Conclusion des travaux
p. 331-335
Texte intégral
1Pascal Griset m’a associé à l’organisation de ce colloque en tant qu’historien de l’industrie, mais également en raison de ma présidence du département des sciences sociales de l’École polytechnique souvent évoquée au cours de ce colloque. J’ai pu y développer de nouveaux enseignements autour du management et de l’entreprise.
2Historien de l’acier, je constate que l’indice de modernité ou l’indice de développement d’une société ne s’exprime plus désormais en milliers de tonnes ou en tonnes d’acier par consommateur, comme on le faisait dans les années 1950, mais par le nombre de connexions et la vitesse de transmission des connexions Internet. Cette rupture doit cependant être replacée dans la durée. Lorsque le télégraphe a été mis en place au xixe siècle, la vitesse moyenne de transmission de l’information a été multipliée par mille. Ceci est considérablement plus élevé que l’augmentation obtenue à la suite des transformations intervenues, notamment via Internet, depuis les modes classiques de télécommunication des années 1950 et 1960. Fernand Braudel, dans son ouvrage Histoire, civilisation et économie matérielle, explique qu’au tournant des xve-xvie siècles, les Fugger qui étaient les principaux banquiers d’Augsbourg, avaient développé un système de communication et d’information qui leur permettait de connaître en 48 heures toutes les grandes opérations financières et économiques en Europe grâce à un système de « facteurs à cheval ». Pour évaluer l’avancée technologique, il faut donc aussi considérer que la question de la communication et de sa vitesse doit être appréhendée en termes relatifs. En tant qu’objet d’analyse, la vitesse relative renvoie à la fois à des phénomènes de fond, autrement dit des tendances longues pour paraphraser Fernand Braudel, et à des évolutions de court terme qui restent plus difficiles à interpréter. Alors que Karl Marx a affirmé que le capitalisme pouvait être défini comme le système économique qui utilisait la science et la technologie comme moteur de son propre développement et qui allait en faire un outil d’organisation économique et sociale, faire l’histoire des télécommunications, c’est donc à bien des égards faire l’histoire du système capitaliste.
3Le colloque a également mis en lumière les rapports entre les sciences, les technologies et les marchés. Les NTIC sont devenues les TIC puisqu’elles sont de moins en moins « nouvelles »…
4Trois points ressortent plus particulièrement de nos travaux.
5Les Télécommunications ont été et restent un élément structurant de l’espace économique et industriel, non seulement d’un pays mais de zones géographiques. Le colloque a rappelé l’importance des infrastructures physiques, trop oubliées dans les discours actuels. Les câbles restent essentiels dans la diffusion de l’information et de la communication. Tout le problème est de savoir si effectivement ces éléments matériels, et les investissements qui les portent, contribuent à une convergence, à une homogénéisation de l’espace ou au contraire à une divergence. On a tendance à penser que les nouvelles technologies de l’information et de la communication construisent un espace nouveau et qu’elles placent les gens sur un pied d’égalité dans une sorte de démocratie technologique où tout le monde pourrait négocier avec tout le monde, dans une version un peu libérale du monde. Or, certains des exposés qui ont été faits depuis deux jours ont montré qu’il y a encore en jeu des rapports de domination entre des normes techniques, entre des stratégies économiques et politiques. Soyons clairs, les échanges ont souligné les relations complexes entre la tentation hégémonique de normes à l’américaine et celles d’autres pays, avec tout ce que cela comporte de rapports conflictuels. L’homogénéisation, réelle, mais moins systématique que certains observateurs le disent, n’est pas un long fleuve tranquille. Elle s’inscrit dans des combats pour la maîtrise de la technologie, la maîtrise des nœuds de réseaux, la maîtrise des artères. Tous rythmés par un certain nombre d’enjeux économiques et, osons le dire, géopolitiques.
6Homogénéisation donc en termes d’investissement, mais aussi homogénéisation en termes de mode de vie et de cultures. La mode consistant à affirmer que la France ou les Français seraient « résistants » à l’innovation et au changement est fréquemment contredite par nombre d’exemples… Pensons, il y a peu, au passage à l’euro, qui fut un choc majeur. Les communications ont rappelé la facilité avec laquelle les Français ont adopté le Minitel ou d’autres technologies, souvent importées, comme l’Ipod. Les convergences dans les modes de vie et dans la culture existent donc, mais elles sont inégales et ne sont pas totalitaires. Autrement dit, les consommateurs, les usagers réinventent leur propre comportement, innovent à partir des mêmes éléments d’une technologie, partagée avec d’autres nations ou communautés à travers le Monde. Toutefois, il reste des différences entre ces espaces culturels, entre ces modes de consommation. Les uns et les autres se font concurrence pour imposer leur mode de vie, pour sortir vainqueurs de la concurrence entre acteurs privés ou publics. Au cœur de cette dynamique, le rapport à la technologie constitue bien un élément central pour la description et l’analyse de ces phénomènes socio-économiques.
7La technologie est donc co-construite avec les utilisateurs. Se créent ainsi des espaces d’opportunité mais aussi du lock-in, qui renferme pour longtemps certaines possibilités d’usage et d’évolution. Les anthropologues de la technique ou les historiens de la technique soulignent l’importance de la notion de « style technologique ». Celui-ci serait déterminé par le premier objet qui, à un moment de l’histoire, se révèle efficace du point de vue économique et pratique. À partir du moment où ceci survient, un objet technique qui a été efficace pour un usage donné, enferme pour de longues années les représentations et les solutions techniques des producteurs comme des utilisateurs.
8La concurrence des espaces et des modèles productifs reste une question clef, soulevée en son temps par Raymond Barre qui expliquait, dans les années 1970, que nous entrions dans le cadre d’une nouvelle division internationale du travail. Espace territoire, science technologie et marché – Schumpeter reste ici encore la plus belle machine à analyser. Ce qu’il nous dit, c’est qu’au début il y a des gens très intelligents dans leur laboratoire. Ils ont une idée. Ils vont voir deux autres messieurs, en général, un banquier et un entrepreneur, lui aussi très intelligent, qui va transformer en argent leur idée géniale. Cela expliquerait les cycles économiques. Cela fonderait d’une certaine façon toute l’action en faveur de l’innovation. La réalité s’avère bien plus complexe. Elle associe des constantes et des spécificités culturelles qui redéfinissent, selon le temps et l’espace, les rapports entre sciences, technologies et marchés.
9Penser selon les concepts de Schumpeter est donc tout à la fois excellent et dangereux. Mon expérience avec Renault souligne l’importance de la prise en compte des spécificités culturelles. Ainsi, alors que les ingénieurs français conçoivent un véhicule et placent le réservoir là où il reste de l’espace, les ingénieurs japonais placent d’abord le réservoir et construisent ensuite la voiture autour. Les façons de faire et de penser, disons les cultures, enferment pendant très longtemps la façon de concevoir l’innovation. Il est donc impossible de penser les nouvelles technologies selon des grilles d’analyse anciennes et déterministes. Les frontières disciplinaires, les frontières des marchés, les frontières entre technologies, sont sans cesse redéfinies. Les recherches historiques ont démontré que Watt était tout à la fois le financier, l’innovateur et l’inventeur. Les nouveaux modèles de l’innovation ne sont plus linéaires, mais contingents à l’époque, au secteur et aux réseaux d’acteurs. Aujourd’hui, tous les acteurs interviennent au même moment. La nouvelle question devient : sur quel objet centrer l’effort d’innovation et structurer les réseaux d’acteurs ? Jusqu’où pousser les frontières des intervenants dans la communauté innovatrice ? Dans l’automobile ou dans l’industrie, on définit des plateformes d’innovation réunissant le concepteur de l’outil, l’utilisateur de l’outil, l’inventeur et le financier. C’est peut-être vers cela qu’il faut se diriger. Cela existe déjà dans la pratique, comme dans l’automobile, mais est-ce généralisable tel quel à l’ensemble des entreprises, des secteurs ou des marchés ?
10Cette constatation interroge les politiques publiques de recherche, notamment dans les TIC. Doit-on continuer pour être efficace en tant que pays moderne, à penser la structure en termes de grands laboratoires publics centralisés ? Ce modèle a été efficace dans certains domaines. Les débats de ces deux derniers jours ont révélé les relations complexes entre savants, ingénieurs et commerçants… Évoquons à ce propos James March et son Garbage can model, le modèle de la poubelle. Selon lui, quatre éléments rendent une décision possible dans les grandes organisations. Il faut des problèmes sans solution. Il faut des solutions sans problème, parce que toutes les organisations ont en stock des solutions sans problème. Il faut des gens qui sont légitimés et qui ont l’autorisation de prendre quelque chose qui s’appelle une « décision » et puis, dernier élément, il faut un moment où l’on met toutes ces choses ensemble. À ce moment-là, J. March explique qu’il y a bien une décision. Mais si un des éléments vient à manquer, il n’y a pas de décision. Ce colloque suggère que ce cadre d’analyse s’applique bien aux télécommunications. De très beaux projets n’ont jamais abouti. Des problèmes ont parfois été résolus et les participants restent encore surpris a posteriori de ces avancées spectaculaires. Des innovations de ruptures ont été mises en œuvre même au sein de l’administration publique.
11Dernier point transversal à ce colloque, il en est d’ailleurs l’objet principal : le corps des Télécommunications. N’y aurait-il pas un fantasme des Français dans leur regard sur les grands corps d’ingénieurs, tantôt puissances occultes, proches des sectes, tantôt communauté dynamique et unique levier de la modernisation du pays. Les communications ont montré le rôle de structuration de l’action publique qu’il a rempli. L’homogénéité ou la trop grande consanguinité des corps d’ingénieurs, que l’on peut sans doute critiquer, a cependant permis de constituer une culture commune, des réseaux, des façons de penser et d’agir ensemble. Il ne faut cependant pas surestimer l’homogénéité des corps. On a vu au cours du colloque à quel point certains débats avaient dû être sanglants dans les cabinets feutrés, décorés de rouge et de velours, de la haute fonction publique. Bien évidemment, les choix qui ont été faits en matière de nouvelles technologies reflètent ces controverses scientifiques mais également des rapports de force politiques ou des conflits idéologiques. La responsabilité du corps des Télécommunications dans les réussites ou les échecs est donc tout à la fois réelle et relative. Logiquement, la conclusion de ce colloque pousse à nous interroger sur les modalités de sélection, de formation, voire de carrière. Le modèle du corps, et les formations qui lui sont liées, reste-il efficace face au nouveau contexte des TIC de ce début de xxie siècle ? Nos travaux l’ont montré, les grands corps ne sont pas ces monuments intangibles que certains imaginent. Ils vivent, évoluent et, sans aucun doute, continueront de le faire. La logique d’organisation des corps a été pensée dans une logique d’organisation de l’État. Celle-ci ne fonctionne plus totalement quand il y a dérégulation, quand les mécanismes de la fonction publique changent, pour des raisons politiques, mais également pour des raisons d’efficacité administrative. Un certain conservatisme, lié au fonctionnement des corps d’ingénieurs, a d’une certaine manière favorisé l’innovation incrémentale aux dépens de l’innovation de rupture. Celle-ci fonctionne, il est vrai, assez mal en France. Nous avions, pour évoquer d’autres domaines, le meilleur fusil-mitrailleur du monde, le FAMAS, personne ne l’a acheté, le meilleur char du monde, personne ne l’a acheté. Nous avons probablement le meilleur avion de chasse du monde, personne ne l’a acheté ou pas encore.
12Un mot pour finir sur la méthode en histoire. Ce colloque a démontré que l’histoire longue, et seulement elle, permet de surmonter le brouillage du court terme. Il a souligné l’intérêt et l’utilité du dialogue avec d’autres sciences sociales lorsqu’elles mobilisent la durée dans leur projet d’analyse scientifique des mêmes objets. Sa réussite en appelle d’autres, car les questions ne manquent pas et l’histoire des ingénieurs ne fait sans doute que commencer…
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Les ingénieurs des Télécommunications dans la France contemporaine
Ce livre est cité par
- Thierry, Benjamin. (2015) De l’abonné au minitéliste. Communication. DOI: 10.4000/communication.6079
- Giry, Benoit. (2015) La faute, la panne et l’insatisfaction. Une socio-histoire de l’organisation du travail de traitement des réclamations dans les services du téléphone. Sociologie du travail, 57. DOI: 10.4000/sdt.1519
- Paloque-Bergès, Camille. (2022) Coder l’écriture plurilingue en numérique. Terminal. DOI: 10.4000/terminal.8314
Les ingénieurs des Télécommunications dans la France contemporaine
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