Discussion. Entre réussites et échecs : De nouvelles perspectives pour les Télécommunications
p. 259-262
Texte intégral
1Cécile Méadel1
Je passe maintenant la parole à la salle.
2François du Castel
Je voulais faire deux remarques : la première concerne l’exposé de Benjamin Thierry qui a très bien résumé l’histoire du Minitel mais est passé rapidement sur les difficultés d’exportation. Or, c’est un sujet actuellement en débat sur le forum de l’AHTI, et je pense qu’il y a trois hypothèses. La première est une question de normes ; la deuxième repose sur le fait que les ingénieurs ne sont pas de bons vendeurs, surtout quand ils se heurtent au not invented here des Américains ; la troisième part du principe qu’aux États-Unis, les informaticiens californiens commencent à méditer une alternative à la télématique au moment où les perspectives d’exportation apparaissent en France.
3Ma deuxième remarque concerne l’exposé de Léonard Laborie. Le problème qui s’est manifesté quand on a abordé le problème de la fibre optique au CNET, est que les chercheurs se sont heurtés à l’étendue des brevets qui ont été pris par Corning Glass. La deuxième question concerne Saint-Gobain. L’entreprise avait monté une industrie de la fibre optique qui marchait bien et a finalement décidé qu’elle n’avait rien à faire là-dedans.
4Mon troisième point aborde le cas de la DTRN qui avait construit un réseau moderne dans le cadre du développement du téléphone et était confrontée au problème de renouvellement. Je crois qu’il faut saluer la capacité de la DTRN qui a eu le courage de casser son réseau neuf qui n’avait pas dix ans d’existence pour le remplacer par de la fibre optique. C’est une décision qui a été importante et qui a permis d’ailleurs à Internet de pénétrer en France.
5Cécile Méadel
Merci. Benjamin Thierry, laquelle de ces trois interprétations aurait votre approbation ?
6Benjamin Thierry
Je ne tranche pas, le sujet me semble suffisamment complexe pour ne pas relever d’une explication monocausale. Je ferai donc une réponse de Normand, ce qui est aussi une réponse d’historien : probablement un peu des trois. Il y a une différence de modèle qui est fondamentale entre les deux écosystèmes en matière de télécommunications, et le Minitel est si typiquement français, dans l’alliance qu’il y a entre l’infrastructure, le logiciel et les structures politiques qui le portent, qu’il est un peu difficile d’imaginer son exportation dans le contexte américain. Il y a un point qui me dérange dans la liste des hypothèses retenues par François du Castel, c’est l’alternative californienne. Je ne sais pas si, au moment où la question de l’exportation se pose, cette alternative était si bien conscientisée, si elle était déjà arrivée à maturité. Il y a dans la seconde moitié des années 1980 un grand système technique destiné au grand public, d’une part, et une nébuleuse de petits réseaux, de l’autre, qui commencent à peine à se fondre dans ce qui ne devient le Web qu’au milieu de la décennie suivante. Rien de comparable en somme.
7Cécile Méadel
Nous allons laisser à Léonard Laborie la possibilité de répondre.
8Léonard Laborie
D’abord sur le point de la DTRN, j’ai dit qu’il y avait dans le réseau du coaxial tout neuf, qu’on ne pouvait pas tout de suite passer à la fibre, donc qu’on n’a pu commencer à le faire qu’à la fin des années 1980. En ce qui concerne le « faux libéralisme », j’ai peut-être été insuffisamment clair. Concernant le premier point en revanche, c’est-à-dire les brevets Corning Glass, c’est plus compliqué que cela. En 1974, Corning Glass signe avec CIT-CGE une convention et, le lendemain, le CNET signe une convention avec CIT pour avoir accès à la technologie qui passe par la CIT. Mais il est vrai qu’à côté de cela, il y a tout un effort pour se défaire de ce monopole qui est en train de se constituer.
9Bernard Sutter2
S’agissant de politique technique, industrielle et internationale, je voudrais rapidement rappeler trois dates clés qui furent passionnantes à vivre.
10D’abord, 1966. Yves Guéna, ministre des PTT et son collègue de l’Industrie créent un « groupe de travail PTT-Industrie » coprésidé par Raymond Croze, directeur général des Télécommunications puis en 1967 Pierre Marzin, son successeur, et par M. Charpentier, directeur général de l’Industrie. Sous couvert du nouveau vocable « politique industrielle » fut décidée l’adoption d’un système révolutionnaire de commutation dite « temporelle », entièrement électronique, le « système E 10 », mis au point par le CNET, intégrant sous forme « numérique » transmission et commutation, en avance de plusieurs années sur tous les autres pays.
11Ensuite, 1972. Un autre ministre des PTT, Robert Galley se rend au Mexique pour signer avec son homologue mexicain un accord prévoyant, d’une part, l’introduction à Mexico du système E 10 sous forme d’une zone pilote, d’autre part, la création d’un centre mexicain de recherche, le CIDEST, les chercheurs du CNET et du CIDEST devant adapter en coopération le système français au contexte mexicain. Au préalable s’étaient concertés Georges Pébereau, Louis-Joseph Libois, Gérard Théry et Jacques Dondoux pour décider de cette stratégie originale pour la première exportation d’un système français de commutation.
12Enfin, 1976. La zone pilote de Mexico fonctionne sans aucun problème. Gérard Théry est présent à l’inauguration, succès technique pour le CNET qui a pu manifester au niveau international la prééminence du « numérique » face à son concurrent le « semi-électronique », succès à l’export pour la CGE et la CIT face à ITT États-Unis et Ericsson Suède dont le Mexique était jusqu’alors le fief.
13De 1972 à 1976 : le E 10 et le Mexique, mais aussi la Pologne, l’Inde…, aventures internationales porteuses en germe sur le plan mondial de ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution numérique ».
14Cécile Méadel
Nous allons prendre une dernière question avant de nous séparer.
15Jacques Ernest
Concernant le développement des fibres optiques et les accords avec Corning, je tiens à préciser la chose suivante. Nous avons commencé le travail sur les fibres optiques au centre de recherches de Marcoussis, à la CGE, dans les années 1970-1971. Nous n’avions pas de matériel, nous n’avions pas de fibre, alors on s’est tourné vers Corning Glass, non pas pour signer un accord d’achat de brevets, mais pour signer ce qu’on a appelé pudiquement un « accord de développement ». C’est-à-dire que nous avons eu droit aux premières fibres que produisait Corning, et elles avaient une atténuation acceptable pour rendre les expérimentations crédibles, de l’ordre de quelques décibels par kilomètre. Mais nous nous sommes, comme l’ensemble des industriels concernés, très vite orientés vers un type de fabrication, de technologie dite MCVD, beaucoup plus proche de celles de l’industrie de la microélectronique, et qui a d’abord été mis au point aux Bell Labs. Je signale à ce propos le rôle extraordinaire, à mon avis, dans tous ces développements, des relations personnelles que les uns et les autres ont pu entretenir avec les différents acteurs de grandes institutions comme les Bell Labs de l’époque, la NEC au Japon, et ITT, avant même la fusion entre Alcatel et ITT.
16Cécile Méadel
Le temps qui était imparti aux questions est écoulé. Je remercie vivement les intervenants et les participants à cette matinée.
Notes de bas de page
Auteurs
Présidente de séance.
Professeure à l’École des mines de Paris, Cécile Méadel a notamment publié Télévision à la carte, un divorce annoncé, 2007 ; Quantifier le public. Histoire des mesures d’audience de la radio et de la télévision, 2010 et, avec E. Brousseau et M. Marzouki (ed.), Governance, Regulations and Powers on the Internet, Cambridge University Press, 2012.
Ingénieur des Télécommunications, décédé en 2012.
Enseignant d’histoire contemporaine et des médias à l’université Paris-Sorbonne (PRCE IUFM de l’Académie de Paris), Benjamin Thierry est également chargé de mission pour le développement des humanités numériques auprès de la présidence de Paris-Sorbonne. Il prépare une thèse de doctorat sur l’histoire de l’interactivité graphique dans la seconde moitié du xxe siècle sous la direction du professeur Pascal Griset.
Il a notamment publié La communication hommes-machines et le développement de l’informatique : quelle place pour la recherche en ergonomie ?, 2008 ; Une histoire de la stratégie de reconnaissance scientifique à l’Inria Rocquencourt : l’ergonomie de l’informatique et ses chercheurs (1969-1990), 2009 et Le Minitel, l’enfance numérique de la France avec Valérie Schafer en 2012.
Agrégé et docteur en histoire, Léonard Laborie est chargé de recherche au CNRS (UMR Irice). Il a notamment publié L’Europe mise en réseaux. La France et la coopération internationale dans les postes et les télécommunications (années 1850-années 1950), 2010, tiré de sa thèse de doctorat dirigée par le professeur Pascal Griset à l’université Paris-Sorbonne.
Ingénieur général des Télécommunications, président de l’ARIEL.
Ancien directeur adjoint de la R&D chez Alcatel.
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