Avant-propos
p. III-VIII
Texte intégral
1La fortune des hommes politiques a toujours intrigué les Français, même si leur état d’esprit, dans ce domaine, a évolué au cours des siècles. Aujourd’hui, une richesse excessive est mal vue : la loi du 11 mars 1988 a fait obligation aux candidats à la présidence de la République de déclarer leur patrimoine avant l’élection. Au xviie siècle, à l’inverse, non seulement on admettait, mais encore il paraissait normal, et presque nécessaire, qu’un ministre fût riche, car cette richesse était le signe qu’il avait la confiance du roi. De même que c’est le devoir d’un ministre de bien servir le souverain, de même celui-ci doit récompenser le serviteur fidèle par des dignités et des charges, il doit favoriser son élévation et le combler de cadeaux. Telle était la règle qui s’imposait dans une société où prévalaient les relations personnelles de clientèle. C’est pourquoi les grands ministres de l’Ancien Régime, et notamment ceux du xviie siècle, ont tous été à la fois les agents et les bénéficiaires de l’absolutisme bourbonien. Des travaux récents ont chiffré de façon précise le patrimoine de plusieurs d’entre eux. La plus grande fortune ministérielle du xviie siècle est, de loin, celle de Mazarin, que Daniel Dessert a évaluée à 38 millions de livres. Vient ensuite celle de Richelieu, étudiée par Joseph Bergin : 20 millions. La fortune de Sully, que nous connaissons bien désormais grâce à Mme Aristide-Hastir, se situe assez loin derrière : un peu plus de 5 millions de livres à la mort du duc en 1641. Elle fut pourtant l’une des plus importantes de France, si l’on fait abstraction des deux cas exceptionnels qui viennent d’être évoqués.
2Indépendamment de son montant, la fortune de Sully se distingue de tous les autres patrimoines ministériels du xviie siècle par plusieurs traits caractéristiques. Tout d’abord, elle a été amassée en peu de temps. Sully était pauvre quand il est arrivé aux affaires (ce fut aussi le cas de Richelieu), le patrimoine des Béthune ayant été dilapidé dans la première moitié du xviie siècle ; dix ans plus tard, lors de son élévation à la pairie, il était riche. D’autre part, Sully est le seul de tous les grands ministres du xviie siècle qui ne soit pas mort en charge : il quitta le gouvernement quelques mois après la mort de Henri IV, en janvier 1611, et survécut plus de trente ans à sa disgrâce. Or, il a réussi, pendant cette longue période, non seulement à conserver mais aussi à accroître son patrimoine : celui-ci a plus que doublé entre 1611 et 1641.
3Cet exploit est d’autant plus remarquable que Sully a dû alors surmonter plusieurs handicaps. Tout d’abord, la conjoncture politique lui était devenue subitement contraire. Privé de l’appui du roi, il est en outre demeuré huguenot jusqu’à sa mort, à une époque où les conversions étaient « à la mode », pour reprendre l’expression d’Élie Benoist, tandis que les milieux du pouvoir étaient catholiques, ultramontains et dévots. Il a donc dû faire face aux pressions, aux convoitises de tous ceux qui, comme le prince de Condé, espéraient profiter de son affaiblissement politique. Il lui a fallu user de réalisme, s’adapter aux circonstances, ajuster sa fortune en fonction de situations nouvelles, en achetant des terres dans le Midi pour se rapprocher des places de sûreté protestantes, en redistribuant et diversifiant ses investissements, en remplaçant les charges et les bénéfices ecclésiastiques par la pratique intensive du prêt à intérêt ou les placements dans le domaine royal. Sully possédait au plus haut degré le sens du « bon mesnage », pour reprendre l’une des ses expressions favorites. Le mot a franchi la Manche et nous le retrouvons aujourd’hui dans un terme anglais déjà presque refrancisé. Disons le m o t : Sully était un remarquable manager. Il a été aussi « bon mesnager » de sa fortune personnelle qu’il l’avait été des finances publiques.
4L’étude de la fortune de Sully, de sa constitution, de son histoire, de son administration, était un sujet immense, que Mme Aristide-Hastir a abordé avec courage, et en sachant que, devant achever son travail dans un délai relativement bref, elle ne pouvait viser à l’exhaustivité. Aussi a-t-elle, prudemment, limité ses ambitions. En exploitant méthodiquement deux grands fonds d’archives - le Minutier central des notaires de Paris, source inépuisable où Joseph Bergin déjà avait trouvé la matière de son livre sur la fortune de Richelieu, et le chartrier de Sully-sur-Loire -, elle a réussi à nous donner, d’une part, une vue d’ensemble de la fortune de Sully et, d’autre part, une monographie sur l’élément principal de celle-ci : le duché-pairie.
5L’ouvrage se présente ainsi à la fois comme un aboutissement et comme un point de départ. Il nous donne, pour la première fois, une analyse complète, claire et ordonnée de la fortune de Sully, envisagée successivement sous des angles divers : à l’histoire - mouvementée - de la formation de ce patrimoine fait suite une description méthodique des biens constitutifs de celui-ci et de la manière dont il a été géré. Certes, cette méthode d’exposition donnera parfois l’impression de favoriser les redites : on retrouvera fatalement dans les chapitres géographiques ou thématiques certaines données qui figurent déjà dans la partie chronologique. Mais pouvait-on éviter totalement cet écueil, si l’on voulait prendre en compte toutes les dimensions d’un patrimoine considérable qui a été en constante évolution pendant quarante ans ?
6Au terme de cette première partie, Mme Aristide-Hastir évalue la fortune de Sully, à la fin de sa vie, à 5 200 000 livres, chiffre établi pour l’essentiel d’après une pièce produite par le duc lors du procès qui l’opposait alors à son petit-fils, le prince de Henrichemont. Cette estimation n’inclut pas, semble-t-il, l’argent liquide et les objets précieux que Sully détenait par-devers lui à cette époque, éléments dont seul l’inventaire après décès établi au château de Villebon en janvier 1642 permettrait de connaître la valeur. Cette pièce essentielle, provisoirement inaccessible, manque malheureusement dans le puzzle documentaire que l’auteur a patiemment et savamment reconstitué. Elle permettra, lorsqu’on pourra de nouveau la consulter, d’affiner l’évaluation proposée.
7La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au duché-pairie de Sully-sur-Loire, élément central du patrimoine territorial. L’étude devra être ultérieurement étendue aux autres parties de cet imposant ensemble. Les chartriers seigneuriaux et les minutiers notariaux devront être méthodiquement explorés partout où ils existent encore. Rosny-sur-Seine, Villebon, Nogent-le-Rotrou, Henrichemont mériteront un jour de faire l’objet d’études approfondies, pour lesquelles le présent livre servira de modèle.
8Les limites de l’ouvrage de Mme Aristide-Hastir étant ainsi tracées, il convient maintenant de souligner l’importance de la contribution qu’il apporte non seulement à notre connaissance de la vie et de la personnalité d’un grand homme d’État, mais aussi à des aspects plus généraux de l’histoire sociale et économique de la France dans la première moitié du xviie siècle. Je retiendrai trois points essentiels, parmi bien d’autres qui pourraient aussi être évoqués.
9Tout d’abord, Mme Aristide-Hastir a magistralement reconstitué le prodigieux réseau d’agents, d’intendants, d’hommes de confiance, de « créatures », pour parler le langage du temps, que Sully avait su constituer autour de lui et sur lequel il s’est appuyé pour gérer sa fortune, tout en conservant d’ailleurs personnellement la maîtrise absolue de celle-ci. Tant qu’il fut aux affaires, il put faire appel aux officiers royaux, aux commissaires et aux commis des administrations qu’il dirigeait. Le premier fermier général de son duché-pairie n’était autre que le grenetier du grenier à sel de Sully-sur-Loire. Beaucoup d’entre eux lui restèrent fidèles dans sa retraite, tel ce François Le Mareschal, sr de Corbet, trésorier de France au bureau des finances de Bourges, lieutenant du grand voyer, c’est-à-dire de Sully, dans la même généralité et qui, dans les années 1620, s’occupait encore de ses affaires en Berry. D’autres furent moins honnêtes, ainsi l’un des abbés placés par lui à la tête des bénéfices ecclésiastiques qu’il détint en confidence, ou les agents qu’il chargea en 1619 d’acheter pour son compte les greffes du Languedoc. Auprès de lui s’affairaient des secrétaires, dont tel ou tel était, à l’occasion, chargé de missions lointaines. Enfin, et surtout, il pouvait compter en toute circonstance sur la duchesse son épouse, Rachel de Cochefilet, femme de tête et femme d’affaires avisée, auxiliaire efficace et irremplaçable.
10Dans un autre domaine, l’ouvrage de Mme Aristide-Hastir est particulièrement novateur. Il est très remarquable de constater à quel point les vieilles structures féodales, revitalisées par les changements institutionnels liés à la création d’un duché-pairie et surtout par l’énergie et le dynamisme de Sully, étaient encore en plein xviie siècle assez vigoureuses pour soutenir l’essor économique et l’équipement d’une vaste région qui s’étendait, au sud de Sully-sur-Loire, sur une grande partie des actuels départements du Loiret et du Cher. La restauration des châteaux en ruines, la construction des routes, la revalorisation des greffes des tribunaux et des exploitations rurales, tous ces résultats spectaculaires ont été obtenus dans le cadre traditionnel hérité du Moyen Âge.
11Enfin, Mme Aristide-Hastir ouvre des perspectives presque infinies sur les circuits de l’argent dans la première moitié du xviie siècle. Les travaux de Françoise Bayard nous ont fait connaître les financiers, dont le rôle était de drainer l’argent des riches pour le mettre à la disposition du roi. Voici que l’étude de la fortune d’un des hommes les plus riches de France nous montre maintenant l’autre face du monde de l’argent. Sully a été en relations d’affaires, sous une forme ou sous une autre, à une époque ou une autre de sa vie, avec un grand nombre de partenaires. Un cousin du roi tout d’abord, le prince de Condé, et ce n’est pas le moindre mérite de Mme Aristide- Hastir que d’avoir réussi à démêler les transactions particulièrement embrouillées qui ont eu lieu entre Sully et ce puissant prince du sang : ne se sont-ils pas cédé et rétrocédé la terre de Villebon, dans le Perche, cinq fois en dix-sept ans, entre 1607 et 1624 ? Sully a fait affaire aussi avec des ducs et pairs et des maréchaux (Nevers, Thouars, Lesdiguières ou Schomberg), des officiers royaux (parmi lesquels on revèle en 1618 le nom du père de Biaise Pascal, Étienne, alors élu en l’élection de Clermont), des traitants et des partisans. L’étude de la pratique intensive des prêts d’argent, des constitutions de rentes, des obligations diverses, à laquelle il s’est livré après 1610, permet de mesurer la place exceptionnelle qu’il a tenue à titre privé, pendant des décennies, dans la vie financière du royaume. Le domaine royal lui a aussi permis de réaliser quelques opérations juteuses au sujet desquelles l’historien ne peut manquer aujourd’hui de s’interroger. Est-ce bien le même homme, en effet, qui, étant le tout-puissant ministre de Henri IV, a entrepris entre 1606 et 1609 une vaste opération de rachat par la couronne de son domaine aliéné, et qui, entre 1610 et 1619, a lui-même acheté les aides de Normandie, les greffes de Fontenay-le-Comte et ceux du Languedoc mis en vente par le gouvernement de Louis XIII ?
***
12Le ministère de l’Économie et des Finances a pris à sa charge la publication du présent travail, ce dont l’auteur et l’École des chartes où elle fut élève ne sauraient lui être trop reconnaissants. Saluons aussi l’heureuse conjoncture qui a voulu que la soutenance de thèse de Mme Aristide-Hastir suivît de quelques mois la fondation du Comité pour l’histoire économique et financière. Sully, que l’on peut considérer à beaucoup d’égards comme le fondateur du département ministériel des Finances, n’avait-il pas sa place marquée en tête d’une collection consacrée à la fortune des grands serviteurs de l’État ?
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