en tant que membres de droit, membres ès qualités, rapporteurs, secrétaires, plus rarement présidents, leur participation aux successives commissions d’économies budgétaires (Comité supérieur d’enquête 1920, Comité Marin 1922, Comité supérieur d’économies 1932, commissions tripartites d’économies 1933, commissions sur les pensions et retraites 1933, Commission sur les Offices 1933, Comité supérieur d’examen des méthodes et des résultats de la gestion des administrations des Armées 1935, Comité du cumul 1935, comités d’économies et de réorganisation ministériels 1935). Ils s’initient, à cette occasion, aux questions d’organisation, d’économies budgétaires et de personnels dans les administrations centrales et améliorent leur connaissance des ministères « dépensiers ». La plus belle manifestation de cette percée en direction d’une expertise interministérielle en devenir est la création, en 1938, du Comité de réforme administrative, dit « Comité de la hache », placé auprès de Bouthillier, inspecteur et secrétaire général du ministère, animé par Adéodat Boissard et gros consommateur d’inspecteurs enquêteurs-rapporteurs.

7Pourtant, les inspecteurs des Finances donnent l’impression de rester en retrait de la réforme administrative, ou du moins de ceux qui font profession d’en parler : dans les années vingt, en dépit de leur participation aux commissions d’enquête sur les PTT, les Tabacs ou les compagnies de chemins de fer, ils se font discrets dans la controverse publique lancée par Henri Fayol sur « l’incapacité industrielle de l’État ». Sauf à être polytechniciens, comme Jacques Rueff ou Jacques Barnaud, ils ne fréquentent guère les séances d’X-Crise ou du CNOF, pas même les congrès internationaux de sciences administratives tenus par les juristes. Ils n’apparaissent ni dans les cartons des ingénieurs-organisateurs proches de Raoul Dautry, en 1934-1935, ni dans les dossiers du Centre d’organisation scientifique du travail de Jean Coutrot en 1936. Ils se tiennent éloignés de L’État moderne, mouvement réformiste créé par deux hauts fonctionnaires des Impôts, et restent attachés à leur devoir de réserve (cf. la participation très discrète de Dominique Leca au Plan du 9 juillet 1934). Une seule personnalité fait exception, Jules Corréard, alias Probus, ancien chef du service de l’Inspection, auteur, dans les années dix, de plusieurs essais sur la réforme administrative, contributeur des journées d’étude du CNOF en 1936 sur la réorganisation de l’administration. Mais précocement éloigné du pouvoir, il reste une personnalité isolée, sans réseau ni relais rue de Rivoli. La participation des inspecteurs aux instances naissantes de la réforme administrative reste donc discrète, en seconde ligne derrière les magistrats de la Cour des comptes et du Conseil d’État. Aux discours généralistes, ils préfèrent le perfectionnement opérationnel et technique de leurs services, inaugurant un modèle Finances de la réforme administrative, où le directeur, roi en son royaume, travaille continûment à la rationalisation de ses bureaux, à l’amélioration de ses méthodes de travail et… à l’extension de ses attributions. Disposant des postes clés de directeur de la Comptabilité publique, puis, à partir de 1919, de directeur du Budget et du Contrôle financier (Georges Denoix, René Villard, Pierre-Eugène Fournier, Erik Haguenin, Bouthillier), ils sont en mesure d’embrasser l’ensemble de l’appareil administratif et de proposer les réformes que leur tropisme gestionnaire leur inspire.

Les inspecteurs des Finances et la modernisation du système de la gestion des finances publiques, 1945-1974

8Après l’épuration qui écarte les inspecteurs les plus compromis dans le régime de Vichy, une nouvelle génération d’inspecteurs, désireuse de faire table rase des pratiques du passé, s’engage, en même temps que dans la reconstruction de l’économie française, dans la ­modernisation de l’Administration.

9À la Libération, les inspecteurs, renouant avec leur métier de base, auscultent les services financiers. C’est ainsi que sous l’autorité de Pierre de Calan, la tournée du Maine-et-Loire de 1947 (Philippe Huet, André de Lattre, Maurice Lauré) débouche sur la proposition de rapprochement des trois régies fiscales et d’un contrôle fiscal unifié. La création de la direction générale des Impôts, le 16 avril 1948, conçue dans le secret du cabinet de René Mayer, sur les conseils de Paul Delouvrier et Maurice Lauré, tous deux inspecteurs, constitue le deuxième acte d’une réforme des services fiscaux qui s’étend des années vingt aux années soixante-dix, voire aux années 2000. Le troisième acte de la réforme, préparé de 1957 à 1968 par les inspecteurs de la DGI (Robert Blot, Max Laxan, Guy Delorme), intervient à la veille de Mai 1968 avec la fusion des régies, finalement décidée par Michel Debré et confiée à Dominique de La Martinière, archétype de l’inspecteur des Finances manageur.

10Soucieux d’adapter l’outil administratif aux nouveaux objectifs de reconstruction puis de croissance économique, les inspecteurs directeurs sont les premiers réformateurs de leur direction. Deux générations modernisatrices se succèdent, celle des inspecteurs issus de la Libération, qui accèdent au pouvoir entre 1946 et 1950 et qui organisent la « conversion » du ministère des Finances à l’économie ; celle des inspecteurs sortis de l’Éna, qui, arrivant aux commandes autour de 1965-1966, s’intéressent de façon novatrice à l’efficience et l’efficacité du ministère des Finances. Plusieurs traits communs marquent les actions de modernisation administrative menées par les inspecteurs directeurs : l’économisation des modes de pensée, le choix de recruter des hauts fonctionnaires venus de l’extérieur (ingénieurs, économistes ou statisticiens), la création de filières de carrière accélérées au sein des directions pour les inspecteurs, la rationalisation permanente de l’organigramme, la création de nombreux bureaux supplémentaires et notamment de cellules d’étude, de prévision ou de statistiques, la création de petites structures souples de centralisation des décisions, de mission ou de coordination, confiées précisément aux inspecteurs, têtes de pont de l’expansion de leur service et du ministère, l’intérêt pour les techniques modernes de gestion…

11L’âge d’or de la réforme administrative endogène coïncide avec l’émergence d’une réflexion inédite sur le ministère de l’Économie et des Finances, ses missions, ses structures, son fonctionnement et sa place dans l’organisation gouvernementale. Cette réflexion est aux mains exclusives des inspecteurs, pas tant du service de l’Inspection, qui reste cantonné aux vérifications des services financiers et aux enquêtes externes, que de celles de directeurs ayant accédé au rang de sages. En 1956, alors que le déficit budgétaire s’aggrave, Paul Ramadier, ministre des Finances et des Affaires économiques, se tourne vers ses conseillers naturels, le directeur du Budget Gilbert Devaux et le directeur du Trésor Pierre-Paul Schweitzer ; il commande également à François Bloch-Lainé, ancien directeur du Trésor, un Rapport sur la réforme de l’administration économique, que ce dernier rédige avec l’aide de Simon Nora et de Jean Saint-Geours, tous deux inspecteurs. Ce volumineux rapport, à connotation centralisatrice et planificatrice, reste sans suites en dépit de la persévérance de son auteur qui le soumet, dans des versions allégées, aux successifs ministres concernés. Les propositions du rapport, rendues publiques en 1963 dans la Revue économique, connaissent un certain écho médiatique, mais la publication en 1968 de l’essai du club Jean-Moulin, Pour nationaliser l’État, rédigé par Saint-Geours, Nora et Yves Bernard, tous passés par la direction de la Prévision, manifeste qu’après les événements de Mai 1968, l’heure n’est plus à l’État planificateur de F. Bloch-Lainé, mais à l’État modeste de Michel Crozier. Au même moment, dans la continuité de Valéry Giscard d’Estaing, qui en 1963 avait souhaité constituer l’IGF « en réserve de puissance » pour les directeurs, Debré mobilise le service de l’Inspection sur de nouvelles missions d’enquête et de conseil et lance une réflexion prospective sur le rôle et la place du ministère dans l’économie et dans la gestion des finances publiques. Après un premier rapport confié en 1967 à Claude Gruson, directeur de l’Insee, il en commande un second, en 1968, à Huet, ancien directeur général des Prix, qu’il vient de nommer à la tête de la mission de rationalisation des choix budgétaires. Le rapport Huet, remis fin 1971 à Giscard d’Estaing, dessine un MEF stratège, en charge de la conduite de la croissance et du respect des « grands équilibres », à la fois recentré et déconcentré, simplifié, fortement coordonné et modernisé dans ses méthodes de travail ; son élaboration manifeste les premières conversions ­individuelles d’inspecteurs au modèle managérial.

12La période 1940-1975 est également un âge d’or des inspecteurs pour la réforme des finances publiques. Si le contrôle financier, parachevé en 1970 par la mise en place d’un contrôle déconcentré, ne présente plus les mêmes enjeux que dans l’entre-deux-guerres et n’attire plus, en conséquence, les inspecteurs, il n’en est pas de même de la réforme de la comptabilité publique, qui demeure le cœur de l’État de finances et qui, à chaque génération, mobilise son inspecteur, qu’il soit théoricien, réformateur ou manageur (Jacques Brunet, Devaux, Jean Farge, Michel Prada, plus récemment Jean Bassères). Mais le chantier phare de la période est celui de la réforme budgétaire, depuis Bouthillier, organisateur éphémère du système budgétaire de Vichy, jusqu’à Renaud de La Genière, principal animateur de la rationalisation des choix budgétaires. Aux études de coûts et de rendements et à l’amorce d’un budget fonctionnel, il faut associer le nom de Gabriel Ardant, secrétaire général du Comité central d’enquête sur les coûts et rendements des services publics ; au décret organique du 19 juin 1956 déterminant le mode de présentation du budget de l’État, celui de Roger Goetze, directeur du Budget ; à l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, celui de Devaux, son successeur. Quant à la RCB, on peut dire qu’elle a été l’affaire par excellence des inspecteurs, même s’ils en ont partagé la conception avec les polytechniciens des Mines et des Ponts : proposée en 1967 par Saint-Geours, déployée par La Genière sous la forme d’un vaste programme de rénovation budgétaire et comptable, prolongée par Philippe Huet en opération gestionnaire et managériale, elle a connu plusieurs parrainages ministériels entre 1968 et 1974, notamment celui de François-Xavier Ortoli, Giscard d’Estaing et Jacques Chaban-Delmas, tous inspecteurs des Finances. La monopolisation de la réforme budgétaire par les inspecteurs met en lumière leur expertise inégalée au sein de l’exécutif et témoigne de la latéralisation du Parlement, qui contraste avec la puissance des commissions des finances de l’entre-deux-guerres.

13Enfin, inspirés par des modèles de gestion externes (entreprises publiques et privées, exemples étrangers, cabinets de conseil), une poignée d’inspecteurs investit le champ de la réforme administrative. Ardant développe, entre 1946 et 1953, l’expérience des études de coûts et rendements et de prix de revient appliquées aux services administratifs, et envoie des escouades d’inspecteurs enquêter dans les ministères ; entre 1955 et 1960, les « budgétaires » de l’Inspection s’intéressent à l’acclimatation de l’organisation scientifique du travail dans les administrations publiques (Jacques Delmas, Rémi Flandin, Jean Gonot, Gabriel Pallez, Paul Questiaux, G. Ardant, Goetze). À partir de 1969, c’est le développement interministériel de la RCB qui mobilise les inspecteurs, mais son entrée en déclin à partir de 1974, le départ des fondateurs, les déceptions qu’elle suscite, entraînent le reflux des inspecteurs, qui désertent pour quelques années la réforme budgétaire et même la direction du Budget, dont les directeurs des années suivantes sont Paul Déroche, puis Guy Vidal, non-inspecteurs. Les années soixante voient également émerger la question informatique. Jusqu’alors peu intéressés par la mécanographie, les inspecteurs directeurs manifestent un début d’intérêt pour la question dans la seconde moitié des années soixante, lors de l’équipement de leur direction en « ensembles électroniques de gestion » (La Martinière, Farge). Prenant conscience des enjeux qui lient informatique, gestion des finances publiques et réforme administrative, l’Inspection délègue quelques-uns des siens dans les commissions des marchés (Henri Chanet) et organise en 1967 la première mission d’enquête transversale sur les équipements du ministère (André Chafanel), mais il faudra attendre les années 2000 pour que l’Inspection se saisisse véritablement du dossier de l’informatique de gestion à l’échelle de l’État.

La conversion des inspecteurs des Finances à la gestion et au management, 1975-2010

14Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les orientations de la réforme administrative rompent avec l’inspiration rationalisatrice, budgétaire et comptable de la période précédente, évinçant durablement les inspecteurs du secteur. En effet, la réforme administrative giscardienne donne la priorité aux droits des administrés, des usagers, des consommateurs et des contribuables, prenant les inspecteurs à contre-pied ou à contre-emploi (Jean-François Deniau). Alors que la période 1945-1975 a vu dominer l’économie et percer la gestion, c’est le grand retour du droit et des conseillers d’État. Par ailleurs, alors que le déficit budgétaire refait son apparition, la RCB se montre incapable de relever le défi des économies budgétaires et c’est à la Cour des comptes que Jean-Pierre Fourcade, ministre et inspecteur, demande en 1975 de réviser les services votés. Enfin, avec la crise qui s’installe, l’heure n’est plus aux réformes systémiques intra-étatiques, mais au renforcement de l’interventionnisme de l’État dans l’économie ; les inspecteurs, mobilisés sur ce nouveau front externe, délaissent la réforme interne de l’administration. Après 1981, le programme mitterrandien de réforme administrative développe deux orientations nouvelles, la décentralisation et la réforme de la fonction publique. Ces programmes promeuvent d’autres corps de l’État et d’autres entrepreneurs de réforme que les inspecteurs ; seuls quelques-uns s’engagent au sein du Commissariat général au Plan pour réfléchir à l’évaluation des politiques publiques (Jean-Baptiste de Foucauld, Pierre-Yves Cossé, Henri Guillaume). Au même moment, la mise en œuvre des nationalisations aspire bon nombre d’inspecteurs dans les cabinets ministériels et dans le secteur industriel et bancaire, reléguant au second plan les questions de gouvernance interne.

15Face à ces réformes socialistes qui heurtent la culture financière et « antidépensière » du ministère, un carré d’inspecteurs budgétaires se positionne en gardiens du temple (Jean Choussat, Daniel Bouton, Michel Prada) ; aux nouveaux outils de gestion que le New Public Management propose et dont Michel Rocard, Premier ministre et inspecteur des Finances, s’inspire pour lancer le Renouveau du Service Public, ils préfèrent les méthodes traditionnelles et éprouvées du rationnement budgétaire et de la réduction incrémentale des effectifs de fonctionnaires. Au même moment, dans l’entourage des ministres de la « rigueur » Laurent Fabius, Pierre Bérégovoy et Michel Sapin, portés par un petit groupe d’inspecteurs (Hervé Hannoun, Jean-Charles Naouri, Claude Rubinowicz), s’amorcent les premiers ajustements concernant le rôle de l’État : désinflation compétitive, désindexation des prix et des salaires, libéralisation et dérégulation, concurrence, construction du marché unique et de la monnaie unique… Cet aggiornamento prépare le retour des inspecteurs dans la réforme de l’État (1986-2010).

16Un premier frémissement se produit avec Édouard Balladur, conseiller d’État, ministre de l’Économie, des Finances et de la Privatisation, et Alain Juppé, inspecteur des Finances et ministre du Budget. Outre le lancement des privatisations, qui modifient le périmètre de l’État, la réforme administrative d’inspiration budgétaire, jusqu’alors maintenue dans l’ombre, s’affiche désormais publiquement (Bouton, Prada). L’autre fait marquant de la période 1986-1995 consiste dans le renouement progressif des inspecteurs avec les grandes commissions de réforme administrative, qui deviennent des lieux majeurs de l’acclimatation d’un modèle managérial de gestion de l’État. La mission Belin-Gisserot (1986) ouvre le bal ; s’enchaînent ensuite la commission Closets « Efficacité de l’État » (1989-1992), la commission Blanc « État, administration et services publics » (1992), la mission Picq sur « Les responsabilités et l’organisation de l’État » (1993-1995), jusqu’au plan Juppé et au Commissariat à la réforme de l’État animé par l’inspecteur Yves Cabana (1995). Les inspecteurs apprivoisent et accompagnent, au sein de ces commissions, la mise sur orbite politique et médiatique d’une nouvelle figure de l’État, l’État-stratège, concept qui vient concurrencer celui d’État-vigie ou d’État régulateur, portés par la mouvance rocardienne.

17Au milieu des années quatre-vingt-dix, à la suite des expériences rocardienne et juppéienne de réforme de l’État, l’Inspection s’approprie les outils du Management Public et signe son retour dans la réforme administrative et budgétaire. Le contexte explique ce réinvestissement : financiarisation des politiques économiques, dépendance à l’égard des marchés financiers, accroissement de la dette et des déficits publics, intrication croissante entre le budget de l’État et celui des collectivités locales, européanisation des normes budgétaires et comptables. L’Inspection, dirigée alors par Thierry Bert, effectue sa « conversion » gestionnaire, enchaînant, à partir de 1996, les propositions d’économies budgétaires, les audits de finances publiques et les études sur les nouvelles méthodes de gestion, assistant la direction du Budget dans ses audits de modernisation et dans ses premières expérimentations de contractualisation. En 1999-2000, l’Inspection lance une grande mission de benchmarking sur la performance budgétaire dans les pays occidentaux et manifeste ainsi son soutien aux travaux, menés depuis 1998 sur l’efficacité de la dépense publique par les commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat ; les inspecteurs des cabinets de Dominique Strauss-Kahn et de Laurent Fabius soutiennent discrètement mais activement le processus de réforme. La loi organique sur les lois de finances, seconde constitution financière de la Ve République, substitue à un budget de moyens soumis à un contrôle a priori un « budget de résultats » contrôlé a posteriori grâce à des indicateurs de performance. Défendue par deux inspecteurs, Daniel Bouton et Louis Schweitzer, auprès des deux présidents des assemblées, elle est votée à l’unanimité en août 2001 à l’issue d’un processus de coopération exemplaire entre le pouvoir parlementaire et l’exécutif.

18À partir de cette date, le pilotage et l’application de la LOLF placent l’Inspection des Finances en première ligne aux côtés de la direction de la Modernisation de l’État, de la direction du Budget et de la Cour des comptes, grâce à l’organisation systématique de missions d’assistance et d’appui, d’audit et d’évaluation auprès du Parlement et des administrations (Amélie Verdier, Henri Guillaume, André Barilari, Danièle Lajoumard, Denis Schrameck, etc.) ; le Comité interministériel d’audit des programmes, qui compte quatorze inspecteurs généraux, contrôle la qualité des programmes et des indicateurs de gestion proposés par les ministères techniques. En décembre 2005, la mission Pébereau, chargée de réfléchir à la réduction de la dette de l’État, préconise, comme levier principal de désendettement, le ­non-remplacement des fonctionnaires partant à la retraite et c’est tout naturellement qu’à partir de 2007, ­l’Inspection prend le leadership de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) lancée par le Président Sarkozy après son élection. Réalisant l’importance des enjeux informatiques pour la mise en place du contrôle de gestion, l’Inspection investit, à partir de 2000, dans l’évaluation des systèmes d’informations, Iliad, Medoc, Copernic, Accord 1 et 2, Hélios, Chorus, qui se succèdent avec des succès divers (Guillaume Dureau). La mise en œuvre de la LOLF et de la RGPP installe donc l’Inspection au cœur de la réforme de l’État. C’est désormais en tant que corps collectif et non plus par le biais d’individualités singulières qu’elle s’engage dans la rénovation de la gestion publique, couvrant désormais non seulement les comptes, l’exécution budgétaire, les économies, les audits internes, le pilotage central du contrôle de gestion, ­l’évaluation des politiques publiques et de la performance, mais aussi les systèmes ­informatiques, la gestion des ressources humaines, la politique de la fonction publique.

19Cet engagement volontariste de l’Inspection dans la réforme de l’État trouve son parallèle dans le grand retour des inspecteurs dans la modernisation du ministère ; le tournant gestionnaire est même pris plus tôt que pour les finances publiques en raison du choc provoqué par le conflit des Impôts de 1989. C’est le rapport Choussat, d’avril 1990, sur l’amélioration du dialogue social et sur la modernisation de la gestion au ministère qui dévoile les importants retards du ministère dans ses méthodes de gestion, le dialogue social, la communication, les conditions de travail, l’informatique, et plus généralement dans l’efficacité et la qualité du service. À partir de 1991, l’Inspection effectue de nombreuses missions d’enquête et d’évaluation sur les questions d’organisation, de méthodes de travail, de structures, de procédures, de nouvelles technologies, de délocalisation, d’emploi des personnels, de contrôle de gestion, d’indicateurs et de productivité. Dès 1995, l’Inspection, préoccupée depuis toujours par les coûts des services d’assiette et de recouvrement des impôts, place le rapprochement des activités de la CP et de la DGI au cœur de ses recommandations (Pierre Gisserot, Jean-Luc Mercadié, etc.) ; en 1999, le rapport Lépine attire l’attention du ministre sur les coûts des services fiscaux français par rapport aux autres État occidentaux, suscitant la colère des ­organisations syndicales.

20À cette phase d’étude et de maturation succède l’action. En 1997, Dominique Strauss-Kahn, conseillé par les inspecteurs de son cabinet (François Villeroy de Galhau, François Auvigne), et appuyé sur le rapport de l’inspecteur François Werner, prélude au rapport Boisson-Milleron, décide d’engager la fusion du ministère de l’Économie et des Finances avec le ministère de l’Industrie. À peine la fusion du MEFI est-elle amorcée que le ministre revient, en 1998, sur le front intérieur et pousse les feux de la réforme des services financiers, pourtant mal engagée, entre une DGI sûre d’elle-même, dirigée par Jean-Pascal Beaufret, et une CP sur la défensive, menée par Jean Bassères. En 1999, il confie à Thierry Bert, chef du service de l’Inspection, et Paul Champsaur, directeur général de l’Insee, une mission de préfiguration qui, dans son rapport remis en janvier 2000 au ministre et inspecteur Christian Sautter, conclut à la nécessité de créer une « administration fiscale unique » et affiche les suppressions d’emplois ­correspondantes ; les syndicats, ulcérés, obtiennent le retrait de la réforme, le ministre démissionne… À la réforme par le haut menée au nom des gains de productivité succède, de 2000 à 2007, un processus pragmatique de réforme par le bas et par morceaux, fondé sur la contractualisation et la concertation, conduit par les inspecteurs directeurs des administrations concernées, Villeroy de Galhau à la DGI et Bassères à la CP, puis au secrétariat général du ministère. Les inspecteurs consultants se muent en inspecteurs manageurs !

21La réforme du MEFI connaît un nouveau rebond en 2007 avec l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République et son engagement de réduire le nombre des fonctionnaires. Dans la mise en œuvre de la RGPP, la fusion de la DGI et de la CP devient un enjeu symbolique majeur de la réforme sarkozienne de l’État. L’Inspection est de nouveau à la manœuvre ; quatre inspecteurs assistent Éric Woerth, ministre du Budget (Sébastien Proto, formé chez Arthur Andersen, spécialiste des économies budgétaires, rapporteur de la commission Pébereau sur la dette publique ; Philippe Rambal, qui a dirigé la mission commune « Accueil » DGI-DGCP ; Bassères, chef du service de l’Inspection à partir de 2008 ; Bruno Parent, directeur général des Impôts), tandis que l’Inspection apporte son expertise dans l’évaluation des différents schémas de fusion (Daniel Lallier, Auvigne, Jean-Baptiste Nicolas, François Mongin). Le 4 avril 2008, quarante ans après la fusion des « régies », Impôts et Trésor public fusionnent et donnent naissance à la direction générale des Finances publiques (DGFIP).

22À la fin de la période, en dépit d’échecs historiques retentissants qui sont de véritables cas d’école, les inspecteurs conservent une position dominante, voire exclusive, dans la réforme du ministère, grâce à leur capacité d’occuper l’ensemble des rôles dans le processus de changement ou de s’y relayer dans le temps et dans l’espace : conseil, étude, préparation des décisions, mais aussi conduite du changement et management. Même s’ils rencontrent très ponctuellement la concurrence de magistrats de la Cour des comptes, d’administrateurs civils ou d’administrations spécialisées comme la direction de l’Administration et de la Fonction publique ou celle de la Modernisation de l’État, ils exercent, tout au long du siècle, un véritable leadership dans la réforme des finances publiques. Au terme d’un processus séculaire de mutation, l’Inspection est devenue un acteur central dans la gestion publique et dans la réforme de l’État, contribuant au renforcement du ministère dans la compétition triangulaire et structurelle qui l’oppose au Premier ministre et au ministère de l’Intérieur.

Bibliographie

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Carré de Malberg Nathalie, Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances 1918-1946, les hommes, le métier, les carrières, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2011, 710 p.

Bezes Philippe, Réinventer l’État : les réformes de l’administration française, 1962-2008, Paris, Presses universitaires de France, 2009, 544 p.

10.3917/puf.bezes.2009.01 :

Descamps Florence, « Les ministères à l’épreuve de la réforme. Fusions-réorganisations à l’échelle du siècle. Le cas du ministère des Finances 1918-1974 », dans Meimon Julien (dir.), Les réorganisations administratives. Bilan et perspectives en France et en Europe, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2008, p. 13-40.

Sources

SAEF, IGF, rapports d’ensemble des travaux de 1911 à 1934 ; service de l’Inspection, rapports particuliers 1987-2010.

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