Chapitre VII. Une opération « blanche » pour la France ?
p. 345-396
Texte intégral
1Le bilan du conflit pour la France se situe sur plusieurs plans. Il faut d’abord, bien sûr, prendre en compte la guerre proprement dite : son coût aura largement excédé la mise de départ mais, au final, celui-ci aura-t-il été si élevé pour l’économie française, quand on sait que certaines dispositions liées au financement des opérations en atténuaient sensiblement les inconvénients ? Il faut aussi s’interroger sur les effets du conflit quant à la place de la France dans le monde, à l’égard de l’Union française comme de l’Europe : à considérer les nouvelles perspectives qui sont alors celles du pays, la France a-t-elle tant perdu avec son départ obligé d’Indochine ?
I. GUERRE ET CONJONCTURE
2La guerre d’Indochine accompagne la IVe République pendant huit ans, durant cette même période qui, malgré la dérive politique du régime, voit la France réaliser sa reconstruction-modernisation et, bientôt, entrer dans les « trente glorieuses ». Par les crédits qui lui sont destinés, elle s’inscrit de manière lourde dans les comptes de la nation alors que bien d’autres priorités sont à l’ordre du jour et que le pouvoir navigue à vue dans une conjoncture dont il ne maîtrise pas toujours les facteurs. L’État, qui joue le rôle déterminant en matière économique en s’appuyant sur l’aide Marshall, investit en effet massivement pour équiper le pays et donne l’impression de ne pas trop se soucier des « grands équilibres » ni de la monnaie.
3À première vue, la conjoncture économique française et cette guerre coloniale mâtinée de guerre froide paraissent évoluer dans deux registres bien différents. Mais il faut y regarder de plus près : le conflit dure trop longtemps et coûte trop cher pour n’être pas lié à des préoccupations d’ordre économique, pour ne pas peser lui-même sur la conjoncture ; les dépenses militaires contribuent à l’aggravation du déficit budgétaire et présentent un caractère inflationniste, comme la couverture de l’excédent des transferts financiers d’Indochine sur la France. La guerre d’Indochine a-t-elle été par ce biais un frein à l’expansion économique de la France ? Il a paru utile de distinguer cette question et de l’examiner par elle-même, même s’il faut, pour y répondre, reprendre un cheminement chronologique.
A. UN EFFET D’ABORD DISCRET
4Entre 1945 et 1949, la question indochinoise apparaît relativement en phase avec une conjoncture économique dominée en France par la double perspective de la reconstruction et de la modernisation de l’économie, ainsi qu’avec l’inflation galopante qui l’accompagne. Le débat de 1944 sur la stratégie à adopter en la matière, que de Gaulle avait dû arbitrer entre René Pleven et Pierre Mendès France, ne concernait pas vraiment l’Indochine, qui de plus se trouvait alors sous contrôle japonais et allait le rester jusqu’en août 1945. Le chef du gouvernement provisoire avait alors donné raison au ministre des Finances Pleven contre le titulaire du portefeuille de l’Économie Mendès France : champion d’une rigueur nouvelle, ce dernier réclamait une série de blocages sévères pour faire retomber le tourbillon inflationniste de la Libération et empêcher les effets néfastes d’une course prix-salaires trop rapide. « Je ne peux envisager d’être responsable du développement de l’inflation » écrit le ministre de l’Économie dans sa lettre de démission au général de Gaulle1. L’évolution de la situation indochinoise l’amènera quelques années plus tard à donner une nouvelle actualité à ses principes.
5Une fois l’hypothèque japonaise levée, l’Indochine en elle-même — en tant qu’espace colonial — n’est d’ailleurs pas pour la France un fardeau financier en 1945. Indépendamment même des investissements privés et publics qui y étaient fixés, l’Union indochinoise ne dépendait pas budgétairement de la métropole. Elle s’était même offert le luxe d’assurer elle-même — du moins à titre d’avance — plusieurs grosses dépenses imputables au budget national : les frais de l’occupation japonaise, ceux de la Libération, ainsi que la charge du maintien des troupes chinoises stationnées au nord du 16e parallèle en application des accords de Potsdam. La Banque de l’Indochine, installée d’origine dans les lieux et bénéficiant encore du privilège d’émission monétaire, y avait puissamment contribué2.
6La situation locale n’était sans doute pas excellente mais l’Indochine semblait disposer de points forts. Les événements de l’année 1945 ont profondément perturbé les entreprises françaises installées au Tonkin ; pendant la seconde guerre mondiale également, l’accroissement de la circulation fiduciaire avait été proportionnellement plus fort en Indochine qu’en France, où elle avait déjà quintuplé entre 1939 et 19443. L’Indochine cependant, plutôt qu’un fardeau, est dans un premier temps considérée en France comme un lieu possible, voire nécessaire, d’investissements nouveaux. L’année 1945, qui voit la destruction d’une bonne part du potentiel industriel japonais, donne en effet une nouvelle actualité au débat d’avant-guerre sur l’industrialisation des colonies, dans lequel s’étaient distingués des hommes toujours présents sur l’Indochine comme Paul Bernard4. Le plan Monnet comporte lui-même un chapitre Indochine — le Plan de modernisation et d’équipement de l’Indochine — qui, nous y reviendrons, ne manquait pas d’ambition5.
7Mais une fois la guerre engagée, et faute de reconstruction, l’Indochine s’engloutit dans ce que la conjoncture française offre alors de plus négatif, ou plutôt de moins contrôlé : l’inflation — la masse monétaire double en métropole entre 1946 et 19496. Elle y contribue même généreusement : entre 1946 et 1949, le gouvernement dépense pour faire la guerre en Indochine l’équivalent de ce que le plan de modernisation et d’équipement prévoyait pour l’industrialiser — mais en quatre ans seulement, pas en dix comme prévu, et bien sûr à fonds perdus. Le corps expéditionnaire utilise en effet une part croissante des crédits militaires français : le quart en 1947 (26 %), le tiers environ en 1948 et 1949 (32 % et 35 %), près de la moitié en 1950 (45 %)...
8La poursuite de la guerre en Indochine joue-t-elle un rôle important dans la spirale inflationniste que connaît alors la IVe République ? Les crédits qui lui sont destinés, votés par l’Assemblée nationale et inscrits d’abord au budget du ministère de la France d’outre-mer, demeurent avant 1949 en dessous de la barre des 10 % du budget national. Mais ils connaissent au fil des années une forte augmentation, passant entre 1946 et 1950 de 108 à 241,2 milliards de francs (1953). Leur croissance annuelle, surtout, est on le sait spectaculaire : ils n’augmentent que de 8 % en 1947, la première année de la guerre, ce qui ne modifie encore pas grand-chose, et de 11 % en 1948, quand le conflit s’est installé et que Paris explore sérieusement l’alternative Bao Dai ; mais de 30 % en 1949, l’année de la mise sur pied des États associés et de la révolution communiste en Chine ; les crédits destinés à l’Indochine grimpent enfin de 42 % en 1950, alors que la « menace » chinoise perturbe sérieusement le financement de la guerre...7.
9La correspondance chronologique entre la situation du franc et la croissance des crédits de guerre pour l’Indochine est remarquable — d’autant qu’à ceux-ci s’ajoutent les milliards de francs que le Trésor doit alors débourser pour couvrir l’excédent des transferts Indochine-France. Entre janvier 1948 et août 1950, c’est en effet à Paris l’époque des dévaluations en chaîne (du franc Mayer au franc Petsche), dévaluations qui avaient été évitées depuis décembre 1945 et qui le seront au delà pendant sept ans. L’observateur qu’était alors Pierre Mendès France suggère un lien entre les deux phénomènes : « Mal engagée politiquement, militairement et moralement, (l’affaire d’Indochine) tournait plus mal encore sur le plan budgétaire. Etudiant la situation de la France à partir des postes d’observation où j’étais placé, du FMI à l’ECOSOC (à l’ONU) et de la BIRD à la Commission des comptes de la nation, à Paris, je venais toujours buter sur la question de l’Indochine. S’agissait-il d’équilibrer le franc, d’investir dans l’équipement industriel [...], toujours on vous répondait : mais il y a l’Indochine ! »8.
10Pour cette première période, au-delà de l’indéniable effet inflationniste de la guerre, il faut pourtant rester prudent sur le rôle réel du conflit indochinois. Il ne peut certainement pas être tenu pour seul responsable de la dérive monétaire : sans doute pèse-t-il déjà lourd début 1948, quand le plan de redressement Mayer reste impuissant à enrayer l’inflation, mais cela n’a pas frappé ses concepteurs9. De même cette guerre du bout du monde n’apparaît vraiment pas en cause quand, en septembre 1949 la dévaluation de la livre entraîne un réajustement proportionnel du franc. Il y a d’ailleurs à cette époque bien d’autres dépenses exceptionnelles : entre 1946 et 1949, le poids financier du conflit indochinois représente à peu près l’équivalent de ce qu’ont coûté les nationalisations de 1944-194610. Les dépenses de reconstruction, largement financées par l’aide Marshall à partir de 1948, ne peuvent non plus rester sans effet sur la monnaie.
11La piastre indochinoise, accrochée au franc, suit bien sûr le mouvement : peut-être était-ce d’ailleurs une raison supplémentaire pour éviter de toucher à sa parité. Dans cette première période, les relations financières entre la métropole et l’Indochine sont d’ailleurs jugées favorablement à Paris. La direction du Trésor, dans une série de notes de 1950 émanant en particulier de François Bloch-Lainé, distingue ainsi deux périodes dans ces relations financières : de la libération à la fin de l’année 1948 d’abord, quand la métropole restait débitrice de l’Indochine, en raison notamment de l’importance des engagements du Trésor local lors de la Libération, pour des dépenses normalement à la charge de la métropole ; depuis 1949 ensuite, la situation s’est inversée, la métropole devenant créancière de l’Indochine, en raison cette fois de l’importance des transferts d’Indochine vers la France, eux-mêmes liés à la surestimation de la piastre11.
B. LE PLUS MAUVAIS MOMENT
12L’aggravation du conflit indochinois, autour de 1950, intervient alors que l’effort de stabilisation semble aboutir en France et que la situation économique s’y améliore. La reconstruction a porté ses fruits : les gestionnaires de la Troisième force ont assaini les finances et rétabli les « grands équilibres », même si le pays n’est ramené le plus souvent qu’à ses niveaux d’avant-guerre, voire à ceux de 1929. La croissance du PIB est soutenue, dépassant 7 %, et le combat contre le déficit du commerce extérieur potentiellement gagné. Le ministère des Finances peut savourer, sous l’autorité de Maurice Petsche, ses succès en matière de lutte contre l’inflation. La couverture du budget en recettes proprement dites, qui était de 64 % en 1948 et de 77 % en 1949, est en 1950 réalisée à 90 %12. Sans doute la production ne connaît-elle encore qu’une croissance modeste mais la stabilisation semble acquise et la hausse du pouvoir d’achat paraît de bon augure : « De décembre 1948 à juin 1950, note Georgette Elgey, les prix de détail baissent de 4 % cependant que les salaires horaires connaissent une hausse de 8 % »13.
13Au-delà de l’Indochine, l’Asie entière paraît cependant sur le point de s’embraser. De la révolution chinoise au déclenchement de la guerre de Corée, en juin 1950, la montée soudaine des tensions détériore la conjoncture internationale. La Corée surtout retient l’attention : « En vingt-quatre heures, elle remet en question l’effort de stabilisation de la France », note Georgette Elgey. Mais l’Indochine fait partie du lot : la guerre d’Indochine ne coûte-t-elle pas déjà « quotidiennement un demi-milliard de francs », comme on le souligne déjà au Quai d’Orsay14. Comme en écho aux affrontements de la guerre de Corée, le corps expéditionnaire français doit bientôt abandonner dans des conditions dramatiques ses principaux points d’appui le long de la frontière chinoise — Cao Bang, la RC 4, Lang Son... Le coût de la guerre, en 1950, est supérieur de 68 % à celui de l’année précédente.
14La conjoncture et la guerre, devenue trop dangereuse et trop chère, semblent alors entretenir un double rapport. D’une part, le surcoût du conflit ne peut plus mal intervenir pour la France, et l’on comprend par exemple que la rue de Rivoli ait fait prestement fermer le compte spécial n° 2, ouvert d’initiative locale en Indochine mais dont le financement, à caractère inflationniste, rejaillissait sur la métropole : il était devenu impératif de légaliser toutes les dépenses de guerre et urgent de trouver des solutions. D’autre part, et inversement, la situation devenue meilleure en France, paraissant même pouvoir déboucher sur une expansion durable, n’est pas sans impact psychologique : si le financement de la guerre d’Indochine devient alors économiquement moins périlleux, son coût budgétaire, qui s’alourdit encore, apparaît par contre bien moins supportable.
15Fallait-il alors arrêter la guerre d’Indochine ? Sur le moment, le débat est assez vif en France et, dans la conjoncture presque favorable de 1950, les partisans de la rigueur reviennent sur le devant de la scène. De manière symbolique d’ailleurs, c’est Pierre Mendès France qui monte à la tribune de l’Assemblée nationale face au président du Conseil René Pleven. Mais il ne s’agit pas cette fois de rejouer le débat économique et financier de 1944, encore que le débat sur l’Indochine ne soit pas sans rapport avec des considérations du même ordre. « Cela ne peut pas continuer ainsi », martèle Mendès France devant les députés au lendemain du désastre de Cao Bang, le 19 octobre 1950. Il précise, on s’en souvient, que si la France veut vaincre, il faut « trois fois plus d’effectifs sur place et trois fois plus de crédits », et l’on imagine l’idée qu’il se fait des conséquences inflationnistes d’une telle mesure, à supposer qu’elle fût réalisable. Rappelant aussi que, face au problème du déficit budgétaire, il fut l’un des premiers à réclamer des économies, « dès 1944 » précisa-t-il, il ne pouvait en fait que se prononcer en faveur d’une négociation avec Ho Chi Minh et les siens15.
16Le lien contradictoire entre l’achèvement de la reconstruction en France et la prolongation du conflit en Indochine s’étalait déjà à la Une de la presse de gauche, communiste en particulier : L’Humanité s’était fait une spécialité, en 1949, 1950 et 1951, de comptabiliser le coût de la guerre en nombre de maisons ou d’écoles encore à construire16. Pierre Mendès France va dans le même sens dans son discours du 19 octobre 1950 : la guerre constitue un obstacle, une gêne qui empêche le pays de se redresser complètement. L’ancien ministre de l’Économie lance cette mise en garde : « l’effort militaire que nous faisons là-bas, celui, accru, que nous ferons peut-être demain, c’est autant de moins que nous pourrons faire ici ». Mendès France ne voyait que deux voies possibles pour sortir du drame indochinois, mais une troisième était on le sait déjà à l’œuvre, qui avait également une dimension économique, le désengagement programmé de la France au profit des États associés avec l’aide américaine.
17La conjoncture poussait donc sans détour à l’atlantisme. Convaincus d’avoir réussi la reconstruction, les hommes qui se succèdent au pouvoir en 1950, et qui regardent aussi vers l’Europe, Bidault, Queuille, Pleven, avec Schuman au Quai d’Orsay et Petsche rue de Rivoli, peuvent avoir bonne conscience. Logiques avec eux-mêmes, ils ne se déjugent pas en sollicitant l’aide américaine et ne sont sans doute pas fâchés de ne plus être seuls, désormais, face au gouffre financier que représente la guerre d’Indochine. En effet, « Il convient maintenant, j’en suis profondément convaincu, indique le haut-commissaire Pignon dans une note de mars 1950, de bien établir que la valeur de nos intérêts matériels et moraux en Indochine ne correspond que partiellement à l’heure actuelle au poids de l’effort que nous y faisons »17.
C. LA POURSUITE DE LA GUERRE ET LES RATÉS DE LA CROISSANCE
18Entre 1950 et 1954, la IVe République va donc continuer à traîner comme un boulet, dans une conjoncture mal dominée, cette « mauvaise affaire » que représentait la guerre d’Indochine. Pour cette période, l’analyse des évolutions respectives du financement de la guerre et de la conjoncture suggère alors quelques questions, inspirées également du « complexe hollandais », qui date l’expansion hollandaise de la perte en 1950 de l’Indonésie18. La poursuite de la guerre, notamment, dans les conditions nouvelles du début des années cinquante, a-t-elle gêné, voire freiné et retardé l’expansion française ?
19En France, la conjoncture de 1950-1951 n’était en fait pas très assurée : la croissance économique est certes forte, mais elle s’accompagne d’une nouvelle poussée inflationniste. Le « boom coréen » a stimulé la demande et fait monter les cours, notamment ceux des matières premières. D’autre part, entre les nouvelles dépenses militaires engagées par le gouvernement Pleven dans le cadre de l’OTAN, pour que la France puisse tenir son rôle en Europe, et celles liées à la guerre d’Indochine, les besoins de financement apparaissent plus considérables que jamais. Washington assure certes déjà, en aides diverses, quelque 23 % du coût de la guerre. Mais les crédits français destinés à l’Indochine continuent d’augmenter, de 21 % en 1951. Cela constitue un ralentissement par rapport à la poussée de 1950 mais maintient un engagement très élevé. Avec 292,6 milliards de francs (1953), les crédits français de 1951 utilisés pour l’Indochine représentent alors 9,5 % des dépenses budgétaires, et environ 3 % du PIB19. Dans ces conditions, comment poursuivre un véritable effort de stabilisation ?
20L’année 1952 est celle d’une nouvelle rigueur. Quand Antoine Pinay arrive à la présidence du Conseil, après le bref mais important intermède du cabinet Edgar Faure en février, la coûteuse équipée indochinoise doit bien sûr se plier aux impératifs de l’heure : la lutte pour la défense du franc et, donc, contre tous les déficits. Dans une lettre à Edgar Faure, le gouverneur de la Banque de France, Baumgartner, donne le ton : « L’État comme les particuliers vivent au-dessus de leurs moyens »20. Mais en Indochine, entre le décès du général de Lattre en janvier et l’évacuation de Hoa Binh par les Français en février, l’année a mal plutôt mal commencé. Heureusement, la conjoncture internationale est cette fois favorable, le cours des matières premières baisse dans le courant de l’année et Pinay peut déployer avec succès sa méthode budgétaire, ne touchant pas aux recettes mais seulement aux dépenses. Un train de mesures fait le reste : des mesures classiques de déflation, une amnistie fiscale et le grand emprunt indexé sur l’or. Résultat : l’inflation est stoppée, mais les grandes interrogations de l’heure demeurent sans réponse. Les activités militaires en Indochine en particulier, si dispendieuses, ne donnent aucun signe de ralentissement.
21L’engagement financier en direction de l’Indochine reste donc à un niveau élevé, même si l’année 1952, point culminant des dépenses françaises dans cette direction, marque également l’amorce de leur décrue. Mais les 334 milliards de francs réellement engagés pour les opérations militaires ne sont seulement en hausse, si l’on peut dire, que de 14 % sur l’année écoulée (contre 21 % pour le précédent exercice). Cette somme malgré tout fort élevée représente encore 9 % du budget national — à peine moins que l’année précédente21. Juste avant Pinay, l’aide financière obtenue à la conférence de Lisbonne de février 1952 est on le sait venue s’y ajouter : cette « rallonge » à l’aide Marshall et aux autres aides déjà consenties, obtenue il est vrai en contrepartie d’un surcroît d’engagement français dans l’alliance atlantique, représente déjà 115 milliards de francs pour l’année - la moitié de la participation française à la guerre.
22La croissance économique, ralentie depuis la fin de 1951 et ramenée à 2 ou 3 %, marquait cette fois nettement le pas. La France n’était donc pas les Pays-Bas, et son expansion venait de connaître une sorte de « faux départ ». La guerre d’Indochine en était-elle responsable ? Rétrospectivement, la tentation est forte d’associer ces toussotements de croissance à la poursuite des combats, étant donné le niveau d’engagement militaire et financier atteint par Paris. Mais, au chapitre militaire, il ne faut pas oublier l’important effort de réarmement accompli par la France dans cette même période, qui contribue à alourdir la charge fiscale – pratiquement jusqu’en 1954 – et pousse les Français dans les bras des Américains.
23D’ailleurs, s’agissant de l’Indochine, les dirigeants français raisonnent-ils vraiment en termes de conjoncture ? La lutte contre le déficit budgétaire paraît être une préoccupation plus importante, comme le souci d’équilibrer les paiements extérieurs grâce aux dispositions de l’aide américaine. Le scandale des piastres semble lui-même peser plus lourd que la considération des points de croissance dans l’élaboration de la décision politique, en ce qu’il éclabousse le régime et rend plus insupportable encore l’effort fiscal, tout en laissant supposer que le financement de la guerre d’Indochine repose partiellement sur un « montage financier » assez douteux.
24La réflexion conjoncturelle ne semble cependant pas absente des importantes décisions prises par Mayer au printemps 1953, organisées autour de la dévaluation de la piastre et qui faisaient entrer la France dans la voie du désengagement. René Mayer succède à Antoine Pinay en janvier 1953, c’est-à-dire après le double coup d’arrêt porté à l’inflation et à la croissance : il ressort du compte rendu des négociations qu’il mène à Washington fin mars 1953, et en tête desquelles il avait on le sait placé l’Indochine, que René Mayer prenait alors explicitement en compte la conjoncture économique - à moins que ce ne fut qu’un argument de négociation, mais il ne semble pas.
25L’idée de Mayer pourrait avoir été d’accompagner la reprise qu’il sent venir de mesures vigoureuses, et pourquoi pas de façon prioritaire en direction de l’Indochine. Il le suggère le 27 mars en rencontrant Dulles et Stassen pour une troisième séance de pourparlers, dans laquelle le financement de l’effort de défense et, au delà, du déficit budgétaire français est à l’ordre du jour : « Ce n’est qu’au mois de mai, précise-t-il, quand il aura été possible de prendre une mesure plus réelle de la conjoncture, que le gouvernement pourra décider quelles mesures précises il conviendra de prendre pour s’efforcer de couvrir le déficit budgétaire : il semble que la crise que l’on diagnostiquait au début de l’année n’était qu’un phénomène de récession temporaire précédant un relèvement économique », ajoute-t-il. Les indices de décembre 1952 et de janvier 1953 étaient mauvais, un redressement apparaît en février, le mois de mars sera peut-être bon, il faut attendre la confirmation22... Rappelons que tout le train de mesures qu’il prépare, qui va de la nomination du général Navarre à la dévaluation de la piastre en passant par la réorganisation de l’organigramme français en Indochine, sera précisément arrêté au début du mois de mai 1953.
26De fait, dans la seconde moitié de l’année, l’expansion paraît se réamorcer et, à nouveau, la coïncidence chronologique suggère le lien avec les mesures qui viennent d’être évoquées. La France s’est désengagée sur la piastre, dévaluée on le sait par surprise le 11 mai 1953 et ramenée de 17 à 10 francs. Globalement, à l’égard de l’Indochine, la décrue financière se confirme : 1953, qui voit la signature de l’armistice coréen, est également l’année durant laquelle la courbe croissante des crédits américains pour l’Indochine croise celle, décroissante, de la part française. Avec 285 milliards de francs, les crédits français réellement consacrés à la guerre sont cette fois en recul de 15 % environ sur ceux de l’année précédente23.
27La chute de Dien Bien Phu, le 7 mai 1954, et le piétinement des négociations de Genève propulsent Pierre Mendès France à la présidence du Conseil. Peut-être n’est-il pas fâché, en prenant la place de Joseph Laniel, de renvoyer aussi à son fauteuil de député son vieux partenaire-adversaire René Pleven, ministre de la Défense nationale depuis deux ans, à qui il s’est déjà trouvé opposé au moins à deux reprises depuis la Libération : l’apôtre de la rigueur et du désengagement va pouvoir donner la mesure de ses talents. L’humiliante défaite française ramène en effet au pouvoir à la fois l’homme de 1944 et celui de 1950. Le premier, l’homme du gouvernement provisoire, va pouvoir conduire le retrait français et refermer une bonne fois la plaie budgétaire que représente l’entretien d’un coûteux corps expéditionnaire. Il n’aura d’ailleurs pas grand mal à le faire, puisque les crédits français réellement engagés pour 1954, qui s’élèvent à 142 milliards de francs, sont déjà en baisse de moitié par rapport à ceux de l’année précédente, réduisant la part française dans le financement du conflit à 21 % seulement du total24. Le second Mendès France, celui du discours de 1950, va enfin pouvoir s’adresser à l’adversaire et s’entendre avec lui : ce sera la fin de l’histoire de Genève et du pari mendésiste d’y réussir la négociation en quatre semaines. À peine en a-t-il d’ailleurs terminé, le 21 juillet 1954, qu’il annonce s’attaquer au chantier suivant : l’expansion économique.
28Peut-on conclure sur ce point ? Dans une première étape, l’industrialisation de l’Indochine n’ayant pas pu se faire, la courbe croissante de l’engagement financier dans la guerre se dilue dans la forte inflation qui accompagne la reconstruction nationale, elle-même largement subventionnée par les États-Unis. Quand le gros de la reconstruction s’achève et que la conjoncture apparaît meilleure, autour de 1950, l’effet négatif de la charge financière de la guerre d’Indochine, qui s’alourdit encore, saute aux yeux : sur tous les plans, économique comme politique, cette charge est de moins en moins supportable, alors que la rigueur financière sera bientôt le souci quasi exclusif du gouvernement. Faute de pouvoir ni vraiment faire cette guerre ni vraiment l’arrêter, l’atlantisme des dirigeants français détermine la solution.
29Quant au poids de la guerre d’Indochine dans l’orientation de la conjoncture, il paraît confirmé par la prise en compte des cycles économiques. La tendance, après la fin de la seconde guerre mondiale, est plutôt celle d’une croissance quasi permanente, mais certains spécialistes discernent, pour les années cinquante, un cycle commençant au troisième trimestre 1951 pour s’achever au quatrième trimestre 1957 : une phase de croissance rapide succédant à une courte phase de récession25. Après la croissance soutenue des années 1950-1951, cette courte récession correspond en effet à l’année 1952 et au début de l’année 1953, celles du gouvernement Pinay et de l’impasse indochinoise. Quelle que soit la réalité du cycle, la poursuite à haut niveau de la guerre d’Indochine constitue sans doute l’un des facteurs lourds qui expliquent les ratés de la croissance au début des années cinquante. Il serait certes hasardeux d’affirmer aujourd’hui que, comme les Pays-Bas, la France aurait pu connaître une forte expansion dès le tournant de 1950, plus d’ailleurs parce qu’elle aurait réussi sa reconstruction que par la grâce d’un quelconque abandon colonial. Il apparaît par contre certain qu’il aura fallu attendre la fin de 1953, quand les principales mesures françaises de désengagement financier commencent à prendre effet, pour que le pays entre vraiment dans les « trente glorieuses ».
30Le retournement de conjoncture et le désengagement français se combinent donc sans équivoque, dès 1953, et plus encore en 1954. La guerre d’Indochine, qui avait contribué au renforcement de l’alliance américaine de la IVe République, aura également retardé de plusieurs années le passage durable pour la France de la reconstruction à l’expansion.
II. LE POIDS FINANCIER DE LA GUERRE
31Au-delà du rapport entre la guerre d’Indochine et la conjoncture économique en France, il faut tenter d’arrêter ce qu’a vraiment représenté la guerre d’Indochine pour le pays, en termes financiers. Deux aspects peuvent être ici distingués : d’une part la part que prend la France dans le coût de la guerre, essentielle bien sûr mais pas unique ; d’autre part, les composantes du bilan financier proprement dit pour la France, si tant est qu’elles puissent être appréciées avec toute la précision souhaitable.
32La guerre d’Indochine est réputée avoir coûté cher au pays, et de plus à une époque de reconstruction durant laquelle chaque franc pouvait compter. Mais il faut rester circonspect : le poids budgétaire du conflit, auquel la France associe progressivement les États-Unis et les États associés, est à mettre en relation avec les divers avantages que la France pouvait tirer de la situation, notamment en termes de paiements internationaux. En même temps qu’elle pesait sur le budget, la guerre d’Indochine présentait par exemple, sur le plan des finances extérieures, certains des avantages reconnus en général aux exportations.
A. LA PART DE LA FRANCE DANS LE COÛT DE LA GUERRE
33Il faut partir du coût total de la guerre pour évaluer la part annuelle qu’y a pris la France. Les cléments qui entrent dans le coût global de la guerre sont les suivants :
les crédits militaires français ; plus précisément la part des crédits militaires que le budget français consacre à la guerre d’Indochine, qu’ils soient dépensés en métropole, en Indochine ou, de manière moins massive, sur les marchés internationaux ; éparpillés dans plusieurs budgets, ils assurent l’entretien des Forces terrestres, aériennes et navales françaises en Indochine, et représentent sur la période 1 821 milliards de francs26 ;
la subvention accordée par la France aux États associés pour la mise sur pied de leurs forces armées, durant les années 1951, 1952 et 1953, l’année 1954 étant couverte par l’aide américaine ; l’ensemble porte sur 167 milliards de francs ;
la contribution des États associés à l’entretien de leurs propres Forces armées, contribution essentiellement vietnamienne qui, à partir de 1950 et jusqu’en 1954, porte globalement sur 150 milliards de francs27 ;
l’aide militaire, en matériel, accordée par les États-Unis à la France en Indochine et, à travers elle, aux États associés ; sa valeur a été diversement évaluée, entre 370 milliards (Défense nationale) et 514 milliards de francs entre 1950 et 1954 ;
l’aide financière apportée par les États-Unis à la France à partir de la conférence de Lisbonne de 1952, surtout élevée en 1953-1954, soit environ 550 milliards de francs au total.
34Divers éléments n’ont pas été inclus dans cette évaluation, qui atteint environ 3 058 milliards de francs (1953), notamment les dépenses militaires non budgétisées, relevant des comptes spéciaux et de la création monétaire — soit environ 60 milliards de francs. D’autres éléments sont chiffrables mais ne jouent que faiblement sur les grandes masses du coût ou n’ont que très indirectement une vocation militaire : essentiellement l’aide économique américaine, directe ou commercialisée. D’autres encore sont plus complexes à appréhender, comme l’utilisation illicite de l’opium. Ils ne paraissent, en tout état de cause, qu’intervenir à la marge dans l’évaluation globale de la part de la France.
35Sur ce total, combien la France a-t-elle déboursé pour la guerre d’Indochine ? Les principales sources disponibles ne sont pas on le sait tout à fait d’accord sur les chiffres, mais situent la part de la France dans une « fourchette » comprise entre 60 et 70 % du coût global de la guerre. En 1954, les parlementaires du Conseil de la République évaluent cette part — la donnée a déjà été présentée — à 60 % du coût total de la guerre : 1 819,6 milliards de francs (1953) sur un total de 3 033,3 milliards. De leur côté, les militaires du ministère de la Défense établissent des chiffres permettant de situer la même contribution française à un niveau plus élevé, 70 % du coût général du conflit : 2 009 milliards de francs sur un total de 2 70128. Le tableau suivant indique les chiffres annuels auxquels sont arrivées ces deux institutions.
36Plusieurs différences distinguent ces deux séries. Elles portent d’abord sur certaines données annuelles : 1949 (24,3 milliards d’écart), 1951 (49 milliards) et 1953 (83 milliards) — sans doute s’agit-il de la prise en compte de financements locaux. Globalement, l’évaluation du Conseil de la République paraît minorer la part de la France et propose au contraire une estimation plus élevée que celle du ministère de la Défense sur le coût total de la guerre. En ne considérant que les estimations hautes, qui dans ce genre de situation ont quelque chance de se rapprocher de la réalité — environ 2 000 milliards pour la part de la France et 3 000 milliards pour le coût total — on pourrait fixer la contribution de la France au financement de la guerre d’Indochine aux deux tiers de son coût total.
37Quels que soient les chiffres globaux, l’évolution annuelle est à peu près identique. Voici par exemple comment apparaît la part de la France dans le coût de la guerre à partir des données du Conseil de la République.
38Cette évolution mérite sans doute un commentaire. Les chiffres des crédits français utilisés ici sont ceux qui ont été votés par les Chambres, défalqués de l’aide financière apportée au budget français par les États-Unis. Ainsi, dans ses premières années, la guerre apparaît strictement « franco-française », la France couvrant à travers son budget la totalité des dépenses militaires engagées en Indochine. Mais alors même que les crédits français continuent d’augmenter, jusqu’en 1952, la part du budget français réellement engagée se fait progressivement plus modeste, jusqu’à ce que sa contribution paraisse secondaire en 1954. La part prépondérante prise par les États-Unis, qui assurent alors près de 80 % des charges de la guerre, mérite peut-être d’être nuancée : elle est impressionnante mais ne concerne vraiment que la dernière année du conflit, qui ne sera elle-même qu’une demi-année de guerre, l’armistice négocié à Genève intervenant fin juillet 1954 ; et elle reste relativement théorique, puisque cette aide était versée par remboursements et non pas par avances. Il n’en demeure pas moins que cette évolution ultime, qui s’est décidée en 1953, modifie complètement la configuration du conflit.
B. LES COMPOSANTES DU BILAN FINANCIER POUR LA FRANCE
39Une chose est d’évaluer la contribution de la France au financement de la guerre d’Indochine, une autre est d’estimer la part de la guerre d’Indochine dans les comptes de la France. Quel poids, en particulier, celle-ci aura-t-elle pris dans le budget français ? Les proportions sont à peu près connues :
40Sur l’ensemble de la période, et sur le seul plan budgétaire, il faut compléter par un certain nombre d’éléments ces données correspondant à la durée principale de la guerre, entre 1946 et 1954. Il faut d’abord ajouter les deux années qui ont immédiatement précédé et suivi cette période : la reconquête de l’Indochine commence d’une part en 1945 et le corps expéditionnaire est d’autre part largement présent en Indochine encore en 1955. Le principal document chiffrant le retour de la France couvre les deux années 1945 et 1946 et n’est pas daté avec précision, ce qui pose un problème de conversion dans la mesure où la valeur du franc évolue alors assez vite29. Un montant d’environ 100 milliards de francs 1953 paraît assez bien correspondre pour l’année 1945. Pour l’année 1955, l’engagement budgétaire est de l’ordre de 70 milliards de francs30. Cela fait un total de 170 milliards pour l’avant- et l’après-guerre.
41Parmi les autres éléments budgétaires à considérer figurent les dépenses civiles des ministères de la France d’outre-mer et des États associés, du moins à partir de 1950, quand la France perd la maîtrise des ressources fiscales indochinoises au profit des États associés31. Le « ministère d’État chargé des Relations avec les États associés du Cambodge, du Laos et du Vietnam », constitué en 1950 avec des services empruntés à la France d’outre-mer, ou partagés avec elle, avait pour fonction de gérer la situation en Indochine, c’est-à-dire la guerre. Son fonctionnement coûte annuellement 8 à 9 milliards de francs. Globalement ces dépenses civiles sont estimées autour de 5 % des dépenses militaires, ce qui peut correspondre globalement à 60 milliards de francs.
42Dans les budgets sont également retracés les règlements des dommages de guerre, accordés aux entreprises françaises ayant eu à souffrir du conflit en Indochine, au point de devoir parfois cesser leurs activités : sociétés dont les installations s’étaient retrouvées dès 1945 en zone Viet Minh, comme les Étains et Wolfram du Tonkin ou la Société des charbonnages du Dong Trieu, ou bien sociétés qui durent cesser leurs activités au Nord après le cessez-le-feu de 1954, comme la Société indochinoise d’électricité ou la Compagnie des Eaux, distribuant l’énergie et l’eau dans les régions de Hanoi et de Haiphong32. Pour les premières, les entreprises sinistrées dès 1945, une ordonnance du haut-commissaire Thierry d’Argenlieu du 27 juin 1946 avait institué un régime d’avances en dommages de guerre : après avis d’une commission ad hoc, ces avances pouvaient s’élever à 25 % du coût de reconstruction des entreprises en question33. Mais le régime des dommages de guerre d’Indochine rentra vite dans le moule métropolitain, en l’occurrence celui de la loi du 28 octobre 1946, rendue applicable en Indochine par le décret du 27 septembre 1947. Le versement d’avances se révéla d’ailleurs fort parcimonieux et l’affaire revint sur le devant de la scène après le cessez-le-feu de 195434. Finalement, un « arrêté des comptes de l’origine au 31 décembre 1956 » sur les dommages de guerre, figurant dans les papiers du Trésor, établit à cette date les versements à 16,3 milliards de francs35. Mais le feuilleton des dommages de guerre n’est alors pas encore terminé...
43En matière budgétaire enfin, il ne faudrait pas oublier — mais sans pour autant pouvoir vraiment le chiffrer — l’ensemble des pensions et autres allocations versées aux blessés de guerre, dont le nombre est à peu près équivalent au nombre de tués, ou aux familles des militaires morts au combat. Elles paraissent dispersées entre les budgets militaires et celui des anciens combattants, et le plus grand flou l’entoure. Le maréchal Juin avouait lui-même on le sait son impuissance et, dans les budgets militaires, la rubrique ancien combattant n’est en général indiquée que « pour mémoire ». À titre d’ordre de grandeur cependant, comme précédemment indiqué, le budget 1954 des Forces terrestres d’Extrême-Orient prévoit 1,8 milliard de francs pour les « ayants-cause des militaires décédés en Indochine (veuves, orphelins, ascendants, etc.) »36. En extrapolant de manière régressive sur les années précédentes et en étendant ces dépenses aux blessés et aux invalides, on pourrait arriver à un ordre de grandeur de quelque 20 milliards de francs.
44Les crédits de la guerre d’Indochine devraient donc être augmentés d’une sorte de surcoût qui se détaillerait ainsi :
45Ces 266 milliards de francs ne sont bien sûr qu’un ordre de grandeur, mais ils correspondent quand même, à peu près, à la moyenne des crédits militaires pour l’Indochine des années 1950-1951 : il faudrait ainsi ajouter pratiquement une année budgétaire au coût de la guerre... Ce surcoût équivaut au fond à ajouter environ 15 % aux crédits officiellement recensés pour la guerre d’Indochine.
46Reste la contribution « hors budget » du Trésor, qui avait tant agité les coulisses de la rue de Rivoli en 1949 et 1950, lorsque le fonctionnement des comptes spéciaux ouverts dans les écritures du Trésor indochinois entraînait quasi systématiquement des versements du Trésor métropolitain par dizaines de milliards de francs. En octobre 195337, la commission d’enquête sur le trafic des piastres s’est bien sûr intéressée à cette question, lors de l’audition du directeur du Trésor, Schweitzer, lui-même assisté de son sous-directeur, Boyer. Lors de la séance du 27 octobre 1953, cette évocation a donné lieu au dialogue suivant :
47« M. Reverbori : Sur la seconde partie [de l’exposé de Schweitzer], j’aurais des questions à poser : une première, qui ne dépend sans doute pas de vous, savoir s’il nous serait possible d’obtenir — mais je crois que c’est la direction du Budget qui est compétente — l’ensemble des dépenses budgétaires qui ont été consacrées à l’Indochine depuis le moment où la parité de la piastre a été fixée à 17 francs ?
48M. Schweitzer : Parlez-vous des crédits budgétaires proprement dits ?
49M. Reverbori : Ce serait intéressant de les avoir. Ce qui nous intéresse beaucoup plus serait de savoir quels ont été les débours ou les efforts du Trésor en dehors des crédits budgétaires ?
50M. Schweitzer : Ce que nous pouvons vous indiquer, c’est le montant total des versements en francs que nous avons fait au crédit du compte de la Banque de l’Indochine, et ultérieurement de l’Institut d’émission des États associés, depuis 1947. Ils représentent 800 milliards environ, ce qui correspond au solde de la balance des paiements.
51M. Boyer : En fait, les dépenses françaises en Indochine balancent à peu de choses près les dépenses supportées par le Trésor pour la couverture des transferts. »
52Opération blanche pour le Trésor ? Le bilan n’est sans doute pas si net, encore que lui aussi délicat à chiffrer. En 1954, les négociations franco-vietnamienne (État associé) sur la liquidation du Trésor indochinois porteront sur l’attribution de 66 milliards de francs — 3 872 millions de piastres — avancés en 1949 et 1950 par l’institution locale et dont le Trésor français avait à l’époque supporté la charge38. Faut-il ajouter cette somme au surcoût budgétaire ou compter en points d’inflation, puisque ces avances avaient été pratiquement financées par l’émission monétaire ? Ce problème donne en tout cas crédit, entre les deux estimations, la parlementaire et la militaire, à la seconde, estimation supérieure à l’autre de 190 milliards : précisément constatée en 1949, 1951 et 1953, cette différence correspond sans doute à ces dépenses non budgétisées et rendues possibles par l’émission39.
53Ainsi, si l’on considère l’évaluation haute de 2 009 milliards de francs, additionnée du surcoût déjà estimé à 266 milliards de francs, on arrive, pour le coût financier de la guerre pour la France, à un total de 2 275 milliards — ou à une fourchette se situant entre 2 200 et 2 300 milliards de francs (1953). En francs courants, cette somme correspond au budget total de la France pour l’année médiane 1950 : 2 241 milliards exactement (2 868 milliards de francs 1953)40. Cela revient à dire que la guerre d’Indochine, qui aura duré huit ans — ou neuf si l’on part de 1945 — aura coûté à la France l’équivalent d’une année de son budget et gaspillé, dans l’hypothèse la plus favorable, quelque 10 % de ses ressources.
C. PERTES ET PROFITS
54On ne comprendrait pas l’impact somme toute modeste de ces chiffres sur l’économie française si l’on ne prenait en compte les quelques avantages que la France a, en échange, retiré du conflit. Ces bénéfices, il ne faut pas les rechercher en termes de retombée industrielle : à la différence de ce qui s’est passé avec l’engagement vietnamien des États-Unis, dans la période suivante, aucune industrie de guerre n’a vraiment profité du conflit. Du début à la fin de la guerre, le matériel militaire utilisé en Indochine est on le sait principalement anglo-saxon - britannique d’abord, américain ensuite. Il faut par contre revenir aux flux financiers pour les imaginer : ceux qui relèvent des transferts de l’Indochine vers la France et ceux qui accompagnent l’aide américaine.
55Une masse de 800 à 1 000 milliards de francs (1953) a été transférée de l’Indochine vers la France sur l’ensemble de la période de la guerre, ce qui représente tout de même quelque chose comme le tiers d’un budget annuel du début des années 1950. En termes comptables, assure la direction du Trésor, cette masse a sans doute équilibré la part — de même niveau — des crédits militaires délégués à l’Indochine41. Il ne s’agit pas moins pour la France d’un apport net de capitaux, de la même hauteur, donc, que les crédits militaires destinés à être dépensés en Indochine. Les uns sont liés à des opérations commerciales parfois gonflées mais les autres sont purement financiers et donc tout bénéfice, comme le tableau suivant — très officiel mais ne portant que sur une partie de la période — en donne le détail.
56Il ressort de ces chiffres qu’environ 40 % des transferts n’étaient pas directement liés à des opérations commerciales et qu’ils représentaient, donc, à la fois un risque d’inflation et un apport net pour le pays — de l’ordre de 400 milliards de francs sur l’ensemble de la période si l’on admet l’hypothèse de 1 000 milliards de transferts globaux. Sont-ils inscrits dans la comptabilité nationale ? Dans son ouvrage sur les finances extérieures de la France, André de Lattre propose un tableau de la balance des paiements entre 1945 et 1953 dans lequel la seule rubrique qui s’en rapprocherait serait celle, sous le titre des invisibles courants, des capitaux privés : leur solde cumulé sur l’ensemble de la période s’élève à quelque 300 milliards de francs, inférieur donc au total des transferts financiers d’Indochine vers la France. Il s’agit donc d’un poste important42.
57Quand aux flux qui accompagnent l’aide américaine, ils présentent pour la France l’avantage essentiel de ne pas se situer à l’intérieur de la zone franc et d’aider à résoudre ce qui, aux yeux d’un certain nombre d’experts financiers, constitue l’un des principaux problèmes de la France d’après-guerre : le problème des paiements43. Il s’agit cette fois, au total, d’une masse financière dépassant 500 milliards de francs et qui, si elle vient en règlement de dépenses par ailleurs très réelles, n’en constitue pas moins un apport essentiel en devises. Au lendemain de la signature de l’accord de Genève, dans la discussion d’une interpellation à l’Assemblée nationale au sujet de l’Indochine, Pierre Mendès France comptabilisera ainsi cet apport : « Pour la production militaire, notre industrie est payée en francs, et l’État français reçoit en contrepartie une aide américaine en dollars. Celle-ci vient grossir nos ressources en devises, ce qui permet de solder les déficits de la balance commerciale que nous encourons dans beaucoup de pays. En d’autres termes, nous avons trouvé dans la guerre d’Indochine l’équivalent des ressources que, normalement, les exportations devraient nous procurer. Mais, du même coup, elle a orienté notre production dans un certain sens puisque, ayant moins besoin de vendre sur les marchés étrangers, nous avons pu nous dispenser d’une partie de l’effort nécessaire sur ces marchés »44.
58Accessoirement, les inscriptions budgétaires et la circulation correspondante d’importants flux financiers comportent de menus avantages. C’est ainsi qu’à la fin de 1952, le gouvernement français utilisa 4 milliards de francs, théoriquement destinés aux États associés mais devenus moins urgents parce que le Vietnam venait d’augmenter sa contribution à la guerre, pour faciliter la production aéronautique française. Plus précisément, ces 4 milliards ont permis d’assurer « le maintien en activité de certaines chaînes de production d’avions militaires particulièrement intéressants (Mystère II et IV) ; les difficultés financières auraient obligé, si une telle décision n’avait pas été prise, à stopper ces fabrications au moment où des commandes off shore étaient envisagées »45.
59Quel bilan retenir ? Peut-être la guerre d’Indochine a-t-elle rendu la France un peu paresseuse sur le plan industriel et commercial, le conflit favorisant les exportations traditionnelles de certains secteurs — le textile en particulier — et amenant sans effort économique particulier un apport clonsidérable de devises, lié à l’aide américaine. Il n’en reste pas moins que cet apport, joint aux transferts financiers d’Indochine, relativise largement le coût budgétaire du conflit — même augmenté de son « surcoût » : quelque 2 400 milliards de francs en négatif d’une part ; environ 1 500 milliards en apport net ou de change de l’autre... Et une monnaie à peu près stabilisée.
60Si l’on considère qu’à la fin de la guerre, financièrement parlant, la France s’est pratiquement débarrassée du fardeau indochinois, l’essentiel de la charge budgétaire ayant été transféré aux États-Unis, l’opération, tout compris, n’est pas si onéreuse qu’une première approximation pouvait le laisser penser — ce qui expliquerait aussi l’effet relativement modeste sur la conjoncture. Le bilan financier de la guerre d’Indochine pour la France n’apparaît sans doute pas positif, mais il a certainement été parfaitement digérable — et digéré — par la comptabilité nationale. La France n’avait pas pour autant à se féliciter d’une telle gestion du conflit. En se désengageant financièrement, elle perdait la maîtrise de ce nerf de la guerre qu’est l’argent et, plus simplement, la maîtrise stratégique des opérations — à Dien Bien Phu ou ailleurs.
III. LA FIN DU « PACTE COLONIAL »
61Dresser le bilan économique de la guerre, pour la France, invite à distinguer ce qui tient au rapport colonial et ce qui relève de la guerre elle-même. Le premier point ramène à la question de savoir s’il y avait des raisons économiques au conflit, si l’enjeu économique que représentait le maintien d’une Indochine française, ou du moins contrôlée par la France, pouvait justifier les dépenses militaires consenties : qu’est-ce que la France avait au fond à perdre avec l’Indochine ? Le second point — le bilan financier ayant été examiné séparément — se situe surtout au niveau des entreprises. Il faut interroger l’évolution des investissements français sur place, mais aussi ce qui se passe en France même : qui a été victime de la guerre et, le cas échéant, qui en a profité ?
62Il sera sans doute difficile, compte tenu de l’imbrication du fait colonial et des opérations militaires, de déterminer vraiment si, économiquement parlant, la France aurait eu intérêt à quitter plus tôt l’Indochine. Compte tenu du coût de l’affaire et de l’issue des opérations, la réponse est a priori positive. Mais le bilan de la guerre d’Indochine, comme il vient d’être suggéré, n’est pas nécessairement négatif pour tout le monde. Il ne pourra cependant être question ici d’autre chose que d’une sorte de sondage auprès de certaines entreprises concernées : une étude systématique serait une recherche nouvelle et de grande ampleur, compte tenu du caractère spécifique des sources. L’approche à partir des documents disponibles n’en est pas moins instructive.
63En tout état de cause, l’idée communément admise, qui voit à la fois dans la colonie un fournisseur de matières premières et un débouché pour les produits métropolitains, apparaît partiellement validée pour la période de la guerre d’Indochine. La France a besoin dès 1945 du caoutchouc indochinois ; dans l’autre sens, malgré la guerre ou à cause d’elle, l’industrie métropolitaine — le textile en particulier — trouve dans l’espace colonial une part de ses clients.
A. HEURTS ET MALHEURS DU CAOUTCHOUC INDOCHINOIS
64Le caoutchouc figure en bonne place parmi les richesses produites en Indochine et fournit un exemple intéressant des relations que la France, à travers la guerre, entretient avec sa colonie. Les plantations d’hévéa y ont, depuis quelque quarante ans, accompagné le développement de l’industrie automobile dans le monde. L’investissement était attractif et 100 000 hectares ont été plantés, principalement dans le sud du Vietnam (70 %), dans les régions vallonnées qui séparent le delta du Mékong des montagnes et plateaux du Centre, ainsi que de l’autre côté de la frontière cambodgienne (29 %)46. A lire les correspondances de l’immédiat après-guerre, il ne fait alors aucun doute dans l’esprit des dirigeants français que le caoutchouc est un « élément important de richesse impériale »47. Le ministère de la France d’outre-mer, alors dirigé par Marius Moutet, l’affirme haut et clair en août 1947 : « La conservation des plantations d’hévéas d’Indochine est primordiale non seulement pour l’économie française mais encore pour l’économie de l’Indochine »48. Une quinzaine de plantations indochinoises restent d’ailleurs cotées à la Bourse de Paris49.
65L’industrie française de caoutchouc, qui nécessite elle-même d’importants capitaux et emploie quelque 50 000 ouvriers, a besoin d’environ 90 000 tonnes de latex par an et se tourne traditionnellement vers l’Indochine pour se les procurer : le plus grand industriel de la branche, Michelin, à Clermont-Ferrand, dispose d’ailleurs de ses propres plantations, réparties en trois sites principaux au nord de Saigon. Mais « réamorcer la pompe » des exportations de caoutchouc vers la France, compte tenu des troubles de l’année 1945 et de l’état de guerre qui leur succède au Sud, ne s’est pas avéré très simple. La main d’œuvre des plantations, souvent originaires du Nord, s’est dispersée après le coup de force japonais ; les plantations se sont ensuite retrouvées au cœur du conflit ; et la « guerre économique » menée par le Viet Minh dans les premières années — destruction de la production ou sabotage des arbres — n’était pas sans efficacité. En 1947, 38 % seulement de la surface plantée est exploitée et la production de caoutchouc représente environ la moitié de celle des années 1939-194450 ; elle ne retrouvera péniblement qu’en fin de conflit — mais c’est déjà une performance — son meilleur niveau d’alors.
66L’intérêt prioritaire pour le caoutchouc indochinois, sensible en début de période, semble cependant se relativiser avec le temps. Au départ, l’Indochine dispose des stocks accumulés pendant les années de guerre, ce qui tombe bien pour les entreprises françaises, qui n’ont guère de devises à la Libération pour s’approvisionner ailleurs. Mais l’acheminement de la précieuse matière première est complexe, ce qui inquiète vite le ministère de la Production industrielle51. Finalement, le caoutchouc est partiellement utilisé comme monnaie de compte : aux termes d’un montage quasi officiel, une partie des stocks est en effet vendue aux États-Unis contre dollars ; et une partie de ces dollars est mise à la disposition des industries cotonnières françaises pour leur propre approvisionnement52.
67Par la suite, l’évolution du marché mondial ne favorise guère l’Indochine. L’offre mondiale de caoutchouc naturel excède la demande : en 1950, la production mondiale atteint 1,85 million de tonnes et la consommation 1,6 million, les grands pays ayant reconstitué leurs stocks stratégiques ; le caoutchouc de Malaisie, rapporté à son équivalent en balles de coton américain, vaut d’ailleurs trois fois moins cher en 1949 qu’en 193953. Accessoirement, le caoutchouc synthétique progresse lui aussi rapidement54.
68La tendance générale à la baisse des prix marginalise ainsi progressivement le caoutchouc indochinois : ne représentant que 2,2 % de la production mondiale en 1950, il est en outre grevé de surcoûts qui l’empêchent d’être commercialisé ailleurs qu’en France. Les mesures de sécurité gonflent les prix de 1 à 2 % : les planteurs avaient d’abord obtenu que l’armée assure une présence dans les plantations ; mais celle-ci dut ensuite redéployer ailleurs les unités qu’elle y avait dépêchées, elles-mêmes constituées le plus souvent de soldats d’Afrique du Nord. Plusieurs plantations ont donc alors levé leurs propres milices. La surévaluation de la piastre a fait le reste, parfois — mais rarement à notre connaissance — dénoncée par les planteurs : une plainte de l’Union des planteurs de caoutchouc au ministre des Finances, le 5 octobre 1949, soit quelques jours après la décision de renoncer à changer la parité de la piastre, fin septembre 1949, s’est certes voulue menaçante, mais apparemment sans suite55. D’ailleurs, la production indochinoise ne suffit pas à l’industrie française, qui s’accroît rapidement au début des années cinquante : vers 1950, l’Indochine ne fournit que la moitié des besoins de la métropole, estimés on le sait à 90 000 tonnes par an ; en 1952, elle n’en couvre plus qu’un quart, la métropole ayant acheté cette année-là 130 000 tonnes de caoutchouc brut et assimilé56.
69Un mécanisme à dimensions multiples permet l’écoulement du caoutchouc indochinois vers la France. Jusqu’en 1950, un comptoir d’achat et de vente du caoutchouc gère les échanges et le budget de l’Indochine apporte une subvention de 30 cents par kilo : l’accord du 26 août 1949, signé entre l’État et les professionnels, prévoit ainsi que les manufacturiers français achètent 136,37 francs le kilo de caoutchouc, alors que celui-ci est payé aux planteurs 141,47 francs, grâce à une subvention du budget général de 5,10 francs (0,30 piastre). Mais 136 francs représentent encore un prix très élevé si l’on songe que le même kilo de caoutchouc est disponible sur le marché de Singapour à 120,30francs... Le second volet du mécanisme se dévoile alors : le ministère des Finances bloque les autorisations d’achat hors de la zone franc — en devises donc — tant que les industriels n’ont pas acquis une proportion suffisante de caoutchouc indochinois57.
70À partir de 1950, le contexte politique change en Indochine, le budget passant entre les mains vietnamiennes de l’État associé. Le mécanisme ancien ne peut plus fonctionner : décision est donc prise en novembre 1949 d’accorder aux planteurs une prime de 20 francs par kilo, cette fois à la charge des industriels métropolitains. Le calcul effectué montrait que, même si le caoutchouc indochinois était frappé d’un surcoût de 15 %, les répercussions sur les produits industriels ne dépasseraient pas 1 %, ce qui rendait le montage tout à fait « jouable » — à cette nuance près que les exportations françaises de caoutchouc (22 % des fabrications) étaient tout de même pénalisées58. Les possibilités de trafic entourant la piastre aidant, ce nouveau système de prime revenait presque à une clause de style, comme le suggère une autre note en 1953 : « Dans ces conditions, grâce à des complicités administratives et bancaires, les règlements des importations en France de caoutchouc indochinois s’effectuent en fait par des circuits irréguliers qui permettent sans débours supplémentaire pour les utilisateurs de verser la prime nécessaire au planteur, tout en laissant de substantiels profits aux intermédiaires »59.
71À la fin de la guerre d’Indochine, la France a-t-elle encore besoin du caoutchouc indochinois ? En 1953, la production a certes retrouvé un niveau acceptable : les succès de la « pacification » au Sud, l’aboutissement des efforts de rénovation des plantations, qui nécessitent de longues années, parce qu’il faut bien que les arbres poussent, l’expliquent sans doute plus que la dévaluation de la piastre. Mais en même temps les conditions du marché ne sont plus les mêmes qu’en 1945 et la normalisation des exportations de caoutchouc indochinois entraîne aussi leur banalisation : les industriels français ne peuvent être privés éternellement d’un accès libre aux meilleurs prix mondiaux ; le caoutchouc indochinois ne peut non plus éternellement tourner le dos au principal marché de la planète, celui des États-Unis - des procédures particulières de paiement faciliteront en fin de période les exportations dans cette direction. Tout se passe donc comme si le coûteux entretien de cette richesse, si précieuse à la Libération et payable en francs, ne se justifiait plus : l’internationalisation des importations françaises et des exportations indochinoises, en particulier après la dévaluation de la piastre, retire l’essentiel de son contenu au privilège impérial.
B. L’ANTHRACITE DU TONKIN
72Plus encore que les plantations du Sud, les mines du Nord avaient quelque mal à fonctionner au milieu des combats qui s’y déroulaient depuis 1945. Fer, étain, zinc ou phosphates, la plupart des sites se localisaient entre Hanoi et la frontière chinoise, en pleines zones contrôlées par le Viet Minh, et l’exploitation était dans la plupart des cas suspendue depuis 194560. Chacune des sociétés concernées, Compagnie minière et métallurgique de l’Indochine, Société des mines d’étain du Haut-Tonkin, Étain et Wolfram du Tonkin etc., axe désormais « toute son activité sur la récupération et l’emploi des indemnités de guerre auxquelles les industriels français avaient droit en vertu d’un décret du 27 septembre 1947 »61. La situation des Charbonnages était la moins dramatique : certes, la Compagnie des charbonnages du Dong Trieu, exploitant un anthracite au Nord-Ouest de Haiphong, n’avait pu relancer ses activités que quelques mois, en 1949 et 1950, à la faveur d’une protection du corps expéditionnaire — la pression du Viet Minh s’avéra finalement trop forte. Mais la Société des charbonnages du Tonkin, il est vrai la plus importante, a pu continuer à fonctionner en bordure de la Baie de Ha Long.
73La Société française des charbonnages du Tonkin, constituée autour de 1890 pour exploiter des gisements pour la plupart littoraux, avait en effet réussi à préserver une partie de ses activités après 1945 : trois de ses centres avaient dû être abandonnés, galeries inondées, notamment ceux de Mao Khé et de Khé Bao ; mais la société continuait à extraire le charbon de mines à ciel ouvert échelonnées entre Hong Gai et Cam Pha. Une centaine de Français et 10 000 Vietnamiens travaillaient là, avec sous leurs pieds une réserve de quelque 100 millions de tonnes et, à proximité immédiate, les deux excellents ports de Hong Gay et de Cam Pha. Mais la production, qui ne s’élevait en 1945 qu’au dixième du niveau d’avant-guerre, avait été très lente à redémarrer ; et son plan de redressement établi en 1948, qui prévoyait de retrouver le million de tonnes en 1952, se heurtait à des problèmes de financement62.
74Pour trouver les capitaux nécessaires à la modernisation de ses installations, le Société des charbonnages du Tonkin explora toutes les solutions. Les dommages de guerre ressemblaient à un espoir déçu : évalués par la société à 150 millions de piastres environ, ils auraient pu largement couvrir l’investissement de 135 millions de piastres (2,3 milliards de francs) jugés nécessaires entre 1950 et 1952 ; mais 19 millions seulement ont été versés au titre de la loi de 1946. Las de recourir à l’autofinancement et de ne plus distribuer de dividendes à ses actionnaires, la Société regarde en direction de l’aide américaine : le matériel qu’elle ambitionne d’acquérir est en effet fabriqué aux États-Unis. Elle demande d’abord, en vain, « que, sur les crédits alimentés par la contre-valeur du plan Marshall, le Fonds métropolitain de modernisation et d’équipement lui accorde pour l’exercice 1951 une dotation de 510 millions de francs (contrevaleur de 30 millions de piastres) »63.
75Les Charbonnages du Tonkin suggèrent ensuite un montage garanti par leurs exportations au Japon, encore sous occupation américaine : « L’aide américaine en Indochine avancerait à la Société française des Charbonnages du Tonkin les fonds nécessaires à l’achat du matériel américain. Ces avances seraient remboursées par un prélèvement sur la valeur du charbon livré au Japon », vendu en dollars64. Mais ni l’aide américaine ni l’Office indochinois des changes n’ont la souplesse nécessaire. Finalement, ce sont de nouvelles avances sur les dommages de guerre et un emprunt auprès des banques qui permettront à la Société de s’équiper du matériel américain ultra-moderne qu’elle convoitait, en particulier deux pelles mécaniques à haut rendement65. Si le million de tonnes n’est pas atteint en 1952, la production n’en redémarre pas moins nettement.
76L’anthracite du Tonkin présente-t-il un intérêt pour la France ? Oui à en croire le principal intéressé quand il sollicite l’appui des pouvoirs publics : « la Société française des charbonnages du Tonkin extrait un anthracite d’excellente qualité, qui se compare aux plus beaux anthracites du pays de Galles, indique en préambule une note sur le financement de sa modernisation. D’après les calculs faits récemment par l’Association technique de l’importation charbonnière, cet anthracite, rendu en France, reviendra au même prix que les charbons anthraciteux belges (de qualité très inférieure à la sienne). C’est d’autre part le seul anthracite que le marché français peut se procurer en le payant en francs »66. Mais il faut relativiser : les Charbonnages du Tonkin ambitionnent de produire 1 million de tonnes quand la France en extrait 55 millions, ce qui représente moins de 2 % de la production nationale. Et encore l’Indochine n’exporte-t-elle vers la métropole, selon les années, qu’entre 5 et 20 % de ce qu’elle extrait...
77Plus qu’une ressource pour la France, le charbon tonkinois était avant guerre un élément significatif du rôle impérial de l’Indochine française. Exporté à plus de 60 % vers le reste de l’Asie, il fournissait en ressource non pas la métropole mais sa puissance internationale. Mais la situation s’inverse après 1945 : c’est en Indochine même — aux cimenteries et aux centrales électriques — que la Société française des charbonnages du Tonkin vend l’essentiel de sa production, et si l’exportation reprend en fin de période, elle tient encore le second rôle.
78Le marché indochinois est donc venu assurer le principal débouché de l’anthracite du Tonkin alors qu’auparavant ce dernier avait plutôt vocation à être exporté. La guerre d’Indochine, en stimulant la consommation, tant de ciment que d’électricité, en est partiellement responsable. En 1953, le rapport du conseil d’administration de la Société le confirme, « le marché indochinois est resté [...] avec 442 000 tonnes notre principal débouché », à raison de 340 000 tonnes pour le Nord et 102 000 tonnes pour le Sud. À l’exportation, le Japon continue pour sa part à jouer le premier rôle : « les ventes [...] atteignent 247 126 tonnes. Le Japon, avec 236 000 tonnes est de loin notre client le plus important »67.
79Moins encore que le caoutchouc du Sud, le charbon du Nord n’a pu prétendre à travers la guerre d’Indochine jouer un rôle économique tel qu’il eut fallu prendre les armes pour le défendre : il était partiellement perdu bien avant 1954.
C. L’INDOCHINE EN GUERRE, MARCHÉ CAPTIF
80Les industriels français les plus concernés ont périodiquement lancé des mises en garde pour que fut évité tout changement en Indochine, la presse spécialisée s’en est fait régulièrement l’écho et la rue de Rivoli se tenait informée : le débouché indochinois, particulièrement en ces temps de guerre, faisait vivre une part, relativement modeste mais bien réelle de l’activité économique française. Le lobby colonial ne rate jamais une occasion d’insister sur le fait : « L’Indochine représente un débouché essentiel pour certaines industries françaises, note une importante étude de février 1954. Pour le premier semestre 1953, les exportations françaises vers l’Indochine ont représenté 21 % du total des exportations vers la France d’outre-mer et près de 8 % de l’ensemble des exportations françaises. [...] Certaines industries traverseraient une crise qui pourrait être mortelle si le marché indochinois leur échappait »68. En 1952, selon une autre source, l’Indochine représente en effet la seconde destination de l’ensemble des exportations françaises69 :
Source : Comité national des conseillers du commerce extérieur de la France.
81Le conseiller financier du haut-commissariat, André Valls, fait le même constat : « Depuis 1946, la production française a trouvé en Indochine un débouché de choix. Les importations en provenance de l’Union française ont dépassé 100 milliards de francs en moyenne au cours de ces trois dernières années », précise-t-il. Et même si la position de l’Indochine se dégrade un peu après la dévaluation de la piastre, elle reste forte : « Les États associés d’Indochine occupaient en 1953 le 4e rang parmi les clients de la production métropolitaine après l’Algérie, la Suisse et l’Allemagne et devant l’Union belgo-luxembourgeoise et le Maroc » — pour 1954, indique cependant Valls en note, « les États associés rétrograderont vraisemblablement de plusieurs places »70. Le contexte de guerre et d’association avec la France explique pour André Valls l’ampleur des ventes françaises à l’Indochine : « d’une part, les États ont bénéficié des ressources francs abondantes que leur procurait le jeu des dépenses militaires ; d’autre part, les États ne disposaient pas d’un volume considérable de devises étrangères ».
82Dans ce fort courant importateur, il apparaît que la guerre est en elle-même, en effet, un puissant et stimulant marché. « En définitive, le marché indochinois absorbe essentiellement deux catégories de produits français, conclut une analyse de la presse spécialisée en avril 1954 : d’une part des produits industriels de guerre – vêtements militaires (coton), mécaniques diverses, horlogerie ; d’autre part des produits agricoles excédentaires, dont les uns sont de première nécessité mais vendus à un prix supérieur au prix mondial (blé, malt), et les autres sont des produits de luxe (boissons alcoolisées, champagne) ». Il n’en reste pas moins, comme le titre l’analyse en question que « L’économie française supporterait difficilement la perte du marché indochinois »71. L’analyse des statistiques douanières fait ressortir, en les regroupant par genres, les produits qui intéressent principalement l’Indochine72.
83L’industrie textile française est ainsi la première concernée par le débouché indochinois. Elle l’est même d’origine, pourrait-on dire, puisqu’on le sait plusieurs sociétés cotonnières s’étaient portées acquéreurs de caoutchouc à la libération, d’accord avec le ministère des Finances, de manière à en réaliser la vente en dollar et pouvoir importer plus facilement matière première et outillage. Une partie des sociétés en question s’était constituée en « pool des acheteurs » et d’autres agissaient séparément : une fois les opérations de vente terminées, l’apport en devise s’était élevé à près de 4 millions de dollars73. Pour l’heure, au début des années cinquante, environ 80 % des importations indochinoises de textiles sont constitués de produits de l’industrie cotonnière — il faut notamment vêtir les nouvelles forces armées.
84Début 1954, alors que la négociation sur l’indépendance du Vietnam associé se prépare avec la France, les parties concernées redoutent que la « préférence » française, que garantissait jusqu’alors le statut d’association, soit abandonnée. Il n’est pas jusqu’au préfet du Haut-Rhin de soutenir les industriels français. Ce dernier, en transmettant au ministre des Finances une note du Syndicat général de l’industrie cotonnière française, souligne que celle-ci « insiste sur l’importance que revêtiront pour plusieurs branches industrielles françaises les décisions qui seront prises lors des négociations qui vont s’ouvrir incessamment ». Le problème, précise le préfet, « intéresse tout particulièrement les dirigeants de l’industrie cotonnière du Haut-Rhin, qui occupe 31 % de la population active non agricole, auxquels il convient d’ajouter les ouvriers des industries mécaniques et chimiques » travaillant pour le secteur textile74.
85Plusieurs régions sont en fait concernées. Le Nord et, plus encore, le Nord-Est exportent des tissus de coton vers l’Indochine : les expéditions annuelles, selon les indications fournies par les professionnels, représentent cinq semaines de travail pour l’ensemble de l’industrie cotonnière française, et l’emploi de 15 000 à 20 000 ouvriers, dont 10 000 dans les Vosges. La crainte de leur mise au chômage accompagne la fin de la guerre75. La région lyonnaise appréhende aussi la perturbation qu’apporterait l’abandon de la « préférence impériale » : « le marché indochinois représente pour les soyeux lyonnais 10 % de leur chiffre d’affaire et 25 % de leur activité de fabrication de tissu de soie, soit 10 000 métiers et 10 000 ouvriers », précise une publication spécialisée76.
86Sans doute la préférence française dans les importations indochinoises eut-elle été plus défendable si elle n’était pas devenue à sens unique. La relative modicité des exportations vers la France de caoutchouc et de charbon indochinois a déjà été évoquée, mais que dire du riz ! Avant 1940, relèvent les conseillers du commerce extérieur de la France, l’Indochine exportait 1 600 000 tonnes de riz par an, dont une petite moitié sur la France (500 000 à 800 000 tonnes), pour lesquelles les droits de douane à l’entrée étaient opportunément suspendus, et quelque 150 000 tonnes sur la France d’outre-mer. En 1952 et 1953, l’Indochine n’a exporté qu’environ 250 000 tonnes, dont seulement 50 000 tonnes vers la France d’outre-mer et... 4 000 tonnes vers la France, soit 150 à 200 fois moins qu’avant-guerre, mais frappé cette fois de droits de douane — il est vrai que le riz de Camargue était apparu entre-temps77.
87Par contre, la prolongation de la guerre et la caricature de « pacte colonial » qu’elle perpétuait faisaient l’affaire de toutes les sociétés ou organismes de service qui faisaient le lien entre la métropole et le théâtre des opérations. La Banque de l’Indochine sur le plan financier, nous y reviendrons, mais aussi les opérateurs du secteur des transports : les compagnies de navigation maritime et aérienne françaises disposaient en effet d’un quasi-monopole sur le trafic — passagers et marchandises — entre la métropole et l’Indochine. En 1953, 90 navires français ont ainsi effectué 180 départs pour l’Indochine, soit environ un tous les deux jours78. Les Chargeurs réunis de la famille Seydoux sont sur l’affaire, ainsi que les Messageries maritimes. Cette dernière compagnie, note le rapport parlementaire Pineau en suggérant de lui demander un nouvel effort, « tire d’importants bénéfices des nombreuses affaires traitées par elle en Indochine »79. Parmi les compagnies aériennes, celle de Sylvain Floirat, Air Azur, a également retenu l’attention pour avoir prospéré dans le transport militaire.
88Il faut enfin mentionner l’activité portuaire, en quelque sorte dopée par la guerre d’Indochine. Si Dunkerque, Le Havre, La Pallice, Bordeaux et Sète ont réalisé une part de leur trafic avec l’Indochine, la palme revient bien sûr à Marseille qui, par sa situation et son équipement, était le plus à même de travailler dans cette direction. Mais les chiffres ne sont pas simples à déterminer : « pour Marseille, premier port intéressé donc, peut-on noter en 1954, le total des exportations vers l’Indochine ressort pour le seul secteur privé à 215 000 tonnes en 1952 et 172 000 tonnes en 1953 » — ce qui devait tourner autour de 5 % des sorties du port80.
89D’une manière générale, il ressort donc que la guerre d’Indochine, par sa prolongation et son issue, a pu contribuer à certaines mutations de l’économie française : en particulier la survie puis le déclin du secteur textile d’un côté et l’encouragement aux activités de service de l’autre.
IV. DE L’INDOCHINE À L’EUROPE
90Comment la guerre d’Indochine s’inscrit-elle dans le mouvement général qui voit, dans les années 1950 et 1960, la France, ainsi que la Grande-Bretagne et les autres puissances coloniales, se replier progressivement de son empire pour s’élargir à l’Europe ? L’Indochine, sans doute, n’est pas tout l’empire, loin s’en faut, mais la guerre qui s’y déroule constitue son premier ébranlement. La question mérite d’autant plus attention qu’en France, au début des années 1950, le débat financier sur l’Indochine s’exprime de plus en plus en parallèle avec celui sur l’Europe - dans le cadre de l’OTAN il est vrai.
91La question se situe à plusieurs niveaux. Une première approche consiste à s’interroger sur l’évolution des investissements français en Indochine. Leur repli manifeste ne signifie pourtant pas pour autant leur réorientation sur l’Europe, même si, de manière assez symbolique, Sylvain Floirat réemploiera dès 1955 une partie des profits acquis par sa société aérienne Air Azur, réputée avoir prospéré grâce à l’Indochine, dans la création de la station de radio « périphérique » Europe n°1. Une large partie des investissements coloniaux se redéploie plutôt sur d’autres parties de l’Union française, essentiellement en Afrique. La seconde approche, par contre, qui suit les grandes orientations stratégiques prises alors par la France, et a une forte dimension budgétaire, colle plus à l’Europe, dont la défense apparaît de plus en plus comme l’alternative à l’Indochine.
A. L’ÉVOLUTION DES INVESTISSEMENTS FRANÇAIS EN INDOCHINE
92Il est difficile de suivre avec toute la précision souhaitable l’évolution des investissements français en Indochine, publics comme privés. Deux études permettent cependant de s’en faire une idée, même si elles ont chacune leurs imperfections et n’ont pas toujours utilisé les mêmes critères d’analyse. La première, relativement précise, est un recensement réalisé dans l’empire en 1940-1943, par la Banque de l’Indochine pour ce qui nous concerne, alors que la colonie se trouvait confinée dans le quasi-protectorat qui lui était imposé par le Japon81 : à en juger par les notes et correspondances ultérieures, elle sert de base à toute réflexion sur le sujet pratiquement jusqu’en 1954. Un nouveau recensement est cependant effectué par les services du haut-commissariat au cours de l’été 1953 et complété en 1954. Sans doute partiel, il dresse l’inventaire, pour l’ensemble de l’Indochine, des biens des principales entreprises en activité, en tenant compte de la valeur des stocks et de la valeur commerciale des fonds, sans oublier celles qui ont dû suspendre leur fonctionnement pour cause de guerre : 344 entreprises ont été inventoriées, 65 % se situant au Vietnam, dont à peine la moitié au Nord, 23 % au Cambodge et 12 % au Laos82.
93Avec ces 26 milliards de piastres d’investissements privés encore présents en Indochine — 260 milliards de francs au nouveau taux de change et pour reprendre les termes du conseiller financier français André Valls, « l’emprise du capitalisme français sur le pays reste intacte (en 1954). En effet, aussi approximative et arbitraire que puisse être une évaluation de cette nature, elle a le mérite de traduire en chiffres la place qu’occupent dans la vie économique des États les entreprises dont les capitaux et les dirigeants sont français. Les grandes plantations d’hévéas, les services publics industriels, les banques, et les maisons de commerce importantes, les rares entreprises industrielles appartiennent à des groupes financiers français »83.
94Il reste, si l’on s’en tient aux estimations connues, celle de 1943 et celle de 1953-1954, que les investissements français apparaissent en net recul sur la période de dix ans qui les sépare, qui est essentiellement celle de la guerre. En francs constants (1953), l’ordre de grandeur de 1943 se situait à 1 052 milliards de francs — 52 milliards de francs 1939 — dont 770 milliards d’investissements privés ; en 1954, il ne restait plus que 450 milliards d’investissements français en Indochine, dont 260 privés84. Les investissements publics ont les moins souffert — quoiqu’en diminution d’un petit tiers — encore que sur les 190 milliards restant, 44,5 milliards concernent le domaine militaire85. Les investissements privés, eux, ont pendant ce temps chutes de 66 %, passant de 770 milliards en 1943 à 260 en 1954 — mais peut-être les premiers chiffres ont-ils été gonflés et les seconds minorés. Le tableau suivant, si l’on s’en tient à nouveau aux chiffres connus, indique la répartition de cette évolution par branches.
95Sans doute ce tableau appelle-t-il quelques commentaires. Aux deux moments considérés, il apparaît d’une manière générale – ce qui ne constitue pas une vraie surprise — que les principaux investissements privés français se concentrent dans les secteurs industriels, des mines et des plantations. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les pertes y soient sévères : comme on le sait, de nombreuses mines du Tonkin, en particulier dans le domaine des non-ferreux, restaient fermées depuis 1945 et, dans le Sud, les plantations ont également souffert. Pour le reste, il est un peu étrange que les autres secteurs aient fondu à ce point. Il est vrai que les conditions de la guerre empêchaient le fonctionnement normal des transports intérieurs, qu’ils soient ferroviaires, fluviaux ou routiers et que ce secteur d’activité a pu tomber en déshérence — ou qu’accessoirement la puissance militaire ait pris le relais. En matière commerciale, il faut supposer que l’évolution des chiffres proposés ne concerne que les échanges intérieurs car, pendant la même période, le commerce extérieur a fait, lui, un bond prodigieux – mais peut-être, en effet, sans qu’il soit nécessaire de recourir à beaucoup d’investissements nouveaux. Au vu de ces chiffres, en tout cas, et quelle que soit leur approximation, s’il est vrai que l’emprise du capitalisme français reste intacte en Indochine, pour reprendre les termes d’André Valls, l’Indochine en guerre paraît bien éloignée d’un fonctionnement économique normal.
96Pour autant, le conflit colonial est-il seul responsable de cette désaffection pour l’Indochine ? Si l’on en croît les études antérieures à la seconde guerre mondiale, un tel repli n’est pas sans précédent. C’est en tout cas ce qu’observe Paul Bernard lorsqu’il analyse en 1934 les flux de capitaux entre l’Indochine et la France : alors que les investissements européens en Indochine venaient traditionnellement, avec les emprunts publics placés dans la métropole, équilibrer les sorties de capitaux d’Indochine, toujours fortes, cette situation n’a pas résisté à la crise ; un exode de capitaux d’Indochine « absolument anormal » avait ainsi marqué l’année 1931 alors que le flux des investissements se trouva pratiquement stoppé. Dans les années suivantes, la situation s’est sans doute améliorée, notamment dans le domaine de la spéculation ; par contre, note Paul Bernard, « les investissements de capitaux français demeurent rarissimes »86.
97Après 1945, en début de période surtout, l’état d’esprit des autorités françaises fut d’encourager les investissements, du moins localement : la surévaluation de la piastre les rendait trop peu attractifs à partir de la métropole. « Les bilans des entreprises commerciales indochinoises ont, en 1948, dégagé de larges bénéfices, note par exemple le rapport Perron. On peut au moins exiger d’elles qu’elles pratiquent en Indochine une plus large politique d’investissement local ». Il ajoutait plus loin : « Il faut que les sociétés admettent que nous sommes dans une période de réinvestissement et non dans une période d’exploitation »87.
98Un comité des investissements en Indochine traitait les dossiers qui lui étaient soumis, car ceux-ci étaient souvent assortis de demandes de prêts impliquant la Caisse centrale de la France d’outre-mer. Ce comité est certes ouvert aux propositions : dans sa séance du 16 juin 1952, par exemple, il autorise la Caisse centrale à consentir un prêt de 77 millions de francs aux Manufactures indochinoises de cigarettes, qui en demandaient 230 pour accroître leur production de tabac de Virginie au Laos et au Cambodge, et développer leur production de cigarettes de manière à pouvoir fournir un marché en pleine expansion : 1 million de kilos de cigarettes a été consommé en Indochine en 1951, plaide-t-elle, et il serait bon de « supprimer à due concurrence les sorties de devises que cette consommation entraîne actuellement »88. La Société française des charbonnages du Tonkin est elle aussi autorisée à emprunter 150 millions de francs, mais à de meilleures conditions, 6 % sur dix ans, au lieu de 7 % sur six ans pour les Manufactures indochinoises de cigarettes.
99Mais les avis du comité ne sont pas pour autant toujours positifs. La Société des sucreries et raffineries de l’Indochine, qui traite la canne à sucre autour de Saigon, n’est ainsi pas suivie dans sa demande, en raison du risque financier sur lequel paraît vivre la société89. Une réponse négative fut également opposée à une Compagnie asiatique et africaine, dont l’objet social concerne il est vrai toutes opérations bancaires, foncières, industrielles, financières, commerciales, agricoles, minières, mobilières et immobilières [sic]...
100La tendance générale est pourtant au désinvestissement, pour ne pas dire à la fuite des capitaux, et la démarche suivie conserve un caractère colonial : plutôt que comme un retour vers une Europe nouvelle, le repli d’Indochine apparaît comme un redéploiement vers le reste de l’Union française, voire d’une manière générale le monde colonisé. Les exemples abondent de transferts financiers qui affichent cette finalité. Dans le courant de l’année 1951, par exemple, les Brasseries et Glacières de l’Indochine (BGI) sollicitent, et obtiennent partiellement, l’autorisation de transférer l’équivalent d’environ 400 millions de francs vers Dakar, Tunis et Alger, pour y développer leurs métiers, brasserie, fabrication de glace, etc. Les Établissements Coppin et Tran Hoa peuvent également transférer de quoi mettre sur pied une nouvelle branche de leur activité de tissage à Madagascar. Les planteurs ne sont pas en reste, même si, à ce jeu, on ne gagne pas à tous les coups : la Société des plantations de Kratié se voit refuser un transfert pour créer des plantations de caoutchouc aux Nouvelles-Hébrides ; mais la Compagnie française des cultures d’Extrême-Orient obtient le transfert de 250 millions de francs pour planter des hévéas en Côte-d’Ivoire, et les Terres Rouges — du groupe Rivaud — sont autorisés à transférer 1 300 millions de francs, dont certes la moitié bloqués en bons du Trésor, en AEF et au Cameroun, « pour développer les richesses inexploitées de ces territoires »90.
101La Banque de l’Indochine, qui semble avoir très vite compris dans quel sens allait l’histoire, joue sur tous les tableaux. Dès 1947, le ton est donné : « Un établissement comme le nôtre se doit de savoir s’adapter aux circonstances nouvelles et de s’abstenir de regrets stériles. Notre réseau de succursales et d’agences dans les territoires d’outre-mer nous permettra de continuer à jouer un grand rôle dans le développement de ces territoires ». Pour la Banque, l’Indochine en guerre paraît fonctionner comme la « pompe à capitaux » de son redéploiement international. « La guerre se révèle une très bonne affaire pour la Banque de l’Indochine, écrit Marc Meuleau. De 1948 à 1954, elle trouve dans les circuits de financement du corps expéditionnaire la principale source de son activité et de ses profits »91.
102Le redéploiement des actifs de la BIC se porte notamment sur le Moyen-Orient et l’Afrique. Paul Gannay, qui règne en maître sur la succursale de Saigon jusqu’en 1951, s’implique même personnellement en 1949 dans la création d’une filiale en Afrique du Sud, en liaison avec les industriels du textile du nord de la France. Dès 1950, selon le président du Conseil d’administration, les investissements de la Banque « en Chine, en Indochine et dans le Sud-Est asiatique ne représentent plus que le huitième du portefeuille-titres »92. Mais la Banque, « trop riche des capitaux qu’elle rapatrie d’Indochine », selon une autre formule de Marc Meuleau, sait aussi ne pas commettre l’erreur de reproduire ailleurs sa fonction de banque coloniale : entre 1946 et 1952, le portefeuille de ses participations dans les secteurs financiers et industriels de la métropole voit sa valeur se multiplier par 14. Il ne s’agit certes pas d’une reconversion à caractère européen, mais la grande banque d’affaire va bientôt pouvoir prendre son envol93.
103Finalement, pour revenir à l’Indochine, les autorités françaises les mieux éclairées de la place en vinrent elles-mêmes à préconiser, devant l’évolution de la situation et comme l’écrit André Valls, une véritable « politique de désinvestissements des capitaux français en Indochine » — c’est-à-dire une politique constructive. L’idée était d’accompagner les réalisations de capitaux français investis en Indochine de transferts d’actifs au profit des nationaux. En effet, note Valls, d’une part « les Français possesseurs de capitaux investis en Indochine conçoivent aujourd’hui quelques inquiétudes sur l’avenir réservé aux entreprises françaises dans les pays qui deviendront de plus en plus indépendants » ; d’autre part et « dans le même temps, les plus lucides des autochtones souhaitent de plus en plus être associés à la direction, à la gestion et aux profits des entreprises françaises ». Mais il n’existe pratiquement pas de capitaux nationaux susceptibles de prendre le relais : l’idée est qu’une véritable politique, financée localement par l’inflation, pourrait à la fois permettre de mieux négocier le repli français et de mieux asseoir l’indépendance des nouveaux États, en transférant à leurs nationaux une part du pouvoir économique détenu par les Français94. Mais la guerre s’achèvera avant qu’une telle politique ait pu être vraiment acceptée et mise en place.
B. LE CHOIX DE L’EUROPE
104Si les milieux d’affaires liés au capitalisme colonial restent fidèles – la Banque de l’Indochine mise à part – aux possibilités offertes par l’Union française, ceux qui tiennent le haut du pavé à Paris, et sont périodiquement associés au gouvernement, paraissent plutôt regarder vers l’Europe. C’est alors que l’orage chinois gronde autour de l’Indochine, en 1950, que les projets de CECA et de CED sont formulés à Paris. En prenant un peu de recul, on a dès lors un peu le sentiment que l’épisode ouvert par la guerre de 1870 prend fin : alors que les « continentaux » gardaient les yeux rivés sur la « ligne bleue des Vosges » et l’Europe pour préparer la revanche de la France sur l’Allemagne, qui avaient annexé l’Alsace et la moitié nord de la Lorraine, la modernité semblait appartenir aux « impérialistes », qui souhaitaient au contraire, par le détour de la conquête coloniale, donner à la France une dimension mondiale et lui offrir ainsi la possibilité d’une revanche infiniment plus éclatante sur son contrariant voisin. Au début des années 1950, c’est l’inverse : la modernité paraît être dans le camp de ceux qui veulent construire une Europe unie, tournant le dos à ses traditions belliqueuses et reléguant au conservatisme les tenants d’un empire à tout prix.
105Le ton et les termes de la nouvelle alternative semblent avoir été donnés par Jean Monnet, dont l’influence sur la modernisation de la France et ses orientations internationales n’est plus à démontrer. Il semble en effet s’être forgé, à propos de l’Indochine, une conviction dès 1950, plus précisément dès les premières semaines de la guerre de Corée : devant cette tragique évolution de la guerre froide, la priorité devait aller à l’Europe, et l’entente se faire avec les États-Unis sur l’Indochine. À la fin du mois d’août 1950, il adresse ainsi depuis l’île de Ré, où il séjourne, une longue lettre à son « ami » René Pleven, président du Conseil depuis le mois précédent : « la position critique de l’armée française en Indochine et le coût de cette guerre, qui empêchent la France de jouer un rôle dans la défense de l’Europe, lui écrit-il, nous placent dans une dépendance croissante vis-à-vis de nos alliés américains et peuvent nous entraîner dans une guerre que nous n’aurons pas voulue et où nous serons détruits. Ni l’abandon, ni la tentation d’une neutralité illusoire et absurde, ni la capitulation ne constitueraient des solutions. Il faut une pensée neuve, forte et constructive pour mener de front la défense de l’Europe et le développement social intérieur, et pour rétablir la paix en Orient. Les États-Unis seraient prêts à entendre la France si elle exprimait cette idée constructive, dans un projet efficace »95.
106Choix ou contrainte européenne ? A regarder l’évolution comparée des budgets militaires français et la part qu’ils consacrent à l’Indochine, on peut en effet se poser la question. À partir de 1950 en effet, ce n’est pas la guerre d’Indochine qui coûte le plus cher mais le réarmement de la France — dans le cadre européen bien sûr. Le plan Pleven, qui s’inscrit dans le budget de 1951, puis la surenchère dans le cadre de l’OTAN, qui amène le gouvernement à souscrire à partir de 1952 à un programme militaire pratiquement inaccessible pour le pays, mais qui lui donne, au moins sur le papier, le premier rôle en Europe, tout cela relativise un peu le coût de la guerre d’Indochine : or c’est pour cette dernière que la France sollicite l’aide financière américaine car, dans cette nouvelle perspective, elle ne pouvait plus tout mener de front. Mais, si chacun s’accorde progressivement sur la nécessité de se débarrasser du boulet indochinois, personne ne semble remettre en cause la validité de l’ampleur du réarmement. À regarder les chiffres, on serait même tenté de penser que ce qui a été consacré à l’effort de réarmement aurait suffi à financer les dernières années de la guerre d’Indochine et à se passer de l’aide américaine. Mais, bien sûr, il ne s’agit pas seulement d’un problème comptable.
107L’Indochine, bien sûr, a mauvaise presse. Alors ministre de la Défense de René Mayer, René Pleven le suggérera en avril 1953 lors de la négociation franco-américaine de Paris : alors qu’il est à la fois question de la CED et de l’Indochine, il note pour ses interlocuteurs américains que l’Indochine est pour la France « un des problèmes les plus compliqués et les plus pesants. Depuis six ou sept ans, précise-t-il, nous risquons chaque année davantage de milliards et davantage d’hommes. Aussi, lorsque la situation économique et financière de la France est discutée, tout le monde pense que la cause de nos difficultés est en Indochine... »96.
108Une rapide évocation des correspondances gouvernementales suffira pourtant à montrer à quel point l’alternative Europe-Indochine paraît être progressivement devenue le problème principal. Dès 1951, René Mayer, alors ministre des Finances de René Pleven, s’adresse en ces termes au président du Conseil : il est sans doute nécessaire, écrit-il, « de réexaminer à fond la nature de l’étendue de notre effort en Indochine, dans la double perspective de nos possibilités financières et des conséquences que notre rôle militaire et nos effectifs de cadres en Indochine ont sur nos possibilités de construction d’une armée française en Europe »97. Pleven fait-il partie des gens qui pensent que la France peut se battre sur les deux théâtres en même temps ? Le lien avec l’Europe ressort aussi très explicitement d’une note d’Hervé Alphand, directeur des Affaires économiques au Quai d’Orsay, au président du Conseil René Mayer, alors que celui-ci n’est à Matignon que depuis trois semaines : il y évoque le concours supplémentaire demandé aux États-Unis « permettant une aide financière dégageant un pourcentage important des crédits que nous affectons à la défense des États associés d’Indochine. Les crédits ainsi libérés seraient transférés à notre budget de défense européenne et nous permettraient ainsi de tenir les engagements pris au sein du pacte Atlantique et de la CED »98. René Mayer ne dira pas autre chose à Dulles deux mois plus tard : si l’aide pour l’Indochine n’est pas augmentée, il sera impossible à la France de consacrer à la défense de l’Europe des sommes plus importantes ; il y a donc « un lien direct entre l’augmentation de l’aide à l’Indochine et la poursuite des objectifs militaires en Europe », affirma-t-il99.
109Curieusement, l’état-major français paraît être dans des dispositions comparables. Retour d’une mission en Corée et en Indochine, effectuée également pendant le bref moment du passage à Matignon de René Mayer, le maréchal Juin, inspecteur général des Forces armées, se déclare également convaincu qu’il est nécessaire de « rechercher maintenant des économies sur les dépenses consenties en Extrême-Orient », économies « reversables au crédit de la défense métropolitaine, où l’argent fait manifestement défaut »100. Dès lors, bien vendre la guerre d’Indochine aux États-Unis suppose de ne pas sous-évaluer le produit. Dans une note qui suit de près celle qui vient d’être évoquée, le maréchal Juin s’en inquiète : « Le handicap causé au réarmement français en Europe par notre effort en Indochine a été maintes fois exposé dans les réunions interalliées. Chiffré en grandes unités, il a été estimé à un volume d’une dizaine de divisions. Or ce chiffre est parfois contesté dans certains milieux militaires étrangers. La tendance étant à insinuer une exagération des évaluations françaises va même parfois jusqu’à estimer que le retour du corps expéditionnaire ne permettrait guère à la France que de revaloriser de 3 à 4 divisions son potentiel militaire à l’Occident ». Suivent une série d’arguments censés permettre à ses subordonnés de réfuter de telles insinuations : les unités d’Indochine ont en particulier des cadres jeunes, dont « la valeur professionnelle et morale (a été) acquise au contact des dures réalités de la guerre en Extrême-Orient » et dont l’attitude au feu « s’inscrit dans la ligne de nos traditions militaires »101.
110Le maréchal Juin pouvait sembler avoir réalisé le lien, au détriment de l’Indochine, entre les « Européens » et les « Impériaux », les partisans de l’Europe et les tenants — comme lui — de l’Empire, du moins dans sa version africaine. Car pour Juin seul paraissait compter le théâtre Europe — Afrique du Nord. Mais il fut remplacé peu après par le général Ély, européen plus convaincu, et même démis de ses dernières fonctions en mars 1954 pour avoir publiquement pris position contre la CED102. Ély sera aussi le dernier commandant en chef et haut-commissaire en Indochine — en position de liquidateur ; et c’est entre-temps un expert du théâtre européen, le général Navarre, qui fut envoyé remplacer Salan en Indochine.
111Mais peut-on risquer une dernière question, dont les termes ont d’ailleurs été déjà suggérés ? N’y a-t-il pas non plus, dans cette volonté d’impliquer à ce point les États-Unis en Indochine, une sorte de piège européen pour la France ? De Lattre trouvait déjà en 1951 que la défense de la France, voire de l’Europe, était plus sûrement assurée en envoyant des troupes se battre en Indochine, plutôt que de les laisser attendre sur le vieux continent une hypothétique épreuve de force. « Il faut que l’Amérique nous aide à aider les États associés dans la lutte qu’ils soutiennent », souligne le maréchal Juin dans son rapport de 1953103. Et lorsque le général Navarre, commandant en chef en Indochine, réclame des forces supplémentaires, comme ce fut le cas lors de la bataille de Dien Bien Phu, le problème est identique. Pour faire face, non pas tant à Dien Bien Phu mais aux perspectives qu’il croit entrevoir pour l’automne 1954, Navarre estime avoir besoin d’une dizaine de groupes mobiles, soit avec les unités de soutien quelque 78 000 hommes. Cela représente, répond l’étude de l’état-major qui suit cette demande, « grosso modo trois divisions à effectifs de guerre », qui ne peuvent être prélevées que dans le corps de bataille de l’OTAN en Europe.
112La perspective d’envoyer de tels renforts en Indochine s’annonçait onéreuse, puisqu’à l’entretien des 78 000 hommes en question s’ajouteraient les frais de transport, les besoins de relève et « le remplacement en Europe des unités envoyées en Extrême-Orient » — les besoins financiers étant détaillés. En fait, la satisfaction des demandes de l’Indochine, précise l’étude, supposerait de permettre « l’envoi des appelés en Indochine » et même d’allonger la durée du service militaire, sans parler des délais de mise en place... « En définitive, conclut-elle, il apparaît que la satisfaction des demandes du général Navarre, par moyens purement nationaux français, est techniquement possible au prix de la désorganisation de notre défense en Europe. Seul le gouvernement peut apprécier s’il en accepte les conséquences ou s’il préfère s’orienter vers une action collective de tous les pays ayant des intérêts en Asie... »104.
113Dans une certaine mesure, l’orientation européenne a pu avoir raison de l’entreprise française en Indochine, comme un piège qui se referme : toute la démarche américaine n’allait-elle pas au fond dans cette direction depuis qu’elle inaugura son aide à la France en Asie du Sud-Est ? Mais, économiquement parlant, l’échec français en Indochine n’a pas eu que de mauvais côtés. Le coût élevé de la guerre — une année de budget — a été relativement maîtrisé et compensé par divers avantages. En tournant la page coloniale, et en renonçant aux facilités qui y étaient liées, la France poursuit également sa mutation économique et l’accompagne, dans la circonstance, d’importants transferts de richesses. Mais les contraintes demeurent, en particulier le poids financier pris par la défense européenne.
Notes de bas de page
1 Pierre Mendès France, Œuvres complètes, Paris, 1985.
2 M. Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient, Histoire de la Banque d’Indochine, 1875-1975, Fayard, Paris, 1990.
3 La circulation s’était multipliée par six en Indochine durant la même période (1939 et 1944) et par dix entre 1939 et 1945, période plus significative pour elle.
4 Voir plus haut, ainsi que Pierre Brocheux et Daniel Hémery, Indochine, la colonisation ambiguë, 1858-1954, La Découverte, Paris, 1994.
5 Archives nationales. 80/AJ/12.
6 Annuaire rétrospectif 1948-1988, INSEE.
7 Chiffres repris du rapport Bousch au Conseil de la République, 1954.
8 Entretien de P. Mendès France avec L’Express, cité par H. Bonin, Histoire économique de la IV République, Paris, 1987.
9 Archives nationales, Papiers Mayer, 363 AP 10.
10 H. Bonin, Histoire économique de la IVe République, Paris, 19
11 AEF, Fonds Trésor, B 33539.
12 Georgette Elgey, Histoire de la IVe République, tome I - La République des illusions, Paris, 1993 et Ministère du Budget, bureau d’études, Le budget de la France en 1950. Fonds Goetze, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
13 Georgette Elgey, Histoire de la IVe République, tome I, op. cit.
14 Note du 29 août 1950, Archives du ministère des Affaires étrangères, AO/IC/262.
15 Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome II, op. cit.
16 L’Humanité au 1er octobre 1951 à titre d’exemple.
17 Note du 21 mars 1950, Archives du MAE, A0/IC/262.
18 Voir Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Paris, 1986.
19 Évaluations à partir de plusieurs sources, notamment le rapport Bousch au Conseil de la République, 1954 et Ministère du Budget, Les dépenses dans le budget de 1952, Fonds Goetze, Comité pour l’histoire économique et financière de la France et INSEE.
20 Cité par H. Bonin, op. cit.
21 Sources parlementaires et INSEE.
22 Archives nationales, Papiers Mayer, 363 AP 22.
23 Évaluations à partir du rapport Bousch au Conseil de la République. Voir annexe 24.
24 Évaluations à partir du rapport Bousch au Conseil de la République.
25 F. Braudel et E. Labrousse, Histoire économique et sociale de la France, IV.3/1950-1960, PUF, Paris, rééd. 1993.
26 Direction des Services financiers et des Programmes, op. cit. Voir annexe 22.
27 Rapport Bousch au Conseil de la République, mars 1954, op. cit. Voir annexe 24
28 Direction des Services financiers et des Programmes, op. cit
29 CAOM. FM. INDO/NF/1281. Voir annexe 1.
30 D’après les documents budgétaires.
31 Ces dépenses civiles sont, en particulier, explicitement prises en compte dans une « note sur le coût de la guerre d’Indochine » figurant dans les Papiers Pleven. Archives nationales, 560 AP 50.
32 Les investissements français au Nord étaient estimés entre 80 et 100 milliards de francs.
33 CAOM. FM. INDO/NF/1281.
34 Une question orale au Conseil de la République entraîne en particulier un long débat sur le sujet dans la séance du 3 décembre 1954. JO du 4 décembre 1954.
35 AEF, Fonds Trésor, B 43928
36 1 756 millions exactement, contre 1 456 pour l’exercice 1953. Projet de loi n° 7352 (annexe V), relatif aux dépenses du ministère de la Défense nationale pour l’exercice 1954, section « Forces terrestres d’Extrême-Orient ». Archives de l’Assemblée nationale et SHAT, 2 R 63.
37 Audition de Schweitzer par la commission d’enquête. Archives de l’Assemblée nationale et AEF, Fonds Trésor, B 43919
38 Le problème des dépenses militaires de 1949 et 1950. AEF, Fonds Trésor, B 43926.
39 Direction des Services financiers et des Programmes, tableau sur les dépenses militaires supportées par la France au titre de l’Indochine. Mai 1954, op. cit.
40 Ministère du Budget, bureau d’études, Le budget de la France en 1950. Fonds Goetze, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
41 D’après l’audition de Schweitzer par la commission d’enquête sur le trafic des piastres. Archives de l’Assemblée nationale et AEF, Fonds Trésor, B 43919
42 André de Lattre, Les finances extérieures de la France, 1945-1958, Paris, 1959.
43 Interview d’André Valls par Laure Quenouëlle-Corre, cassettes 1 et 2, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
44 Séance du 22 juillet 1954. JO du 23 juillet 1954.
45 Réponse à la question n° 8 du deuxième questionnaire américain de 1953. AEF, Fonds Trésor, B 43906. Voir annexe 16.
46 Bulletin statistique de l’Indochine, année 1947. Supplément au Bulletin économique de l’Indochine, février 1948.
47 Télégramme du haut-commissaire au comité de l’Indochine du 20 décembre 1946. SHAT, 4 Q 114.
48 Lettre du ministre (DAM) au président du Conseil (cabinet militaire), 11 août 1947. SHAT, 4 Q 114. Voir annexe 2.
49 « Les fluctuations du caoutchouc et des valeurs de plantations indochinoises », Le Monde 23 décembre 1951.
50 52 % exactement d’une moyenne s’établissant à 71 024 tonnes pour les six années allant de 1939 à 1944. Bulletin statistique de l’Indochine, année 1947.
51 Télégramme du directeur des Industries chimiques au Comité de l’Indochine, 14 mars 1946. SHAT,4 Q 114.
52 Les achats américains semblent avoir porté sur environ 28 millions de dollars. Un document du « Pool des acheteurs de caoutchouc », datant du 6 janvier 1948, montre une « répartition des dollars provenant de la réalisation des caoutchoucs d’Indochine achetés en 1944 » et portant sur environ 1 million de dollars, répartis entre 31 sociétés dont la principale est la Compagnie cotonnière (22 % de l’ensemble). AEF, Fonds Trésor, B 43993
53 Procès-verbal de la séance de la commission interministérielle du 5 novembre sur le soutien à l’hévéaculture en Indochine. AEF, Fonds Trésor, B 33538.
54 Né en Allemagne pendant la première guerre mondiale, devenu performant dans les années 1930, le caoutchouc de synthèse a reçu une impulsion décisive aux États-Unis lors de la seconde guerre mondiale.
55 « J’ai l’honneur et le pénible devoir, écrivait au ministre le vice-président de l’Union, de vous informer que les circonstances nées du taux factice de la piastre indochinoise, de la non-vente du caoutchouc indochinois et du déblocage systématique à la métropole de caoutchouc anglais [...] m’imposent de mettre immédiatement à l’étude la fermeture imminente d’une importante fraction des plantations indochinoises de caoutchouc ». AEF, Fonds Trésor, B 43933. La dévaluation de 1953 n’entraînera pas de grandes modifications en termes de production et d’exportation, selon une note des Finances extérieures du 2 février 1954. AEF, Fonds Trésor, B 43933.
56 Note du 17 avril 1953 sur le marché du caoutchouc et la situation des plantations d’Indochine. AEF, Fonds Trésor, B 43933.
57 Commission interministérielle du 5 novembre 1949. AEF. Fonds Trésor, B 43933.
58 Mémorandum sur les mesures de soutien à prendre en faveur des plantations de caoutchouc d’Indochine, à la suite de la réunion du 5 novembre 1949. AEF, Fonds Trésor, B 43933.
59 Note de la DREE du 17 avril 1953. AEF, Fonds Trésor, B 43933.
60 Le Monde, 5-6 novembre 1950.
61 L’expression est dans le dossier de la Compagnie minière et métallurgique de l’Indochine. CAOM, Série 142 AQ. Le décret du 27 septembre 1947 rendait effective la loi du 28 octobre 1946, reconnaissant aux sinistrés le droit à une indemnisation égale au coût de la reconstruction des biens détruits.
62 Le Monde, 5-6 décembre 1954 et Note au sujet du financement de la restauration de la Société française des charbonnages du Tonkin, 28 avril 1950. AEF, Fonds Trésor, B 33538
63 « Financement de la restauration de la Société française des charbonnages du Tonkin », note de septembre 1950. AEF, Fonds Trésor, B 33539
64 Société française des charbonnages du Tonkin, Note du 19 juin 1951 sur « une aide à apporter éventuellement à la SFCT pour l’achat de matériel américain ». AEF, Fonds Trésor, B 43930.
65 La société pouvait sans doute compter sur ses deux principaux actionnaires, le Crédit industriel et commercial et la Banque de l’Indochine. Le matériel acquis sera évacué fin 1954 vers le Sud et alors évalué à 500 millions de francs.
66 « Financement de la restauration de la Société française des charbonnages du Tonkin », note de septembre 1950. AEF, Fonds Trésor, B 33539.
67 Assemblée générale ordinaire du 29 octobre 1954. Agence économique et financière, 9 novembre 1954.
68 « Structure économique et monétaire des États associés d’Indochine », exprimant le point de vue de l’Union des syndicats professionnels indochinois. AEF, Fonds Cusin, 5 A 82. Voir annexe 21.
69 Étude du comité national des conseillers du commerce extérieur de la France (commission Union française) du 25 février 1954, intitulée : « Indochine second client de l’exportation française. Il dépend de nous qu’elle le reste », et adressée à la direction des Finances extérieures. AEF, Fonds Trésor, B 43912.
70 Note annexe au Rapport du commissariat général de France en Indochine (conseiller économique et financier), pour l’année 1954, daté du 15 janvier 1955. AEF, Fonds Trésor, B 43930.
71 Extrait de la Correspondance économique du 20 avril 1954. AEF, Fonds Trésor, B 3355.
72 Note de février 1954 de la Chambre syndicale du commerce d’importation en Indochine. AEF, Fonds Trésor, B 33550.
73 3 781 000 dollars exactement, selon un courrier du comptoir de l’industrie cotonnière au ministre des Finances du 6 octobre 1948. AEF, Fonds Trésor, B 43933.
74 Lettre du préfet du Haut-Rhin au ministre des Finances, 18 février 1954. AEF, Fonds Trésor, B 43912.
75 Syndicat général de l’industrie cotonnière française, « Les négociations entre la France et les États associés d’Indochine et l’industrie française », note du 3 février 1954. AEF, Fonds Trésor, B 43912.
76 « L’économie française supporterait difficilement la perte du marché indochinois ». Extrait de la Correspondance économique du 20 avril 1954. AEF, Fonds Trésor, B 3355
77 « Indochine second client de l’exportation française », Étude des conseillers du commerce extérieur de la France (commission Union française) du 25 février 1954. AEF, Fonds Trésor, B 43912
78 Correspondance économique du 20 avril 1954. AEF, Fonds Trésor, B 33550.
79 Rapport Pineau, 1952, Archives de l’Assemblée nationale.
80 Correspondance économique du 20 avril 1954. AEF, Fonds Trésor, B 33550.
81 Les résultats du recensement, conservés au CAOM, ont été analysés par Jacques Marseille – « L’investissement français dans l’empire colonial : l’enquête du gouvernement de Vichy (1943) », Revue historique, octobre-décembre 1974 —, qui en critique cependant la méthode. Daniel Hémery y revient également dans Indochine, colonisation ambiguë, Paris, 1994.
82 Note annexe au rapport Valls pour 1954. AEF, Fonds Trésor, B 43930. Les principaux résultats en ont aussi été publiés par Le Monde du 1-2 août 1954. Henri Lanoue a également proposé une estimation dans « La vérité sur les investissements français en Indochine », Cahiers internationaux, décembre 1954, sur laquelle revient également Daniel Hémery.
83 Note annexe au rapport Valls pour 1954, op. cit.
84 Correspondance économique du 7 décembre 1953. AEF, Fonds Trésor, B 43550 et Note annexe au rapport Valls pour 1954. AEF, Fonds Trésor, B 43930.
85 Mission de contrôle de l’exécution du budget de l’État en Indochine — Inspecteur de la France d’outre-mer Denery, Études sur « le dévolution des biens nationaux », avril 1954. AEF, Fonds Trésor, B 43931.
86 Paul Bernard, Le problème économique indochinois, Paris, 1934.
87 Rapport Perron d’avril 1949. AEF, Fonds Trésor, B 43917. Perron dirigeait le Trésor indochinois.
88 « Note pour le Comité des investissements en Indochine sur les Manufactures indochinoises de cigarettes », 13 décembre 1952 et Procès-verbal de la session du Comité du 16 juin 1952. AEF, Fonds Trésor, B 43908.
89 « Note pour le Comité des investissements en Indochine sur la Société des sucreries et raffineries de l’Indochine », 21 mars 1952 et Procès-verbal de la session du Comité du 16 juin 1952. AEF, Fonds Trésor, B 43908.
90 AEF, Fonds Trésor, B 43917.
91 Rapport du conseil d’administration à l’assemblée générale extraordinaire du 22 août 1947. Cité par Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient, op. cit.
92 Allocution d’Émile Minost à l’assemblée générale ordinaire du 26 juin 1950. Cité par Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient, op. cit.
93 Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient, op. cit.
94 Note d’André Valls du 11 novembre 1953, ayant pour objet « d’analyser les raisons qui justifient actuellement une politique de désinvestissements des capitaux français en Indochine, et d’exposer les grandes lignes de cette politique ». AEF, Fonds Trésor, B 33550.
95 Jean Monnet, Mémoires, Paris, 1976
96 Pourparlers franco-américains du 26 avril 1953 à Paris. Archives nationales, Papiers Mayer, 363 AP 22.
97 Lettre de René Mayer, ministre des Finances à René Pleven, président du Conseil, le 24 août 1951. Archives nationales, Papiers Mayer, 363 AP 22.
98 Note d’Hervé Alphand au président du Conseil, 31 janvier 1953. Archives nationales, Papiers Mayer, 363 AP 22
99 Compte rendu des entretiens Mayer-Dulles du 27 mars 1953 à Washington. Archives nationales, Papiers Mayer, 363 AP 22.
100 Rapport de la mission effectuée du 13 février au 7 mars 1953 par le maréchal Juin. Archives nationales, Papiers Mayer, 363 AP 24. et SHAT, 1 K 238
101 Note signée Juin du 6 mai 1953. SHAT, 1 R 239.
102 Philippe Vial, « Deux visions d’Europe : le maréchal Juin et le général Ély face à la CED ». Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 1-2, 1996.
103 Rapport de la mission, op. cit.
104 Secrétariat d’État à la Guerre, état-major des forces armées. Étude sommaire sur l’envoi de forces supplémentaires en Indochine, 27 avril 1954. SHAT, 2 R 96.
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