Annexe 14. La dévaluation de la piastre : les réactions en Indochine (Le Monde, 12 mai 1953)
Estimant être mis devant le fait accompli
p. 577-578
Texte intégral
Le Vietnam s’élève en termes fort vifs contre la dévaluation de la piastre
M. Van-Tam fait toutes réserves sur les conséquences économiques et sociales que la mesure peut entraîner.
Le Laos proteste également
1Depuis ce matin 11 mai le taux de change de la piastre indochinoise est ramené de 17 francs, cours fixé en décembre 1945, à 10 francs, sa valeur d’avant guerre. Il est permis de penser que cette mesure constitue un véritable « tournant » dans l’évolution des affaires de l’Indochine ; c’est en tout cas l’une des plus importantes qui aient été prises depuis le début du conflit. Ses conséquences politiques, psychologiques, économiques et même stratégiques ne peuvent manquer d’influencer les rapports franco-vietnamiens, le climat et les conditions de la lutte.
2Le taux de la piastre apparaissait si artificiel, il était générateur de tant de trafics démoralisants et les opérations auxquelles donnait lieu une surestimation arbitraire étaient si préjudiciables au Trésor français, et au contraire si utiles au Vietminh, qui trouvait dans le trafic sa meilleure source de ravitaillement en armes, que la dévaluation était réclamée depuis plusieurs mois, sinon plusieurs années, par une part de plus en plus large de la presse et, avec la presse, de l’opinion. Le rapport de la commission d’enquête parlementaire remis jeudi dernier aux plus hautes autorités de l’État a vraisemblablement été l’occasion d’une mesure dès longtemps attendue.
3Le premier effet de la dévaluation sera, espère-t-on, un assainissement du climat moral à Saigon, voire à Paris. Le nouveau taux de la devise indochinoise rendra plus difficiles et moins fructueux les trafics. Cependant le chef du gouvernement vietnamien indiquait ce matin que la piastre risquait de subir sur le marché intérieur une nouvelle dépréciation, ce qui pourrait recréer les conditions d’un trafic.
4Le gouvernement de Saigon – et celui de Vientiane – a accueilli la dévaluation avec une sorte d’indignation. La première raison est surtout de forme : il apparaît que M. Nguyen Van-Tam n’a été informé que samedi soir, à 22 heures, ce qui constitue, affirme un communiqué vietnamien, une « violation flagrante » des accords du 8 mars 1949. Ceux-ci comportaient en effet les dispositions suivantes :
5« La piastre indochinoise fera partie de la zone franc. La parité entre la piastre et le franc ne sera cependant pas immuable et pourra varier selon les circonstances économiques. Toutefois cette parité ne pourra être modifiée qu’après consultation des États associés d’Indochine ».
6Le gouvernement vietnamien s’appuie sur ce texte pour affirmer que la décision a été unilatérale.
7La protestation de M. Nguyen Van-Tam ouvre dès maintenant une crise entre Paris et le gouvernement de Saigon. Les dirigeants vietnamiens laissent entendre en effet qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de forme, mais que c’est l’« engagement » de la France à l’Indochine qui est désormais mis en cause. À tort ou à raison, cette mesure leur en fait prévoir d’autres, et ce n’est pas pure coïncidence si les « milieux politiques » vietnamiens ont fait publier hier par l’agence officieuse de Vietnam-Presse une note rappelant que « le gouvernement Bao Daï est seul habilité à négocier..., au cas où des négociations de paix seraient engagées ».
8La hausse des prix entraînée par la dévaluation de la monnaie ne sera pas ressentie par la seule population européenne. Car, en dépit du niveau de vie extrêmement bas de la masse prolétarisée, les Vietnamiens des agglomérations importantes achetaient de nombreuses marchandises importées : tissus, produits manufacturés, objets de demi-luxe. C’est cet important secteur de la population relativement aisée et qui composait la clientèle du régime nationaliste qui va se trouver frappé par la dévaluation. Sa confiance dans le gouvernement de M. Tam va se trouver ébranlé. Celui-ci l’a déjà prévu, qui spécifie dans son communiqué officiel que « le mécontentement risque de se réduire par une forte agitation sociale et, peut-être, par des manifestations susceptibles de troubler l’ordre public ».
9Et le président du conseil a répondu à un journaliste qui lui demandait quelle avait été la réaction du chef de l’État Vietnamien à la décision du gouvernement français :
10« Quand la maison brûle, il faut s’efforcer de sauver les restes. S. M. Bao Daï a ordonné au gouvernement national de prendre toutes les mesures nécessaires pour limiter les conséquences de la dévaluation, plus précisément pour freiner la hausse des prix et empêcher le bouleversement de l’économie du pays ».
11En fait, c’est l’une des bases du système franco-vietnamien, la prospérité factice de la zone nationaliste, qui est ainsi atteinte. Et c’est pourquoi il faut prévoir que la mesure décidée à Paris peut, au delà d’une crise entre les gouvernements de Paris et des États associés, être l’occasion de profonds bouleversements.
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