Annexe 10. Le trafic des piastres Article de Jacques Despuech, Le Monde, 20 novembre 1952
p. 563-567
Texte intégral
1On a souvent évoqué à propos de l’Indochine ces dernières années ce que certains fonctionnaires français d’Extrême-Orient se plaisent à nommer pudiquement le « malaise économique Indochinois » ou ce qu’à propos d’une affaire tristement célèbre la presse dénonça comme le « trafic des piastres ». Car l’économie publique et privée de l’Indochine ne repose pratiquement depuis sept ans que sur une prospérité factice engendrée en majeure partie par le taux artificiel de la piastre, donc sur le trafic.
2La monnaie ayant cours au Vietnam est la piastre indochinoise, dont le taux est fixé très arbitrairement depuis décembre 1945 à 17 francs, alors que sa valeur est d’environ 8 francs 50, avec un pouvoir d’achat qui varie en Indochine entre 6 et 8 francs. On s’aperçoit tout de suite qu’il est avantageux de convertir, de « transférer », comme on dit en Indochine, des piastres en francs au taux officiel. Cette opération, connue sous le nom de « transfert sur France », est soumise cependant à un certain contrôle et ne peut se faire que :
3– par virements mensuels autorisés dans « certaines banques » (de 25 000 à 50 000 francs par mois et par personne) ;
4– par mandats-poste mensuels (5 000 francs par personne et par mois) ;
5– grâce à des autorisations de transfert délivrées par l’Office Indochinois des changes (OIC), organisme privé à caractère officiel et possédant tous pouvoirs en cette matière ;
6– pour les militaires et les fonctionnaires, grâce à des « délégations de solde » et aux transferts autorisés (sous certaines conditions) en fin de séjour.
7Pour des raisons diverses, que nous verrons brièvement tout à l’heure, l’Office Indochinois des changes n’accorde les transferts sur France qu’avec une stricte parcimonie. Mais ces restrictions mêmes de l’office favorisent en un sens le trafic.
Deux sortes d’autorisations de transfert...
8L’Office délivre deux sortes d’autorisations de transfert ; à titre commercial et à titre financier. Les premières, réservées aux commerçants patentés, ne sont accordées que sur présentation de factures pro forma et sous certaines conditions bien définies. Les secondes ne sont délivrées également en principe que sur présentation de pièces justifiant l’origine des fonds et l’utilisation de ces fonds en France. Il est évident qu’un contrôle efficace n’est pas possible, et certaines personnes, régulièrement ou non, réussissent souvent à se faire attribuer des autorisations régulières pour des transferts dont elles ne possèdent pas la première piastre.
9Saigon ne manque pas de « financiers » possédant des piastres, mais ne sachant « comment » les transférer en France (soit qu’ils ne puissent se faire attribuer d’autorisation par l’Office Indochinois – manque de relations ou autre, – soit le plus souvent qu’ils redoutent une curiosité des services financiers qui pourrait être gênante). Les premiers et les seconds se mettront en rapport (c’est facile), et le transfert sur France changera de main moyennant un pourcentage qui atteint aujourd’hui près de 50 % de la valeur du transfert (payable en piastres).
...et un Office des changes impuissant à réprimer les trafics
10Or ce trafic, le moins grave d’ailleurs, ne peut être puni par la loi, malgré le coup très dur qu’il porte aux finances françaises. Car l’Office indochinois des changes est souverain maître de ses décisions en matière de transfert sur France, aucune loi, aucun décret, ne réglementant les modalités de délivrance par les services français d’une autorisation de transfert sur France. La piastre est une monnaie de la zone franc rattachée au franc par le décret du 2 octobre 1936. En outre lors des conventions de mars, juillet et novembre 1949 passées entre la France et les États associés l’Office des changes fut supprimé et remplacé par l’Institut d’émission des États associés, qui (article 7 de la convention) est tenu de fournir des piastres « sur la base de la parité officielle entre les deux monnaies ».
11Supprimé, l’Office indochinois des changes n’en subsista pas moins. Il fut simplement chargé par l’Institut d’émission d’agir à sa place. Mais depuis sa création l’Office ne dispose pour réglementer les transferts sur France que des circulaires ou des instructions émanant soit de la Rue de Rivoli, soit de l’Office métropolitain des changes, soit de la Caisse centrale de la France d’outre-mer. Tous ces organismes préconisent évidemment une politique de plus en plus restrictive en matière de transferts commerciaux ou financiers, ces derniers restant malgré tout (suivant une instruction « confidentielle ») les « plus dangereux ». Cette politique a pour but d’essayer de freiner le déficit toujours croissant de la balance des comptes. Dans ces conditions l’Office indochinois des changes se voit forcé d’appliquer le fait du prince, non sans ouvrir trop souvent la porte aux multiples opérations qui accroissent les difficultés du franc.
Quelques formes lucratives de trafics
12Les trafics sont très variés. Sans parler de celui qui consiste simplement à « vendre une autorisation de transfert sur France », il en existe d’autres formes beaucoup plus lucratives :
a. Trafic dollars-piastres-francs
13Cette opération est de loin la plus fréquente et la plus dangereuse aussi pour la « santé » de la piastre et la conduite de la guerre en Indochine. Elle consiste à se procurer des devises étrangères (US dollars) en France au marché parallèle, à les faire entrer en Indochine, où on les vendra à un taux très supérieur au taux officiel (1 dollar vaut 400 francs en gros à Paris, et plus de 50 piastres à Saigon, soit 850 francs). On transférera ensuite en France les piastres ainsi obtenues au taux officiel.
b. Trafic francs-piastres-francs
14Le trafiquant se procure sur les places étrangères des piastres à un taux voisin de 8 francs 50, les fait entrer en Indochine, d’où il les transférera en France au taux officiel grâce aux « moyens » indiqués plus haut.
c. Trafic Hong-Kong dollars-piastres-francs
15Il suffit d’obtenir de l’Office indochinois des changes des cessions à titre commercial ou politique de Hong-Kong dollars, ou plus fréquemment d’obtenir des services économiques et de l’Office indochinois l’autorisation d’exporter des marchandises sans rapatriement de devises. On achète ensuite des piastres avec les Hong-Kong dollars ainsi obtenus (le Hong-Kong dollar vaut deux fois plus cher au marché parallèle... d’où gros bénéfice).
d. Trafic U.S. dollars-Hong-Kong dollars-piastres-francs
16Cette opération est la plus fructueuse, mais dangereuse à réaliser. Elle consiste à vendre à Hong-Kong des U.S. dollars (premier gros bénéfice), à acheter avec les Hong-Kong dollars des piastres en coupures, à faire entrer frauduleusement ces piastres en Indochine et à les transformer ensuite en francs. Le bénéfice de cette opération, qui dure de trois à cinq semaines, peut atteindre plus de 200 %, il n’est jamais inférieur à 80 %.
17Nous ne parlerons pas des contrebandes de l’or et de l’opium, elles sont « traditionnelles » en Extrême-Orient et n’ont pas de place ici.
Un exemple
18Tous les trafics se ressemblant, nous ne prendrons que l’exemple le plus courant et le plus important : le circuit « dollars-piastres-francs ». Émaillé de difficultés multiples, il est pratiqué indifféremment par des « bandes » puissantes ou par de simples particuliers. Comme dans toute chose une hiérarchie s’est établie. Les gagne-petit – qui se font parfois de 30 000 à 40 000 piastres par mois, soit plus de 500 000 francs – peuvent être des employés de commerce, parfois même des militaires ou des fonctionnaires, les commerçants étant de précieux auxiliaires, puisqu’ils permettent de transférer des piastres sous couvert d’opérations commerciales.
19Les uns et les autres disposent de complices : liste d’adresses en France permettant d’envoyer de nombreux mandats : un collecteur chargé de rassembler les fonds ; un courtier marron procurant des dollars en coupures ; enfin le voyageur ou l’employé d’une compagnie de transport qui convoiera les devises et leur fera passer la douane (moyennant un « honnête » pourcentage). Ces coupures introduites sur le marché indochinois servent en particulier à alimenter les caisses clandestines du Vietminh en argent liquide.
20Les gros trafiquants ne font jamais rentrer de dollars en Indochine. Ils travaillent uniquement sur le plan international et n’opèrent que par le système des compensations bancaires, traites ou chèques tirés de Genève sur New-York ou Hong-Kong. Il n’y a donc pas légalement trafic. A Hong-Kong ou à Bangkok les agents Vietminh se jetteront sur les centaines de milliers de dollars qui partent ainsi mensuellement de France, les payant n’importe quel prix grâce aux piastres BIC dont les Viets ne manquent pas.
Une puissante organisation est nécessaire
21Ce système suppose toutefois une organisation puissante.
221° Possession en Indochine d’un moyen efficace de transférer rapidement et au taux officiel les piastres provenant d’une maison de commerce à Saigon qui travaillera avec la France et passera des commandes ;
232° Existence à Paris d’une maison d’import-export qui se chargera :
24a) de satisfaire les commandes de la maison de Saigon ;
25b) d’établir des factures pro forma à destination de cette maison, factures forcément majorées et destinées à être fournies à l’Office Indochinois des changes ;
26c) d’expédier les dollars et de camoufler les fonds ;
273° Libre disposition de comptes en banque à Tanger, à Genève, à Bruxelles, etc., permettant de tirer des traites, de traiter par câble et de se procurer des devises qu’il pourrait être dangereusement d’acheter en bloc à Paris (on achètera d’abord des francs suisses, puis avec ces francs suisses des dollars) ;
284° Libre disposition d’un compte en banque aux États-Unis, certains « clients », comme les chinois communistes, préférant être payés aux États-Unis ;
295° Des correspondants et des comptes à Hong-Kong, à Bangkok, etc, destinés à recevoir les dollars ;
306° Un comprador chinois à Saigon qui recevra les câbles de Hong-Kong prévenant de l’arrivée des dollars américains, les négociera au cours du jour, encaissera les piastres et prendra les commandes. Un virement de 100 000 dollars ne met pas plus de quinze jours pour faire le circuit complet et rapporte plus de 40 millions de bénéfice. À l’heure actuelle, de l’avis même d’un fonctionnaire saigonnais, de 300 à 500 millions de francs sont chaque jour virés frauduleusement en France et servent donc au trafic. Ce sont au moins 100 à 200 millions de francs qui sont donc déboursés quotidiennement par la France en plus de toute autre dépense, cet argent ne figurant évidemment sur aucun budget.
Un danger pour la France
31Or ces différents trafics présentent de grands dangers :
321° Du point de vue économique ils entretiennent pour la France une hémorragie croissante de devises appréciées, alors que notre balance des comptes est endémiquement déficitaire ;
332° Du point de vue politique ils portent atteinte au prestige de la piastre. Or la piastre est rattachée au franc, et demeure en outre un des témoins de la présence française en Indochine ;
343° Du point de vue moral ces irrégularités, étant l’œuvre de Français peu scrupuleux et étant connues de tous les Vietnamiens ou Asiatiques vivant en Indochine, donnent une idée fausse de notre pays à des gens soumis à une propagande qui est loin de nous être toujours favorable, même lorsqu’elle est le fait de certains alliés ;
354° Mais il y a plus grave encore, puisque ces trafics affaiblissent notre défense. Le Vietminh en effet achète ces devises à n’importe quel prix, car il en a besoin pour se procurer des armes, des munitions, des médicaments, etc... et même pour acheter des consciences. Il ne semble donc pas trop fort de comparer le trafic des devises à un trafic d’armes.
Vers une solution
36Le moyen radical de mettre fin à ce trafic serait de ramener la piastre à sa juste valeur et de supprimer ainsi le bénéfice des fraudeurs. Mais d’évaluer la devise indochinoise risquerait fort d’entraîner des conséquences économiques et politiques qui ne semblent pas souhaitables.
37Pourquoi, suggère-t-on parfois, ne pas donner deux taux à la piastre : un taux officiel, qui resterait inchangé à 17 francs et qui pourrait être réservé aux États associés et à la France, et sous certaines conditions qui resteraient à définir aux transferts strictement commerciaux et d’intérêt général ; un taux libre que l’on pourrait fixer à 8 ou 9 francs ? Les transferts effectués à ce taux ne seraient l’objet d’aucun contrôle ni d’aucune restriction. On pourrait en outre permettre à chaque Français résidant en Indochine un transfert annuel au taux officiel. Mais il y aurait une réglementation précise, et le fait du prince ne serait plus admis.
38Reste à savoir si ces mesures suffiraient à empêcher des abus qui ruinent le Trésor français, démoralisent les témoins français ou vietnamiens et trop souvent profitent directement à nos adversaires. Il est scandaleux en tout cas qu’un pareil problème demeure indéfiniment sans solution.
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