GSM : un projet européen au retentissement mondial
p. 205-223
Plan détaillé
Texte intégral
Introduction
1Le sigle GSM désigne à la fois le système européen de télécommunications mobiles (Global System for Mobile Communications) et le groupe de travail qui a élaboré la norme correspondante (Groupe spécial mobile). Les travaux du groupe ont commencé en 1982. L’accord sur le choix des technologies est intervenu en 1987. C’est donc la date retenue comme celle de la création de la norme.
2Pourquoi en parler encore si longtemps après ? La raison essentielle est que cette norme, initialement conçue pour l’Europe, est devenue une norme mondiale de fait. On dénombre actuellement plus de trois milliards d’utilisateurs dans 219 pays. Et 80 % de la population mondiale vit dans des zones couvertes par des réseaux GSM1.
3Il est important de retenir que la création du GSM fut un succès européen collectif. Aucun pays, aucune organisation ni aucune personne ne peuvent être considérés comme inventeur de tout ou partie de la norme. Ce succès n’a été possible que grâce à l’excellent esprit de coopération qui a régné dans le groupe et ses sous-groupes, ainsi qu’aux amitiés et à la confiance mutuelle qui s’y sont développées.
4La contribution des ingénieurs du CNET à l’élaboration de la norme a été considérable. De plus, l’équipe permanente du groupe GSM a été basée en France, d’abord à Paris, puis à Sophia Antipolis. Des observateurs non européens ont donc parfois qualifié le GSM de « norme française ». En revanche, à un niveau plus « politique », la France s’est à un moment située dans l’opposition. C’est probablement la raison pour laquelle des récits publiés récemment attribuent aux Français un rôle négatif.
5Il faut aussi souligner que le succès n’était pas assuré. Avant 1987, des doutes ont été souvent exprimés concernant la possibilité pour le groupe GSM d’obtenir un accord européen sur le choix des technologies, de même que sur la faisabilité du passage à des techniques numériques. De telles opinions ont été exprimées aussi bien par les médias que les experts de la Commission européenne.
I. Les télécommunications mobiles en 1981
6Dans les systèmes traditionnels existant avant 1981, une seule station de base couvrait chaque grande agglomération. Ainsi, si l’on disposait de 60 canaux radio, pas plus de 60 communications simultanées ne pouvaient être établies dans chaque zone métropolitaine. Cela ne permettait pas de satisfaire une demande en croissance rapide. Ces réseaux étaient en général basés sur des spécifications nationales spécifiques.
7Le concept de réseau cellulaire était connu depuis longtemps. Il consiste à découper la zone à couvrir en petites cellules desservies chacune par une station de base. Des cellules distantes peuvent utiliser les mêmes canaux radio. En réduisant la taille des cellules, on peut augmenter le trafic supporté. Cela implique de savoir transférer une communication en cours d’une cellule à la cellule voisine lorsque le mobile se déplace. En 1981 la technologie permettait de mettre en œuvre de tels mécanismes.
8Les premiers réseaux cellulaires commerciaux ont effectivement été ouverts en 1981 dans les pays scandinaves où avait été élaborée une norme cellulaire analogique commune, le NMT.
9Aux États-Unis, les Bell Labs avaient développé une autre norme, l’AMPS. Deux réseaux préopérationnels fonctionnaient respectivement à Chicago et Washington DC. Mais l’ouverture de réseaux commerciaux était différée par l’administration qui souhaitait introduire la concurrence entre opérateurs.
10En dehors de Scandinavie, certains opérateurs envisageaient de construire rapidement des réseaux AMPS ou NMT. Des industriels comme Philips proposaient aussi de développer une troisième norme cellulaire analogique. Il était de toute évidence illusoire d’espérer un accord entre opérateurs européens sur une solution analogique commune.
11Pour l’étape suivante, celle du cellulaire numérique, on pouvait, en instituant très tôt une coopération européenne, avoir toutes les chances de déboucher sur une solution commune. Cela conduisit les opérateurs scandinaves à proposer la création d’un groupe de travail européen.
II. Les principaux acteurs
12Avant de retracer les différentes étapes qui conduisirent à l’émergence de la norme GSM, il est utile de donner quelques indications sur les apports des principaux acteurs.
A. Les opérateurs historiques
13En 1981, l’exploitation des réseaux mobiles était en Europe réservée à ceux qui plus tard furent désignés sous le nom d’opérateurs historiques, en général des administrations plus ou moins liées aux administrations postales.
France
14L’opérateur français était la DGT. Le GSM étant un projet de coopération internationale avec des implications industrielles évidentes, il tombait normalement dans le domaine de la direction des Affaires industrielles et internationales (DAII).
15Cependant, la compétence technique était localisée au CNET qui avait annoncé fin 1981 le lancement d’un projet de recherche sur le cellulaire numérique. Ce projet, associant plusieurs départements du CNET, démarra en 1982 sous le nom de Marathon. Le chef de projet était Bernard Ghillebaert (X71-Télécom)2. Il est intéressant de noter que, parmi les ingénieurs de l’équipe Marathon, plusieurs étaient passés par l’université de Stanford, en Californie. Ceux-ci connaissaient bien les techniques avancées de communication numérique, ce qui explique en partie la valeur de la contribution française.
16Parallèlement, dès septembre 1981, le nouveau directeur général des Télécoms, Jacques Dondoux (X51-Télécom) me nomma délégué aux Télécommunications mobiles. Ma délégation, la DTM, devait comprendre une petite équipe chargée de piloter les nouveaux projets dans ce domaine. L’opinion de Jacques Dondoux était alors que la France n’avait pas brillé dans le domaine des télécommunications mobiles et qu’il fallait rechercher une solution européenne.
17Marathon et DTM étaient deux structures transversales qui formèrent finalement une structure de projet de fait. Son objectif était de promouvoir une solution technique performante acceptée par l’ensemble de l’Europe. Elle se révéla assez puissante pour s’opposer efficacement à la technostructure, la DAII, dont l’action s’inscrivait tout entière dans le cadre de la politique industrielle nationale.
Royaume-Uni
18Nous tentâmes de coopérer avec British Telecom avec objectif de lancer très rapidement dans les deux pays des réseaux cellulaires analogiques intérimaires, pour satisfaire la demande qui devenait de plus en plus pressante. Très rapidement, le choix se porta sur une adaptation à 900 MHz de la norme scandinave NMT. Mais, dès la mi-1982, le Gouvernement britannique décida d’ouvrir la concurrence et imposa une concertation entre les deux opérateurs sur une norme commune. Le choix du second opérateur, une adaptation de la norme américaine AMPS s’imposa alors et causa l’abandon de la coopération franco-britannique.
Allemagne
19L’heure était à la coopération franco-allemande et le secteur des télécommunications mobiles apparaissait comme un terrain de choix. Début 1983, les Allemands nous proposèrent de reprendre avec eux le projet abandonné avec les Britanniques. Nous coopérâmes donc avec la Bundespost, le bras exécutif du Bundesministerium. Les industriels français et allemands s’étant ligués pour soutenir la nouvelle norme proposée par Philips, solution irréaliste, le projet fut abandonné en 1984. Tous nos efforts se reportèrent alors sur le cellulaire numérique avec l’objectif d’apporter une contribution accrue au projet GSM.
20La Bundespost disposait d’un centre technique très compétent, mais moins orienté sur la recherche que le CNET. Nous étions donc tout à fait complémentaires. À Bonn, le Bundesministerium était une structure plus petite et moins politisée que le ministère français. Le ministre allemand, Christian Schwartz-Schilling, resta en place pendant toute la durée du projet et suivait de près nos travaux. Lorsque nous le rencontrions dans les couloirs du ministère, il avait des mots encourageants.
Les Pays scandinaves
21Les opérateurs scandinaves furent pour le projet GSM à la fois un guide et un modèle. Le groupe GSM bénéficia de leur expérience dans le développement de spécifications communes, ouvertes, c’est-à-dire largement publiées et non verrouillées par des droits de propriété intellectuelle, celles du système NMT. Leur expérience de l’exploitation des réseaux NMT leur permit aussi de contribuer efficacement au projet, aussi bien dans le domaine technique que dans le domaine commercial. Mais surtout ils avaient une vision juste des bénéfices d’une norme internationale en ce qui concerne tant les économies d’échelle dues à la création d’un marché important, que l’intérêt des utilisateurs pour un service transnational.
B. Les organes de normalisation européens
La Conférence européenne des postes et télécommunications
22La CEPT regroupait 34 administrations européennes, dont celle de la Turquie. Elle anticipait ainsi une Union européenne élargie. La langue principale était le français, mais les réunions se déroulaient avec interprétation simultanée. Les documents de travail devaient être disponibles en français, anglais et allemand. La CEPT avait une activité de normalisation importante et obtint des succès notables dans ce domaine. Mais elle était jugée peu efficace. On critiquait son multilinguisme considéré comme une cause de lenteur, le fait que les décisions ne pouvaient être prises qu’à l’unanimité, et aussi qu’elle ne produisait que des « recommandations » dont l’application était laissée à la discrétion de ses membres.
23La CEPT créa en 1982, sur proposition des administrations des pays scandinaves et des Pays-Bas, le Groupe spécial mobile (GSM), avec pour mission d’élaborer une norme de télécommunications mobiles.
L’Institut européen des normes de télécommunications (ETSI)
24L’ETSI fut créé à la fin des années 1980 pour reprendre les activités de normalisation dans le domaine des télécommunications. Il est ouvert à tous les acteurs des télécommunications, administrations, opérateurs et industriels, et basé à Sophia Antipolis. Ses règles de fonctionnement répondent aux critiques formulées à l’égard de la CEPT. La langue de travail est l’anglais et les décisions peuvent être prises sur la base d’un vote pondéré. De plus, une procédure a été mise en place, en liaison avec la Commission européenne pour permettre de conférer à certaines des normes produites un caractère obligatoire au sein de l’Union européenne. Et bien évidemment, la notion même de délégation nationale a disparu, chaque membre étant libre de faire valoir ses positions.
25La tutelle du GSM fut transférée à l’ETSI et il prit en 1992 le nom de comité technique SMG (Special Mobile Group).
C. Le groupe de travail
26Il faut finalement s’intéresser à la structure de travail, groupe GSM jusqu’en 1991, comité SMG à partir de 1992. J’ai indiqué plus haut les différences essentielles entre les régimes CEPT et ETSI : langue de travail, procédure de décision, ouverture aux industriels et possibilité de produire des normes obligatoires. En revanche, la structure de travail resta la même dans le nouveau régime. Seule la terminologie changea.
27Trois niveaux existaient :
la réunion plénière : groupe, puis comité ;
les groupes de travail, puis sous-comités, et les groupes d’experts ;
le secrétariat permanent : noyau permanent, puis équipe projet.
28Lorsque le GSM décida de se doter d’un noyau permanent, deux positions s’affrontèrent. Le Royaume-Uni et la Suède proposèrent que la mise au point des spécifications soit déléguée au noyau permanent, le groupe GSM n’intervenant pratiquement plus dans le travail de détail. La France et l’Allemagne au contraire souhaitaient que le rôle du noyau permanent soit limité à effectuer des tâches bien définies sous le contrôle de la réunion plénière, à assister les sous-comités et groupes d’experts, à assurer la gestion des documents produits et à présenter à la réunion plénière des propositions de décisions.
29Seuls les plus grands pays ou organisations avaient la possibilité d’être représentés dans toutes les instances. La seconde approche, qui donnait à tous les membres la possibilité d’intervenir dans la prise de décision au niveau de la réunion plénière, fut donc retenue et le resta dans le régime ETSI.
30La DGT offrit d’accueillir le noyau permanent à Paris. En 1986, cette proposition fut préférée à celle du Danemark après de longues discussions. Le noyau permanent fonctionna à Paris, rue Georges Pitard, dans le XVe arrondissement, jusqu’en 1992. Le premier membre français fut Marie-Bernadette Pautet (X77-Télécom). Le noyau permanent, devenu équipe projet de l’ETSI, se transporta ensuite à Sophia-Antipolis.
III. La formation du consensus sur la norme (1982-1987)
A. Les enjeux
Accord sur les objectifs assignés au système
31En créant le groupe GSM, la CEPT avait défini les objectifs assignés au système à concevoir. Mais le groupe avait latitude pour réviser ces objectifs. Une évolution était en effet justifiée pour tenir compte de l’expérience de l’exploitation des premiers réseaux cellulaires analogiques, de même que des progrès très rapides de la microélectronique. Ce n’est qu’en 1985 que les objectifs révisés furent figés.
32Ils reprenaient dans leur ensemble les objectifs proposés en 1982, mais deux questions avaient suscité d’intéressantes discussions. L’une concernait les terminaux des utilisateurs. Le système devait-il être conçu exclusivement pour des terminaux montés sur véhicule ou au contraire pour accommoder aussi des terminaux portatifs ? L’autre concernait la technologie radio. Dans quelles conditions pouvait-on adopter une technologie numérique ? Sur ces deux points, des exigences minimales furent fixées. D’une part, le système devait accommoder des terminaux portatifs, mais leur poids ne devait pas dépasser une limite déterminée. D’autre part, une technologie numérique ne pouvait être adoptée que si elle apportait, par rapport aux technologies analogiques, des avantages décisifs sur cinq points précis.
33Ces discussions, menées en parallèle avec le choix des technologies de base, n’avaient pas été du temps perdu. Elles avaient préparé le groupe à décider en toute transparence le moment venu.
La technologie radio
34Le principal défi pour le groupe était de concevoir une norme radio efficace et de la faire accepter par l’ensemble des participants. Aboutir à un accord suscita d’âpres négociations qui sont relatées plus loin. Nous ne donnons donc ici que quelques indications sur le problème technique à résoudre.
35Cette norme radio devait assurer un partage des ressources radio à la fois entre les utilisateurs d’une même cellule et entre cellules voisines. Alors qu’en analogique la discrimination ne peut se faire qu’en fonction de la fréquence, en numérique diverses méthodes sont susceptibles d’être utilisées et combinées entre elles : accès multiple par répartition en fréquence (AMRF), par répartition dans le temps (AMRT) et par répartition de codes (AMRC).
36Le GSM devait retenir l’AMRT, combiné avec l’AMRF. L’AMRC aurait requis plus de puissance de calcul et de mémoire dans les terminaux mobiles et l’on pouvait craindre à l’époque qu’il ne soit pas possible de disposer de terminaux portatifs dans des délais raisonnables.
37La norme radio devait aussi assurer une protection efficace contre les effets indésirables des trajets multiples. Il existe en effet en général plusieurs trajets possibles entre un terminal mobile et une station de base : trajet direct, trajets réfléchis ou diffractés par des obstacles. Il leur correspond des temps de propagation différents et, de ce fait, ils interfèrent entre eux. Si on exclut les systèmes à bande large tel l’AMRC, les interférences se traduisent sous forme d’évanouissements rapides du signal reçu qui, lorsque le mobile se déplace, affectent à chaque instant des fréquences différentes. Pour y remédier, on utilise des codes correcteurs d’erreur. Ces codes introduisent une redondance dans le signal en introduisant des bits supplémentaires. À la réception, ils permettent de reconstruire le bloc de données émis si le nombre d’erreurs n’est pas trop élevé. Pour obtenir de bonnes performances en présence d’évanouissements rapides, on pratique l’entrelacement qui consiste à découper un bloc de données en sous-blocs et à entrelacer les sous-blocs de plusieurs blocs successifs. Les sous-blocs d’un bloc donné étant transmis à des instants suffisamment espacés, ne seront pas tous affectés et l’on pourra en général reconstruire le bloc complet.
38L’entrelacement est malheureusement inefficace lorsque le mobile reste stationnaire. Pour y remédier, on peut utiliser le saut de fréquence lent (SFL). Les sous-blocs étant alors transmis sur des fréquences différentes, l’entrelacement reste efficace. Un autre avantage du SFL est de moyenner les interférences entre cellules. Sans SFL, un utilisateur mobile situé aux étages élevés d’un immeuble de grande hauteur peut perturber gravement une communication utilisant la même fréquence dans une cellule distante. Avec SFL, cette perturbation n’affecte qu’un sous-bloc de données de temps à autre dans plusieurs communications et, lorsque de telles interférences se multiplient, c’est seulement graduellement que la qualité de ces communications est affectée.
39Initiée par Didier Verhulst (X75), la participation française aux travaux du GSM dans ce domaine fut ensuite conduite par Alain Maloberti (X74-Télécom) qui présida le groupe de travail du GSM de 1984 à 1995.
Le choix d’un codeur de parole
40Le choix d’un codeur de parole a été sous-traité à un groupe de travail spécialisé de la CEPT présidé par Jan Natvig, un ingénieur norvégien. Ce groupe avait déjà traité de problèmes similaires pour lesquels il existait une procédure bien rodée et reconnue internationalement. Elle consistait à susciter des propositions de plusieurs industriels et à les évaluer, principalement à l’aide d’essais subjectifs. Ces essais mobilisaient des moyens importants existant dans des laboratoires spécialisés. Parmi les propositions reçues pour le GSM, deux furent jugées intéressantes, une de Philips (Allemagne), l’autre d’IBM-France. Finalement, Philips et IBM acceptèrent de développer une synthèse des deux propositions. Il est important de rappeler la contribution du Centre de recherches d’IBM à La Gaude qui est souvent oubliée. La participation française à ces travaux fut dirigée par Pierre Combescure (X71-Télécom).
Les spécifications du réseau
41La tâche nécessitant le plus gros volume de travail fut indiscutablement le développement des spécifications du réseau. Il fallait définir précisément les services offerts, définir une architecture de réseau, spécifier les protocoles d’échanges entre les entités de réseau, concevoir des dispositifs de sécurité assurant la sauvegarde de l’intégrité du réseau et de la confidentialité des informations échangées entre les utilisateurs. Une des innovations apportées par le GSM était le module d’identification d’abonné (SIM). Il fallait aussi spécifier l’interface entre ce module et le terminal de l’utilisateur.
42Finalement il était nécessaire de spécifier les procédures d’essai et vérification permettant de s’assurer que, par exemple, un terminal fabriqué en Asie du Sud-Est pourrait fonctionner dans l’infrastructure de réseau fournie par un industriel suédois, ou encore qu’un SIM fabriqué en France pourrait fonctionner avec un terminal mobile fabriqué en Corée.
43L’élaboration de ces spécifications mobilisa des centaines d’experts. Elle souleva évidemment des controverses, mais celles-ci furent en général résolues au niveau des groupes de travail ou sous-comités. C’est la raison pour laquelle elles sont moins connues que celles qui concernèrent la technique radio.
44Le plus important contributeur français à ces travaux fut Michel Moulay (X77) qui présida le sous-comité compétent de 1993 à 1998.
B. Le choix de la technique radio
L’origine des propositions
45On ne pouvait envisager de choisir une technique radio sans que sa faisabilité ait été démontrée par la construction d’une maquette et la réalisation d’essais sur le terrain. La DGT française et la DBP allemande montrèrent la voie à suivre. Dans le cadre de leur coopération bilatérale réorientée vers les technologies numériques en 1984, ils décidèrent de faire construire par les industriels français et allemands plusieurs démonstrateurs. Cela suscita des initiatives similaires au Royaume-Uni, en Norvège et en Suède. Le programme franco-allemand allait un peu plus loin en faisant appel à des industriels plutôt qu’à des laboratoires. Les contrats furent conclus au printemps 1985, les démonstrateurs devant être livrés en 1986.
46Lors d’une réunion plénière du GSM à Copenhague, mon homologue allemand surprit tout le monde en proposant que les essais comparatifs et l’ensemble des démonstrations soient effectués à Paris par le CNET.
Les techniques candidates
47Une des propositions, présentées dans le cadre du programme franco-allemand, entrait dans une catégorie spéciale, celle de SEL en Allemagne, alliée à Alcatel. SEL était une société du groupe ITT qui allait entrer dans le groupe Alcatel un peu plus tard. Cette proposition était basée sur une combinaison d’AMRT et d’étalement de spectre, donc un AMRT large bande. Cette technologie avait été développée dans le cadre d’un contrat avec le ministère de la Recherche allemand. Le démonstrateur se comporta bien aux essais. Mais c’était une solution « propriétaire » et il aurait été nécessaire pour les industriels intéressés d’obtenir des licences de SEL. Il y avait donc peu de chances qu’elle soit acceptée par l’ensemble des participants.
48La plupart des autres propositions convergeaient vers une solution AMRT bande étroite. De plus, on entrevoyait la possibilité de réaliser une synthèse optimale de ces propositions qui aurait alors le soutien de tous leurs protagonistes. Parmi les démonstrateurs correspondants, deux méritent d’être signalés.
49Le démonstrateur construit par le laboratoire norvégien ELAB se distingua par de très bonnes performances dues à l’utilisation d’un procédé de modulation particulier, ADPM.
50Le démonstrateur franco-allemand construit par la société LCT, une ex-société ITT, était le seul incluant le saut de fréquence lent. Il avait été développé en liaison avec le CNET et reprenait les conclusions des études menées dans le cadre du projet Marathon. La DAII s’était opposée à la conclusion du contrat correspondant parce qu’il créait une concurrence à la proposition Alcatel-SEL. Heureusement le directeur général des Télécommunications, Jacques Dondoux, avait alors arbitré en ma faveur.
La préparation de la réunion GSM de Madère
51Dès la fin des essais, WP2, le groupe de travail radio du GSM, présidé par Alain Maloberti, entreprit de rédiger le rapport et les propositions de décisions qu’il devait présenter à la prochaine réunion plénière devant se tenir à Madère du 16 au 20 février 1987. La majorité du groupe était en faveur d’une synthèse des propositions basées sur l’AMRT bande étroite et WP2 élabora les grandes lignes d’une telle synthèse en optimisant la valeur de différents paramètres, notamment la largeur de bande du canal radio, fixant ainsi le nombre d’intervalles de temps dans la trame AMRT. L’utilisation de la modulation ADPM proposée par la Norvège fut également retenue. Le saut de fréquence lent (SFL) le fut aussi sur l’insistance de la délégation française, mais seulement comme une option à la discrétion des opérateurs de réseau. Pour la plupart des participants, le SFL était en effet une technologie trop avancée dont ils ne comprenaient pas l’intérêt. Seule la délégation suédoise, probablement influencée par Ericsson, n’y était pas entièrement défavorable. Que le SFL soit retenu, même comme une option, entraînait la conséquence que tous les mobiles devaient avoir la capacité de l’utiliser. La voie restait ainsi entièrement ouverte à son utilisation future.
52Finalement, parce que les participants français et allemands avaient pour instruction de défendre la proposition Alcatel-SEL, WP2 laissait à la réunion plénière le choix ouvert entre l’AMRT large bande, c’est-à-dire la solution Alcatel-SEL, et l’AMRT bande étroite c’est-à-dire la synthèse qu’ils avaient élaborée.
La réunion GSM de Madère (février 1987)
53Les instructions de la délégation française à Funchal, confirmées quelques jours avant par le nouveau directeur général des Télécommunications, Marcel Roulet (X54-Télécom), étaient encore de défendre la solution Alcatel-SEL. Lorsque Thomas Haug invita les délégations nationales à se prononcer sur le choix, le résultat fut très clair : 13 délégations en faveur de l’AMRT bande étroite, 2 seulement, la France et l’Allemagne, en faveur de l’AMRT large bande.
54Lors de la pause suivante, Thomas Haug était désespéré. Mais j’avais réfléchi à une manière de contourner le blocage. Le plus important était que WP2 continue ses travaux de définition d’une solution AMRT bande étroite acceptable par tous. Autrement, le GSM ne pourrait pas respecter les délais concernant la publication des spécifications. Je proposai donc que nous décidions d’adopter l’AMRT bande étroite, mais seulement comme hypothèse de travail, en remettant la décision finale à une étape ultérieure. Compte tenu de la position de la France, il m’était difficile de proposer cette approche à la réunion plénière. C’est donc le délégué britannique, Stephen Temple, qui la fit adopter. Le reste de la réunion permit ainsi d’affiner les propositions de WP2 dans ce domaine.
55La réunion fut ainsi très positive. De plus, d’autres décisions importantes furent prises, comme celle d’approuver les conclusions du groupe sur le codeur de parole en demandant à Philips et IBM de proposer un algorithme commun. On avait aussi opté pour le choix d’une solution numérique.
La résolution du différend
56De retour de Madère, il restait à résoudre le différend fondamental. Une multitude d’initiatives furent prises. Le ministre britannique écrivit au ministre français. Mais la lettre n’était pas très explicite et ne fut guère suivie d’effet, le cabinet du ministre n’ayant suivi l’affaire que de très loin.
57Lors d’une réunion des directeurs généraux français et allemand, la DAII demanda que les travaux continuent sur la solution AMRT large bande et que de nouveaux essais comparatifs soient effectués. Le directeur général allemand refusa et menaça de se rallier à la majorité européenne, laissant alors la France isolée. Le ministre allemand confirma cette position dans un appel téléphonique au ministre français également non suivi d’effet immédiat. Du côté des Scandinaves, Ericsson entama des négociations pour se rapprocher d’industriels français et allemands.
58Pendant ce temps, WP2 continuait activement l’élaboration de spécifications détaillées pour l’AMRT bande étroite, avec SFL. Au cours de l’optimisation des différents paramètres, il apparut nécessaire de remplacer la modulation ADPM par la modulation GMSK, ce qui déçut vivement nos collègues norvégiens. Bien que l’on fût encore sous le régime de la CEPT, ces travaux associaient un nombre croissant d’experts de l’industrie.
59La solution du différend devait venir d’une direction inattendue. La Société des électriciens et électroniciens française (SEE) organisa les 7 et 8 avril un séminaire à Bruxelles pour présenter les travaux du GSM à une audience européenne. L’idée était due à Jean-Paul Aymar (X63-Télécom), un ancien ingénieur du CNET qui dirigeait le cercle thématique « Communications mobiles » de la SEE, et à Didier Verhulst qui avait été impliqué dans les débuts du projet Marathon et du GSM. Je les aidai à élaborer le programme et à recruter les orateurs. Ce séminaire fut une extraordinaire démonstration du dynamisme et de la détermination du groupe GSM. Dans l’auditoire se trouvait Philippe Glotin (X59), responsable du secteur communications mobiles d’Alcatel. Il fut grandement impressionné et le lendemain, lors d’une réunion à Bruxelles avec les dirigeants de SEL, il sut les convaincre d’abandonner un combat déjà perdu3.
60Quelques jours après, les ingénieurs d’Alcatel prirent contact avec le CNET pour discuter de la manière dont ils pouvaient participer aux travaux du GSM sur l’AMRT bande étroite. À la DGT, on pensait que le président d’Alcatel, Pierre Suard (X54), suivait l’affaire de très près. On s’étonna donc qu’il n’annonce pas lui-même cette évolution de leur position. En fait, il avait laissé pleins pouvoirs à Philippe Glotin pour traiter cette affaire et le ralliement se fit ainsi par la base4.
61L’activité diplomatique finit par porter des fruits. L’Italie et le Royaume-Uni s’étaient joints à la coopération franco-allemande en 1985. Le contenu de cette coopération quadripartite était essentiellement une concertation dans la prise de décisions. Les contacts pris dans ce cadre avaient posé les bases d’une réunion des ministres pour formaliser un accord. Cet accord étant dorénavant possible, on convint d’une date et l’on élabora un projet d’accord quadripartite, finalement signé par les ministres ou leurs représentants à Bonn, le 19 mai 1987. Cet accord peut être considéré comme l’acte de naissance de la norme GSM.
IV. Mise au point et adoption par le marché
(1987-1992)
A. La production des spécifications
62La production des spécifications devait encore demander plusieurs années de travail. Alors que les spécifications radio purent être figées rapidement, la rédaction des spécifications réseau, beaucoup plus volumineuses, impliquait de fixer de nombreux détails. Ce travail considérable fut effectué par des groupes d’experts rapportant aux sous-groupes du GSM et bénéficiant de l’assistance du noyau permanent. Ce dernier conçut un système précis et efficace de gestion des documents. Dès sa mise au point, chaque projet de spécification, puis chacune de ses versions ultérieures étaient soumis à l’approbation du groupe plénier. Au total, 130 spécifications totalisant environ 6 000 pages furent ainsi produites.
63L’élaboration des procédures d’essai et de vérification fut certainement le point le plus délicat. Seul son accomplissement permit l’ouverture des premiers réseaux commerciaux en 1991 et 1992.
B. La création d’un marché
64Plusieurs actions favorisèrent la création du marché.
65L’une d’elles fut la publication en 1987 de la directive européenne sur les fréquences. Les réseaux analogiques intérimaires rencontraient un grand succès dans les pays scandinaves et au Royaume-Uni. D’autres allaient encore être ouverts, par exemple en Italie et en Espagne. Les opérateurs de ces réseaux auraient souhaité disposer de la totalité des fréquences disponibles dans la bande des 900 MHz. Au contraire, la directive imposa aux États membres d’y réserver deux sous-bandes de 10 MHz pour l’introduction du futur système européen. Ce fut la contribution essentielle de la Commission européenne au projet.
66Une autre initiative fut l’ouverture, à la signature en septembre 1987, d’un protocole d’intention connu sous le nom de MoU5 entre des administrations et opérateurs européens. L’idée en avait été proposée par Stephen Temple du Department of Trade and Industry britannique. Ce protocole contenait principalement un engagement mutuel des signataires à ouvrir avant une date déterminée des réseaux GSM dans leurs pays respectifs. Il établissait également une coopération entre ces opérateurs, par exemple pour harmoniser les clauses des contrats conclus pour la fourniture des équipements. Signé initialement par les représentants de treize pays, ensuite rejoints par ceux du reste de la CEPT, il évolua plus tard vers une organisation mondiale maintenant dénommée GSM Association (GSMA).
67Il fut, en outre, nécessaire de traiter la question de la propriété intellectuelle. En effet, dès que furent connues les principales dispositions techniques du GSM, des industriels entreprirent d’enregistrer des brevets verrouillant l’utilisation de certaines d’entre elles. Le plus habile d’entre eux fut Motorola.
68Le groupe GSM décida donc dès juin 1987 d’organiser le plus rapidement possible une conférence technique où serait présenté l’ensemble des spécifications en cours d’élaboration. Celles-ci devenant ainsi publiques, il ne serait plus possible de breveter telle ou telle partie d’entre elles. La délégation allemande proposa de prendre l’affaire en main. La société savante allemande, VDE, demandant des délais excessifs pour intervenir, la conférence fut organisée avec l’université de Hagen (Westphalie) qui préparait une manifestation en octobre 1988 pour célébrer les 25 ans du traité franco-allemand de l’Élysée, où j’avais été invité à présenter la coopération franco-allemande sur le cellulaire numérique. On décida donc d’y adjoindre notre conférence. Hagen dispose d’un centre de congrès moderne et agréable. Il y eut environ 600 participants. Des copies des spécifications disponibles étaient en vente.
69En marge de la conférence, nous eûmes encore quelques discussions avec les avocats de Motorola. Le groupe GSM n’était pas hostile à l’existence de brevets, mais il aurait souhaité que leur exploitation soit libre de redevances. Finalement, la clause harmonisée, qui fut élaborée par les signataires du MoU pour être intégrée dans leurs contrats de fourniture, demandait l’engagement des industriels à délivrer des licences d’utilisation de leurs brevets éventuels dans des conditions « justes, raisonnables et non discriminatoires ».
V. Le GSM et la concurrence
70Il reste à examiner pourquoi et comment la norme GSM s’est imposée sur le marché mondial. Dans un premier temps, jusqu’en 1993, elle n’eut pas de concurrent sérieux. Elle enregistra alors des succès faciles : pays d’Europe centrale et orientale, pays de la Ligue arabe, Australie.
71Un concurrent sérieux apparut en 1993 : IS-95, une norme radio développée aux États-Unis par Qualcomm, et basée sur l’utilisation de l’AMRC.
72L’administration ayant refusé d’y imposer une norme cellulaire unique, on connut aux États-Unis dans les années 1990 un foisonnement de normes cellulaires numériques. IS-95 est celle qui s’y imposa et la seule qui fut exportée.
73Qualcomm avait été fondée en 1985 par Andrew Viterbi, un spécialiste des communications numériques de réputation mondiale, et Irwin Jacobs.
74L’analyse des points forts du GSM qui suit est donc souvent une comparaison entre IS-95 et GSM.
A. Les points forts du GSM
75Naturellement, le premier atout du GSM a été d’être la première norme cellulaire numérique disponible, puisque ses spécifications avaient été figées dans leur première version en 1990 et des réseaux opérationnels ouverts en 1991. De plus, elle s’appuyait dès le début sur un marché de grande taille puisque mis en œuvre par deux pays, la France et l’Allemagne, qui n’avaient pas construit de réseau cellulaire analogique et où la demande non satisfaite était donc énorme.
L’existence de spécifications complètes, ouvertes et évolutives
76Le groupe GSM a développé les spécifications d’un système complet, y compris des spécifications d’essai et de vérification. Un des atouts du GSM fut d’avoir spécifié le module d’identification d’abonné (SIM) qui constitua un élément important de sa sécurité. Au contraire, Qualcomm n’offrait qu’une norme radio.
77De plus, l’avance du GSM fit qu’il exista toujours une communauté de fournisseurs d’équipements GSM dynamique. Ce sont d’ailleurs ces fournisseurs qui ont fait le plus activement la promotion de la norme.
78Les problèmes de propriété intellectuelle relatifs au GSM ont en général été réglés par des négociations entre industriels et n’ont jamais constitué un obstacle à l’adoption de la norme. Au contraire, adopter IS-95 entraînait la nécessité de négocier un accord de licence avec Qualcomm assorti du versement d’une avance importante sur les redevances futures.
79Enfin, un atout du GSM fut le travail du groupe de normalisation, devenu comité technique SMG de l’ETSI, que j’ai présidé de 1992 à 1996. SMG continua jusqu’en 2000 à assurer la maintenance et l’évolution des spécifications6. Par maintenance, il faut comprendre la correction d’erreurs ou d’ambiguïtés dans les spécifications, découvertes parfois très tard et qui, si minimes soient-elles, causaient des problèmes de compatibilité entre équipements, ou de qualité des communications. L’évolution concerna l’introduction de nouveaux services, par exemple le GPRS, un service de transmissions de données en mode paquets, ou de nouvelles approches permises par les progrès de la microélectronique, par exemple des algorithmes de codage de parole plus efficaces. Il fut aussi nécessaire de prendre en compte la vocation devenue mondiale du GSM, par exemple en modifiant les spécifications pour permettre la transmission de messages courts dans d’autres alphabets que l’alphabet latin, en particulier en idéogrammes7.
Le saut de fréquence lent
80Pour que le GSM confirme son succès, le plus important était qu’il puisse monter en capacité, jusqu’à accueillir des millions d’utilisateurs dans les plus grandes agglomérations.
81Le saut de fréquence lent (SFL) joua un rôle important à cet effet. Bien que les représentants de certains pays au groupe GSM aient en 1987 déclaré qu’il ne serait pas utilisé dans leurs réseaux, son utilisation se généralisa à partir de 1993. On découvrit alors que son intérêt principal était le nivellement des interférences inter-cellules qui, comme exposé plus haut, permet une réutilisation plus poussée des ressources radio. À l’extrême, les concepteurs de sous-systèmes radio GSM développèrent une approche appelée réutilisation fractionnaire dans laquelle tous les canaux radio peuvent être utilisés dans toutes les cellules, la limitation du niveau d’interférence étant assurée par la seule limitation de la charge de trafic des cellules. Outre une réutilisation plus poussée, cette approche offre une souplesse inégalable pour la mise en place de micro ou pico-cellules dans les endroits où le trafic est le plus dense, comme les halls de gare.
82Grâce au SFL, la technologie radio GSM s’est ainsi révélée aussi performante, et peut-être plus, que l’IS-958.
Le fonctionnement multi-bande
83Une évolution contribua aussi à la montée en capacité du GSM : la possibilité de fonctionner dans plusieurs bandes de fréquences. En 1989, le Royaume-Uni souhaitait lancer des réseaux de communications personnelles couvrant principalement les zones urbaines avec des terminaux de poche. Les fréquences disponibles se situaient à 1 800 MHz. On réalisa très vite qu’une adaptation du GSM à ces fréquences serait une excellente solution qui permettrait de fournir un véritable service cellulaire adapté aux grandes agglomérations. Le groupe GSM était prêt à contribuer à spécifier cette adaptation et l’ETSI donna son accord. Des licences furent alors données à de nouveaux opérateurs au Royaume-Uni d’abord, puis en Allemagne et en France (Bouygues Telecom). Dans un second temps, on s’avisa que la concurrence entre des opérateurs 900 MHz et des opérateurs 1 800 MHz ne pouvaient pas être équitable. On procéda donc à des échanges de fréquences pour que tous les opérateurs aient des attributions pour partie à 900 MHz et pour partie à 1 800 MHz. Finalement, le comité SMG publia en 1995 les spécifications du mode de fonctionnement multi-bande permettant la constitution de réseaux intégrés 900/1 800 MHz dans lesquels une communication peut même être initiée dans une des bandes et transférée ensuite dans l’autre.
84Cela permit ensuite la création de réseaux GSM dans les bandes des 1 900 MHz et 850 MHz en Amérique.
B. La conquête du monde
85Dans la concurrence entre GSM et IS-95, la bataille décisive fut livrée en Chine vers 1995. La Chine avait alors ouvert à la fois des réseaux à la norme GSM et des réseaux à la norme IS-95. J’ai participé alors à plusieurs conférences à Hong Kong, Singapour et Pékin où les représentants des deux camps s’affrontaient. Finalement, le basculement en faveur du GSM eut lieu dans la seconde moitié des années 1990.
86Dans le même temps, les États-Unis délivraient de nouvelles licences pour des réseaux utilisant la bande des 1 900 MHz. Le choix de la norme était laissé libre. Certains candidats à ces licences, appuyés par des fournisseurs d’équipements, choisirent d’utiliser une adaptation de la norme GSM à la bande des 1 900 MHz. Ils créèrent un groupe technique pour spécifier cette variante, en étroite liaison avec le comité SMG, et la faire homologuer par leur administration. L’objectif était de rendre possible à un utilisateur américain d’obtenir, avec son terminal habituel, ou au moins avec son SIM mis en place dans un autre terminal, le service dans le reste du monde, et réciproquement pour les utilisateurs GSM non américains. Dans un premier temps, c’est la deuxième solution, l’itinérance SIM, qui a été utilisée. Ensuite sont apparus les terminaux mobiles tri-bandes couvrant les bandes 900, 1 800 et 1 900 MHz, utilisant le mode multi-bande, et permettant ainsi une itinérance complètement transparente pour les utilisateurs. Finalement la bande 850 MHz qui avait été utilisée pour les réseaux analogiques américains a aussi été aussi ouverte au GSM. Il existe donc maintenant des terminaux quadri-bandes et la quasi-totalité du territoire des États-Unis est couverte à 1 900 ou 850 MHz. En outre, le Canada et l’Amérique latine ont suivi la même voie peu de temps après.
87L’ETSI, et le comité SMG, ont certes encouragé cet essaimage de la norme GSM, mais les acteurs les plus actifs ont été les industriels comme Ericsson, Alcatel, Nokia, Siemens, Nortel. Plus subtile a été l’attitude des industriels américains, comme Motorola et Lucent. Pour des raisons politiques, ils devaient soutenir IS-95, mais ils ne pouvaient pas être absents du marché GSM qui représentait un chiffre d’affaires bien supérieur. Ils avaient souvent des équipes distinctes basées en des endroits différents pour chacune des deux technologies.
88Au moment, vers 2000, où on se préparait à délivrer en France les premières licences 3G, j’ai eu l’occasion de déjeuner avec Irwin Jacobs le président de Qualcomm. J’ai pu constater qu’il espérait encore que le GSM ne pourrait pas suivre la croissance du trafic, alors très rapide dans toute l’Europe, et que les opérateurs se tourneraient alors vers la norme IS-95. Cela n’est pas arrivé : le GSM a encore pu monter en capacité et la croissance future sera assurée par les techniques 3G.
Conclusion
89On retiendra finalement que la participation française à l’élaboration de la norme gsm a été multiple, comprenant à la fois le pire et le meilleur.
90Le pire, car la DGT a introduit la discorde au moment des choix décisifs en défendant seule contre tous une solution qui n’était pas acceptable par l’ensemble des participants. Le meilleur, parce que les ingénieurs français ont, eux aussi seuls contre tous, imposé un procédé technique, le SFL, qui a joué un rôle considérable pour assurer la suprématie de la norme GSM et lui permettre de résister à la concurrence d’un système apparu plus tard.
91Naturellement, on peut se demander s’il n’y a pas des leçons à tirer d’un tel succès. Mon opinion est qu’il n’y en a pas qui soient directement applicables à un projet similaire dans le futur tant les conditions réglementaires et économiques sont maintenant différentes, et tant les technologies de base ont évolué.
92Puisque l’on traite dans ce colloque de l’histoire du corps des ingénieurs, je soulignerai seulement l’importance qu’a revêtue pour ceux d’entre eux qui ont été associés au projet :
le fait de posséder une solide formation scientifique ;
l’aptitude à travailler dans une équipe internationale ;
le goût du métier d’ingénieur, par opposition aux métiers de gestionnaire ou de chercheur ;
l’indépendance d’esprit par rapport à la hiérarchie.
Notes de bas de page
1 GSM Association http://www.gsmworld.com
2 Pour illustrer la participation des ingénieurs des Télécommunications, j’indique leur promotion de l’École polytechnique, suivie de l’indication « Télécom ». Pour les autres polytechniciens, j’indique seulement leur promotion, même lorsqu’ils sont aussi anciens élèves de l’École nationale supérieure des télécommunications. Il y a bien d’autres éminents contributeurs français que je ne peux citer, et je le regrette.
3 Philippe Glotin m’apprit cela lors d’une conversation en 1989.
4 Je n’ai découvert ce fait qu’à l’occasion d’une conversation avec Pierre Suard en 2006.
5 Pour Memorandum of Understanding.
6 Depuis 2000, cette mission est assurée par le comité 3GPP de l’ETSI en charge des systèmes de génération suivante (3G).
7 La solution retenue a été l’utilisation de l’alphabet universel Unicode.
8 D. Falconer, F. Adachi, B. Gudmundson, “Time Division Multiple Access Methods for Wireless Personal Communications”, IEEE Communications Magazine, January 1995 (disponible sur http://www.cs.yale.edu/homes/yry/readings/wireless/wireless_readings/article1.pdf)
Auteur
Grand témoin, ingénieur des Télécommunications (X 1951, ENST 1956), Philippe Dupuis a été nommé à la direction des Services radioélectriques de la DGT en 1956. Détaché en 1962 à France Câbles et Radio, il a dirigé des projets techniques dans de nombreux pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Il a ensuite participé à partir de 1973 à la création de la direction des Télécommunications des réseaux extérieurs. Il est devenu directeur général de Sofrecom en 1979, puis délégué aux Télécommunications mobiles à la DGT en 1981. Dans cette fonction, il a animé la participation française à l’élaboration de la norme GSM.
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