Introduction
p. IX-XII
Texte intégral
1L’heure est, paraît-il, aux dictionnaires historiques. Sans doute, parmi de multiples éléments d’explication, on peut penser que le lecteur pressé y trouve mieux son compte que dans des ouvrages, à l’heure où l’information remplace trop souvent l’analyse. Notre propos ici, on s’en doute, est autre. Il nous a semblé, à Nathalie Carré de Malberg, à Fabien Cardoni et à moi-même, conseillés et approuvés par un comité scientifique, qu’en partant du chantier, engagé naguère et quelque peu délaissé dans les dernières années, d’un dictionnaire regroupant les notices biographiques détaillées de tous les inspecteurs depuis l’origine, comme ont pu le faire d’autres grands corps, il convenait d’insérer aussi leurs parcours dans l’épaisseur des réalités historiques des deux siècles traversés depuis 1801. Pour ce faire, avec le soutien du chef du Service, Jean Bassères, soucieux en cette matière de laisser complète liberté aux chercheurs et aux universitaires, il a été décidé de compléter la partie biographique – détaillant tous les inspecteurs de 1801 à 2009 inclus – par des études transversales propres à analyser leurs pratiques suivant des angles de vue historiques différents. Le Dictionnaire historique des inspecteurs des Finances, loin de nous écarter des exigences et des mérites de la recherche scientifique, nous offrait ainsi une superbe occasion de les mettre à l’épreuve sur un matériau historique à construire, en exploitant les acquis des recherches les plus récentes. L’élaboration du volume qui en résulte a consisté alors à combiner deux types de travaux exigeant des qualités de nature diverse.
2La deuxième partie proprement biographique, élaborée principalement par Fabien Cardoni, a réclamé surtout exhaustivité et précision. Il s’est agi de construire un recueil raisonné de données – consultable sur autorisation du service de l’Inspection – encore plus complet que le dictionnaire biographique imprimé (afin d’alléger une présentation déjà massive) et composé des différentes variables biographiques de chacun des 1 217 inspecteurs que la France a comptés de 1801 à 2009. L’année 1801, en effet, est la plus ancienne des (quatre) dates de naissance récurrente du corps, avec la création de quinze inspecteurs généraux du Trésor public. Et 2009 correspond simplement à la date d’élaboration des notices. Cette base de données présente ainsi un double avantage. Celui, immédiat, de fournir des matériaux largement utilisés par les différent(e)s auteur(e)s pour leur rédaction des articles historiques et des figures qui complètent ainsi l’ouvrage. Mais aussi, plus largement, cet ensemble important de données biographiques devrait pouvoir susciter des travaux scientifiques nouveaux. Tout en achevant une entreprise engagée naguère par Pierre-François Pinaud, nous offrons ainsi les multiples variables, qui peuvent représenter autant d’aliments pour des traitements de données nourrissant des recherches futures. Il a fallu effectuer des choix dans les informations récoltées et déjouer de nombreux pièges. Ceux tendus classiquement par les sources communément utilisées pour recueillir les données biographiques – à commencer par les sources déclaratives –, en les croisant de la manière la plus systématique possible afin d’éliminer les innombrables erreurs qui guettent tout recueil de données individuelles non contrôlé, ceci au prix d’un travail de vérification souvent très dispersé et fastidieux, mais nécessaire.
3La première partie de l’ouvrage se compose d’articles comportant des études historiques qui envisagent l’activité des inspecteurs sous leurs multiples facettes, selon des approches et à des périodes différentes. Les six rubriques entre lesquelles les articles se répartissent reflètent le fait que les fonctions occupées et les tâches effectuées par les inspecteurs des Finances peuvent être appréhendées selon différents domaines de la discipline historique, tant il est vrai que leur histoire, individuelle et collective, se situe – c’est du moins le parti scientifique adopté ici – au carrefour de plusieurs histoires, ce qui a conduit à solliciter des spécialistes des divers champs et périodes. Cela se traduit d’ailleurs par des analyses parfois divergentes dans la mesure où, on s’en doute, les auteurs sont demeurés libres dans leur écriture.
4Une histoire socioculturelle d’abord. Les inspecteurs participent en effet de l’histoire sociale et culturelle des élites, à la fois dans leurs origines, leurs recrutements, leurs carrières, leurs trajectoires professionnelles, marquées sans doute par des traits communs avec les autres grands corps (Conseil d’État, Cour des comptes, École polytechnique, Mines, Ponts…). Mais ils présentent aussi des caractères et une chronologie spécifiques, ne serait-ce que par la présence précoce du concours et de leur compétence financière reconnue.
5Une histoire administrative, ensuite. L’histoire du corps et du Service lui-même s’insère dans la longue évolution de l’administration centrale des Finances et de ses personnels voués aux contrôles des finances publiques aux xixe et xxe siècles, avec les fluctuations propres à une réglementation particulière. Dotés, depuis l’arrêté de Mollien de 1808, d’une double mission de vérification des comptables et de conseils au ministre, les inspecteurs faisant leur métier ont vu leurs tâches s’alourdir considérablement, sans que d’ailleurs les effectifs augmentent d’autant. Ils ont progressivement privilégié la seconde mission, sans doute plus valorisante, assumant avant l’heure les fonctions modernes de ce qu’on appelle aujourd’hui un cabinet d’audit public d’excellence.
6Mais, on le sait, les inspecteurs à la carrière la plus remarquée sont ceux qui, selon diverses voies, quittent les cadres pour exercer leurs compétences dans les affaires publiques ou privées, voire les deux successivement, souvent dans cet ordre. Si l’on s’attache spécialement à leurs pratiques dans l’Administration, ils participent largement d’une histoire des politiques publiques, plus particulièrement monétaires, financières et économiques – nationales et internationales (tant ils sont surreprésentés au xxe siècle dans la diplomatie financière et économique de la France) – mais pas exclusivement. Car les inspecteurs exercent des responsabilités dans des domaines variés de l’action publique, et en nombre croissant, surtout au cours du long xxe siècle. De fait, leur implication dans la préparation ou l’application des décisions de politique économique et financière gonfle à la mesure du nombre en croissance des postes de responsabilité occupés, qu’il s’agisse des cabinets des ministres, de la tête des grandes directions des administrations centrales (Trésor, Budget…) ou encore de la direction des grands établissements financiers (Banque de France, Caisse des dépôts, Crédit foncier, Crédit national…). Leur rôle n’est pas moindre dans les innovations administratives, en particulier aux Finances, où la responsabilité des services nouveaux se trouve occupée fréquemment par un des leurs. Leur commune appartenance à l’Inspection – et même au sein d’une même promotion – n’en fait pas pour autant des partenaires toujours en accord ni même en bonne intelligence. Les divergences, rivalités et concurrences entre eux, à des niveaux divers, ont d’ailleurs laissé des traces durables dans les mémoires, rappelées et souvent analysées ici.
7Leur carrière participe aussi de l’histoire économique et financière lato sensu dès le moment où ils entrent dans les affaires privées. Ils apparaissent comme des acteurs majeurs de l’histoire bancaire, mais aussi d’autres secteurs de l’économie, selon les conjonctures et notamment l’attractivité des firmes correspondantes. Mais là aussi, leur place ou leur action ne se distinguent pas nécessairement de celles de ceux qui ne sont pas passés par l’Inspection, et n’apparaissent pas non plus homogènes, ni même convergentes.
8En outre, ils participent à leur mesure d’une histoire politique au sens large, tant on constate la porosité, croissante au xxe siècle, entre la sphère administrative et l’espace du politique dans son acception la plus large. On peut également constater la remarquable résistance du corps aux vicissitudes politiques (pas moins de dix changements de régimes, dont trois épisodes révolutionnaires), malgré – ou plutôt à cause – des bifurcations significatives des trajectoires individuelles. Un nombre limité d’entre eux figure également dans la vie sociale, scientifique et culturelle. Ce qui n’empêche pas cependant l’Inspection de se trouver au cœur de polémiques récurrentes.
9Enfin, il est apparu nécessaire de mettre en évidence le rôle personnel joué par certains inspecteurs et d’adjoindre à ces études thématiques soixante-deux figures particulières d’inspecteurs, pas nécessairement les plus connues aujourd’hui, mais traitées seulement sous l’angle de vue particulier adopté dans les articles correspondants. Le choix en a été nécessairement limité et s’est révélé tributaire de contraintes multiples, dont l’avancée des recherches, notamment pour les inspecteurs vivants, n’était pas la moindre. Nous avons, de surcroît, écarté certains de ceux dont la notoriété scientifique était déjà bien établie dans des travaux accessibles ou encore ceux dont la carrière excédait ouvertement le thème de l’article et de la figure correspondante comme, entre autres exemples, Valéry Giscard d’Estaing, Maurice Couve de Murville ou encore Jacques Chaban-Delmas.
10Au total, après la traversée de ces deux siècles au cœur des élites publiques et privées, on est frappé par plusieurs paradoxes. La diversité des fonctions exercées s’éclaire souvent par leur plus ou moins grande et fluctuante attractivité, d’où des balancements entre la prépondérance du secteur public ou du secteur privé selon la conjoncture. En outre, il n’est pas rare qu’un inspecteur des Finances puisse exercer à la suite des fonctions dans des services, des établissements, des entreprises ou des administrations successives, qui impliquent des choix différents, voire parfois opposés, tant il apparaît que la logique fonctionnelle pèse sur les personnes, même s’il existe des inspecteurs qui s’en émancipent quelquefois. Plus généralement, alors que le corps de l’Inspection ainsi que le Service existent bel et bien et se manifestent à l’occasion, en particulier par de multiples formes de solidarité ou de soutien entre inspecteurs, cela n’est pas contradictoire avec la très grande diversité des trajectoires individuelles, comprenant parfois, on l’a dit, des oppositions fortes entre personnalités issues de l’Inspection. Et l’ultime paradoxe veut sans doute que les inspecteurs les plus singuliers et peu représentatifs du tout incarnent symboliquement souvent le mieux l’Inspection aux yeux de l’opinion.
11Il est vrai qu’entre la vision macrosociale de l’Inspection dans son ensemble et l’approche micro-historique des parcours individuels, se glissent les logiques intermédiaires d’équipes plus ou moins durables ou de groupes, faites de proximité d’âge, de types de carrière et d’affinités plus générales, qui donnent une certaine intelligibilité à ce qui peut apparaître comme une diversité irréductible. On dépasse alors l’information strictement biographique pour aborder la réflexion proprement historique, comme y convie souvent la première partie thématique du volume. Le cheminement selon des voies diverses au cœur du dictionnaire devrait, on l’espère, aider ainsi à mieux démêler les voies et les moyens de l’affirmation bi-séculaire d’une fraction significative des élites publiques et privées de la France contemporaine.
Auteur
Professeur des universités en histoire économique contemporaine à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne, IDHE (CNRS)
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