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Le choc des acteurs de l’Internet, de l’audiovisuel et des opérateurs de télécommunications

p. 297-308


Texte intégral

Introduction

1À la longue stabilité du macro-système technique1 des télécommunications (MSTT) pendant plus d’un siècle, depuis le télégraphe jusqu’aux années 1980, s’est substituée, depuis 25 ans, une instabilité permanente du nouveau MSTT. Deux phénomènes ont enclenché ce processus, la dérégulation et la numérisation, amplifiés par un troisième plus inattendu, à la fin des années 1990 : la financiarisation du secteur qui accélère la restructuration du système.

2Les acteurs des télécommunications sont engagés dans une mutation globale et multiforme. Il s’agit d’un véritable Big Bang, car la dérégulation et la numérisation se sont développées simultanément et sont si entremêlées qu’elles sont souvent confondues. La numérisation a-t-elle provoqué la libéralisation ou bien la concurrence a-t-elle suscité l’innovation ? Les deux phénomènes combinés engendrent une vague de destruction créatrice, au sens de Schumpeter, dans laquelle se confondent l’intensification de l’innovation marquée par la fin d’un service monoproduit (le téléphone) au profit d’une multiplication de réseaux et de services, le passage d’une organisation monopolistique des marchés nationaux à une concurrence oligopolistique planétaire et, enfin, la fusion des télécommunications et de l’informatique avec l’explosion de l’Internet et le développement des systèmes d’information des entreprises.

3La numérisation entraîne la généralisation de la norme IP et la convergence multimédia si longtemps annoncée ; la déréglementation produit la concentration et la domination d’oligopoles privés mondiaux ; quant à la financiarisation des échanges et des stratégies des acteurs, elle pousse au court-termisme, délaissant les politiques industrielles de long terme. Il en résulte une accélération de l’innovation sur les services et une concurrence accrue entre quelques grands acteurs de taille mondiale. Désormais, l’acteur qui règle la vitesse de l’innovation prend le pouvoir sur le marché.

I. Trois catégories d’acteurs associées à trois types de réseaux

4Dans les faits, se confrontent trois types d’acteurs issus des trois vieilles familles de technologies : l’audiovisuel, dominé par les majors d’Hollywood, l’Internet, organisé autour des Big Five combinant serveurs et plateformes électroniques (Amazon, Microsoft/MSN, Google, eBay, Yahoo) et les opérateurs de télécommunications. Si les industries audiovisuelles et de l’Internet sont concentrées aux États-Unis, les acteurs des télécommunications demeurent puissants en Europe ou en Asie (Japon, Chine) : ce sont même des champions issus des anciens monopoles publics nationaux. À chaque catégorie d’acteurs de l’industrie de la communication ont été associés un type de réseaux et une structure qui constituent leur assise technologique. Trois structures de réseaux furent ainsi représentées par Paul Baran, l’inventeur de la commutation par paquets, dès la naissance de l’Internet. Ce schéma est devenu depuis célèbre et justifie, pour certains, la supériorité de l’Internet sur les autres modes d’organisation.

Graphique 1. Différents types de réseaux

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5Le réseau dit centralisé est traditionnellement le modèle de la radiotélévision (dit de « un à n » ou « point/masse ») ; ce schéma technique a servi à légitimer des approches sociologiques sur les médias où l’émetteur unique est tout puissant et la multitude des récepteurs « passifs ». La connotation sociale attribuée à cette structure réticulaire est négative, car elle symbolise le pouvoir du centre sur la périphérie.

6Le réseau qualifié par Paul Baran de décentralisé (de « n vers n ») est celui de la téléinformatique, notamment de l’Internet, où les grappes d’utilisateurs se connectent via des routeurs. La puissance de l’architecture TCP/IP vient de sa relative simplicité qui permet de l’appliquer à n’importe quel réseau existant : il suffit de lui connecter un routeur. La particularité de cette architecture est que l’intelligence et le contrôle du réseau se trouvent pour l’essentiel dans des terminaux, à la différence des réseaux de télécoms dont l’intelligence réside dans les commutateurs. La structure de ce réseau apparaît comme libre, aléatoire et horizontale, légitimant les discours des thuriféraires de l’Internet qui y voient un réseau libertaire et libéral. La connotation sociale de cette structure réticulaire est positive, car chaque sous-groupe est libre de rentrer ou pas dans le réseau.

7Enfin, le réseau dit distribué ou maillé (point à point) est le modèle téléphonique où chaque utilisateur doit être connecté à tous les autres pour pouvoir appeler ou être appelé, à condition d’être connecté/abonné au réseau. La structure de ce réseau, celle des télécommunications, est ambivalente : d’un côté, non centralisée, mais d’un autre, exigeant un coût d’accès (l’abonnement). Sa connotation sociale est relativement neutre.

8Du point de vue du consommateur final, la numérisation brouille ces distinctions, car le terminal unique (smartphone ou box) intègre tous les types de services. La concurrence s’opère donc sur le contrôle des parcs d’abonnés ou sur le contact-client pour le fidéliser ou pour capter son attention (logique d’audience). Dès lors, les opérateurs de télécommunications qui contrôlaient les accès aux réseaux se trouvent fragilisés par les acteurs de l’Internet. En effet, ces opérateurs ont dû migrer vers l’Internet et sont donc concurrencés par de nouveaux acteurs comme Google ou Apple. Ils ont dû généraliser le protocole IP dans leurs réseaux, car le trafic des données l’a emporté sur le trafic vocal. Voici vingt ans, la téléphonie vocale représentait 80 % du trafic et la communication de données numériques 20 % ; aujourd’hui, le rapport s’est inversé. Les logiciels représentent désormais 80 % d’un commutateur, transformant les télécommunications en soft infrastructure, selon le mot de François Bar. Quatre évolutions techniques ont favorisé la rencontre entre les télécoms et l’informatique – d’abord avec la télématique, puis avec l’Internet – et organisent la convergence multimédia en intégrant l’audiovisuel : les progrès de la microélectronique et la miniaturisation, la généralisation de l’Internet et du protocole IP, le développement de la fibre optique et celui de la téléphonie mobile. Ces quatre innovations procurent de multiples possibilités de convergence multimédia. En même temps, elles accentuent la concurrence entre les opérateurs qui contrôlent les accès aux réseaux (les telcos, les câblos et les FAI2) et les industries du contenu qui développent des logiciels, des programmes et de nouveaux services.

9Les opérateurs téléphoniques ont donc dû transformer leurs réseaux en généralisant d’abord le numérique, puis en adoptant le protocole Internet. Finalement, le monde de l’informatique, avec ses normes et ses acteurs, s’impose à celui des télécoms. Pour réagir, voire survivre, le monde des télécoms a dû proposer des offres multiplay et répondre au développement des usages et à la concurrence des nouveaux entrants, en investissant dans le très haut débit, en particulier la fibre optique, et dans les réseaux de nouvelle génération dits NGN (New Generation Networks).

10Si l’on considère maintenant ces industries du point de vue économique, c’est-à-dire le marché mondial sur lequel interviennent les trois grandes familles d’acteurs, il apparaît que les télécommunications, notamment les opérateurs, en représentent la part la plus importante, ce qui suscite d’autant plus d’appétits concurrentiels. Le marché global des TIC (audiovisuel + informatique + télécoms) en 2008 est estimé par l’IDATE3, à 2 740 milliards d’euros, soit 6,5 % du PIB mondial. Avec 44 % de ce marché mondial, les télécommunications apparaissent comme une industrie puissante (1 200 milliards d’euros) dont l’essentiel est réalisé par les opérateurs de services avec un chiffre d’affaires cumulé de 1 000 milliards d’euros. Le marché de l’informatique (logiciels et équipements) représente 35 % du marché mondial, et l’audiovisuel 20 % (programmes et équipements). L’industrie des programmes audiovisuels ne représente, elle, que 10 % du marché mondial des TIC, alors qu’elle constitue un « géant social et culturel », du fait de la place des médias et de la télévision dans la vie quotidienne : ainsi en France, chaque individu consomme quotidiennement la télévision durant 3 h 30, en moyenne.

11La convergence multimédia s’opère sur deux plans : technique, du fait de la numérisation généralisée, mais aussi sur le terrain économique, avec le développement de grands groupes multimédias (multisupports de diffusion). Comme l’avaient modélisé des chercheurs du MIT dans les années 1980, les groupes industriels des TIC développent leurs stratégies dans un espace qui peut être représenté à partir de trois composantes figurées dans le schéma ci-dessous sur l’axe des abscisses (intégration horizontale), à savoir les matériels (terminaux, équipements), les contenus (programmes audiovisuels, logiciels, écrits) et les réseaux de communication. Mais leurs déplacements stratégiques s’opèrent aussi selon l’axe des ordonnées (intégration verticale) entre l’amont de la R&D et de la création (pour les contenus) et l’aval de la filière multimédia, du côté de la consommation finale.

Graphique 2. Cartographie de l’industrie des TIC (d’après le MIT)

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12Cette carte du MIT définit ainsi l’espace stratégique de positionnement des industries de la communication. Chaque acteur peut y être représenté. Ainsi pourrait-on faire figurer le groupe Sony sur une diagonale allant de la gauche, du côté des matériels, jusqu’en en haut à droite, du côté des contenus depuis son rachat des studios Columbia. De même les opérateurs de télécommunications sont positionnés au centre du schéma, tentés aujourd’hui d’aller vers les contenus, comme hier certains s’étaient associés à l’industrie des équipements (par exemple, AT&T avant 1984). Apple joue l’intégration verticale entre les terminaux (iPod, iPhone, iPad) et les banques de contenus (iTunes, App Store).

13La convergence multimédia place les opérateurs de télécommunications en situation délicate face aux grands acteurs de l’Internet, car leur modèle économique est basé sur une « économie des compteurs » qui repose sur la détention de parcs d’abonnés à leurs réseaux. C’est moins le terminal qui compte que l’accès, via des réseaux, à une multitude d’applications, de programmes, de services ou de « contenus ».

14Depuis la télématique, et surtout avec l’Internet, le monde des télécoms, qui mettait en relation des utilisateurs entre eux (modèle du téléphone : réseau point à point), a été obligé d’intégrer un tiers, les éditeurs de services. Le système des télécommunications est devenu un jeu à trois avec les éditeurs, comme l’illustrèrent la télématique et le système « kiosque » de partage des recettes, avant de devenir, avec Internet, un secteur impliquant une multitude d’intermédiaires avec près de 300 millions de serveurs dans le monde, des plateformes de commerce électronique (eBay, Amazon), des moteurs de recherche (Yahoo, Google, MSN), des réseaux sociaux, etc. Ces intermédiaires captent une part croissante des recettes des industries de la communication, notamment la publicité et le paiement direct des consommateurs.

II. L’affrontement de trois modèles économiques

15Les frontières entre les modèles économiques établis antérieurement par les trois familles d’industries de la communication sont brouillées. Les acteurs de l’audiovisuel combinent classiquement trois types de ressources financières : la redevance dans la plupart des pays, la publicité associée à la recherche de l’audience, et le péage direct à des chaînes cryptées ou à des services à valeur ajoutée. Pour cette industrie, la ressource rare est le programme audiovisuel qui constitue une sorte de prototype unique (notamment le programme de stock qui, à l’instar d’une série ou d’un film, peut être rediffusé). Dans cette économie des prototypes, les détenteurs de programmes (les producteurs et les auteurs) et les éditeurs-programmateurs jouent le rôle clef, car les premiers détiennent les contenus et les seconds les valorisent par la captation des audiences transformées en recettes publicitaires. La logique de cette industrie est d’abord celle de l’audience génératrice de la principale ressource financière des médias.

16Pour les opérateurs de télécommunications, le modèle économique repose sur l’accès et l’utilisation du réseau, qu’il s’agisse de l’abonnement ou du trafic : l’objectif des opérateurs est, d’une part, la conquête ou la fidélisation des consommateurs et, d’autre part, le développement des services indispensables pour générer toujours plus de trafic. Le modèle économique des opérateurs est celui des réseaux ou, mieux, une « économie des compteurs » comparable à celle du taxi (prise en charge et kilomètres parcourus) ou des réseaux de l’électricité et des transports.

17Avec les acteurs de l’Internet, c’est une économie de la médiation qui est en construction. Ce nouveau modèle économique est mixte et s’inspire à la fois de celui de l’audiovisuel (économie des prototypes) et de celui des télécommunications (économie des compteurs), et fait même appel à la gratuité. Il emprunte à l’audiovisuel la logique du financement par la publicité guidée par la recherche de l’audience maximale, construite ici sur la réputation du site ou du blog et sur sa capacité à offrir le maximum de services, d’applications ou d’informations : ainsi fonctionne le modèle Google. Il emprunte aux télécommunications la recherche de parcs de clients fidélisés les plus larges possibles générant du trafic grâce à des applications : ainsi fonctionne Apple. Cette économie de la médiation et de la réputation peut se réaliser aussi grâce aux plateformes de commerce électronique génératrices de publicité et de paiement (eBay, Amazon).

18Les combinaisons multiformes de l’économie de prototypes et de celle des compteurs éclairent les stratégies de tous les groupes multimédias : elles sont positionnées sur la carte ci-dessus du MIT aux deux extrêmes de la filière industrielle de la communication : en haut, le contrôle de l’innovation et de la création (prototype) et en bas, le contrôle de l’accès au client final.

19D’un côté, les groupes détenteurs de contenus – audiovisuels (les majors d’Hollywood) ou logiciels comme Microsoft – souhaitent la distribution élargie de leurs applications/prototypes uniques à l’échelle mondiale et sur tout type de réseaux (câble, satellite, Internet, mobiles, etc.), afin de rentabiliser l’investissement toujours plus onéreux qu’exige la production des contenus. En effet, aujourd’hui, l’investissement initial dans le contenu est très élevé (coût de la R&D, du brevet ou de la création) alors que le coût de la reproduction et de la distribution est très faible, voire quasi nul. On peut ainsi schématiser le premier modèle de l’économie de prototypes qui consiste à investir fortement dans les programmes audiovisuels ou les logiciels, à verrouiller leur propriété (y compris par une position de monopole comme Microsoft sur les logiciels d’exploitation) et à les diffuser et à les rediffuser sous diverses formes à l’échelle mondiale (par exemple, diverses versions de Windows, ou rediffusion de téléfilms sur différentes chaînes de télévision).

20D’un autre côté, les détenteurs de l’accès aux clients-abonnés (à la télévision à péage, au téléphone mobile, aux FAI, etc.) veulent en conquérir le plus grand nombre possible et les fidéliser en leur offrant une panoplie intégrée de services. Plus le nombre d’abonnés est grand, plus la valeur du réseau croît, selon la loi de Metcalfe. Ainsi se définit le deuxième modèle, celui de l’économie des compteurs des opérateurs de réseaux.

21L’économie de prototypes (1er modèle) consiste donc à produire ou à détenir des œuvres originales – d’où l’importance de la propriété intellectuelle – et à les diffuser le plus largement possible à l’échelle planétaire, en multipliant les canaux de distribution, notamment Internet, alors que l’économie des compteurs (2modèle) consiste à détenir des clients/abonnés pour leur facturer le maximum de trafic et de services. Ainsi, deux modèles économiques se confrontent (graphiques 3 et 4) : celui des telcos, des câblos et des FAI, pour préserver l’accès aux réseaux – donc l’économie des compteurs – et celui des producteurs et détenteurs de contenus unis aux Big Five, pour défendre les droits sur les contenus – l’économie des prototypes – qu’ils soient payants ou financés par la publicité. On comprend mieux l’importance des débats sur la neutralité du Net à la lumière de ces enjeux économiques.

Graphique 3. Premier modèle : l’économie des prototypes et de l’audience, Hollywood ou Microsoft

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Graphique 4. Deuxième modèle : l’économie des compteurs et de la fidélisation, celui des opérateurs de télécommunications (loi de Metcalfe)

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Graphique 5. Troisième modèle : l’économie de la médiation, de la réputation et de la confiance, celui des Big Five

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Graphique 6. Les trois modèles

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22Le troisième modèle économique (graphique 5) est un modèle mixte de la médiation que mettent en place les acteurs de l’Internet : il consiste à s’insérer comme des intermédiaires à l’intérieur des deux modèles économiques précédemment décrits pour capter/détourner tout ou partie des recettes des acteurs traditionnels de l’audiovisuel/des logiciels (Hollywood/Microsoft) et des opérateurs de télécommunications.

23En associant les trois modèles sur un même schéma (graphique 6), on peut représenter le positionnement de l’ensemble des acteurs. Il apparaît qu’Apple a le modèle le plus intégré (et le plus fermé) des trois, jouant à la fois par le biais des terminaux (iPod, iPad, iPhone, ordinateurs), sur la captation des utilisateurs et par le biais des banques de programmes (iTunes, App Store), sur la détention des contenus. Les acteurs de l’Internet (réseaux sociaux, plateformes) ainsi qu’Apple ont « contourné » chacun à leur façon, la question de l’accès au réseau en s’adressant directement au client final soit par le terminal (Apple), soit par la mise en relation des utilisateurs entre eux (réseaux sociaux et plateformes de commerce).

24Les trois modèles économiques sont ordonnés par trois logiques. La première est celle de l’audience (haut du schéma) pour la diffusion élargie des prototypes et les médiateurs positionnés du côté des contenus (Hollywood, Google, Yahoo) qui permet de capter la publicité comme recette principale. La deuxième est celle de la confiance pour les médiateurs positionnés entre les réseaux et les consommateurs finaux comme les plateformes eBay ou les réseaux sociaux. Enfin, la troisième logique est celle de la fidélisation à l’accès, caractéristique des câblos et des telcos. Audience, confiance, fidélisation sont les trois concepts clefs de cette nouvelle économie numérique.

25Dans ce contexte, les opérateurs des télécommunications se trouvent concurrencés par tous les autres acteurs de l’Internet et de l’audiovisuel, sur le contrôle de l’accès, d’où la course à la fidélisation et au maintien de l’ARPU4 (avec développement des applications). Les opérateurs sont d’autant plus fragilisés que le téléphone mobile est devenu le moyen d’accès majeur aux services avec 4 milliards de cartes SIM diffusées dans le monde (soit 2,5 milliards d’utilisateurs environ) et que l’accès mobile à l’Internet ouvre un champ quasi illimité à de nouveaux services interactifs. Même les équipementiers viennent concurrencer les opérateurs sur les services : ainsi sur les téléphones mobiles, Apple avec son iPhone ou Nokia avec son offre de services de géolocalisation, de jeux et de musique. Toute la chaîne de la valeur des industries de la communication est désormais bousculée, d’où la modification incessante du positionnement stratégique des acteurs dans l’offre de services pour s’adapter à l’instabilité du système.

26On observe deux grandes stratégies chez les opérateurs de télécoms pour réagir à cette déstabilisation de leur macro-système technique : la première consiste à saturer le téléphone mobile qui devient le terminal universel, en le transformant en une sorte de couteau suisse électronique multiservices. La seconde consiste à faire converger fixe-mobile, voix-images-données sur un même réseau via des boîtiers (box) pour offrir des packages de services. Les opérateurs présents sur les seuls réseaux mobiles (pure players mobiles) développent la première stratégie en visant la substitution fixe-mobile. Les opérateurs historiques, qui disposent d’une double implantation dans les réseaux fixes et mobiles, s’orientent vers la seconde, c’est-à-dire vers la convergence de tous les médias sur différents supports (télévision, ordinateurs et téléphones) avec les offres MultiPlay.

Graphique 7. Activités et évolutions des positionnements

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D’après IDATE, Digiworld, 2007, p. 79.

27Réciproquement, les câblo-opérateurs, quand ils sont puissants comme aux États-Unis, sont les principaux concurrents des opérateurs télécoms, car ils disposent d’un double accès aux réseaux et aux contenus. Quant aux FAI, ils se déplacent vers la téléphonie fixe avec la VoIP, et vers la téléphonie mobile qui devient un des supports majeurs de réception de l’Internet. Les producteurs de contenus, notamment les majors d’Hollywood, recherchant la valorisation de leurs portefeuilles de programmes, passent des accords de partenariats avec les fournisseurs d’accès et s’intéressent au développement de la vidéo sur IP. Quant aux Big Five qui disposent d’un accès direct aux clients, via les moteurs de recherche ou les sites d’achats, elles entendent fidéliser leur audience pour garantir leurs recettes, qu’elles soient directes (Microsoft) ou publicitaires (Google). On observe donc les déplacements des cinq grands types d’acteurs des TIC à partir de leur cœur de métier (graphique 7).

Conclusion

28L’Europe représente 33 % du marché mondial des TIC et les télécommunications en constituent le cœur. Toutefois, les opérateurs européens des télécoms sont éclatés avec quelque cent acteurs intervenant au sein de l’Union et surtout ils se sont lancés, avec la dérégulation, dans une concurrence fratricide. Or, l’atout européen est le maintien de cinq opérateurs puissants – la moitié des dix premiers opérateurs mondiaux (Deutsche Telekom, France Télécom, Telefonica, Telecom Italia et BT). Il convient de préserver cette force et ces champions par des alliances, une mutualisation de leurs investissements dans les réseaux (fibres, NGN) et l’innovation. Autrement dit, seule une véritable politique industrielle européenne, tout à l’opposé de la financiarisation court-termiste, accompagnée d’une normalisation et d’une réglementation des médiateurs de l’Internet, le permettrait. L’ampleur des investissements à engager dans le très haut débit et la nécessité de contrebalancer la puissance des grands acteurs de l’Internet tels que Google justifie cette perspective. Cela signifierait une inversion du cycle dérégulateur lancé depuis un quart de siècle, et une réorientation des politiques publiques nationales et européennes au profit de stratégies industrielles et d’innovation de moyen-long terme.

Notes de bas de page

1 Nous entendons par « macro-système technique des télécoms » (MSTT), l’ensemble constitué par un système technique construit à partir de réseaux et d’un système de pouvoir qui le régule et l’exploite ; c’est le sens donné par A. Gras dans Les macro-systèmes techniques, « Que Sais-Je ? », Paris, PUF, 1997, 128 p., suite aux travaux de T. P. Hugues, Networks of power-Electrification in Western Society, Baltimore, J. Hopkins University Press, 1983, 488 p., qui a introduit le concept de Large Technical Sytem pour analyser le développement du réseau électrique entre 1880 et 1930.

2 Fournisseurs d’accès à Internet.

3 IDATE, DigiWorld. Yearbook 2009. Les enjeux du monde numérique, Montpellier. 2010, p. 24.

4 L’ARPU (Average Revenue Per User) est le chiffre d’affaires mensuel moyen réalisé avec un client.

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