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Régulation : des monopoles publics aux oligopoles restreints privés

p. 249-255


Texte intégral

Introduction

1Depuis l’origine du télégraphe électrique de Morse à la fin des années 1830, les ingénieurs des Télécommunications qui ont œuvré dans le domaine des télécommunications et au sein de ce qui fut le corps des Télécommunications ont en fait exercé leur activité dans un secteur qui a toujours été régulé. D’abord, ce fut une longue période de près d’un siècle et demi, à peu près sans interruption, de monopole d’État géré par une administration. Elle s’est achevée, en France, en 1990 par deux lois : la première dite de réglementation des télécommunications, et la seconde changeant le statut de l’opérateur historique France Télécom d’administration nationale en établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Dans les années 1980, partant des États-Unis avec le démantèlement d’AT&T (American Telegraph and Telephone) décidé par la justice dans un différend avec le constructeur informatique IBM, s’est développé à travers le monde un vaste mouvement de libéralisation, d’introduction de la concurrence et de privatisation. Appelé « dérégulation », il a culminé avec l’éclatement de la bulle financière dite Internet au début du xxie siècle. Depuis, on assiste à d’importants mouvements de concentration par fusions et intégrations chez les opérateurs de télécommunications et à l’émergence de sociétés parfois hégémoniques dans la nébuleuse télématique, c’est-à-dire qui combine plateformes informatiques et réseaux de télécommunications pour offrir des contenus et applications en ligne.

I. L’ère des monopoles

A. Le télégraphe

2À l’origine, le télégraphe électrique a été un moyen de gouvernement et, dans les armées, un système de transmission des ordres et renseignements. Ce n’est que plus de vingt ans après ses premières installations au sein du ministère de l’Intérieur qu’il a été ouvert au public en 1851. Alors s’est posée la question de la distribution des télégrammes au destinataire et est née la fonction de porteur de télégrammes. Celle-ci entraîna la création des bureaux télégraphiques et de l’administration du Télégraphe. Il apparut ensuite que le réseau des bureaux de postes et ses facteurs étaient plus nombreux et mieux adaptés pour une distribution diffuse. L’administration des Télégraphes a été fusionnée avec la Poste en 1879. Le téléphone avait été inventé aux États-Unis trois ans avant par Graham Bell.

B. Le téléphone

3Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en France, le téléphone n’a suscité qu’un intérêt relatif des gouvernements et de certains scientifiques renommés. La construction des réseaux et leur exploitation sont d’abord laissées à des entreprises privées sous forme de concessions locales. L’État n’investit au début que dans les liaisons à grande distance. Devant les difficultés rencontrées par les sociétés privées pour financer les réseaux dans de nombreuses villes et l’hétérogénéité des techniques qui en résulte, et malgré la fusion en une entité unique, la Société générale des téléphones, l’État décide en 1889 de nationaliser les réseaux et services et de les rattacher à l’administration des Postes et Télégraphes qui ne prendra que plus tard le nom de Postes, Télégraphes et Téléphones, le célèbre sigle PTT. Le monopole d’État est ainsi établi jusqu’en 1986 où la concurrence sera rouverte en commençant avec les nouveaux réseaux pour les mobiles.

4Durant toute cette période, les difficultés de financement des investissements demeureront critiques. À partir de 1888, l’État complétera ses budgets par des avances remboursables versées par les collectivités territoriales pour accélérer les déploiements des réseaux sur leurs territoires. En 1923, le budget des PTT qui était intégré au budget général de l’État et qui contribuait ainsi par ses recettes à financer d’autres secteurs est érigé en budget annexe. Les recettes des Télécommunications sont, de droit, affectées pour construire et exploiter le réseau téléphonique. À partir de cette époque où les abonnés au téléphone se comptent seulement en milliers, les infrastructures de télécommunications en France seront financées uniquement par les recettes venues des abonnés et non par l’impôt. Néanmoins, la France est restée longtemps dans son équipement téléphonique à la queue du peloton des pays développés. Il a fallu attendre les sixième et septième Plans à cheval sur les années 1970-1980, pour qu’elle rattrape son retard grâce à un effort exceptionnel. Celui-ci a été financé par l’astuce de la création de sociétés de financement qui, par l’intermédiaire du crédit-bail, ont permis de contourner les contraintes des grands équilibres des budgets étatiques. C’est aussi sous le régime du monopole d’État que s’est engagée la compétition entre le monde informatique et celui des télécommunications pour les transmissions de données avec le lancement de Transpac, des satellites télécom pour fournir des liaisons louées transcontinentales, et du Minitel donnant accès à tous aux informations et applications des services Télétel hébergés sur les ordinateurs de l’époque (plus de 20 000 services).

C. La radiodiffusion et la télévision

5Née des travaux de Marconi, la radiodiffusion utilise les ondes électromagnétiques et non un câble conducteur. Elle a d’abord été employée pour envoyer des télégrammes à travers les continents, la télégraphie sans fil (TSF). Les premières émissions de radiodiffusion à destination du public ont eu lieu en France en 1920. La télévision est apparue en 1935. La Seconde Guerre mondiale a montré la puissance d’information et de propagande de la radio ; ce n’est réellement qu’après-guerre que la télévision a pris son essor avec le noir et blanc en 819 lignes, puis la couleur en SECAM. L’audiovisuel, comme on l’appelle en France, était géré par une administration d’État, la RTF, qui a été transformée en office, l’ORTF en 1974. À partir de cette date, les ingénieurs des télécommunications, fonctionnaires, n’ont plus été recrutés par l’ORTF. Il fallait démissionner à la sortie de Polytechnique pour entrer à l’ORTF. Jusqu’en 1981, l’audiovisuel était un monopole d’État concurrencé par une poignée de stations radios périphériques. On n’arrête pas les ondes aux frontières !

6Dans ces régimes de monopoles publics, pour les télécommunications comme pour l’audiovisuel, les fonctions d’exploitation et de réglementation étaient étroitement imbriquées dans les administrations et, de ce fait, les ingénieurs faisaient directement ou indirectement de la régulation. Pour les tarifs et les budgets, le ministère des Finances gardait son rôle d’arbitre. Ces monopoles étaient en fait plus administrés que régulés au sens actuel.

II. La vague mondiale de dérégulation

7Tant dans les télécommunications que dans l’audiovisuel, les années 1980 ont été marquées par la dérégulation, mot américain associé à la fin du plus grand monopole privé d’alors, AT&T.

A. La concurrence généralisée

8En France, cette décennie a été marquée par l’arrivée des radios libres, la privatisation de la première chaîne de télévision et la création en 1986 du premier opérateur pour les mobiles, SFR. Ce mouvement mondial tire sa substance de la numérisation avec l’invention des circuits à semi-conducteurs et en particulier des microprocesseurs et circuits de traitements de signaux. Dans un contexte néolibéral, la diversité des services et réseaux apportée par la numérisation, les fantastiques baisses des coûts engendrées ont été les arguments de justification de la multiplication des infrastructures, des opérateurs, des fournisseurs d’accès et de services. Privatisation et concurrence généralisée dans tout le secteur de la communication électronique.

B. Privatisation

9Avec la concurrence, les opérateurs et éditeurs (entreprises de programmes audiovisuels) historiques France Télécom, l’ORTF, se sont trouvés handicapés par leurs statuts publics tant au niveau du financement des investissements que du recrutement de personnels aux qualifications très variées. Par ailleurs, l’État étant propriétaire ou actionnaire majoritaire des acteurs historiques, il devenait juge et partie dans les conflits qui les opposaient à leurs concurrents.

C. La séparation de la réglementation et des opérations

10En se focalisant sur les télécommunications en France, c’est dès 1985 que ces deux fonctions ont été séparées au sein du ministère des PTT, en créant une direction générale de la Stratégie et de la Réglementation distincte de la direction générale des Télécommunications (DGT), future France Télécom. Deux lois en 1990 ont dessiné l’organisation actuelle. L’une dite de réglementation, qui définissait les responsabilités réglementaires et de régulation exercées par le ministère des PTT, l’autre qui sortait l’opérateur de l’administration et lui donnait son indépendance opérationnelle sous la forme juridique d’une entreprise publique, un EPIC, avec une majorité de personnels qui conservaient leur statut de fonctionnaires.

11La loi de 1996 franchit un cap supplémentaire, elle érige la fonction régulation en autorité administrative indépendante : l’ART (Autorité de régulation des télécommunications) qui deviendra Arcep par intégration de la régulation postale et changement de vocabulaire de télécommunication en communication électronique (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Cette loi transforme France Télécom en une société anonyme de droit privé dont le capital est ouvert sur les marchés boursiers.

12Dans le domaine de l’audiovisuel, l’évolution qui conduit au CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) et à France Télévision est similaire.

D. Nouveaux entrants, concentrations, intégrations

13Poussée par le numérique, les écrans plats, la fin du xxsiècle a connu une période euphorique : multiplication des radios locales et nationales, des chaînes de télévision, arrivée avec les mobiles et Internet du toujours connecté, du tout ouvert, de l’illimité, du gratuit. Les opérateurs de télécommunications internationaux, longues distances, du fixe, du mobile, virtuels, se sont multipliés. Puis est venu le temps des concentrations, de certaines faillites, des intégrations fixe-mobile, des regroupements de chaînes de télévision numérique, des convergences télécommunications-audiovisuel, etc. Les oligopoles sont devenus de plus en plus restreints.

III. Oligopoles et régulation

A. Des oligopoles restreints

14Le phénomène de reconcentrations est mondial. Pour des raisons géopolitiques, l’Europe est le continent où il a, jusqu’à présent, été le moins sévère et où le nombre d’opérateurs est le plus grand. Pour les réseaux de télécommunications, on dépasse exceptionnellement des triopoles. Si les chaînes de télévision se multiplient, le nombre d’éditeurs a tendance à diminuer. La nébuleuse Internet est tenue par quelques géants hégémoniques spécialisés : Google, Facebook, Apple, Microsoft, Amazon, eBay, Baidu…

B. Des dynamiques portées par les services avec les mobiles et la télématique haut débit en ligne

15En moins de vingt ans, le nombre d’utilisateurs de services avec des mobiles a dépassé 60 millions. En moins de dix ans, plus de 20 millions de foyers se sont connectés à Internet grâce au haut débit, principalement sur ADSL ; la France compte plus de 40 millions d’internautes. Une dynamique de diffusion de produits grand public rarement atteinte. Les choix pour le consommateur en services, réseaux de connexion, terminaux se sont multipliés. Les réseaux transportent des multiservices ; les services peuvent être distribués sur des réseaux différents. On est bien loin du modèle « un réseau, un service » qui fut celui du vieux téléphone fixe. La régulation doit faire face à de nouveaux défis bien éloignés de l’ouverture à la concurrence d’un mono-service mature transporté par un réseau en grande partie amorti.

C. Les quadratures de la nouvelle régulation

16Les fantastiques croissances des débits que demande la généralisation de contenus incluant des images à haute définition, des applications informatiques en ligne toujours plus sophistiquées, exigent de reconstruire ou de moderniser tous les réseaux : fibres optiques à l’accès fixe, troisième et quatrième générations pour les mobiles avec les limites des fréquences utilisables, télévision haute définition et à trois dimensions, et enfin passage de la radiodiffusion au numérique. D’énormes investissements. Comment les faire financer par des oligopoles en concurrence, cotés en bourse ?

17Les réseaux supportent de multiples services, téléphone, courriels, télévision, radio et une infinie variété de services télématiques en ligne. Les débits que consomment ceux-ci, les exigences de qualité sont loin d’être en proportion avec leur valeur d’usage pour le consommateur. Quelle régulation tarifaire pour des services multiples sur un même réseau ? Quelle gestion de la qualité pour chaque service ? Jusqu’où la neutralité ?

18Nouveaux services et réseaux constituent d’attirantes opportunités. Mais, va-t-on aller vers une société plus solidaire ou de nouvelles fractures ? Il est sûr qu’un service public réduit au téléphone fixe et des cabines publiques est devenu totalement obsolète.

19La télévision, la radio étant distribuées par de multiples réseaux nouveaux, fixe à haut débit, nouvelles générations pour les mobiles, est-il encore raisonnable de séparer la régulation des télécommunications de celle de l’audiovisuel : Arcep et CSA ?

20La majorité des trafics vient maintenant des services télématiques en ligne ; ils sont fournis par des quasi-monopoles non régulés comme les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les boutiques d’applications… Quel nouvel équilibre de régulation entre télécommunications, audiovisuel, encadrés dans le détail, et ces nouveaux monopoles en formation ?

21Toutes ces questions à fort impact sociétal demandent une bonne maîtrise des évolutions techniques, une compréhension de l’économie des filières industrielles impliquées, des compétences juridiques du droit qui régit le marché et de celui qui traite des obligations et libertés en matière de communication.

IV. L’Europe de la communication électronique dans la mondialisation

22Les revenus des services de télécommunications et d’audiovisuel, qu’ils viennent des factures au consommateur, ce qui est la grande majorité, ou de la publicité, financent une part importante d’une complexe filière industrielle, les technologies de l’information et de la communication (TIC). Les investissements des opérateurs créent les revenus des équipementiers de télécommunications, alimentent en partie les fabricants de terminaux et l’industrie d’électronique grand public ; ils contribuent aux développements des logiciels, des services et de l’exploitation.

23L’Europe et la France sont parmi les zones de la planète les mieux desservies en réseaux et services de télécommunications dont les clients ont accès à de riches gammes de services de communication interpersonnelle, diffusée et télématique. Il faut cependant observer qu’elles sont en train de se faire distancer dans les hauts et très hauts débits par l’Asie du Sud-Est. D’autre part, elles sont très dépendantes des grandes plateformes de médiation nord-américaines. Enfin, leurs positions dans les industries des composants, des matériels informatiques, sont faibles, et celles dans les équipements de télécommunications, un de leurs points forts, s’effritent.

24Les nouvelles orientations de régulation dans les « paquets télécoms » et les directives associées ne peuvent ignorer ces grands enjeux industriels. De grands constructeurs d’équipements de télécommunications émergent en Asie : Chine, Corée. Ce continent est parmi les leaders dans les composants électroniques, les écrans. Avec notamment l’Inde, il est un grand pôle de développement des logiciels.

25Pour demeurer en tête dans une société numérique globale, l’Europe doit mobiliser ses forces. Sa politique de régulation sera un des facteurs-clés de réussite.

Conclusion

26De facto, dans les périodes de monopole et à un degré moindre de dérégulation, les ingénieurs ont eu du poids dans les orientations réglementaires. Le nouveau contexte de construction des réseaux numériques à haut débit, de création de multiples services de contenus et d’applications numériques, nécessite que des ingénieurs et scientifiques interviennent dans les instances de régulation ; pas uniquement des débutants, mais aussi des personnes d’expérience avec les questions de déontologie que cela pose et les problèmes de gestion de carrière pour les personnes concernées. De nouveaux rapports sont à élaborer entre technique, économique, juridique et politique. Le potentiel de progrès en ce début de xxisiècle est encore immense.

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