Conclusion générale
p. 337-342
Texte intégral
1Le développement de l’histoire des Télécommunications s’est effectué en France dans un contexte où l’histoire en tant que discipline s’est articulée de manière beaucoup plus forte qu’auparavant au contemporain. En termes d’approches (histoire du temps présent), de sources (histoire orale) ou de méthodes (interdisciplinarité), les historiens ont très largement élargi leur palette, sans pour autant abandonner les méthodes fondamentales qui structurent leur travail. Les travaux de ce colloque reflètent cette situation. Les présentations des universitaires ont ainsi été diversifiées en termes d’approches et d’ancrages disciplinaires. À l’histoire se sont associées la sociologie, la géographie, l’économie pour croiser les regards. L’apport de témoins ou l’analyse proposée par des acteurs des domaines concernés a considérablement enrichi le propos.
2Ce colloque s’inscrit donc dans la continuité d’une dynamique originale, qui a vu s’affirmer en France une coopération fructueuse entre monde académique, administrations et entreprises pour aborder de la manière la plus ouverte possible les questions relatives à l’histoire économique du pays. Ce processus, qui relève peut-être d’une spécificité française, s’inscrit dans la longue durée. Il est fondé dans une large mesure sur les initiatives pionnières de Saint-Gobain, et cela dès le milieu des années 1970. Maurice Hamon, responsable des archives du groupe et plus largement d’un ambitieux programme d’histoire d’entreprise écrivait alors : « Le passé mieux connu, sorti des limbes caricaturaux, n’est pas un élément de blocage… il est devenu un élément explicatif1 ». Les entreprises publiques jouèrent ensuite un rôle important. Leur lien avec l’État leur donnait une responsabilité plus forte, peut-être, qu’aux entreprises privées pour préserver la mémoire, sauvegarder patrimoine et archives et jouer un rôle de stimulant dans le développement de la recherche historique dans des domaines longtemps délaissés. EDF, avec l’Association pour l’histoire de l’électricité en France (AHEF)2, lança, sous l’impulsion de Marcel Boiteux, ce mouvement en 1982. Elle fut suivie par la SNCF à travers l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France (AHICF)3, par Péchiney avec l’Institut pour l’histoire de l’aluminium (IHA)4, puis par La Poste, avec le Comité pour l’histoire de La Poste5. L’action du Comité pour l’histoire économique et financière de la France (ministères économique et financier)6 a également contribué à ce rapprochement entre monde de l’entreprise et historiens universitaires, assez exceptionnel si l’on compare avec la situation qui prévaut dans les autres pays européens et aux États-Unis. D’autres entreprises ont adopté des dispositifs moins visibles tout en menant, en lien notamment avec leur personnel, un travail de mémoire et d’histoire important. Particulièrement lié au thème de ce colloque, le cas de France Télécom est en cela remarquable. L’entreprise a en effet pris, depuis près de trente ans, de nombreuses initiatives pour associer ses mutations et son développement à une prise en compte de sa culture et de son histoire. Elle n’a pas pour autant souhaité créer une structure spécifique, préférant soutenir des actions venant de ses diverses composantes et notamment du Centre national d’étude des télécommunications, devenu Orange Labs. Elle a également consenti un effort notable pour conserver son patrimoine en créant la Collection historique des télécoms et en s’engageant dans la création d’un musée des télécommunications à Pleumeur-Bodou, devenu plus récemment la Cité des Télécoms7. Le maintien des collections de la bibliothèque du ministère des PTT au sein d’une structure commune à France Télécom et à La Poste témoigne de la même manière, et cela dans le cadre original d’une coopération entre deux entreprises désormais indépendantes, d’une prise en compte intelligente et soucieuse de préserver le patrimoine8. Des initiatives spécifiques aux personnels ont également contribué de manière décentralisée à ce travail de mémoire. Plusieurs musées ont ainsi été créés en région, et les initiatives de la Fédération nationale des associations de personnel de La Poste et de France Télécom pour la recherche historique (FNARH)9 ont donné le jour à de nombreux colloques. La création de l’Association pour l’histoire des télécommunications et de l’informatique (AHTI) s’inscrit dans cette dynamique en adoptant cependant une démarche fondée non pas sur l’appartenance institutionnelle, mais sur les métiers et secteurs de l’industrie. Elle prend ainsi pleinement en compte la convergence des deux domaines en tentant de mobiliser autour d’un objet commun télécommunicants et informaticiens. Avec de modestes soutiens, l’association a réalisé, grâce à la volonté inébranlable de ses membres les plus actifs, un travail considérable de collecte de témoignages et d’animation de la recherche en permettant, comme ses aînées mieux dotées, les échanges les plus stimulants entre témoins et historiens.
3L’organisation de ce colloque par le CGEIET et l’AHTI, en lien étroit avec l’université Paris-Sorbonne et sa publication par l’IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France témoignent de l’inscription de ce colloque dans ces continuités qui permettent aux universitaires et aux acteurs d’échanger en conservant leurs rôles respectifs. Les contributions croisées, mais strictement distinguées, des témoins et des universitaires constituent en effet une autre caractéristique de cette démarche, adoptée par la plupart des associations citées précédemment. La manifestation s’est déroulée au moment où le corps des Télécoms fusionne avec le corps des Mines au sein d’une structure jugée mieux adaptée par les décideurs politiques aux réalités du temps. Il a donc pris une valeur de regard rétrospectif, une sorte de bilan, au-delà de la célébration d’un anniversaire qui ne concernait le corps des Télécoms que de manière très fraîche. Le rapport qu’une institution, une communauté professionnelle, entretient avec son passé intègre des éléments contradictoires qui peuvent être interprétés de manière très contrastée selon les priorités du moment, la doctrine en cours ou les perspectives que semble offrir l’avenir. Le simple fait de tourner le regard vers le passé est en effet un acte porteur de sens. Il peut être interprété comme une démarche raisonnable permettant de mieux déterminer les options futures « pour savoir où l’on va il faut savoir d’où l’on vient… ». Il peut également être assimilé à une démarche nostalgique et inefficace ou bien un solde de tout compte destiné à tourner la page et apaiser quelques regrets. Interroger le passé est rarement une démarche aisée pour une structure confrontée au changement. Elle s’avère pourtant souvent profitable, permettant aux décideurs actuels de constater « que la vraie histoire leur échappait en ses tenants et aboutissants, alors qu’elle avait joué de toute évidence un rôle clé10… ». La richesse des échanges et la qualité des textes qui en résultent montrent que la manifestation a dans une très large mesure échappé à ces ornières.
4Les communications ont mis en lumière le rôle majeur du corps des Télécoms dans la longue histoire des technologies de l’information et de la communication. Il a souvent su faire converger ses objectifs spécifiques (développement, reconnaissance institutionnelle, pouvoir de décider) avec ceux du pays et parvint à convaincre – non sans effort ! – les sphères politiques que le domaine dont il avait la charge méritait quelques moyens. Cette stratégie d’influence s’est construite sur une légitimité fondée sur la recherche. Elle s’est déployée en construisant une expertise forte et large qui amena le pouvoir politique à confier au CNET des responsabilités de plus en plus larges, et parfois trop larges, au-delà de son champ raisonnable de compétences ou selon des modalités d’action qui ne correspondaient pas à ses pratiques. Le succès a en effet changé la donne, malmenant les solidarités construites pendant les temps difficiles. Malgré les tensions créées par les trajectoires personnelles, le corps n’en fut pas moins la clef de voûte de politiques menées dans la durée. Les évolutions du début du xxie siècle ont montré que ce qui avait été construit depuis la Libération avait très largement contribué à maintenir ou à faire émerger en France des entreprises présentes sur le marché et des opérateurs en mesure de répondre à la demande. Le décalage entre le niveau global de l’économie française et celui de son équipement télécoms n’existe plus et le pays, au sein d’une Europe qui peine à trouver sa place dans la nouvelle division internationale du travail, n’est plus l’étrange espace où la puissance économique semblait pouvoir s’épanouir sans réseau moderne de télécommunications. Encore faudrait-il sans doute qu’à ce paradoxe ne s’en substitue pas un autre, celui d’un réseau efficace sur lequel ne s’appuierait aucun dynamisme industriel…
5Au-delà des réorganisations des corps d’ingénieurs d’État, ce colloque a donc croisé des interrogations nouvelles sur l’avenir de l’industrie française. La désindustrialisation est devenue une réalité très prégnante pour le pays depuis la fin des années 1990. Associé à la maîtrise des hautes technologies, son avenir industriel est lié à sa capacité à innover et à maintenir sur son territoire des investissements productifs, des emplois et des centres de décision. Le domaine des télécommunications n’a pas été épargné par une concurrence internationale qui, pour ne pas être une donnée tout à fait nouvelle, a cependant été exacerbée dans le contexte de la mondialisation et du tournant néolibéral. En soulignant les réussites des années 1960-1980 et en identifiant de réelles continuités pour l’époque la plus récente, les travaux du colloque ont cependant également mis en lumière, parfois au détour des témoignages, les désillusions du tournant du siècle. L’industrie française n’a pas anticipé les deux changements majeurs de la fin du xxe siècle que furent l’adoption des normes liées à l’Internet et le développement fulgurant de la mobilité. Comme à d’autres périodes de son histoire, la France livre donc au regard un bilan en demi-teinte. Ses réseaux sont modernes, adaptés aux besoins du pays. Si l’on évite les débats à court terme sur tel ou tel « retard », le pays s’est adapté aux nouvelles pratiques et est globalement bien inséré dans les flux mondiaux d’information. Le volet industriel est plus préoccupant, car les entreprises d’équipement ont reculé sur les marchés internationaux devant la montée des pays émergents et les entreprises françaises de la « nouvelle économie » portée par le Web ne parviennent pas à atteindre la dimension mondiale indispensable pour pérenniser les réussites de quelques brillantes start-up. Dans les dynamiques de la construction européenne, la France s’est ainsi adaptée à des priorités plus tournées vers l’intérêt des consommateurs que dévolues aux aspirations des citoyens ou aux exigences du maintien de l’emploi.
6Si l’histoire n’a pas pour rôle de remettre au goût du jour les recettes du passé, ce colloque souligne à nouveau qu’elle permet cependant d’identifier les tendances fortes qui, faute de donner les clefs du futur, peuvent néanmoins inciter les acteurs du temps présent à réfléchir sur des bases plus solides. L’histoire des télécommunications françaises révèle que si l’engagement de la puissance publique se solda parfois par des réussites très « relatives », il n’y eut pas de succès significatifs sans que l’État prenne pleinement ses responsabilités en orientant l’action du secteur privé et en stimulant, par la recherche ou l’investissement, de véritables projets nationaux. Le second constat relève des temporalités de cet engagement. Lorsque celles-ci furent définies par les soubresauts de la vie politique, d’alternance en alternance, rien ne put s’inscrire dans l’indispensable durée. En revanche, lorsqu’une prise en compte des intérêts du pays fut portée par des hommes non seulement talentueux, mais décidés et fidèles à leur engagement, les projets furent soutenus, non sans difficultés ni conflits, mais de manière pérenne, loyale et profitable à l’intérêt national. Cette mission fut, dans une large mesure, mais sans exclusivité, celle du corps des Télécommunications. Rien ne fut parfait et les critiques qui lui furent adressées ne manquèrent pas toujours de fondements. À lire cependant les charges portées depuis les années 1990 contre les élites, les fonctionnaires, les technocrates, il est permis de se demander si les tenants d’un néolibéralisme aboutissement ultime d’une histoire qui serait désormais finie, n’ont pas fait preuve du même parti pris que les syndicalistes du xixe siècle, caricaturant les ingénieurs sous les traits de jeunes bonzes privilégiés.
7Dans le contexte plus récent de la crise, ces attitudes semblent sinon révolues, du moins plus discrètes. L’idée qu’une politique industrielle pourrait être menée en Europe sans être triomphante n’est plus immédiatement considérée comme une ineptie. La capacité des corps de l’État à prendre à leur compte cette idée et à anticiper sur les manières qui permettront de la rendre efficace et adaptée aux nécessités du temps s’avérera sans doute cruciale, pour leur propre avenir. Ce colloque l’a montré par nombre de ses approches, le lien avec le politique s’avérera donc crucial. Il n’est pas simple à établir et à maintenir.
« En Thermidor témoignait Claude Chappe, Henriot disait que le télégraphe correspondait avec l’armée autrichienne… en Prairial, j’étais un aristocrate… en Vendémiaire, j’étais un terroriste qui faisait venir des armées sur Paris de tous les points de la République11. »
8La difficulté des politiques à cerner la réalité des systèmes de télécommunications est apparue à de multiples reprises dans les travaux de ce colloque. Les contresens sur ce qu’est ou n’est pas Internet laissent penser que cette époque n’est pas révolue. Si les aspects financiers, la mise en place d’un environnement économique et social favorable à l’innovation ou bien encore les stratégies internationales sont importants pour le futur, la dimension politique des enjeux à venir devra donc être réellement prise en compte. Innover dans le domaine de l’information et de la communication relève de processus particulièrement complexes dans lesquels la finance, la technologie et le politique ne sont cependant qu’une part de la donne. Ce colloque a souligné à quel point, au-delà des ressorts les plus communs, fondés sur l’intérêt ou l’ambition, l’aspiration à réaliser des objectifs plus larges, à définir et servir une vision, voire une utopie, ont été à la base des plus grandes réussites, sans éviter il est vrai, quelques cuisants échecs… Cette flamme, fondée sur des représentations, des modèles culturels, n’est pas un accessoire romanesque ajouté pour l’esthétique du récit à des rationalités qui seules expliqueraient l’histoire. Elle en est un élément essentiel. La porter, la nourrir est peut-être, au-delà des business plans, de la profitabilité et de la création de valeur, la seule possibilité pour les hommes et les femmes formés sous les auspices de la patrie, des sciences et de la gloire d’affirmer la spécificité de leur action et leur indispensable présence dans le siècle à venir.
Notes de bas de page
1 M. Hamon, Archives et mémoires d’entreprise, « Histoire d’entreprises, pourquoi et comment ? Historiens, archivistes et acteurs : regards croisés », Entreprises et histoire, supplément n° 29, juin 2002, p. 28-33, 31 p.
2 http://www.edf.com/211i/AccueilfrFondationEDF.html
6 http://www.institut.minefi.gouv.fr/sections/histoireco
7 P. Griset, « La cité des télécoms, patrimoine, histoire et temps présent », Patrimoines, n° 2, 2006, p. 36-43.
10 M. Hamon, Archives et mémoires d’entreprise, « Histoire d’entreprises, pourquoi et comment ? Historiens, archivistes et acteurs : regards croisés », Entreprises et histoire, supplément n° 29, juin 2002, p. 29.
11 Cité par P. Charbon, « Le télégraphe aérien français sous la Révolution », France Télécom n° 69, juillet 1989.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne, Pascal Griset est agrégé des universités et docteur en histoire. Historien des entreprises, il est plus particulièrement spécialiste de l’histoire économique et technique de l’information. Il préside la section 42 du comité national du CNRS. Au sein de l’UMR Irice, il anime le centre de recherche en histoire de l’innovation, (Paris IV). Il collabore régulièrement aux travaux de la Society for the History of Technology (SHOT) ainsi qu’au réseau de recherche européen « Tensions of Europe » dont il est membre du comité scientifique. Ancien auditeur à l’Institut des stratégies industrielles, il est actuellement vice-président de l’Association pour l’histoire de l’informatique et des télécommunications et administrateur du Comité d’histoire de La Poste, il participe au comité de rédaction des revues Hermès (CNRS) et Flux (ENPC).
Son ouvrage, Les révolutions de la communication xixe-xxe siècles, a reçu le prix 1992 de l’Institut européen des affaires. Sa thèse de doctorat, Entreprise, technologie et souveraineté : les télécommunications transatlantiques de la France, a été primée par l’Institut d’histoire de l’industrie. Il a récemment publié avec Georges Pébereau : L’industrie, une passion française, Presses universitaires de France, 2005 ; Histoire d’un pionnier de l’informatique. 40 ans de recherche à l’Inria, 2007 et Du Cemagref à l’Irstea. Un engagement pour la recherche environnementale, 2011.
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