Chapitre VI. La gestion
p. 277-339
Texte intégral
1En Indochine, titrait Le Monde au lendemain de la signature des accords de Genève, « La France n’a su faire ni la guerre ni la paix ». Cruel jugement : le Parlement aurait-il par exemple été, a priori, hostile à toute mesure exceptionnelle ? « En tout cas, observe Jacques Fauvet, signataire de l’article, on ne lui a jamais demandé nettement, pour en finir avec l’adversaire, ni un effort financier, sous forme d’impôt ou d’emprunt, ni un effort militaire, comme l’envoi du contingent ». La victoire était-elle donc réputée inaccessible ? Mais, constate-t-il également, « les gouvernements successifs n’ont jamais non plus placé le pays et le Parlement en face de ce que pourrait coûter la paix »1.
2Entre les dépenses militaires et les ressources disponibles, la gestion du conflit indochinois par la France, si l’on en juge par ses résultats, apparaît en effet calamiteuse. Dans une guerre qui ne voulait pas dire son nom, la lenteur de l’élaboration des budgets militaires ne le cédait qu’à celle de leur exécution. A travers le maquis touffu de l’organigramme décisionnel, les flux financiers liés aux opérations étaient suivis - en techniciens - par des techniciens, pendant que les militaires, comme sur une autre planète, vaquaient à leur propre besogne. De la piastre ou du fusil, bien malin celui qui pouvait dire alors ce qui comptait le plus.
3Faut-il émettre l’hypothèse que si la guerre avait été bien gérée par la France, et avec des moyens adéquats, elle aurait pu être gagnée ? Rien n’autorise à le dire : par contre, ses responsables auraient peut-être eu les moyens de discerner plus tôt ce qui, de la guerre ou de la paix, devait l’emporter - ce qu’il était, tout simplement, possible de faire.
I. UN NON-ÉTAT DE GUERRE
4À la différence de ce qui se passera plus tard pour la guerre d’Algérie, en dépit aussi des efforts du parti communiste pour développer en France même, autour de 1950, sa campagne contre la « sale guerre », l’état de guerre est pratiquement toujours resté localisé à l’Indochine. Le Viet Minh, tant au niveau de la mobilisation des hommes que de la gestion des budgets, était bien sûr lui-même pleinement dans le conflit. Les Français ont pour leur part contraint l’État associé de Bao Dai à « rentrer » également dans la guerre, ce que ce dernier n’a fait ni facilement ni de gaîté de cœur. Mais ils en sont restés là, laissant se développer sur les 10 000 kilomètres séparant le théâtre d’opération de la métropole une forte contradiction : là-bas, la montée en puissance progressive des combats donnait au conflit toutes les apparences d’une véritable guerre ; ici le gouvernement, sans jamais vraiment y entrer lui-même, gérait la question de manière de plus en plus financière, et de plus en plus internationale.
A. L’ABSENCE DE PRIORITÉ INDOCHINOISE EN FRANCE
5La guerre d’Indochine a été conduite par la France avec des procédures de temps de paix, et ce dès le début, alors que la situation de continuité avec la seconde guerre mondiale et l’ampleur des opérations de reconquête aurait pu justifier l’inverse. L’amiral d’Argenlieu s’en plaint dès janvier 1947, quand la mission interministérielle de contrôle financier dirigée par l’Inspecteur général Gayet remet en cause certaines dispositions prises par les militaires, et dont on peut penser, en effet, qu’elles avaient contribué à l’éclatement du conflit armé. En désaccord sur le fond, d’Argenlieu conteste en même temps la procédure : pour lui, dans la situation nouvelle, un contrôle financier comme il a pu en exister auparavant en Indochine est devenu inconcevable et, d’ailleurs, assure-t-il, l’inspection des services financiers avait déjà été entreprise par François Bloch-Lainé. Pour l’amiral haut-commissaire, mieux vaudrait adopter une « formule de temps de guerre » dans ce domaine, comme dans l’Allemagne ou l’Autriche occupées2.
6Au début du conflit, l’instauration de l’état de guerre paraît cependant d’autant moins nécessaire qu’il ne semble pas devoir se poursuivre à un niveau élevé, ni même se prolonger longtemps : localisée à l’Indochine, comme l’insurrection malgache de 1947 est restée localisée à Madagascar, cette guerre n’en est pas encore vraiment une. Lorsqu’une réunion rassemble en septembre 1947 des représentants des ministères de la Guerre et de la France d’outre-mer, à Paris, pour examiner la répartition du matériel des surplus, l’hypothèse est celle d’une cessation des hostilités en Indochine au printemps 1948. Pour faire face à une situation pourtant déjà sérieuse, le vice-amiral Battet, qui commande alors par intérim les troupes françaises en Extrême-Orient, doit en appeler à l’état-major général de la Défense nationale : il sait en effet, comme il le dit lui-même, « que les délais de mise en place du matériel sont estimés à six mois environ », et que la seule perspective réaliste est celle de la guerre, non celle de la paix à laquelle on affecte de croire à Paris3.
7Aucun organisme interministériel n’a de toute façon été en charge de la conduite de la guerre entre la suppression du comité de l’Indochine, en 1947, et le rattachement des États associés à la présidence du Conseil, en 1953. Certes, en 1950, une structure ad hoc - ou prétendue telle - était apparue : le ministère d’État chargé des relations avec les États associés, qui se confond rapidement avec la personne du ministre Jean Letourneau. Mais il ne s’agit que d’un ministère de plus, fut-il d’État, et son intitulé même suggère sa vocation politico-diplomatique plutôt que militaire4. Il faut attendre 1953 et l’arrivée de René Mayer à Matignon pour que cette situation change. « Sur le plan métropolitain, relève une note rédigée alors, les événements du Laos ont montré la part prépondérante prise par le président du Conseil dans la conduite des opérations. Nul ne doit s’en étonner, qui sait qu’en temps de guerre c’est à cette haute autorité que revient le soin de la conduite de la guerre. Or la guerre sévit en Indochine... »5. Il est bien temps d’y songer ! L’état de guerre en Indochine n’est finalement accepté en haut lieu qu’au moment où le gouvernement est décidé à y passer la main aux États-Unis.
8« Atmosphère de paix » en métropole, « économie de paix » aussi, alors que la guerre d’Indochine engloutit près de 10 % du budget... Le décalage entre la France et l’Indochine a eu le temps de s’aggraver ; et cette situation de non-guerre, périodiquement dénoncée, n’était bien sûr pas de nature à « dynamiser » la conduite des opérations. La sous-commission parlementaire qui suit et contrôle les crédits affectés à la Défense nationale le souligne en particulier dans ses rapports. Elle relève notamment en 1952 l’extrême lenteur des livraisons - près d’un an - des matériels indispensables à une armée en campagne : moyens de transport, fils de fer barbelés, matériel de transmission, hélicoptères et pièces de rechange de toute nature. Les livraisons françaises ne sont certes pas seules à arriver en retard, des dysfonctionnements comparables touchant les livraisons américaines, mais la situation n’en est pas moins préoccupante et significative. Au 31 décembre 1950, 50 % seulement des commandes du plan d’approvisionnement de l’année ont été livrés, et à peine plus à la fin de l’année 1951...
9Pour expliquer cette inertie, il y a peut-être d’abord la procédure budgétaire : les crédits militaires pour l’Indochine sont traités comme des crédits de fonctionnement, non comme des crédits exceptionnels ; il y a sans doute aussi le mauvais fonctionnement des services. Mais il faut y ajouter « l’absence de toute priorité industrielle pour les matériels fabriqués en France à destination de l’Indochine ; il est anormal, par exemple, précise le rapport Pineau, que des camions, dont la pénurie se fait durement sentir au Tonkin, puissent être livrés dans la Métropole pour des besoins particuliers tant que les commandes passées par les services de l’armée n’ont pas été satisfaites »6. Toute la chaîne d’approvisionnement paraît en cause : aucune priorité de fabrication pour les commandes de guerre, ce que la sous-commission parlementaire trouve « véritablement inadmissible » ; aucun règlement de nature à contraindre l’industrie privée à respecter les urgences militaires ; aucune priorité non plus, du moins jusqu’en 1951, pour le fret maritime. Si l’on en croit le rapport Pineau, qui réclame au contraire d’imposer une priorité absolue, les compagnies de transport maritime desservant l’Indochine choisissent elles-mêmes en fonction du client, embarquant plus volontiers Champagne ou apéritifs qu’armes et munitions.
10Au-delà du matériel, cette « atmosphère de paix » - relative mais réelle -paraît même avoir contaminé l’acheminement des hommes. Du début à la fin du conflit, l’envoi de renforts en Indochine ressemble à une sorte de course de lenteur, chaque demande paraissant dépassée au moment où elle peut être réalisée. Le général Valluy, commandant en chef en 1947, ne s’est pas privé de dénoncer cette situation : pour lui, « lorsque l’on se décide à envoyer des renforts, il est trop tard, la situation a empiré ; c’est une vis sans fin, alors qu’un effort au début aurait suffi à régler le problème ». Le général Navarre, commandant en chef en 1954, ne dira pas autre chose : « la guerre d’Indochine a toujours été faite au rabais et par la méthode des petits paquets »7.
11La guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires, disait en substance Clemenceau, avant de conduire la France à la victoire en 1918 : en Indochine, manifestement, elle n’apparaît pas assez sérieuse pour leur être retirée. Car ce non-état de guerre, qui sans doute ne leur convient pas, semble avoir par contre encouragé les militaires à vivre en vase clos, à l’écart d’un pouvoir civil qui ne leur facilitait pas la tâche et, pendant longtemps, ne sut même pas leur fournir de directive claire. Un certain brouillard entoure d’ailleurs, on le sait, le prix de l’armée française, discrètement dénoncé en haut lieu dès 1948. Une étude déjà citée sur son coût peut ainsi formuler cette observation, après avoir inventorié le traitement de toutes les catégories de personnel : « considérables en valeur absolue, ces coûts moyens sont à multiplier par des effectifs très importants, généralement ignorés des Assemblées et dont les précédents gouvernements n’ont pas toujours été informés »8.
12L’existence d’une sorte de « bulle » militaire résulte de multiples facteurs et n’est pas sans incidence politique. La complexité des problèmes, en particulier, n’a pas encouragé les politiques à s’intéresser vraiment aux affaires militaires - ce qui ne facilita d’ailleurs pas la tâche de la commission responsable de l’étude en question : « les militaires [...] ont toujours réussi, depuis trois ans, à conserver le monopole des conseils et des décisions. Aussi [...] ne s’avance-t-elle pour la première fois sur ce terrain extrêmement dangereux qu’en raison d’une expérience précise ». Toutes ces questions ne seraient sans doute pas aussi graves si elles ne coûtaient si cher. Mais, justement, qui par exemple est vraiment responsable du retard apporté au vote des crédits, déjà dénoncé à propos des ressources budgétaires ? « Les Départements militaires s’indignent des douzièmes provisoires, peut-on lire dans cette étude, mais les utilisent en fait à faire passer en détail des programmes contestables auxquels les Assemblées, dans les votes partiels, ne prêtent aucune attention. Lorsque vient la discussion générale, le budget, tel qu’il a été voulu, a déjà été dépensé ».
13Cette relative autonomie des militaires trouvera, en matière indochinoise, d’autres terrains d’application. Ainsi en va-t-il des armes annexes engagées sur le théâtre. Les budgets présentés aux députés concernent en effet les Forces terrestres, mais restent discrets sur les crédits consommés par l’armée de l’Air et la Marine, qui ne sont pas spécialisés - c’est-à-dire que l’Indochine n’y figure pas comme telle. Dans le cas de la Marine, note le rapport Pineau en 1952, les dépenses supportées par le département au titre de l’Indochine « n’apparaissent pas à la lecture du budget, sinon par un long dépouillement. Un tel procédé est franchement mauvais, car il semble vouloir masquer une partie de la charge totale supportée par notre pays dans la guerre d’Indochine ». Il serait au contraire hautement désirable, ajoute- t-il, « de mettre en lumière de façon absolument sincère Γ effort considérable fait par la France pour la défense commune des intérêts du monde libre »9.
14Une autre illustration de cette autonomie acquise par les militaires ressort du trafic d’opium mis à jour en Indochine par Letourneau début 1953. Informé par une indiscrétion et ayant diligenté une enquête sur la question, il prend, on le sait, finalement conscience de l’importance et de l’économie du trafic, dont le financement permettait au GCMA d’activer des maquis en haute région, par un « rapport verbal » demandé à Salan, alors commandant en chef - mais plus pour très longtemps. « Cet état de choses, qui m’était révélé pour la première fois, indique le ministre des États associés dans une note au président du Conseil, et dans des conditions qui ôtaient tout caractère de spontanéité à l’aveu qui m’était fait, m’amena à reconsidérer la question »10. Ainsi Letourneau, qui était non seulement ministre d’État, c’est-à-dire important dans la hiérarchie gouvernementale, mais aussi haut-commissaire en titre en Indochine - ministre-résident pour tout dire -, ignorait tout du financement, occulte certes mais stratégique, des opérations menées par les militaires avec les minorités du Tonkin. L’Indochine aura décidément été l’un des lieux où l’institution militaire aura appris à se débrouiller toute seule11.
B. DU « PLAN DE CAMPAGNE » AU BUDGET MILITAIRE
15Pour comprendre sur quelles bases s’effectue le financement des opérations en Indochine, il convient d’examiner les procédures qui aboutissent à l’établissement et au vote des budgets militaires : celles-ci tournent pour l’essentiel autour du plan de campagne et d’approvisionnement, qui fournit l’état des prévisions de dépenses pour l’année suivante et fait concrètement le lien entre le théâtre et le gouvernement. La navette apparaît presque permanente entre les deux.
16Le compte à rebours commence, éventuellement, par l’envoi au général commandant en chef en Indochine d’une directive d’ensemble, rédigée par le département gouvernemental dont relève le corps expéditionnaire12. On est alors au printemps et les services travaillent déjà sur l’année suivante : en 1954, les directives concernant le plan de campagne 1955 sont datées du 30 avril, avant Dien Bien Phu donc. Elles indiquent un cadre budgétaire et un niveau d’effectifs, le premier étant bien sûr lié au second. En 1954, plusieurs hypothèses sont ainsi envisagées pour l’année suivante en matière d’effectifs militaires, selon le degré de développement prévisible des armées nationales, censées prendre le relais : dans le meilleur des cas, celui d’une prise en charge progressive du théâtre par ces dernières, le corps expéditionnaire pourrait être diminué du quart, passant de 164 000 à 124 000 hommes ; mais si « la réalisation des effectifs des armées nationales ne se déroule pas en 1954 suivant le plan prévu », ou si « la valeur opérationnelle des unités mises sur pied est insuffisante », il faudra se contenter d’une déflation de 6 % seulement - dans la circonstance, bien sûr, la défaite de Dien Bien Phu bouleversera toutes ces hypothèses. Les directives précisent aussi la nomenclature budgétaire et la marche à suivre pour les approvisionnements, partiellement réalisés alors dans le cadre complexe de l’aide américaine13.
17Le plan de campagne proprement dit doit parvenir à l’état-major de l’armée le 15 juillet, toujours pour l’année suivante. Les services financiers du corps expéditionnaire doivent donc, pour le préparer, anticiper les dépenses militaires à l’horizon d’environ un an. Le document, ayant une finalité budgétaire, est établi selon les normes du département ministériel concerné : à la fin de la guerre, il comprend autant de fascicules que de chapitres budgétaires et est doublé d’un plan d’approvisionnement dont les demandes sont également groupées par fascicules, correspondant à ceux du plan de campagne. Tout y est détaillé, la réalisation des effectifs, les demandes de matériel, distinctes des listes transmises au MAAG Saigon, les programmes de travaux, à caractère opérationnel ou à caractère d’investissement ; et il doit être précisé à chaque fois si les crédits demandés correspondent à des dépenses envisagées en métropole ou en Indochine. Ces documents doivent enfin être fournis en plusieurs dizaines d’exemplaires à l’état-major, afin que ce dernier les répartisse dans ses différents services, qui vont en étudier à leur tour la faisabilité et en prévoir la réalisation14. Le montant total de ces plans correspond en effet aux crédits militaires qui devront être demandés aux assemblées au titre de l’Indochine.
18Jusqu’en 1954, avant d’être expédié à Paris, le plan de campagne devait également être soumis au visa de la Mission de contrôle, présente en Indochine depuis le début de la guerre. Créée par décret interministériel le 5 septembre 1946, comme « mission de contrôle des dépenses de la métropole en Indochine », requalifiée le 12 juin 1947 en « mission de contrôle de l’exécution du budget de l’État en Indochine », et relevant dès lors de la France d’outre-mer, elle s’effacera le 1er janvier 1954 avec le transfert de la totalité de la gestion de la guerre au ministère de la Défense, conservant cependant une compétence sur les dépenses des armées nationales15. N’hésitant pas à critiquer quand elle l’estimait nécessaire la conduite des affaires militaires, comme le fit dès 1947 son président, l’Inspecteur général Gayet, au prix, on le sait, d’une crise avec le haut commandement, la Mission n’avait cependant qu’un pouvoir de conseil, ses refus de visa n’étant pas suspensifs. Elle n’avait pas non plus accès à toutes les armes ou à tous les services : l’armée de l’Air et la Marine lui échappaient, ainsi que la marine marchande et le service des essences16. Mais ses comptes rendus précis et argumentes, comme les multiples rapports qu’elle produisait à un rythme mensuel et trimestriel, constituaient un important outil de suivi, à l’usage des services techniques et, plus généralement, des politiques.
19Après 1950 et la mise sur pied des armées nationales, les plans de campagne de ces dernières furent soumises aux mêmes procédures. Le Pacte d’assistance militaire franco-vietnamien, signé le 1er septembre 1951, prévoit à son article 3 que le gouvernement vietnamien fera connaître à son homologue français le concours qu’il sollicite avant le 30 juin de chaque année. Cette clause supposait que le Vietnam associé établisse son propre plan de campagne avant cette date, lequel plan de campagne servait de base - au point de se confondre avec lui - à l’établissement de son budget militaire. En 1951, en vue de l’exercice 1952, les prévisions de dépenses militaires du Vietnam ont cependant été établies par les services français des FTEO. Il fallut attendre 1952 pour que les services de l’armée vietnamienne soient en mesure d’établir eux-mêmes leur plan de campagne, en liaison tout de même avec les services français spécialisés. Pour le reste, ce document était lui aussi soumis au visa de la Mission de contrôle et transmis, après examen, par la Mission administrative française, qui assurait le lien avec les armées nationales17.
20Avant de trouver leur forme définitive comme budgets militaires, les plans de campagne étaient ensuite, on le sait, traités à Paris dans les départements ministériels concernés, en liaison avec la direction du Budget. L’intervention des « budgétaires » était à ce stade indispensable, tant pour la mise en forme du document lui-même que pour son intégration dans le budget d’ensemble. Mais la matière militaire restait complexe, sinon opaque, et certains fonctionnaires s’en étaient faits une spécialité : pour la France d’outre-mer ou la Défense, « on envoyait le plus rapide » d’entre nous, se souvient l’un des principaux collaborateurs de Roger Goetze à l’époque18. Chaldzinski, par exemple, était de ceux-là, participant à la fin des années quarante aux principales réunions de concertation19. La mise au point du document principal faisait le cas échéant l’objet de rencontres entre le ministre des Finances et le ou les collègues concernés. Restaient les arbitrages, rendus nécessaires par les décisions prises en Comité de défense nationale ou, simplement, par l’harmonisation du projet global de budget -les propositions viennent alors directement du directeur du Budget.
21L’automne est là quand le commandant en chef est informé par le gouvernement du traitement infligé à son plan de campagne. Quand ce dernier a réclamé d’importants moyens, comme ce fut le cas pour l’exercice 1952, les coupes peuvent être spectaculaires. La lettre d’arbitrage adressée fin octobre 1951 par René Pleven au général de Lattre, haut-commissaire et commandant en chef en Indochine, en fournit l’illustration. Certes, prévient le président du Conseil, « les dotations budgétaires retenues [...] doivent vous permettre de réaliser pour l’essentiel le programme tracé », mais le Budget a taillé à la hache dans ce dernier : l’ensemble des crédits demandés est amputé d’environ 23 %.
22Dans le cas précis de l’exercice 1952, ni les deux plans de campagne ni leurs différents chapitres ne subissent le même traitement, mais la tendance est presque partout la même. Les dépenses des FTEO sont ramenées de 341 à 282 milliards de francs (17 % en moins), économie essentiellement réalisée sur les dépenses de matériel - on compte sur les livraisons américaines - et, plus encore, sur les dépenses en travaux de fortification ; la demande de subvention aux armées nationales passe quant à elle de 90 à 49 milliards de francs (46 % en moins), avec sans doute le secret espoir d’un financement complémentaire des États-Unis. Il reste quand même pour l’Indochine un budget militaire de 331 milliards de francs : « cette somme considérable, conclut Pleven, en accroissement de 141 milliards sur les dotations initiales correspondantes de 1951, et de 57,5 milliards sur le montant probable des dépenses réelles de l’année en cours représente le maximum de l’effort financier qu’il est possible d’affecter, par priorité, à la poursuite de l’œuvre dont vous avez la charge en Indochine »20.
23Le « parcours du combattant » du budget militaire, si l’on ose utiliser cette expression, dépend enfin des parlementaires. Au Palais Bourbon comme au Palais du Luxembourg, les commissions des Finances épluchent à leur tour le projet de budget, demandent des explications, l’amendent à l’occasion : cela peut prendre du temps. Pour l’exercice 1952, l’affaire fut rondement menée : Pleven avait assuré à de Lattre que le gouvernement était « fermement résolu à faire tout ce qui sera en son pouvoir pour que ce budget ait force de loi dès le 1er janvier 1952 » - la loi sur les dépenses militaires des États associés et de la France d’outre-mer est en effet datée du 3 janvier 1952. Le travail parlementaire avait en l’espèce duré deux mois, mais c’est un minimum : il en durera environ trois en 1953 comme en 1954 et, pour l’exercice 1951, quelque cinq mois avaient été nécessaires pour que le projet déposé par Maurice Petsche prenne une forme légale21.
24Il fallait donc en moyenne un an pour que les prévisions, devenues lois, puissent se transformer en dépenses opérationnelles ; en tout état de cause, les besoins devaient être exprimés six mois avant l’année auxquels ils s’appliquaient. Le problème était évidemment qu’entre-temps, les prévisions de dépenses militaires étaient souvent rendues caduques sur le plan opérationnel comme sur celui de l’environnement financier du conflit. Les besoins du théâtre ont ainsi, par exemple, été bouleversés autour de 1950, par la révolution chinoise et la montée en puissance des combats. La consommation d’obus de 105 s’est révélée être en 1951 six fois supérieure à ce qui avait été prévu en juillet 1950, et la construction d’ouvrages bétonnés - la « ligne de Lattre » - engagea également plusieurs milliards de francs imprévus22. Quant à l’inflation, même s’il en était tenu compte dans les prévisions, son impact était souvent minoré et le dérapage des prix réservait son lot régulier de mauvaises surprises.
25Sans doute cette situation ne paralysait-elle pas les militaires qui, par un système de crédits provisoires, disposaient d’une marge de manœuvre de plusieurs mois. L’administration centrale délègue d’ailleurs au commandant en chef, en début d’exercice, neuf mois de crédits calculés d’après la dotation précédente. Mais la gestion financière du conflit, par la relative lourdeur de ses procédures, rendait indispensable la recherche périodique de nouveaux crédits. Accessoirement, elle installait sans le dire la France dans la guerre plutôt qu’elle n’incitait à la recherche de solutions rapides : elle avait elle-même son propre coût.
II. L’ORGANIGRAMME DU CONFLIT
26Quiconque s’interroge sur la question de savoir qui conduisait la guerre d’Indochine, du côté français, trouve d’abord une réponse simple : le gouvernement à Paris et son représentant sur place, le haut-commissaire, dont dépendait le commandant en chef. Dans la pratique, les choses sont infiniment plus complexes : à Paris, l’absence de véritable état de guerre conduisait à une parcellarisation des compétences et donnait à l’organigramme du conflit l’apparence d’un maquis touffu. La valse des hommes aux postes de responsabilité - pas tous cependant - ne simplifiait pas le problème. Le pouvoir d’influence des dirigeants de l’économie et de la finance ajoutait à la complexité.
27Cette question doit être démêlée, la gestion de la guerre, en particulier sur le plan financier, ne pouvant être indifférente ni à sa durée, ni à son coût. Qui a pris - ou n’a pas pris - les principales décisions concernant l’Indochine, et pourquoi ? On observe d’abord, au-delà des rapports compliqués entre Paris et Saigon, le caractère évolutif de la prise en charge ministérielle du conflit. On devine ensuite, à l’heure où s’ébauche la construction européenne, les sensibilités, voire les lignes de fracture qui distinguent et opposent les « décideurs » au sujet de l’Indochine. Il est difficile, sans doute, d’être définitif en la matière mais l’inventaire des différents éléments de l’organigramme de la guerre est de toute façon nécessaire à sa compréhension.
A. PARIS OU SAIGON ?
28L’existence d’un groupe de pression colonial, agissant en particulier sur place, constitue une hypothèse attractive pour expliquer certaines dérives de la guerre d’Indochine, pour comprendre, sinon la guerre elle-même, du moins sa prolongation. L’hypothèse devient franchement séduisante si l’on y mêle tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, profitent de la guerre. « Pour que la guerre s’arrête, il faut d’abord qu’elle cesse d’être une source de profits abusifs », suggère une note début 195423. Malheureusement, les sources dépouillées ne permettent de se faire qu’une idée très approximative de cette question. En attendant de pouvoir aller plus loin, il demeure toujours possible de localiser les principales décisions. Et d’abord de répondre à cette question : sont-elles arrêtées - ou largement préparées - en Indochine, ou bien à Paris, au niveau gouvernemental ?
29En principe, sauf au tout début du conflit, les principales décisions concernant la guerre d’Indochine sont prises à Paris, mais Saigon peut « faire de la résistance » et jouer un rôle non négligeable. Dans un premier temps, en effet, compte tenu de la fluidité de la situation, Saigon paraît avoir bénéficié d’une certaine autonomie, tant en matière militaire que financière. En décembre 1945, même si cette mesure fit l’objet d’un décret du gouvernement provisoire, la fixation du taux de la piastre à 17 francs fut décidée par Saigon, essentiellement par François Bloch-Lainé, jeune conseiller financier auprès du haut-commissaire24. Paris n’entendait pas pour autant abandonner ses prérogatives, tout simplement parce que les finances de l’État étaient engagées. Fin 1946 ainsi, en dépit des vifs incidents qui ont opposé l’Inspecteur général Gayet au général commandant en chef Valluy, nul ne songe semble-t-il à remplacer le premier à la tête de la Mission interministérielle de contrôle des dépenses de la métropole en Indochine : le comité de l’Indochine, au nom du gouvernement provisoire, le renvoie, on le sait, sur place dès 1947.
30L’époque à laquelle l’Indochine paraît avoir pesé le plus lourd, dans la gestion de la guerre et les décisions - ou l’absence de décisions - la concernant, correspond au passage de Léon Pignon à la tête du haut-commissariat, en 1949 et 1950, un moment par ailleurs crucial. Ce jeune administrateur, bon connaisseur de l’Indochine et passé par la France libre, était revenu à Hanoi en 1945 avec Sainteny avant, notamment, de devenir à Saigon le conseiller politique de l’amiral d’Argenlieu, et sans doute l’inspirateur de la « solution Bao Dai » : cela le rapprocha suffisamment des fonctionnaires qui avaient maintenu sous Decoux l’autorité française en Indochine, jusqu’au coup de force japonais de mars 1945, pour sembler désormais s’appuyer sur eux. La situation de 1949 a été campée par Lucien Bodard : « Les administrateurs qui entourent Pignon sont des revenants, observe-t-il. Ces hommes avaient été les colonialistes intégraux que les "gaullistes" avaient chassés en 1945. Trois ans après, ils se retrouvent au pouvoir en Indochine »25.
31Fort de cet entourage à qui l’histoire semblait donner raison - ses membres n’avaient-ils pas toujours dit qu’on ne pourrait s’entendre avec Ho Chi Minh ? - le haut-commissaire Pignon entretient à l’occasion une sorte de guérilla administrative avec le gouvernement. D’abord en matière de rémunération. Peut-être pour satisfaire son entourage et mieux pouvoir compter sur lui, Pignon lui prodigue des libéralités que conteste vigoureusement le nouveau directeur du Budget, Roger Goetze, qui ne fait pas au demeurant une fixation spéciale sur lui : « Je rappelle au ministre, indique-t-il dans un courrier sur le sujet, que cette nouvelle initiative due au haut-commissaire de France en Indochine fait suite à une longue série d’irrégularités commises avant lui par les autorités françaises » sur place26. Ensuite en matière de parité monétaire, en devenant un défenseur convaincu de la piastre à 17 francs, une parité qui avait été conçue comme provisoire en 1945 par Bloch-Lainé, mais à laquelle personne avant Mayer n’osa vraiment toucher : il réussit en particulier fin 1949, on le sait également, à s’opposer à une dévaluation, pourtant pratiquement déjà décidée par le gouvernement, dès qu’il en fut informé par le ministre de la France d’outremer Coste-Floret27. Tout porte également à croire qu’en 1950, son influence s’est déployée au sein du comité restreint mis en place par Pleven pour réfléchir au bien-fondé de cette parité, et qui renvoya la question à plus tard28.
32Il y eut ensuite l’affaire du compte spécial n°2, auquel furent imputées en 1950 diverses dépenses militaires hors budget. Le haut-commissaire Pignon reconnut lui-même, dans une lettre du 21 juillet 1950, qu’il s’agissait d’une initiative locale et « que le département des Finances n’avait jamais donné son accord formel à cette procédure »29. Une note résume ainsi la question pour Maurice Petsche, alors ministre des Finances : « Tout semble s’être passé comme si le ministère de la France d’outre-mer, voulant éviter de saisir officiellement le gouvernement et plus particulièrement le ministre des Finances d’un problème délicat, avait décidé de laisser le haut-commissaire libre de prendre seul, sur le plan local, les décisions qu’il suggérait et que la situation rendait apparemment inévitable ». Le ministre des Finances, en désaccord avec un mode de financement qui retombait indirectement sur le Trésor métropolitain, fit donc fermer ensuite les comptes spéciaux inscrits dans les écritures du Trésor Indochinois30.
33Certes, en 1952 et 1953, après le décès du général de Lattre, qui avait lui-même succédé à Pignon, une unité physique s’est établi entre Paris et Saigon en la personne du ministre Jean Letourneau, devenu également haut-commissaire. Mais cette situation, qui ne fut pas durable, semble n’avoir eu comme effet que de déplacer les tensions : celles-ci se sont reportées entre son ministère et les autres, particulièrement celui des Finances, avec comme point d’orgue la décision de dévaluation en mai 1953. Alors, on le sait, la mesure ramenant la parité de la piastre à 10 francs sera prise à Paris par les services de la rue de Rivoli, sous l’autorité du président du Conseil René Mayer et dans le plus grand secret - le ministre des États associés lui-même étant tenu à l’écart. Il ne suffisait pas en effet que les principales décisions fussent prises à Paris : il s’agissait également de savoir qui y gérait les crédits militaires destinés à l’Indochine et les flux financiers que la guerre générait ; et, là, l’imbroglio commençait.
B. L’IMBROGLIO GOUVERNEMENTAL
34Dans une première époque, jusqu’en 1950, les crédits militaires « Indochine » relevaient du ministère de la France d’outre-mer, dirigé de 1947 à 1949 par le MRP Coste-Floret, mais en assez grande proximité avec le ministère de la Défense nationale : le premier gérait, par sa direction des Affaires militaires, les crédits d’entretien des Forces terrestres d’Extrême-Orient et le second suivait divers crédits par ses secrétariats d’État spécialisés (Guerre, Marine, Air), ainsi que les commandes de matériel militaire ; de la Défense dépendaient aussi certains effectifs militaires dépêchés en Indochine31.
35La répartition des rôles entre ces deux ministères dépensiers - France d’outre-mer et Défense nationale - a très tôt été jugée dommageable, comme le montre l’étude déjà citée sur « le coût et le rendement de l’armée française en 1948 »32 : « Une des principales causes d’inefficacité, peut-on y lire, est la séparation qui existe entre les effectifs gérés par la rue Saint-Dominique et les effectifs gérés par la rue Oudinot ». Concrètement en effet, le ministère des Forces armées - c’est alors son nom -administre et emploie les troupes terrestres du cadre métropolitain et du cadre colonial stationnées dans la métropole, en Europe et en Afrique du Nord ; le ministère de la France d’outre-mer administre et emploie pour sa part les troupes terrestres réparties sur tous les autres territoires, qu’elles relèvent du cadre colonial ou métropolitain, soit au total alors quelque 180 000 hommes. Cette situation présente des inconvénients stratégiques, estime l’étude, qui apparaissent notamment lorsqu’il s’agit de réunir des renforts, mais aussi des inconvénients financiers : dans les discussions budgétaires, les départements militaires peuvent jouer sur les chiffres, ne faire apparaître que des effectifs ou des crédits partiels, inférieurs à la réalité. Dès 1948, cette étude estime qu’il y aurait avantage à tout fusionner sous un seul ministère, un seul état-major et un seul contrôle des dépenses engagées.
36Cette dualité administrative généra également des problèmes d’entretien et de fourniture de matériel, jusqu’à apparaître comme responsable de certains dysfonctionnements. Une fiche d’état-major, qui dénonce comme presque catastrophique la situation des matériels de l’armée de Terre en Indochine répartit ainsi les responsabilités, également en 194833 : « Il n’est pas question de reprocher ces faits au ministère de la France d’outremer, peut-on y lire ; la direction des Affaires militaires ne peut pas faire mieux que ce qu’elle fait, toute seule, sans services et sans moyens matériels. L’état-major de l’armée de Terre, seul organisme capable d’établir des plans généraux d’entretien et de définir une politique des matériels pour l’ensemble de l’Union française, n’a aucune responsabilité en la matière et ne connaît les difficultés du corps expéditionnaire qu’au dernier moment... »
37Dans une seconde étape, à partir de 1950, le ministère chargé des Relations avec les États associés du Vietnam, du Cambodge et du Laos prit le relais du ministère de la France d’outre-mer. Ce nouveau département répondait par un compromis, on s’en souvient, à la suggestion américaine de transférer directement les nouveaux États associés d’Indochine au ministère des Affaires étrangères, c’est-à-dire de les considérer comme souverains, potentiellement du moins. Le décret du 11 septembre 1950 précise qu’en matière militaire, le nouveau ministre - le MRP Jean Letourneau - exerce « les attributions dévolues jusqu’ici au ministre de la France d’outre-mer »34. Concrètement, il partage la direction des Affaires militaires avec ce dernier et, aux termes d’un décret complémentaire de décembre, dispose si nécessaire du secrétariat général permanent de la Défense nationale35.
38La présence rue de Lille de ce nouveau ministère dépensier, en charge de l’entretien des Forces terrestres d’Extrême-Orient, complique cependant l’organigramme de la guerre. Alors qu’il n’y avait précédemment, si l’on peut dire, que deux ministères qualifiés pour l’Indochine, ils sont désormais trois : à côté des États associés, le ministère de la Défense reste compétent pour la Marine et l’armée de l’Air, et celui de la France d’outre-mer conserve la gestion de quelques crédits, en particulier pour la formation et l’entretien de l’armée du Laos. Par une curieuse singularité budgétaire, en effet, le Laos demeurait rattaché à la rue Oudinot et son armée « nationale », à la différence de celles du Vietnam et du Cambodge, restait entièrement à la charge de la France36.
39Les problèmes de cohabitation interministérielle n’amélioraient pas la gestion du conflit, en particulier pour les approvisionnements en matériel, d’une lenteur parfois désespérante. L’essentiel restait entre les mains de la direction des Affaires militaires : créée au ministère des Colonies en 1920, réorganisée en 1944, désormais commune, donc, aux ministères de la France d’outre-mer et des États associés, la DAM était chargée d’assurer la réalisation et le transport des approvisionnements de toute nature vers l’Indochine, à partir de services installés dans la région parisienne, à Marseille et à Bordeaux. Mais si la DAM traitait parfois directement, elle devait passer une bonne partie de ses achats et marchés via les directions et services de la Défense, essentiellement du secrétariat d’État à la guerre, notamment compétent en matière de Génie ou de Transmissions. On en revient aux procédures du temps de paix. Comme le dénonce en 1952 le rapport Pineau, elles contribuaient à l’inertie de la machine militaire : il aurait au contraire fallu, soutient le rapport parlementaire, se pénétrer de l’idée qu’on était en guerre et « secouer » les bureaux. Pratiquement, comme l’étude de 1948, son rapport préconise aussi de donner à la Défense nationale la responsabilité directe des approvisionnements de l’Indochine : cet organisme de coordination qu’est la DAM devrait d’ailleurs être lui-même « rattaché à la Défense nationale »37.
40Dans une troisième et dernière étape, les crédits militaires « Indochine » furent finalement rattachés, en effet, au ministère de la Défense nationale, ce que nombre d’experts attendaient ou réclamaient pratiquement depuis le début du conflit. Mais on était en 1953 et, de toute façon, c’était bien tard. Cette ultime réorganisation faisait partie du train de mesures initiées par René Mayer lors de son bref passage à Matignon, début 1953. Il s’agissait de supprimer les rouages inutiles et de rechercher l’efficacité : « le rattachement au ministère de la Défense nationale de la direction des Affaires militaires (DAM) constitue un premier pas dans cette direction, résume une note du moment. Un second doit conduire la présidence du Conseil à diriger personnellement les affaires d’Indochine, au moyen d’un secrétaire d’État sous l’autorité directe du chef du gouvernement ». Efficacités stratégique et financière sont parallèlement recherchées : « Ainsi conçu, dépouillée d’ornements inutiles, la structure du commandement civil et militaire apparaîtrait comme un outil efficace, plus souple et plus simple. Il n’est pas douteux qu’il en résulterait, immédiatement, une augmentation de rendement et des économies appréciables qui ne manqueraient pas de provoquer des réactions favorables, chez nous comme à l’étranger »39.
41Il n’est pas très surprenant que le ministre chargé des relations avec les États associés, Jean Letourneau, déjà déstabilisé par la dévaluation de la piastre, ait tenté de résister pied à pied à cette modification de structure, décidée au Conseil des ministres du 8 mai 1953 et qui condamnait à terme sa propre fonction. Dans un télégramme envoyé de Saigon à Mayer le 15 mai 1953, Letourneau conteste d’abord que le transfert de la DAM puisse procurer des économies et amener des améliorations, mais finalement s’incline. Par contre, il rejette totalement l’idée de ne plus pouvoir gérer les crédits de l’Indochine : il fallait faire le contraire, écrit-il en substance, c’est-à-dire rassembler tous les crédits Terre, Air et Mer sous l’autorité du ministre responsable, autrement dit la sienne. « Ce n’est déjà pas si commode de diriger une guerre dans le cadre préétabli d’un budget, ajoute-t-il. Lorsqu’il s’agit de trois budgets à directions différentes et dont deux d’entre eux ne sont même pas spécialisés, cela complique horriblement les choses. Les difficultés nées pour la Marine et l’Air de la non-spécialisation dans leurs budgets de leur effort pour l’Indochine sont assez connus pour que l’on n’étende pas les difficultés à l’armée de Terre »40.
42Si tout le monde semblait d’accord pour unifier le budget « Indochine », l’unanimité ne se réalisait manifestement pas sur la question de savoir sous quelle autorité. Dans un nouveau télégramme expédié à René Mayer, trois jours plus tard, Letourneau ira plus loin en suggérant que la décision malheureuse contre laquelle il s’insurge est au fond l’aboutissement d’une vieille lutte d’influence opposant ses services à ceux de la Défense : « J’ai trop l’expérience, précise-t-il, des conditions délicates dans lesquelles s’exécute le budget de la guerre en Indochine pour ne pas prévoir, avec tous ceux qui ont la même expérience que moi, les conséquences catastrophiques pour le corps expéditionnaire de la mesure telle quelle a été décidée [...], conformément à une vieille et patiente volonté du département de la Guerre, qui va réaliser enfin l’un de ses objectifs par le détour d’une loi de finance. Cela n’est concevable que si l’on entend retirer au ministre des États associés la responsabilité pour la transmettre au ministère de la Défense »41. C’est en effet ce qui était prévu...
43Cet important tournant dans la conduite et le financement de la guerre en Indochine sera, on le sait, formalisé dans l’été 1953 : le nouveau président du Conseil, Joseph Laniel, reprit en effet immédiatement à son compte les dispositions prévues par son prédécesseur René Mayer. Plusieurs décrets de juillet et d’août 1953 transfèrent donc, d’une part, la DAM rue Saint-Dominique et, d’autre part, les attributions du ministre des relations avec les États associés au chef du gouvernement, qu’un secrétaire d’État, Marc Jacquet en l’espèce, vint seconder42. A compter de l’exercice 1954, qui commence le 1er janvier, les crédits des FTEO ne relèvent plus, à l’instar de ceux de l’armée de l’Air et de la Marine, que de la Défense nationale, étant entendu qu’un accord a été trouvé en septembre 1953 avec les États-Unis pour financer le plan de campagne des États associés, qui atteint alors un montant presque aussi élevé que celui du corps expéditionnaire.
44À côté - ou en face - de ces ministères dépensiers, et sans parler encore de la rue de Rivoli, d’autres départements étaient concernés par le financement de la guerre d’Indochine. À partir de 1950, en particulier, le ministère des Affaires étrangères joua tout naturellement un rôle assez central en matière d’aide américaine. Dans la foulée du plan Marshall, et non sans un certain succès, l’ambassade de France à Washington était à l’affût de tout ce qui, dans les crédits votés ou à voter par le Congrès, pourrait être orienté vers l’Indochine. À Paris d’autre part, la décision de la conférence de Lisbonne d’attribuer une aide financière à la France au titre de l’Indochine, en 1952, renforça le rôle du SGCI43 : créé lui-même en 1948 pour les besoins du plan Marshall, il se retrouva en charge du problème, pendant que la direction des Services financiers et des Programmes du ministère de la Défense nationale centralisait les programmes off shore. Relevant de la présidence du Conseil, le SGCI fut ainsi pendant quelque mois, jusqu’à ce que la présidence du Conseil ne prenne l’affaire en main, l’organisme interministériel compétent sur le financement de la guerre, contribuant à amener Matignon à se saisir lui-même de l’ensemble du dossier44.
45Mais, du début à la fin du conflit, le ministère des Finances joue également un rôle essentiel, réunissant les ressources et les affectant aux ministères concernés. Son rôle fut discret mais à la mesure des montants engagés : en fait, la rue de Rivoli paraît devenir progressivement l’épicentre de la guerre d’Indochine, là où se réalise la synthèse de toutes les ressources et de toutes les dépenses - de celles qui du moins sont connues. Les trois directions concernées n’ont pas le même rôle mais, à bien y réfléchir, elles s’occupent de tout : le Budget répartit les crédits, les Finances extérieures suivent l’aide américaine et les dépenses en devises, le Trésor assure enfin le financement des forces armées. Il n’est donc pas surprenant que les tensions aient pu être vives entre la rue de Rivoli et les autres départements ministériels intéressés. Mais c’est sur place, à Saigon même et dans le cadre du haut-commissariat, que ces tensions se sont surtout manifestées, créant à l’occasion des relations difficiles entre le conseiller financier et le haut-commissaire.
46Les décisions principales étant prises à Paris et le ministère des Finances y jouant un rôle de premier plan, la position des représentants de la rue de Rivoli en Indochine était en effet parfois difficile : la lecture du courrier échangé entre le conseiller financier et la direction du Trésor, en particulier, donne une image parfois saisissante des relations au sein même du « camp » français. L’ambiguïté des relations entre le conseiller financier et le haut-commissaire est d’origine : dès 1945, par exemple, le ministre des Colonies Giacobbi se plaint que François Bloch-Lainé communique directement avec les Finances45. D’Argenlieu dénonce aussi le fait que le même Bloch-Lainé adresse ses rapports directement rue de Rivoli, alors qu’il estime que le conseiller financier n’est placé que sous sa seule autorité46. Il faut préciser que Bloch-Lainé était en même temps conseiller financier près l’ambassade de France en Chine. Mais la suspicion accompagnera toute la guerre et ressortira, de manière particulièrement grave en 1953.
47Un aspect de ce qui prend progressivement l’allure d’une « guerre froide » entre services administratifs concerne le contrôle de la correspondance : les fonctionnaires de la rue de Rivoli s’acharnaient à correspondre directement avec leur administration d’origine, et pas toujours via le haut-commissaire et son ministère de tutelle, comme ces derniers l’auraient voulu. Exemple de cette ambiance politique particulière en 1950, quand un expert venu participer à des négociations avec les États associés, note en post-scriptum d’une lettre adressée rue de Rivoli : « Je reçois à l’instant un mot de Guindey, je vais lui répondre dès que j’aurais trouvé une voie sûre »47... L’année suivante, le conseiller financier de Saigon fournit l’explication dans un courrier au directeur du Trésor : « le haut-commissariat n’ayant pas de chiffre avec le ministère des Finances - c’est du moins l’explication officielle - n’a pas admis les télégrammes que j’avais préparés à votre adresse. Ceux-ci ont été transmis rue de Lille, avec prière d’en faire tenir une copie au ministre sous le timbre du Trésor. Cette procédure ne me paraît absolument pas sûre et l’exemple assez récent de nos correspondances au sujet du compte n°2 m’incite à quelques précautions »48. S’il n’y avait pas complot permanent, il est clair que les Finances souhaitaient conserver leur marge de manœuvre et que la France d’outre-mer, puis les États associés, étaient dans l’état d’esprit exactement inverse.
48Entre le ministère des Finances et celui des États associés, le courant passait particulièrement mal. André Valls, conseiller financier à Saigon, ne ratait pas une occasion de dire ce qu’il pensait de la rue de Lille. A titre d’exemple ces mots qu’il adresse à Dominique Boyer, sous-directeur du Trésor, en réponse à une lettre de ce dernier évoquant « les carences du ministère des États associés » : « Tu es bienveillant, écrit Valls, en disant qu’il a agi maladroitement [...]. C’est une singulière maison où chacun s’occupe de tout pour n’aboutir à rien ». Dans un autre courrier adressé à Boyer, Valls ne s’embarrassera pas de mots : « Le ministère des États associés est une pauvre maison, mal organisée, mal dirigée et complètement déphasée, préoccupée essentiellement par des scrupules juridiques »49.
49Il faut dire qu’entre-temps, l’affaire de la dévaluation de la piastre, en mai 1953, avait transformé en crise la tension existant entre les deux ministères. Mettant alors en cause la « redoutable camarilla de la rue de Rivoli », Letourneau précisera à propos de Valls, qui était tout de même son propre conseiller financier : « il lui avait été interdit, dès le mardi où il avait été mis dans le secret, de m’en informer »50. Dans ces circonstances difficiles, Boyer n’abandonne pas son camarade de l’Inspection des finances : « N’hésite pas à nous signaler les difficultés devant lesquelles tu te trouves, lui écrit-il ; dans la mesure où il sera possible de t’aider, la redoutable camarilla de la rue de Rivoli s’y emploiera »51. Évidemment, les relations entre Valls et son supérieur hiérarchique s’étaient quelque peu aigries : « M. Letourneau m’a envoyé un télégramme blessant, indique-t-il peu après à Boyer, en m’accusant d’être "l’œil" du ministère des Finances, parce que je vous envoyais des correspondances directes ; je lui ai répondu par un télégramme assez impertinent. Je me considère comme pratiquement démissionnaire »52. Mais Letourneau abandonnera ses fonctions bien avant que Valls ne quitte les siennes.
50Quant à la gestion de l’après-dévaluation, marquée par une hausse indésirable des prix, elle ne peut échapper à ce qui est devenu une sorte de guerre de tranchées : « J’ai tenté d’obtenir du commissariat général qu’il mène une action psychologique par la presse et la radio pour expliquer que la hausse rapide n’est pas inéluctable, indique Valls. Je me suis heurté à une totale incompréhension. Je fais figure de théoricien ou d’idéaliste. Je me sens impuissant... »53. Il s’agissait plus que de mouvements d’humeur : la rupture était alors pratiquement consommée entre les grands groupes d’influence qui cherchaient leur propre issue au conflit, ou le meilleur moyen de s’en servir. Tout cela à nouveau resterait mineur s’il n’y avait en jeu des centaines de milliards de francs, et une guerre qui blessait et tuait chaque jour.
C. RÉSEAUX D’INFLUENCE ET DÉCIDEURS
51Au plus haut niveau, c’est-à-dire à celui où se font les choix et les arbitrages financiers, personne ne paraît en mesure d’endosser pleinement la responsabilité de la guerre, tant l’absence de continuité semble avoir été la règle - mis à part à l’Elysée, d’où l’influence de Vincent Auriol, président de la République et de l’Union française de 1947 à 1953, fut loin d’être négligeable. Le problème n’est pas nouveau mais mérite d’être souligné : la France a usé vingt gouvernements successifs entre 1945 et 1954 - en neuf ans, soit plus de deux par an. Même si certains présidents du Conseil « rempilaient », cela représente quand même quatorze chefs de gouvernements différents, et cinq partis politiques bien distincts. Sans doute les titulaires de certains ministères, comme au Quai d’Orsay, connaissaient-ils une plus grande longévité, mais l’instabilité restait la règle et paraît avoir rejailli sur l’Indochine elle-même : Saigon n’a pas connu moins de huit généraux commandants en chef successifs entre 1945 et 1954, sans compter deux intérims assurés par Salan, et sept hauts-commissaires, intérimaires non compris - à peine plus d’un par an... L’absence de continuité est également illustrée par la qualité changeante des hauts-commissaires en question : un amiral (d’Argenlieu), deux généraux (de Lattre et Ély), un parlementaire (Bollaert), un haut fonctionnaire (Pignon), un ministre (Letourneau), un ambassadeur (Dejean)54...
52En y regardant de plus près, les éléments de continuité ne manquent cependant pas, y compris dans le personnel politique, mais en termes de milieux ou de groupes plutôt que d’hommes. Quelques personnalités, sans doute, présents dans plusieurs gouvernements pendant une assez longue période, ont eu plus particulièrement à connaître de l’Indochine : le MRP Georges Bidault, entre Matignon, le Quai d’Orsay et la rue Saint-Dominique ; le radical René Mayer, aux Finances, à la Défense nationale, à la Justice, à Matignon aussi ; l’UDSR René Pleven, présent presque sans discontinuer et à des postes-clés entre 1949 et 1954, à Matignon et à la Défense ; le MRP Jean Letourneau à la France d’outre-mer puis aux États associés... Au total, le MRP domina les Affaires étrangères, avec Bidault et Schuman, ainsi que la France d’outre-mer puis les États associés, avec Coste Floret et Letourneau ; le ministère des Finances paraît plutôt avoir été sous juridiction radicale, avec en particulier Queuille, Petsche, Mayer, Bourgès-Maunoury et Edgar Faure. Ces différences de sensibilité politique compliquaient la gestion du conflit : au moment de démanteler le ministère des États associés, René Mayer ne considère-t-il pas que le secrétaire d’État appelé à seconder le président du Conseil sur le sujet devrait être, « pour que l’identité de vue soit parfaite, [...] inscrit au même parti » que lui55 ?
53Il faut également pondérer l’instabilité gouvernementale par le fait que les ministres sont en général aussi des parlementaires et que, dans l’intervalle de leurs responsabilités gouvernementales, ils s’activent dans les assemblées et leurs diverses commissions, en particulier au moment du vote du budget. Le Palais Bourbon n’a connu que deux législatures sur la période, le Palais du Luxembourg est bien sûr encore moins changeant : les députés, accessoirement anciens ou futurs ministres, suivent la guerre par les crédits qu’ils discutent et en général acceptent. Relevant de la commission des Finances, une « sous-commission chargée de suivre et de contrôler d’une façon permanente l’emploi des crédits affectés à la Défense nationale » envoie ainsi régulièrement une mission d’information en Indochine au début des années cinquante.
54Les passerelles sont multiples entre l’exécutif et le législatif. Ainsi, lorsqu’un Frédéric-Dupont fera en juin 1954 un passage éclair d’une semaine au secrétariat d’État aux États associés, entre la démission de Marc Jacquet et celle de l’ensemble du gouvernement Laniel, chacun pouvait se souvenir qu’il avait par exemple été rapporteur du budget des États associés en 1952, qu’il était alors membre de la sous-commission précitée - et cosignataire à ce titre du rapport Pineau - et qu’il était déjà intervenu à la Chambre sur l’Indochine. On le retrouve d’ailleurs au même moment, comme Christian Pineau, dans une commission parlementaire « de coordination pour les affaires d’Indochine », elle-même sous la présidence de... René Mayer56. Pierre Mendès France lui-même, entre son intervention d’octobre 1950 sur l’Indochine et son arrivée à la présidence du Conseil, au lendemain de Dien Bien Phu, ne symbolise-t-il pas une certaine osmose entre les pouvoirs ?
55Peut-on au passage parler d’un lobby américain au sein de cette classe politique, qui aurait par exemple poussé à une solution atlantique dans l’affaire d’Indochine ? Sans doute la France de l’après-Libération vit-elle, par la force de l’histoire, en assez grande proximité, sinon en grande familiarité avec les États-Unis, encore que la guerre froide ait créé de nouvelles tensions. Le réflexe qui consistait à recourir à l’aide américaine en cas de difficulté est également d’origine, comme le souligne Edgar Faure à propos des difficultés budgétaires de la fin 1951 : « Il y avait, bien sûr, l’aide américaine, suprême espoir et suprême pensée. Le lait de la louve ». Lui-même suggère d’ailleurs que certains dirigeants français avaient une sensibilité particulière à l’Amérique, Mayer et Pleven en particulier qui, note-t-il en substance, n’osaient pas bousculer les institutions internationales : « Ils avaient acquis l’un et l’autre une formation internationale. Ils avaient sucé le lait de la louve américaine. Le libre échange était pour eux un dogme. [Mais] il ne doit pas y avoir de dogme en politique, encore moins en économie »57. Pour autant, la trace laissée dans les sources par ces deux ministres, qui jouèrent en effet un rôle-clé dans la conduite de la guerre d’Indochine, ou plutôt dans le désengagement français, ne suggère aucune inféodation particulière à la puissante Amérique.
56Un autre ensemble de « décideurs » est constitué par la haute fonction publique. Plutôt que de décideurs, il s’agit de technocrates, qui ne sont pas élus mais restent parfois longtemps en poste, et ne jouent pas en principe de rôle directement politique : mais ils y sont indirectement amenés par leur longévité même, en assurant la nécessaire continuité de l’État. Rue de Rivoli, les figures de trois directeurs dominent la période : Guillaume Guindey, responsable des Finances extérieures pendant presque toute la durée de la guerre, avant de passer le flambeau à Sadrin ; François Bloch-Lainé, à la tête du Trésor de 1947 à 1953, qui, on le sait, avait lui-même une expérience directe de l’Indochine et sera remplacé par Pierre-Paul Schweitzer, précédemment conseiller financier à Washington ; Roger Goetze enfin, directeur du Budget à partir de 1949, quand il remplaça Gregh, et qui n’hésitait pas à passer des nuits entières à la Chambre lors des discussions budgétaires, avant de regagner placidement son bureau58. Entre 1949 et 1953, soit dans les années les plus décisives, ce triumvirat tire et dénoue - entre autres - tous les fils financiers concernant l’Indochine. Il faut peut-être y ajouter quelques hauts fonctionnaires issus des Finances, mais détachés de la rue de Rivoli à divers postes-clés, où ils ont pu jouer un rôle important : le nom de Paul Delouvrier revient ainsi périodiquement à propos des affaires indochinoises, dans le cabinet de René Mayer à Matignon ou au SGCI.
57Jeunes et sans doute convaincus de la nécessité de tourner la page coloniale au profit d’une construction européenne plus prometteuse, ces derniers ne paraissent insensibles à l’influence de Jean Monnet, inspirateur et concepteur du Plan, véritable fil conducteur de la reconstruction et de la modernisation du pays. Une bonne partie du patronat français et certains ministres comme René Mayer semblaient également partager ces idées.
58Cette tendance à la fois européenne et atlantique se retrouve au ministère des Affaires étrangères, dirigé de 1948 à 1953 par l’un des « pères de l’Europe », Robert Schuman. Au Quai d’Orsay, un peu comme rue de Rivoli, quelques hommes de cette sensibilité se sont trouvés à des postes-clés pendant tout ou partie de la guerre d’Indochine : Hervé Alphand en particulier à la direction des Affaires économiques. Henri Bonnet, ambassadeur de France à Washington de 1945 à 1954, était l’animateur des relations franco-américaines, essentielles pour la France de l’époque, et reste incontournable. Son nom, en particulier, est partout dans les archives de la direction Asie-Océanie à propos de l’Indochine59. Le poids de ces hommes sur le dossier ne pouvait que s’accroître avec celui de l’aide américaine.
59La continuité l’emporte également dans l’armée, encore que si sa hiérarchie constitue un réseau éventuellement efficace, notamment au niveau du comité des chefs d’état-major, elle ne regroupe pas à proprement parler des « décideurs ». L’armée n’est certes plus la « grande muette » de la IIIe République, mais elle demeure aux ordres du pouvoir politique. Il reste que plusieurs sensibilités la traversent, principalement entre ceux qui croient toujours à l’empire, dans sa version asiatique (Salan) ou plutôt africaine (Juin) et ceux qui recentrent leur réflexion stratégique sur l’Europe (Ély), le rapport aux États-Unis étant toujours dominant60.
60Face à ces hommes, ou à côté d’eux, le lobby colonial restait encore puissant, réunissant dans un ensemble un peu flou une part de l’administration française d’Indochine, du ministère des Relations avec les États associés, des milieux d’affaires français de l’endroit et de la Banque de l’Indochine. Cette dernière pouvait d’ailleurs apparaître alors comme une sorte de refuge pour « vichystes » en mal d’emploi - peut-être en souvenir de son ancien président Paul Baudouin, qui était devenu en 1940 le premier ministre des Affaires étrangères du gouvernement du Maréchal : René Bousquet rejoint la direction parisienne de la banque en 1950 et y retrouve, notamment, de Thomasson, banquier compromis dans la collaboration ; à Saigon, Paul Gannay, qui a traversé sans encombres l’ère Decoux, dirige la succursale jusqu’en 1951, date à laquelle de Lattre obtient néanmoins son départ61. Même si la Banque semble avoir globalement « joué » le jeu avec les pouvoirs publics, le moins que l’on puisse dire est que ces hommes ne pouvaient avoir de fortes sympathies pour la IVe République, ni de grandes compassions pour ses difficultés. Comme un symbole, d’ailleurs, après que le monopole d’émission ait été retiré à la Banque d’Indochine et confié au nouvel Institut d’émission des États associés, la présidence de ce dernier fut confiée à Gaston Cusin, principale figure de la Libération à Bordeaux62.
61Le lobby colonial avait ses organisations, comme l’Union des syndicats professionnels indochinois (USPI) et ses grandes figures. La principale d’entre elles était celle de Paul Bernard, lui-même à la tête de l’USPI. Auteur d’ouvrages remarqués sur l’économie indochinoise à la fin des années 193063, il est constamment présent entre 1945 et 1954 dans les affaires d’Indochine, depuis la sous-commission du Plan consacrée à cette partie du monde jusqu’aux réunions tenues rue de Rivoli après le cessez-le-feu de 1954, faisant constamment pression entre-temps par ses notes, rapports et articles sur les pouvoirs concernés, en particulier les Finances64. Mais, malgré une production intellectuelle qui ne se ralentissait pas, il semble avoir perdu son influence dans les dernières années du conflit. Parlant de lui devant le Haut Conseil de l’Union française en novembre 1953, comme « représentant des intérêts privés français d’Indochine », Edgar Faure aura cette appréciation : sa position « ne tient aucun compte de l’évolution des facteurs politiques du problème »65.
62Dans ce contexte, la décision politique, considérée comme l’art du possible, s’avérait un art particulièrement difficile. Les seules mesures prises à propos de l’Indochine et ne relevant pas du compromis, si cher au régime, furent celles imposées par René Mayer avec la dévaluation de la piastre. Tout semble s’être passé comme si un fort courant considérait ces mesures comme indispensable, en particulier à la direction du Budget, et d’une manière générale dans les milieux à la fois « européens » et « occidentaux » précédemment évoqués, mais qu’il manquait à la fois l’homme et l’occasion pour les prendre : l’homme fut René Mayer, assisté par Delouvrier, Goetze et quelques autres ; et, dans une certaine mesure, peu importait qu’il ne restât que quelques mois à Matignon. L’important était d’y demeurer suffisamment longtemps pour avoir le temps de faire ce qu’il fallait faire.
63Le changement de parité de la piastre fournit d’ailleurs des éléments plus fins sur le partage des camps. On sait que le ministère des États associés et Letourneau étaient visés. Les experts de la rue de Rivoli ont pu constater très vite, dans le suivi local de la dévaluation, que ces derniers n’étaient pas sans alliés. « La réaction des banques, et plus particulièrement de la BIC, est violente et presque haineuse », note Valls le 20 mai 1953, huit jours après la mesure66. « Schweitzer a vu de Fiers (BIC), qui s’est défendu de toute intention malveillante à l’égard des autorités françaises ou de l’Institut d’émission », lui répond notamment Boyer quelques jours plus tard67. Valls donne finalement en ces termes son diagnostic à Schweitzer, nouveau directeur du Trésor : « Le président du gouvernement du Vietnam, dont les premiers actes ont été énergiques, cède à la pression des intérêts privés qui se sont ligués sous la conduite de la Banque de l’Indochine pour obtenir l’adoucissement de mesures rigoureuses. Le haut-commissaire au Vietnam, M. Gautier, plus préoccupé de la défense des intérêts privés que de la sauvegarde de la piastre, a aidé à cette manœuvre... »68.
64Il ne faudrait pas penser pour autant que cette coalition des intérêts privés entraîne avec elle l’ensemble du ministère des États associés. Rue de Lille, le principal adjoint du ministre est lui aussi monté d’un ton envers la Banque de l’Indochine : « je vous serais particulièrement obligé, écrit Robert Tézenas du Montcel au ministre des Finances en juin 1953, de vouloir bien confirmer au siège central de la Banque de l’Indochine les directives notifiées aux banques au lendemain de la dévaluation. Une politique bancaire résolument contraire à l’action que nous sommes convenus d’entreprendre sur le plan gouvernemental risquerait d’annihiler nos efforts, et entraînerait des conséquences monétaires graves pour les États associés. Ces conséquences se feraient rapidement sentir sur les finances françaises »69. Mais la résistance des milieux coloniaux aux évolutions imposées par Paris, elle, ne fait aucun doute.
III. LA GESTION DES FLUX FINANCIERS
65Comprendre les modalités pratiques du financement de la guerre n’est pas chose aisée. Même si c’est avec lenteur, la guerre d’Indochine génère en effet d’importants flux financiers, qui se chiffrent par centaines de milliards de francs ou millions de dollars : pour devenir opérationnels, d’une part, les crédits militaires doivent être délégués sur place dans une importante proportion ; l’abondance des liquidités ainsi répandues sur l’Indochine, d’autre part, entraîne en retour des transferts massifs - et fort avantageux -sur la France. Ces flux financiers et leur gestion influent-ils sur le cours de la guerre ?
66La rue de Rivoli, jouant sur l’écheveau complexe dont elle dispose, constitue bien sûr le poste d’aiguillage central de ces mouvements : du ministère des Finances relèvent les principales institutions qui, à Paris, comptabilisent et font circuler l’argent de la guerre, le Trésor en particulier ; il a aussi sous sa juridiction les organismes annexes - mais pas toujours si annexes que cela - qui, sur place, attribuent les fonds et autorisent les transferts. Les grandes institutions nationales, en matière financière, disposent en effet d’un double en Indochine : un Institut d’émission pour la Banque de France ; un Trésor indochinois, mais dont le statut a évolué, pour son homonyme métropolitain ; un office Indochinois des Changes pour celui qui, sous le même nom, surveille en France les mouvements de capitaux avec l’étranger...
A. LES CRÉDITS MILITAIRES
67« L’État dispose à la fois, selon une formule de la rue de Rivoli, d’un comptable qui est le Budget et d’un banquier qui est le Trésor »70. En matière indochinoise, le banquier en question distribue aux principaux ministères dépensiers - France d’outre-mer, États associés ou Défense nationale - les crédits autorisés par la loi, finançant ainsi le plan de campagne du corps expéditionnaire. Il prend aussi les devants, car la continuité de l’État lui revient également. En tout état de cause, il doit distinguer les crédits militaires qui correspondent à des dépenses réalisées en France, dont il s’occupe directement, et ceux qui seront dépensés en Indochine, traités eux par le Trésor indochinois ou son équivalent, et qui posent les problèmes les plus originaux. Compte tenu de la distance et de la différence de monnaie, en effet, existe un passage obligé par la Banque de l’Indochine puis par l’Institut d’émission des États associés, banque centrale en Indochine après 195271.
68Entre la France et l’Indochine, le mécanisme est simple en lui-même : en amont, c’est-à-dire à Paris, le Trésor assure à la Banque de l’Indochine un minimum de trésorerie, qu’il recomplète régulièrement par des virements en francs. En aval, c’est-à-dire à Saigon, le Trésor indochinois tire l’équivalent sur la succursale de la Banque de l’Indochine, pour les dépenses - essentiellement militaires - de l’État.
69Les provisions fournies par le Trésor correspondent en principe aux crédits délégués par le budget à l’Indochine, soit aux besoins des militaires sur place : règlement des soldes et autres dépenses d’entretien ou de travaux. Dans un premier temps, en 1947 et 1948, les opérations mensuelles sont de l’ordre de 1 à 2 milliards de francs. On n’en est plus là en 1949 : en mars, le rythme des virements double, ainsi que le montant de chacun d’eux ; en novembre, à la demande de la Banque de l’Indochine, le minimum de trésorerie passe de 2 à 4 milliards de francs et le Trésor le reconstitue par des versements hebdomadaires, de 1 à 2 milliards de francs chacun et bientôt plus. L’évolution des versements effectués depuis Paris est à l’image du coût de la guerre : au début des années cinquante, le Trésor débourse chaque mois vers l’Indochine entre 10 et 15 milliards de francs, dix fois plus au moins qu’en 194772.
70À Saigon, la notion de Trésor Indochinois est cependant restée évolutive, à l’image cette fois de la configuration géopolitique du conflit. En vertu de réglementations anciennes, le Trésor français y assurait à l’origine toutes les opérations - celles du budget métropolitain comme celles du budget de l’Indochine ou de ses collectivités locales. Compte tenu de la situation nouvelle et des montants engagés, un Trésor indochinois fut institué en 1948, trésor de plein exercice assurant sur place le paiement des dépenses métropolitaines, et exécutant « tous les services et opérations assurés en France » par le Trésor74. Accessoirement, cette innovation suscita sur place des tensions avec le Trésorier général de l’Indochine, Georges Richard, qui donna l’impression de se sentir dépossédé et estimait l’opération inutilement onéreuse : « Nous estimons que la centralisation qu’on veut créer peut et doit être faite par la trésorerie générale », écrit-il à ce sujet75. Georges Richard se mit en très mauvais termes avec le conseiller financier Culmann et d’autres experts de la rue de Rivoli. Sans doute n’avait-il pas évalué tous les motifs qui avaient amené l’institution d’un Trésor indochinois : alors que se mettaient sur pied les États associés, il s’agissait en effet par ce biais, tout en distinguant bien l’Indochine de la France, de brider leur tentation de posséder chacun un Trésor indépendant, et de maintenir entre des mains françaises « la conduite de la politique financière et la défense de la monnaie »76.
71Ce fut cependant peine perdue car le Trésor indochinois, verrou destiné à contrôler les États associés, ne survécut pas au système de Pau. Aux termes des conventions signées en décembre 1950, trois trésors nationaux allaient s’y substituer pour exécuter les budgets du Vietnam, du Cambodge et du Laos - et bien sûr leurs budgets militaires. L’Institut d’émission des États associés se trouvait au cœur du nouveau système : bénéficiaire des versements du Trésor français, comme la Banque de l’Indochine l’avait longtemps été, il lui vendait les piastres dont il avait besoin pour couvrir les dépenses militaires proprement françaises et, pour le reste, consentait des avances aux trésors nationaux, administrant en outre un organisme-relais constitué en lieu et place du Trésor indochinois, la Caisse autonome de gestion et d’amortissement de la dette77.
72Les procédures les plus délicates concernaient le financement des armées nationales. Au départ, en 1949 et 1950, les dépenses de mise sur pied de ces armées nouvelles relevaient de l’imprévu : considérant sans doute le Trésor indochinois comme plus indépendant de Paris qu’il ne l’était vraiment, le haut-commissaire Pignon eut, on le sait, l’idée de les imputer à des comptes spéciaux créés dans ses écritures - en particulier au compte spécial n°278. Après que le ministre des Finances Maurice Petsche l’ait fait fermer en 1950, la rue de Rivoli reprit la direction des opérations en faisant voter une subvention spéciale, inscrite au budget des Forces terrestres d’Extrême-Orient, et en créant dans les écritures du Trésor -métropolitain cette fois - un « compte d’opérations monétaires et de règlement avec les États associés » destiné à prendre la suite du compte n°279. Peu avant la fin du conflit enfin, un nouveau système dut être mis en place, tenant compte de la prise en charge des armées nationales par les États-Unis.
73En 1954, la volonté française de conserver l’attribution de l’aide militaire aux États associés, alors que celle-ci était désormais financée en totalité par les États-Unis et ne figurait plus dans le budget, entraîna en l’occurrence la création d’un mécanisme assez complexe. Un « compte d’affectation spéciale » pour l’assistance militaire aux États associés, numéroté 15-50, fut ouvert le 1er janvier 1954 dans les écritures du Trésor français80. Il respectait « le souci exprimé par le gouvernement des États-Unis de suivre l’ensemble des dépenses militaires des armées nationales, tout en contrôlant les comptes correspondant à l’aide qu’il apporte », précise une instruction provisoire le concernant81.
74A titre d’exemple de la complexité des procédures, voici donc comment les choses fonctionnaient en fin de conflit. Le commissariat général français à Saigon - qui se substitue en 1953 au haut-commissariat - informe à Paris la direction des Affaires militaires (DAM) des besoins des armées nationales ; celle-ci, via le SGCI, transmet la demande à la mission américaine de Paris, qui crédite le compte 15-50 du Trésor français. Ce dernier transfère la somme à l’Institut d’émission des États associés, préalablement informé de ses clés de répartition par le commissaire général : à son tour, l’Institut crédite les trois trésors nationaux du Vietnam, du Cambodge et du Laos. Il était prévu que de telles écritures porteraient sur 135 milliards de francs en 1954 - environ 70 % du plan de campagne vietnamien - le reste étant fourni par les États associés eux-mêmes.
B. LES TRANSFERTS D’INDOCHINE
75Pendant que la France délègue chaque semaine plusieurs milliards de francs à l’Indochine, pour financer les opérations militaires qu’elle y mène, un mouvement inverse se développe d’Indochine vers la France. Ces transferts sont d’un niveau comparable aux flux qu’ils croisent et connaissent comme eux une évolution croissante : en 1948, tout compris, ils s’effectuent selon une moyenne hebdomadaire de 1,2 milliard de francs ; en 1950, celle-ci passe à 2,6 milliards ; et en 1952, c’est au rythme de 3,3 milliards de francs que chaque semaine des transferts de toute nature sont réalisés vers la France82. Au taux de 17 francs la piastre, alors que la valeur réelle de la monnaie indochinoise était inférieure à 10 francs, l’opération était forcément attractive.
76Les formes de transfert apparaissent multiples et, pour une part, relèvent d’un fonctionnement économique si l’on peut dire normal : les principaux transferts - la moitié environ entre 1948 et 1950 - sont en effet liés aux opérations commerciales qui se déroulent entre l’Indochine et la France83. L’Indochine importe beaucoup, et de plus en plus au fil des années de guerre : principalement des produits de consommation, en particulier textiles. Les importations indochinoises se sont accrues globalement d’environ 3 500 % entre 1946 et 1953, ce qui représente une croissance moyenne annuelle de 67 %... Pendant ce temps, les exportations d’Indochine - du caoutchouc notamment - progressaient de manière plus modeste : environ 300 % sur la période, ce qui correspond tout de même à un taux moyen annuel de 22 %. L’ampleur des règlements commerciaux dans le sens Indochine-France, car plus de 80 % des échanges commerciaux sont effectués avec la France métropolitaine, et leur modestie dans l’autre sens, implique donc un important excédent des transferts commerciaux dans le sens piastres-francs. Le graphique suivant retrace l’évolution de la balance commerciale de l’Indochine84.
77Une seconde forme d’opérations est proprement financière : également effectués par les banques, elles représentent environ, pour les années 1948 à 1950, un quart du total85. Il s’agit cette fois du transfert en France de revenus du capital ou du travail - ou supposés tels. Économies familiales, profits immobiliers ou revenus d’entreprise, tout peut être, à la vérité, matière à transfert financier. « L’Indochine est un pays inquiet », constate Mariani, venu en inspection en Indochine au début de 1950 pour le compte de l’Office des changes86. Guillaume Guindey note peu après qu’« on assiste en effet, indépendamment de toute idée de trafic, à une tendance manifeste de rapatriement en France des avoirs Indochinois, provoquée tant par les événements politiques que par la crainte d’une dévaluation de la piastre »87. La Banque de l’Indochine elle-même transfère méthodiquement une part de ses avoirs propres en France dès les premières années de la guerre : environ 1,5 milliard de francs en une trentaine d’opérations, entre 1947 et 194988. S’y ajoutent des opérations à caractère politique, dont les dirigeants vietnamiens « associés » ont le privilège. En 1950, les plus connues sont deux demandes de transfert au profit de Bao Dai, pour un montant total de 178 millions de francs.
78Une forme annexe de transfert financier passe par la poste, ou plutôt par les postes - civiles et militaires - à travers lesquelles résidents français ou soldats du corps expéditionnaire transfèrent à des tiers ou à leur propre famille une partie de leurs revenus. A partir de 1949, l’excédent des transferts postaux piastres-francs tourne autour d’une vingtaine de milliards de francs chaque année, soit entre 12 et 16 % du total des transferts selon les mêmes sources89. Mais le transfert postal est réputé constituer l’un des principaux lieux de la fraude : aussi le plafond des mouvements de fonds autorisés par ce moyen est-il réduit de manière drastique et passe en juin 1950 de 25 000 à 5 000 francs90.
79Malgré l’appartenance de l’Indochine à la zone franc, dont l’idée même implique « une liberté totale des mouvements de fonds à l’intérieur de la zone », des restrictions ont ainsi été très tôt instituées aux transferts de l’Indochine vers la France91. L’Office indochinois des changes avait la charge de surveiller cette liberté. Défini par décret en avril 1947, cet organisme s’est on l’a vu substitué à celui qui, sous le même nom, fonctionnait depuis l’année précédente sous l’autorité de la Caisse centrale de la France d’outre-mer, qui avait lui-même hérité des fonctions de l’Office colonial des changes, abrité entre 1940 et 1945 par la Banque de l’Indochine. Il était placé sous l’autorité du haut-commissaire mais relevait du ministère des Finances - plus précisément de l’Office des changes métropolitain92. Pour la rue de Rivoli, et au delà le gouvernement, il s’agissait d’un instrument essentiel de politique financière, ce qui explique que l’Office indochinois des changes soit resté entre des mains françaises jusqu’à la fin de 1954, échappant en particulier à l’Institut d’émission, à gestion quadripartite, qui aurait théoriquement dû l’intégrer dans ses services en 1952.
80Les moyens de l’Office indochinois des changes pour statuer sur les demandes de transfert, et donc pour réguler les mouvements de fond, étaient cependant limités. Le rapport Mariani de 1950 n’en fait pas mystère quand il évoque l’accroissement de ces derniers : « l’Office des changes, devant cette poussée, ne constitue qu’une barrière fragile, observe-t-il. Outre qu’il ne dispose que d’un personnel insuffisant pour examiner attentivement les demandes - 60 par jour en moyenne -, exiger les justifications nécessaires, s’informer sur la provenance des fonds et les motifs véritables des transferts, il n’a, d’une part, aucun texte à opposer aux demandeurs, d’autre part, et ceci à cause de cela, aucune possibilité de sanction quand il découvre que les demandeurs sont de mauvaise foi »93.
81Lucien Bodard résume l’ambiance à sa manière : « Rue Guynemer, l’on monte un escalier vétuste. Au premier étage, une porte s’ouvre sur des bureaux. C’est l’Office des changes. Tout est incroyablement sale, miteux. Une foule est parquée derrière un grillage, sur quelques mètres carrés de carrelage. [...] Les grands directeurs de l’Import-Export, figures glacées et serviettes bourrées, sont assis sur de mauvaises chaises de bois à côté du maquereau corse, de l’avocat marron, de la putain française et de toutes sortes de Vietnamiens et de Chinois. [...] De temps en temps, une voix appelle, disant un nom. Et un monsieur disparaît de l’autre côté de la barrière, dans le Saint des saints. [...] Au-delà du fameux grillage, c’est un autre entassement. Dans une pièce de vingt mètres sur vingt, une quinzaine de Français et une quarantaine de Vietnamiens sont assis parmi des montagnes de dossiers, des machines à écrire éclopées, un bric-à-brac d’encriers, de tampons, de cachets. [...] Ce lieu, fait pour régenter la richesse moderne, est lamentablement pauvre. [...] En fait, le grand scandale de l’Indochine -celui qui résume tous les autres - c’est qu’on a laissé l’Office des changes fonctionner dans cet état misérable, avec cette incapacité, pendant des années, presque jusqu’à la fin de la guerre »94.
82Un certain aveu d’impuissance - en même temps qu’une bonne analyse -est transmis pas Rivet, le premier directeur de l’Office indochinois des changes, qui disparut dans la catastrophe aérienne de Barhein en 1950, à propos d’une demande de transfert d’Indochine en France de la société des Moteurs Salmson : « un certain nombre d’Indochinois cherchent à profiter de la disparité des prix entre l’Indochine et la France pour effectuer des transferts massifs de leurs fortunes vers la France. Ces fortunes, qui sont en grandes parties immobilières, sont gonflées par la hausse des immeubles urbains notamment à Saigon. Ayant rencontré des difficultés et des limites à des transferts pour des besoins purement personnels, ils cherchent des justifications dans la destination des fonds et c’est ainsi que nous voyons revenir sous des formes diverses les mêmes fonds ». Commentant plus précisément la demande qu’il transmettait à Paris par le même courrier, Rivet précisait : « cette demande, écartée une première fois, m’est aujourd’hui présentée sous une forme nouvelle [...] Il s’agit maintenant de la fondation d’une entreprise de corronisation pour laquelle aucun des intéressés n’a la moindre compétence. Ces capitalistes se sont assurés d’appuis dans certains milieux politiques à Paris et des demandes sont faites de divers côtés »95.
83Il reste que l’administration française n’aurait pas gardé la haute main sur ce service s’il était totalement inefficace. Ses quelque deux cents « instructions aux intermédiaires agréés » - les principales banques de la place - ont tracé au fil des années la réglementation à respecter en Indochine en matière de transfert, une réglementation à la fois précise et complexe. Quant aux autorisations de transfert, certaines devaient bien être décidées à l’aveuglette, par la force des choses, mais l’Office des changes en référait à la rue de Rivoli dès qu’il s’agissait d’un problème important. Il ressort des dossiers conservés au ministère des Finances que Paris réagissait alors au cas par cas, accordant ou non l’autorisation en fonction de la crédibilité ou de l’opportunité des demandes : une « Compagnie générale immobilière Sud-Asie » (COGISA), liée à la banque franco-chinoise, se voit par exemple refuser une demande de transfert de 51 millions de francs pour la construction d’un immeuble à Neuilly ; par contre, les Plantations des Terres Rouges obtiennent l’autorisation de transférer 1 300 millions de francs - dont une partie bloquée en bons du Trésor - en direction de l’Afrique équatoriale96.
C. LA CIRCULATION ET L’ÉQUILIBRE DES PAIEMENTS
84Une forte inflation accompagne la guerre en Indochine : la circulation fiduciaire s’y est environ multipliée par cinq entre 1945 et 1954, passant on l’a vu de 2 à 11 milliards de piastres97. La raison essentielle en est bien sûr la masse, croissante et très largement improductive, des dépenses militaires effectuées sur place par la France, dont la moitié environ correspond à des dépenses de personnel. Il faut rappeler aussi que, par périodes, une partie de ces dépenses était alimentée localement par le recours à l’émission monétaire. Mais aucune société, aucune économie ne peut absorber indéfiniment un accroissement de liquidités sans commune mesure avec ses possibilités économiques. Pour reprendre l’image utilisée par le directeur du Trésor Schweitzer devant la commission d’enquête sur le trafic des piastres, « quand on verse cent litres dans un récipient qui n’en contient que dix, il en déborde presque inévitablement quatre-vingt-dix »98.
85Plus généralement, la création en Indochine d’un pouvoir d’achat ne pouvant trouver à s’employer localement génère inévitablement des flux dans le sens inverse, entre l’Indochine et la France. Schweitzer en expliqua ainsi le mécanisme devant la commission précitée : « au bout d’un circuit plus ou moins long, tous les gens ayant reçu des piastres émises en contrepartie du versement de francs fait à Paris, éprouvaient le besoin d’acheter des marchandises ou de les convertir individuellement en francs ». Comme les transferts vers les zones dollar ou sterling étaient limités par les allocations de devises et les licences d’importation, « tout le solde refluait sur la France et se traduisait, soit par des demandes d’importations de produits français, soit par des demandes de transfert de piastres en francs français »99.
86Ce graphique pourrait laisser penser que les transferts Indochine-France ont toujours excédé les transferts France-Indochine. Ce n’est pas nécessairement le cas, sauf dans la période 1949-1951. Différents éléments entrant dans les relations financières entre la France et l’Indochine n’ont en effet pas été pris en compte ici, comme les dépenses réalisées en France pour le compte de l’Indochine. Il reste la correspondance entre les deux courbes, c’est-à-dire le lien entre les deux phénomènes.
87Un véritable système de vases communicants fonctionne en fait entre la France et l’Indochine, mettant enjeu la couverture de la piastre, et à ce titre repéré de bonne heure par la rue de Rivoli, qui y voyait cependant l’avantage de freiner l’inflation sur place. « En fait, relève une note de 1949, la quasi totalité des dépenses faites en Indochine reflue sur la métropole par la voie des transferts. Il en résulte une lourde charge pour le Trésor. Mais, en contrepartie, l’inflation cesse de se développer en Indochine »100. André Valls, conseiller financier à Saigon, fait une observation semblable pour l’année 1953 : « Les transferts commerciaux et financiers, qui ont été maintenus à un niveau élevé, ont pompé une partie très importante des piastres émises pour assurer l’exécution des dépenses françaises ou pour financer le déficit des Trésors »101. Il reste que l’inflation était freinée, non stoppée.
88C’est d’ailleurs ce mécanisme qui avait, en 1950, attiré l’attention sur le compte spécial n°2, ouvert d’autorité locale l’année précédente dans les écritures du Trésor indochinois et alimenté, également localement, par le recours à l’émission : les piastres ainsi mises en circulation refluaient à leur tour vers la métropole, mais avec la différence qu’elle n’y correspondait à aucune ligne de crédits budgétaires... C’est en ce sens que le ministre des Finances put écrire à son collègue de la France d’outre-mer le 28 juin 1950 : « La trésorerie métropolitaine rembourse donc non seulement l’intégralité des dépenses métropolitaines exécutées localement (55 milliards en 1949), mais supporte encore, par le jeu de la couverture de la piastre, la charge de dépenses de caractère indochinois (44 milliards en 1949) »102. Dans l’importante note qui avait inspiré parfois mot pour mot le ministre, François Bloch-Lainé ajoutait lui-même : « Si les errements actuels sont poursuivis, la métropole va consentir en 1950 aux États associés une aide de l’ordre de 50 milliards qui, dans les conditions où elle est octroyée, est irrégulière et dont il n’est tiré par ailleurs aucun avantage politique, puisque son mécanisme en cache la signification et l’importance aux yeux des bénéficiaires »103.
89Plus généralement, un système financier très particulier s’est mis en place dès le début de la guerre entre la France et l’Indochine, un système qui a longtemps facilité l’effort de guerre consenti sur place en donnant aux dépenses militaires une sorte de caractère virtuel. Grosso modo, dans leur grande masse, les francs inscrits en crédits militaires pour des dépenses en Indochine demeurent en métropole ; des émissions de piastres d’un montant équivalent permettent sur place d’assurer les dépenses militaires, créant un surcroît de liquidités ; ces nouvelles liquidités en piastres, partiellement converties en francs et transférées, restent également sur place, leur montant étant du même ordre que les crédits militaires. Théoriquement, le Trésor verse à la Banque de l’Indochine à Paris 1,5 à 2 milliards de francs pour les dépenses militaires de l’État en Indochine. Pratiquement, ces versements servent à couvrir les transferts piastres-francs d’Indochine sur la France. Comme l’indique Bloch-Lainé dans son rapport au ministre du 13 mai 1950, « L’intitulé du compte Acomptes versés à la Banque de l’Indochine correspondant à des dépenses métropolitaines en Indochine, auquel sont imputés les dits versements, a donc perdu sa signification »104.
90En technicien, le successeur de Bloch-Lainé à la direction du Trésor, Schweitzer, explique le mécanisme devant la commission d’enquête : « Quand nous faisons une dépense en Indochine, cela consiste pour nous à verser des francs sur un compte en France, que celui-ci soit tenu par la Banque de l’Indochine ou par l’Institut d’émission. En contrepartie de ce versement en francs qui constitue la couverture de la circulation monétaire en Indochine, l’Institut d’émission - je parle en termes généraux - émet des piastres là-bas qui servent à couvrir les dépenses, mais les francs restent ici et, suivant le cas, sont soit déposés au Trésor, soit employés en bons du Trésor ». Encore la « couverture de la circulation monétaire » reste-t-elle elle-même une abstraction : concrètement, il faudrait sans doute préciser que les francs demeurés en France sont reversés aux bénéficiaires des transferts financiers - qu’il y ait ou non trafic avéré - et que les piastres restées en Indochine sont réemployées en dépenses militaires.
91On en revient donc à un problème de paiements et de balance des paiements. À nouveau, Schweitzer s’en explique : « la seule chose qui importe, non pas pour la présentation budgétaire mais pour l’équilibre réel du Trésor public, c’est non pas le volume des crédits budgétaires dépensés en Indochine mais l’état de la balance des paiements avec l’Indochine ; aussi longtemps que les transferts de France en Indochine - qui sont essentiellement les dépenses militaires - seront supérieurs aux transferts d’Indochine en France, à savoir le solde de la balance commerciale et des transferts financiers, le Trésor n’aura pas de charges au-delà des dépenses budgétaires votées par le Parlement »105.
92Tout est donc problème d’équilibre et de régulation. Si le Trésor a tiré la sonnette d’alarme en 1950, c’est précisément que les transferts dépassant assez largement la part des crédits militaires prévue pour l’Indochine, il devait débourser plusieurs dizaines de milliards de francs au-delà de leur montant. Mais la France dispose, on le sait, sur ce plan, d’un important moyen de régulation : l’Office indochinois des changes, qui n’a pas été transféré pour cette raison à l’Institut d’émission en 1952, contre toute logique administrative ; dans le système des vases communicants qui fonctionne entre la France et l’Indochine, pour reprendre une image d’époque, l’Office indochinois des changes fonctionne comme une écluse106. L’absence de liberté de transfert, combinée à une relative libéralité, permet à la rue de Rivoli de tendre progressivement vers un équilibre des flux, et plus si possible au profit de la France, de façon à accumuler progressivement les « avoirs-francs » nécessaires à la couverture de la monnaie mise en circulation après 1952 par l’Institut d’émission des États associés.
93Les transferts financiers, c’est-à-dire au fond la piastre à 17 francs, ont donc toute leur utilité, du moins sur le plan comptable. Saine gestion ? Il reste le caractère malsain d’une bonne partie des transferts, et le décrochage progressif du conflit de sa gestion financière. Dans les belles notes de la rue de Rivoli, précise et documentée, il n’est guère question de la guerre. Chacun son métier, sans doute, mais la « bulle comptable » qui vient d’être décrite ne peut être non plus sans responsabilité dans l’interminable prolongation du conflit.
D. LE « TRAFIC DES PIASTRES »
94Où se situe exactement le trafic des piastres, dans le système des transferts ou dans l’abus de ce système ? Le ministère des Finances, après que l’affaire des généraux ait placé la question devant l’opinion, s’est rapidement fait une doctrine. Deux jours après la publication du premier rapport Mariani et se fondant manifestement sur lui, Guillaume Guindey indique à son ministre ce qu’il faut penser : « Il convient de s’élever contre l’idée trop répandue que tout transfert de l’Indochine vers la France constitue un trafic. Les relations commerciales entre l’Indochine et la France, la présence en Indochine de fonctionnaires et de militaires français, les nombreuses exploitations que possèdent en Indochine des sociétés françaises, ne peuvent que provoquer une masse importante de transferts parfaitement légitimes entre les deux pays ». Il n’y a trafic, précise le directeur des Finances extérieures, que lorsqu’il y a marché noir : « L’existence de tels trafics est indéniable. Cette fraude est spectaculaire, mais elle n’est pas aussi généralisée qu’on le prétend parfois »107.
95Le problème rebondit cependant en 1952 et 1953 quand Jacques Despuech publia successivement un article et un petit livre retentissants sur le sujet, portant le même titre : Le trafic des piastres108. La rue de Rivoli et l’Assemblée nationale ne pouvaient rester indifférentes. Le 17 juin 1953, le ministre des Finances du cabinet démissionnaire Mayer, Bourgès-Maunoury, signale « l’opportunité qu’il y aurait à ce qu’une enquête administrative soit menée en Indochine » à la suite de cette publication109. La dite enquête est à nouveau confiée à Mariani, pour qui Despuech devient d’ailleurs un personnage familier : n’était-ce pas en partie à la suite d’un rapport le mettant en cause, alors qu’il était fonctionnaire à l’Office Indochinois des changes, que Mariani avait été dépêché une première fois en 1950 en mission en Indochine110 ? Quinze jours après cette initiative de Bourgès-Maunoury, le 2 juillet 1953, l’Assemblée nationale votait à son tour à l’unanimité une « résolution tendant à la constitution d’une commission chargée d’enquêter sur le trafic des piastres indochinoises ». Au nom de cette commission parlementaire, qui procéda à quelque 178 auditions et s’appuya largement sur les conclusions du nouveau rapport Mariani, le député Mondon rendit son rapport lors de la séance du 17 juin 1954 - après Dien Bien Phu111.
96Il ressort des rapports Mariani et Mondon que les limites séparant les transferts piastres-francs du trafic lui-même sont bien difficiles à établir. Mariani distingue d’abord « les transferts réguliers », devenus plus difficiles à réaliser après 1949, quand les premières mesures restrictives ont été édictées - elles-mêmes d’ailleurs génératrices de fraude. Ensuite viennent « les transferts irréguliers sans but spéculatif à caractère occasionnel », déclaration mensongère ou surfacturation, mais ponctuelle : « l’acheteur occasionnel » plutôt que « le professionnel du marché noir », pour reprendre les termes de Mariani. Viennent enfin les « transferts frauduleux réalisés en vue d’un gain sur l’opération elle-même », le gros du trafic donc112. Une pesante atmosphère de fraude entoure notamment le secteur commercial, dont le poids financier domine, on le sait, les transferts de l’Indochine vers la France.
97Le conseiller financier André Valls ne s’était pas trompé en confiant ses impressions vers 1952 à la direction du Trésor. Félicitant son condisciple Dominique Boyer de sa nomination à la sous-direction du Trésor, ce qui en faisait en même temps son interlocuteur direct, il lui écrit en effet à propos des transferts : « N’hésite pas à m’écrire si tu as besoin d’être éclairé sur ces questions qui sont en général, Latapie a dû te le dire, du genre affaire tordue ». Il ajoute un peu plus loin : en Indochine, « toutes les opérations commerciales sont malsaines »113. Chaque opération d’importation implique en effet un transfert dit commercial vers la France, qui peut en effet s’accompagner lui-même de mouvements de fonds illicites. A 17 francs la piastre au lieu de 10 francs au mieux, les surfacturations sont fréquentes et la direction des douanes fait ce qu’elle peut. Elle put cependant transmettre à la commission d’enquête quelques exemples croustillants en sa possession : une importation en Indochine de montres d’une valeur de 21 millions de francs et déclarée 139 millions ; un achat de matériaux pour le bâtiment, environ 19 millions de francs déclarés 45 millions ; ou encore cette acquisition de moteurs marine à piston, très usagés et inutilisables, d’une valeur maxima de 450 000 francs mais déclarés pour environ 39 millions114.
98Les exportations d’Indochine vers la France peuvent également donner lieu à des fraudes, comme le soulignent à la fois Arthur Laurent115 et le rapport Mondon. En 1953 et dans les premiers mois de 1954, les enquêteurs de l’Office - métropolitain - des changes ont ainsi mis au jour trente-six affaires présentant à peu près toutes les mêmes caractéristiques : des exportations de poivre ou de caoutchouc, parfois des deux en même temps, éventuellement de quelques autres produits agricoles, mais des exportations dont le produit de la vente n’a jamais été rapatrié en Indochine - il l’aurait été il est vrai à un taux fort peu avantageux dans ce sens. Aucune violation des règlements n’a été commise, quelques sociétés fantômes, assurant le relais, se sont évaporées, et personne n’est responsable116...
99Un trafic indépendant des échanges commerciaux s’est également développé : le « trafic tournant », une opération purement spéculative. Comme son nom l’indique, il consiste à faire tourner des capitaux dans des monnaies différentes, illégalement bien sûr, en jouant sur les taux de change et en faisant intervenir, le cas échéant, des devises fortes ou de l’or. Le procédé le plus fréquent - et considéré comme le plus dangereux pour l’économie - fait intervenir des dollars, achetés en France et revendus en Indochine, dans les deux cas au marché parallèle, où le taux est nettement plus intéressant qu’au taux officiel : les piastres ainsi obtenues sont alors transformées en francs par les procédés autorisés. Le rapport Mondon donne une idée de la plus-value réalisée : « Avant mai 1953, un dollar, acheté 400 francs à Paris, était revendu 50 piastres à Saigon, soit 850 francs ; pour celui qui parvenait à transférer, d’une manière ou d’une autre, les piastres à 17 francs à Paris, il en résultait un bénéfice de 450 francs dont, bien entendu, il fallait déduire les courtages et les commissions aux intermédiaires »117. Or les douanes, même si elles réalisent de belles prises, sont dans l’impossibilité de fouiller méthodiquement tous les agents des compagnies aériennes ou maritimes qui passent en Indochine, ainsi que tous les militaires qui y débarquent118.
100Un autre trafic juteux fait tourner simplement piastres et francs. L’opération consiste cette fois à acheter à bon prix des piastres sur des places étrangères - Hong Kong surtout - et, une fois introduites en Indochine, à les transférer à 17 francs selon les procédures légales. Un rapport de l’Office indochinois des changes de la fin 1946 signale en effet un volume « considérable » de piastres en Chine du Sud : 400 millions, dont 200 millions à Hong Kong, soit plusieurs milliards de francs. Même si la révolution de 1949 a modifié les données du problème, l’existence d’un gros paquet de piastres off shore à Hong Kong, négociables sans doute à 8 francs, ne pouvait que favoriser le trafic triangulaire Hong Kong-Indochine-France119. Un circuit annexe pouvait accessoirement faire entrer en jeu le dollar Hong Kong.
101Sur quelle masse de capitaux porte finalement le trafic des piastres ? Tout dépend de l’approche considérée. Jacques Despuech, par qui le scandale est arrivé, voit grand : pour lui, « à l’heure actuelle, on peut estimer à 4 ou 500 millions de francs par jour les transferts effectués frauduleusement vers la France. Ce sont donc au total près de 100 milliards de francs supplémentaires qui sont déboursés annuellement par les contribuables français, 100 milliards qui ne sont portés sur aucun budget, et qui enflent dangereusement le déficit de notre balance des comptes »120. En séance parlementaire, le député radical Vincent Badie reprend cette évaluation : « Le trafic des piastres coûte à la France 100 milliards par an. Si ce chiffre, qui est en dessous de la réalité, devait être contesté, je demanderais au gouvernement d’indiquer le montant par année des sommes transférées d’Indochine depuis 1946, et celui des transferts dits politiques réalisés depuis cette date »121. Mais Mariani, reprenant l’argumentation de Despuech, fait observer qu’en « prenant 450 millions par jour, moyenne des chiffres avancés, sur 300 jours ouvrables, c’est la totalité des transferts de 1950, et une très forte proportion de ceux de 1951 et 1952 qui seraient frauduleux »122.
102Si l’on abandonne l’idée que ce n’est pas le système mais l’abus du système qui est frauduleux, les choses apparaissent certes différentes mais pas moins incertaines. Mariani relativise : « Le trafic, qui existe indubitablement, n’a [...] certainement pas, à mon avis, l’importance qu’on lui attribue. Il ne me paraît pas douteux que celui qui se fait en France avec la Suisse (importateurs d’or, agences de voyages) et celui qui s’est fait avec ce pays à la suite de mesures libérales en faveur des voyageurs, au cours des années 1950 et 1951, l’a dépassé en importance ». Mais, ajoute-t-il, différentes raisons donnent au trafic des piastres un aspect retentissant : le caractère odieux, d’abord, de la spéculation, quand « tant d’hommes se sacrifient » ; la généralisation ensuite des opérations irrégulières, plus nombreuses au fond que vraiment importantes - « Le nombre de bénéficiaires de ces petites opérations a accrédité l’idée d’un trafic généralisé, donc immense »123.
103Combien ? Le rapport Mondon, qui établit le bilan du trafic au nom de la commission d’enquête, semble jeter l’éponge : indépendamment en effet de la contrebande financière, les procédés illicites entourant les importations restent entourés de mystère. « Des renseignements très précis sont impossibles à fournir, car il faudrait dépouiller tous les dossiers et effectuer tous les contrôles, en accord avec la douane, afin de vérifier si la valeur des marchandises importées correspondait bien aux autorisations de transferts. Ce travail demanderait certainement de très nombreux mois et de nombreux fonctionnaires ». Que dire quarante ans après ! Mais il faut bien fournir un ordre de grandeur : à en croire les experts financiers de l’époque, « il résulte que le trafic peut être évalué à environ 10 à 15 % du total des transferts par année », conclut le rapport Mondon. Cela représente sur l’ensemble de la période, si l’on admet un total de transferts de l’ordre de 1 300 milliards de francs, un trafic situé dans une fourchette allant de 130 à 200 milliards de francs - environ une année de versement du Trésor à l’Indochine dans les dernières années de la guerre124.
IV. LA QUESTION DE LA MONNAIE
104L’émission monétaire apparaît inséparable des flux financiers qui lient la France et l’Indochine, financement de la guerre d’un côté, transferts financiers de l’autre. Il semble même qu’assez vite ce soient ces flux qui garantissent la circulation fiduciaire, en lieu et place d’une encaisse impossible à stabiliser. Le contrôle de la monnaie par la France suppose aussi son maintien dans la zone franc - mais à quelle parité ? Le problème du taux de la piastre constitue un véritable « serpent de mer » de la guerre d’Indochine, entre sa fixation à 17 francs en 1945 et la dévaluation de 1953.
105La monnaie apparaît en dernière analyse au cœur de la guerre. Elle est bien sûr l’outil qui permet le financement des dépenses militaires. En France, sa défense conditionne les modalités de l’aide américaine. En Indochine, elle est aussi l’instrument qui donne l’autorité à celui qui en détient les clés. Chacun des deux belligérants dispose, on le sait, de sa propre monnaie. Dans le camp français, le contrôle de l’émission monétaire constitue également un enjeu : la République le reprend d’abord à la Banque coloniale ; elle s’efforce de le garder ensuite, alors même qu’elle transfère une partie de ses pouvoirs aux Etats associés ; elle doit finalement le céder à ces derniers. En fin de compte, la France hors-jeu abandonnera en 1954 le Vietnam à ses deux monnaies : l’une héritée de la piastre et l’autre conçue pour s’y opposer, le Sud et le Nord.
A. L’ÉMISSION, UN OUTIL POLITIQUE
106Après la seconde guerre mondiale, il n’a jamais été sérieusement question de maintenir en vigueur le système colonial fonctionnant autour de la Banque de l’Indochine. Plusieurs facteurs militaient dès 1945 pour que le privilège qu’elle détenait en matière d’émission soit reconsidéré. Le secteur bancaire se trouvait d’une part en pleine restructuration en métropole, avec la nationalisation des quatre grandes banques de dépôt ; les nouveaux rapports qui se dessinaient entre la France et son empire impliquaient d’autre part de redéfinir la place des grandes banques coloniales. Sur ce plan, une solution se dessina sous l’autorité du ministre des Finances René Pleven : les banques coloniales ne seraient pas nationalisées en échange du retrait de leur privilège d’émission, à la date d’expiration des conventions prévoyant celui-ci. S’agissant de la Banque de l’Indochine, François Bloch-Lainé préconisa également cette solution lorsqu’il était conseiller financier à Saigon, fin 1945 et début 1946 : la Banque de l’Indochine devait garder un statut privé pour conserver son rôle de banque d’affaires en Extrême-Orient, mais abandonner le privilège d’émission en Indochine, comme dans les autres territoires placés sous sa juridiction125. Et il n’était pas question d’attendre 1956, date de l’expiration de la convention déléguant à la Banque de l’Indochine le privilège d’émission.
107L’existence de la Caisse centrale de la France d’outre-mer dans le dispositif de la libération allait dans le même sens. Héritière en 1944 de la Caisse centrale de la France libre, elle-même sous l’autorité de Pierre Mendès France, commissaire aux Finances du CFLN, elle avait compétence sur la politique monétaire et de crédit dans tout l’empire, réfléchissant notamment aux moyens de mettre fin au monopole des banques coloniales, soit en particulier de la Banque de l’Indochine126. La Caisse centrale, menée par son directeur Postel-Vinay, ne réussira cependant pas à s’imposer face à cette dernière et proposera finalement en 1946, mais en vain, un mécanisme compliqué destiné à assurer sa présence entre le Trésor et la Banque de l’Indochine127. Au delà, il n’en sera plus guère question.
108L’idée de constituer un nouvel Institut d’émission, distinct de la Banque de l’Indochine, apparaît également très tôt, avant même que la guerre ne se déclenche vraiment : cette idée fait partie de la réflexion développée sur la place de la France en Asie du Sud-Est au lendemain du second conflit mondial, qui tourne elle-même autour de la notion, formulée en mars 1945, de Fédération indochinoise. Pour le gouvernement provisoire, il est en particulier impératif que l’émission monétaire puisse se faire dans un cadre purement et seulement indochinois, ce à quoi la Banque de l’Indochine, qui brasse plus large, ne saurait se résoudre : dès juillet 1945, avant même la capitulation japonaise, l’hypothèse d’une renonciation au privilège est d’ailleurs pratiquement admise par ses dirigeants128. Ensuite entre en scène le gouvernement Ho Chi Minh, constitué au Vietnam dans la dynamique de la Révolution d’août 1945 : l’émission monétaire constitue alors un élément central de la négociation, l’ambition de la France étant de lui donner un cadre fédéral - qu’elle pourrait contrôler. « Dans les propositions de la délégation française à la conférence de Dalat, note le conseiller financier en mai 1946, il est bien précisé que l’émission sera confiée à un Institut fédéral, établissement public, se substituant à la Banque de l’Indochine. Cette solution est la seule qui puisse être un jour acceptée par le gouvernement de Hanoi, et qui s’adapte au cadre de la future Fédération indochinoise. Elle correspond d’ailleurs aux instructions ministérielles de Paris »129. En octobre 1946, un projet Belin dessine les contours d’un futur Institut fédéral d’émission indochinois130 - mais on ignorait que l’Indochine allait bientôt plonger dans la guerre pour huit ans.
109L’Institut d’émission n’aura qu’une existence tardive, brève et incertaine. Il fallut d’abord attendre septembre 1948 pour que la loi officialise le transfert de responsabilité de la Banque de l’Indochine à « un Institut d’émission de l’Indochine » qui restait à monter - un accord ayant été trouvé sur le rachat par la Banque des 60 000 actions que l’État détenait dans son capital131. En attendant le décret d’application, qui mettra plus de trois ans à arriver, la Banque de l’Indochine continue cependant d’assurer le service de l’émission. C’est le temps des accords négociés entre la France, le Vietnam de Bao Dai, le Cambodge et le Laos, qui reconnaissent en 1949 à ces derniers le statut d’États associés. C’est ensuite le moment de la conférence de Pau et des conventions inter-États de décembre 1950. L’organisme prévu par la loi de septembre 1948 est devenu l’Institut d’émission des États du Cambodge, du Laos et du Vietnam. Encore un an, et la convention de Paris du 16 décembre 1951 précise les modalités du transfert du privilège d’émission : le nouvel Institut entre officiellement en fonction le 1er janvier 1952 sous la présidence de Gaston Cusin132. Trop tard sans doute : la montée en puissance des combats et l’entrée en scène des Américains avaient modifié la configuration de la guerre. Trois ans après sa mise en place, l’Institut d’émission éclatera en trois Instituts d’émission autonomes, un pour le Cambodge, un pour le Laos et un pour le Vietnam.
110L’écart entre les ambitions et les réalités de cet Institut d’émission est lui-même resté considérable. Au cœur du projet de Pau, l’Union économique et douanière entre la France et les trois États indochinois devait être construite grâce à une monnaie unique, émise par le dit Institut. Alors qu’en Europe les projets de la CECA et de la CED jetaient déjà les bases d’une coopération nouvelle, les promoteurs de l’Institut d’émission affichent une ambition de même ordre, revendiquant même d’aller plus loin : « Il a paru d’un intérêt considérable de maintenir un marché élargi aux productions des trois pays en assurant sur leur territoire la libre circulation des marchandises et des capitaux. Les Pays du Sud-Est Asiatique précèdent ainsi dans cette voie les pays de l’Europe occidentale », affirment-ils133. Concrètement, il s’agit aussi pour la France de contrôler les États par le biais de la monnaie. Deux dispositions prévues dans les statuts de l’Institut rendaient en particulier « inéluctables à plus ou moins brève échéance des demandes d’aide des États » au Trésor français, précise ainsi André Valls dans une note de novembre 1951134. « La négociation de cette aide, ajoute-t-il, devrait permettre à la France d’obtenir des contreparties raisonnables ». Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que rivalités et rapports de force aient fini par dominer le fonctionnement de l’Institut.
111Dans la pratique, la Banque de l’Indochine paraît avoir conservé intacte sa toute puissance, et pendant presque toute la période, en raison notamment de la lenteur de la mise en place de l’Institut d’émission et des atermoiements qui l’ont accompagnée. Elle est d’abord restée incontournable en matière d’émission : la banque coloniale émet la piastre de droit jusqu’en 1948, de fait jusqu’en 1952 et assure même le service au delà : une convention de louage de services et de locaux a été passée entre la BIC et l’Institut d’émission au moment où celui-ci entrait en service, le 31 décembre 1951, confiant à la BIC la partie technique de l’émission pour le compte de l’Institut - et ce jusqu’en 1954. Plus généralement, compte tenu de son poids dans l’économie de l’Indochine, elle continue d’être « la » banque de l’endroit, ce qui ne va pas sans provoquer quelques signes d’humeur dans l’administration française. C’est ce qu’écrit par exemple le Trésorier général de l’Indochine en 1950, en demandant le rétablissement, sous certaines conditions, des achats de rentes et valeurs, interdits pour limiter les transferts : « on interdit au Trésor l’achat de rentes, en même temps qu’on autorise les banques locales à effectuer ces mêmes achats, ce qui prouve bien qu’ici - en Indochine - ce n’est ni la France ni le Vietnam qui gouverne mais la Banque de l’Indochine. Rien n’est changé »135.
112La Banque joue-t-elle d’ailleurs complètement le jeu de l’Institut d’émission ? Rien n’est moins sûr. Dans un courrier d’avril 1953 au président Cusin, le directeur général de l’Institut, Bordaz, confirme de Phnom Penh « l’impression que nous avions depuis plusieurs semaines dans nos contacts avec la Banque de l’Indochine : il nous semblait que l’esprit de collaboration qui s’est manifesté au cours de l’année dernière n’était plus aussi sincère ». Les dirigeants français de l’Institut ont en particulier le sentiment que quelque chose se trame entre la Banque et Bao Dai - mais on est alors à un mois de la dévaluation de la piastre et si tel était le cas, il n’en est rien resté de visible136.
113En tout état de cause, que la monnaie indochinoise ait été officiellement émise par la Banque de l’Indochine ou par l’Institut d’émission, sa couverture a toujours posé à la France de sérieux problèmes. La question, là encore, est d’origine. Alors que la loi de 1931 stipulait que, dans la zone d’action de la Banque de l’Indochine, la circulation fiduciaire devait être couverte pour un tiers au moins par une véritable encaisse, en or ou en devises convertibles, on est loin du compte après la Libération137. En août 1946, la Banque fournit à la direction du Trésor des données d’où il ressort que « la couverture de la circulation indochinoise ne comporte plus d’avoirs disponibles qu’à concurrence de 9,14 % et est constituée par des créances sur les autorités françaises indochinoises ou métropolitaines à concurrence de 89,81 % »138. La Banque suggérait alors quelques idées pour reconstituer une encaisse, mais la situation paraît avoir perduré, si elle ne s’est pas aggravée : en 1950, la circulation - 4 766 millions de piastres -n’est encore couverte qu’à hauteur d’à peine 6 % par une encaisse en bonne et due forme et pour 90 % par des avances au Trésor139. On est bien très loin du seuil prévu par la loi.
114Une situation quasi identique marquera le fonctionnement de l’Institut d’émission. En principe, une couverture plus stricte de la circulation a été prévue, sur la base d’« avoirs-francs » accumulés par le solde créditeur des transferts France-Indochine sur les transferts Indochine-France. « L’Institut est tenu de constituer progressivement et de maintenir une couverture en francs, or ou devises étrangères, au moins égale à cinquante pour cent de la circulation fiduciaire »140. Après cinq mois d’exercice, le conseiller financier Valls tire la sonnette d’alarme dans un courrier à la direction du Trésor : « je voudrais vous dire les inquiétudes que suscite chez moi la lenteur avec laquelle se constitue la fameuse "couverture en francs" de la piastre. Ne nous dissimulons pas que tout le mécanisme laborieusement monté à Paris au mois de décembre 1951 ne donne pas les résultats que nous escomptions. Selon les derniers chiffres fournis par l’Institut, au 21 mai, la couverture s’élevait en tout et pour tout à 974 millions de francs »141. Cela ne représente en effet qu’environ 13 % de la circulation fiduciaire.
115C’est ainsi l’argent de la guerre qui constitue la seule garantie de la monnaie indochinoise, ou plutôt son mouvement. « La valeur de la piastre ne repose pas sur un harmonieux équilibre de la production et des échanges des trois États, mais sur les dépenses improductives engagées par la France pour poursuivre la guerre en Indochine », relève une étude de 1953142. Une monnaie peut-elle reposer sur des flux financiers liés à une situation aussi exceptionnelle ?
B. LA SURÉVALUATION DE LA PIASTRE
116Le problème de la parité de la piastre indochinoise a constitué, pour reprendre cette expression commode, une sorte de « serpent de mer » de la guerre d’Indochine. Fixée en décembre 1945 à 17 francs, en discontinuité avec le taux de 10 francs précédemment admis, mais en concordance avec le reste de l’Empire, c’est-à-dire essentiellement avec le franc d’Afrique, cette parité était conçue comme provisoire. En tout état de cause, ses concepteurs ne pouvaient imaginer dans quelle situation de guerre l’Indochine allait bientôt s’installer : à l’époque, relève une note de la rue de Rivoli, l’Indochine avait moins souffert que la France et il semblait sûr qu’elle reprendrait vite une activité comparable à celle d’avant 1939 ; mais « les événements ont déjoué les prévisions »143. François Bloch-Lainé, qui avait fait fixer ce nouveau taux après avoir sérieusement ponctionné la circulation par le retrait des billets de 500 piastres, fournit une explication du même ordre dans une note ultérieure à René Pleven : « Il est évident que si j’avais pu prévoir que l’inflation locale, provoquée par la poursuite de la guerre sur le territoire indochinois, annulerait en peu de temps et effacerait jusqu’au souvenir de la réduction de la masse monétaire effectuée sur ma proposition par le haut-commissaire, je n’aurais même pas songé à préconiser pour la piastre un sort différent de celui du franc métropolitain »144.
117Une fois la guerre déclenchée, installée plutôt, avec son cortège de dépenses militaires et de transferts financiers, la question de la piastre revient périodiquement sur le tapis. Le premier qui suggéra de la ramener à 10 francs fut, dès janvier 1947, l’Inspecteur général Gayet, chef de la Mission de contrôle de l’exécution du budget en Indochine145 : il lui semblait en effet évident que, puisque la France devait acheter des piastres pour ses dépenses militaires en Indochine, l’opération était moins onéreuse à 10 francs qu’à 17. Mais cette suggestion ne paraît avoir alors rencontré qu’ironie au haut-commissariat. Officiellement questionné peu après sur l’opportunité de la chose, François Bloch-Lainé lui-même, devenu entre-temps directeur du Trésor, répondit « qu’une telle mesure n’aurait que des avantages illusoires pour les finances métropolitaines et qu’elle serait en outre dangereuse et inopportune pour l’Indochine »146. La question sera reprise en septembre 1949, après la dévaluation de la livre britannique : la décision de dévaluer était pratiquement acquise à Paris quand le haut-commissaire Pignon fit, on s’en souvient, si fortement pression que la mesure fut rapportée. En 1950 aussi, le président du Conseil René Pleven s’attellera au problème : à sa demande, un comité d’expert travaillera sur le sujet entre août et octobre, pour conclure à peu près dans les mêmes termes que Bloch-Lainé en 1947. Il faudra donc attendre le 11 mai 1953, après sept ou huit ans de guerre, pour voir René Mayer ramener quasiment par surprise la piastre à 10 francs...
118Pour qui connaît en particulier les chiffres du commerce extérieur de l’Indochine, cet acharnement à maintenir une piastre aussi surévaluée surprend. Comment peut-on, dans ces conditions, développer des exportations qui restent moribondes ? Mais il faut croire que les contraintes de la guerre pèsent plus lourd que la réflexion sur les taux de change : qu’il s’agisse du charbon ou du caoutchouc, les principaux produits négociés à l’extérieur, la difficulté n’est pas tant d’exporter que de produire, avec accessoirement des surcoûts liés aux problèmes de sécurité. Et puis beaucoup d’exportateurs travaillent en direction de la France, ce qui laisse une certaine marge de manœuvre : « Il est certain, note le rapport de Margerie en 1949, que sur la base du taux de 17 francs pour une piastre, un certain nombre de produits ne peuvent être exportés sans que l’on recoure à des artifices ». L’un des artifices en question pourrait relever du trafic des piastres et, en tout cas, l’entretient : il « consiste à autoriser les exportateurs à ne rapatrier qu’une part du produit en devises de leurs ventes, à céder le reliquat contre piastres sur le marché libre de Hong Kong où la piastre est fortement dépréciée [...] et à réintroduire ces piastres en Indochine »147...
119De près ou de loin, les exportations indochinoises sont en fait subventionnées. Un premier groupe de produits - brisures de riz, ciments de Haiphong, traverses de chemins de fer... -, exportés pour une valeur assez modeste, bénéficie du mécanisme qui vient d’être décrit. La production de caoutchouc est quant à elle exportée vers la France « grâce à des arrangements intervenus avec les utilisateurs métropolitains, qui ont accepté de payer un prix supérieur au cours mondial », sans qu’il soit nécessaire d’apporter un quelconque secours aux planteurs, précise la même source - on y reviendra. Quant au charbon du Tonkin, il a été « exporté au Japon sans qu’il ait été nécessaire de recourir à des artifices spéciaux » - il est vrai que le marché japonais de la fin des années quarante ne devait pas être très « concurrentiel ».
120Il semble finalement que, si politique concertée il y a eu, celle-ci prenait en compte les besoins de la France plutôt que ceux de l’Indochine. « L’Indochine représente un débouché essentiel pour certaines industries françaises » : ce leitmotiv domine toute la période148. Or la piastre à 17 francs favorisait au-delà du raisonnable les importations françaises en Indochine. Pourquoi freiner un tel engouement, à l’heure de la reconstruction nationale et bientôt de la croissance retrouvée ? Il n’est ainsi pas surprenant que, parallèlement, aucune tentative sérieuse pour stimuler les exportations indochinoises - aucune « dévaluation compétitive » - n’ait été sérieusement envisagée. En septembre 1949, après la dévaluation de la livre sterling, une note s’engage bien dans ce sens, mais elle reste isolée. Il s’agit pourtant d’un véritable plaidoyer adressé au gouvernement en faveur d’un retour à la piastre à 10 francs. Constatant notamment que la dévaluation de la livre valorise la piastre de 11 % par rapport au sterling, son auteur établit qu’une piastre ramenée de 17 à 10 francs entraînerait une dévaluation de 34 % par rapport à la même devise : une chance à saisir « pour mettre ce pays dans une position concurrentielle sur le plan mondial », alors que, selon la même note, 29 % des exportations indochinoises se sont portées vers la zone sterling en 1948149.
121Les arguments en faveur d’une dévaluation de la piastre sont restés les mêmes du début à la fin de la période : ils sont essentiellement comptables, car jamais les questions morales ne sont posées. L’argument principal, budgétaire, considère qu’un retour à la parité ancienne procurerait une économie en proportion sur la part du budget militaire dépensée en Indochine, c’est-à-dire celle pour laquelle la France doit acheter des piastres au taux fort peu avantageux de 17 francs l’unité. En 1947, François Bloch-Lainé chiffre l’économie théorique à 12 milliards de francs, sur un total de dépenses militaires relatives à l’Indochine alors de 42 milliards, soit environ 29 %150. En 1952, une autre note évalue, à l’issue d’un assez long raisonnement, qu’une dévaluation de 50 % - qui aurait ramené la piastre à 8,50 francs et non à 10 - permettrait d’envisager un bénéfice théorique de l’ordre du quart des crédits budgétaires consacrés à l’Indochine151. Un argument annexe s’attache aux transferts financiers : en en limitant l’intérêt, en les freinant donc, on en limiterait le coût pour le Trésor car, à la fin des années 1940 en particulier, ce dernier doit couvrir les excédents de transferts en provenance d’Indochine.
122Les arguments qui s’opposent à une dévaluation n’ont également guère varié du début à la fin du conflit : en substance, les effets pervers de la dévaluation en gommeraient l’intérêt financier. C’est la raison pour laquelle Bloch-Lainé estime en 1947 la dévaluation « dangereuse et inopportune » : elle entraînerait quasi automatiquement une hausse des prix, en particulier sur les produits importés, compromettant l’effort de stabilisation réalisé en Indochine, sans donner pour autant de coup de fouet à des exportations encore indigentes152. Si, en 1949 il estime par contre l’opération « souhaitable », ce n’est qu’accompagnée d’un « certain nombre de conditions » limitant son effet inflationniste - en particulier le blocage des soldes et des traitements153. Ce dernier point fournira d’ailleurs un argument annexe aux adversaires de toute dévaluation : pour le moral du corps expéditionnaire, il serait inimaginable de dévaluer la monnaie sans revaloriser d’autant leur traitement - ce qui, compte tenu du poids des dépenses de personnel dans les dépenses militaires, retirerait une bonne partie de son intérêt à l’opération monétaire. A cet argument économique s’ajoute un argument politique, mais généralement non dit, sinon pour estimer que la dévaluation n’est jamais vraiment opportune : le montage des États associés se réalise sur la base de la piastre à 17 francs, qui comporte de nombreux avantages - y compris personnels - pour leurs dirigeants.
123« Chaque fois que le problème a été examiné, résume une note de 1950, l’avis des personnes compétentes, en particulier du ministère de la France d’outre-mer, de nos représentants en Indochine et de la Banque de l’Indochine, a été que, à la fois du point de vue politique et du point de vue économique, un ajustement du cours de la piastre serait prématuré »154. Le document le plus fourni sur la question, c’est-à-dire le rapport demandé en 1950 par Pleven à un comité ad hoc, exprime mieux que tout autre la balance à laquelle les experts arrivent. Il étudie d’abord « l’influence d’une dévaluation sur les finances publiques métropolitaines », pour arriver au bénéfice théorique de l’ordre de 25 % déjà indiqué, mais aussi à l’idée que les trafics ne seront pas stoppés pour autant. Analysant ensuite « l’influence d’une dévaluation sur l’économie des États indochinois », il estime que celle-ci a de bonnes chances d’être négative : « Ce ne sont pas les conditions générales de la vie économique en Indochine qui militent actuellement en faveur d’une dévaluation de la piastre », conclut sobrement le document, avant de donner son expertise : « Il apparaît au comité qu’une telle mesure n’apporterait vraisemblablement au Trésor métropolitain qu’un allégement passager tout en risquant de provoquer dans l’économie indochinoise des troubles sérieux générateurs d’inflation »155.
124La question de la dévaluation apparaît finalement très politique, tant elle concerne d’éléments contradictoires. Le ministère des États associés et le haut-commissariat y sont hostiles, car ils savent sans doute à quel point la zone « franco-vietnamienne » est subventionnée par la piastre à 17 francs. La Banque de l’Indochine apparaît résolument contre, sans doute en raison des fructueuses affaires que les transferts financiers lui permettent de réaliser. Le ministère des Finances est plutôt pour, en particulier la direction du Budget, car le Trésor, comme le montre l’argumentaire de Bloch-Lainé, est plus partagé. Et c’est sans tenir compte des hommes ou des partis qui, à Paris, profitent directement ou indirectement de la surévaluation de la piastre. Comme l’écrit Rivet, directeur de l’Office indochinois des changes, à Guindey, directeur des Finances extérieures, « il faudra reconsidérer un jour la parité monétaire. Mais comme vous le savez, une telle décision suppose une autorité fermement établie aussi bien sur le plan local que vis-à-vis des divers éléments français. Nous n’en sommes pas là »156. René Mayer fera en 1953 cet acte d’autorité, mais les conditions de sa réussite n’étaient pas encore tout à fait réunies...
125À tout considérer, notamment à la lumière de la dévaluation de 1953 et de ses effets, il apparaît que le maintien d’une piastre aussi nettement surévaluée relevait pour la France d’une pratique essentiellement impériale. « La surévaluation de la piastre était à l’origine de tous les trafics et de la prospérité artificielle des États associés », note André Valls quinze jours après la dévaluation. Elle dirigeait l’essentiel de leurs échanges en direction de la France. Elle permettait aussi à celle-ci de garder le contrôle des finances des États associés : « La garantie que leur donnait la France, note encore le conseiller financier, d’une part en rattachant par une parité fixe la piastre au franc, d’autre part en attribuant à la piastre une parité avantageuse, devait avoir pour contrepartie à son profit un droit de surveillance à la fois sur la gestion des finances nationales et sur l’évolution de la masse monétaire locale »157. Au fond, elle était ainsi la contrepartie du système complexe imposé aux États dans le cadre de l’Institut d’émission. On comprend dès lors mieux les hésitations à décider une dévaluation à première vue pourtant logique : plus la France et l’Indochine s’installaient dans la guerre et plus la piastre en devenait l’élément central, incontournable. En ce sens, la dévaluation du 11 mai 1953 apparaît bien synonyme de désengagement français.
C. LA GUERRE DES MONNAIES
126La piastre indochinoise n’était, on le sait, pas la seule monnaie sur le territoire. Après la démonétisation des billets de 500 piastres en 1945, le gouvernement vietnamien replié dans le maquis avait créé sa propre monnaie, à titre expérimental en 1946 et de manière généralisée en 1947. En principe appelées « dông des Finances », puisque l’émission était assurée par le ministère des Finances, les coupures vietnamiennes étaient surtout connues sous le nom de « billets de l’oncle Ho » ou de « piastres Ho Chi Minh ». La RDV n’était à l’époque pas seule dans son cas : plus au nord, installés dans la guerre civile, les communistes chinois battaient aussi monnaie, le rapport entre le « dollar communiste » et celui du pouvoir central étant estimé à quarante pour un158.
127Il avait fallu une bonne dose de volontarisme aux dirigeants vietnamiens pour se lancer dans une telle aventure. Si, comme on l’a vu, la circulation de la piastre indochinoise - ou franco-vietnamienne -, émise par la Banque de l’Indochine puis par l’Institut d’émission, reposait pendant la guerre sur une encaisse notoirement insuffisante, que dire du dông vietnamien ! « Apparemment, aucune garantie n’existait pour cette émission, reconnaît une étude de Hanoi sur la question. Pourtant, le dông était solidement assis, car il a la confiance absolue de la population qui, par patriotisme, saluait cette émission comme un symbole de l’indépendance du pays »159 : une garantie en quelque sorte morale et politique. Ce dông première manière, qui circulait dans les régions contrôlées par le Viet Minh, semble s’être cependant déprécié au fur et à mesure, précisément, que ce dernier perdait du terrain. Mais il resta un concurrent suffisamment sérieux pour que les autorités françaises le surveillent de près et s’efforcent de le déstabiliser, notamment par des fausses coupures160.
128Le bras de fer monétaire prit un tour singulier après la convention de Pau créant l’Institut d’émission des États associés, appelé à se substituer à la Banque de l’Indochine et qui entra en fonction le 1er janvier 1952. À Pau, d’ailleurs, on se garda bien de parler de la parité de la piastre, alors même que le comité institué par Pleven réfléchissait à la question, à Paris et Saigon. Ce dernier prenait la monnaie adverse au sérieux, comme le suggère cette observation formulée lors d’une de ses réunions, alors qu’était émise l’hypothèse d’une « piastre flottante » : l’idée fut repoussée car, outre qu’elle était difficile à réaliser, les experts estimaient qu’elle donnerait lieu à une « comparaison désagréable avec la piastre Ho Chi Minh »161.
129La RDV prit, on le sait, une initiative similaire à celle qui conduisit à la création de l’Institut d’émission, et à peu près au même moment, avec sans doute l’aide de la Chine populaire : le 6 mai 1951 était fondée la Banque nationale du Vietnam, banque centrale compétente pour l’émission monétaire. Le parallélisme des deux événements paraît assez remarquable, du moins dans les analyses qui en rendent compte. La jeune Banque nationale est bien sûr presque tout de suite autorisée à émettre de nouvelles coupures - un nouveau dông étant échangé contre dix anciens162 ; mais pendant un certain temps - jusqu’en 1953 - le « dông des Finances » et le « dông de la Banque » circulèrent ensemble. L’Institut d’émission ne procédera pas autrement quelques mois plus tard, sinon qu’il ne prendra pas la peine d’« alourdir » la monnaie : dans un premier temps, et en fait jusqu’en 1954, ses émissions, portant une vignette nationale, coexistent avec celles - plus anciennes - de la Banque de l’Indochine : cela faisait beaucoup de signes monétaires en circulation en même temps, « piastre Bao Dai » contre « piastre Ho Chi Minh », l’affrontement prenait en tout cas sur ce plan une tournure plus nationale.
130La nature profondément opposée des deux piastres apparaît dans les dernières années de guerre. Sans doute les deux belligérants vietnamiens avaient-ils également recours à l’émission pour financer leurs dépenses militaires mais, au delà, la conception même de la monnaie différait. En forçant un peu le trait on pourrait dire que, du côté français, le problème était de maîtriser une circulation monétaire débridée, sur fond de développement des échanges commerciaux, et de laisser les transferts financiers réaliser en permanence l’assainissement nécessaire. Pendant ce temps, du côté Viet Minh, étant donné l’imbrication des zones, la question est au contraire de faire face à une double pénurie, celle de la monnaie d’une part et celle de la circulation des marchandises d’autre part. Pour stimuler les deux en même temps, un commerce d’État fut donc créé peu après la Banque nationale, en août 1951, et en liaison étroite avec elle. Le mécanisme imaginé était simple : au lieu d’émettre de la monnaie pour alimenter exclusivement le budget, la Banque émettait ses dông pour permettre aux agents de l’État d’effectuer la collecte des produits agricoles, forestiers et artisanaux ; en écoulant les dites marchandises, l’État récupérait les billets de banque qu’il avait lui-même mis en circulation163.
131Le 14 octobre 1954, alors qu’elle vient de reprendre possession de Hanoi, la RDV fixera officiellement le taux de change : 30 dông « Ho Chi Minh » pour une piastre de la Banque de l’Indochine ou de l’Institut d’émission164. La longue période de « lutte serrée contre la piastre indochinoise », dont il est souvent question dans les textes du Viet Minh ou les analyses qui lui sont liées, trouvait son aboutissement. Malgré la définition de cette nouvelle parité cependant, le cessez-le-feu de 1954 et la partition du Vietnam en deux zones Nord et Sud, de part et d’autre du 17e parallèle, mettaient face à face non seulement deux régimes politiques différents, mais aussi deux systèmes économiques et financiers incompatibles. À l’économie du Sud, où une circulation monétaire pratiquement libre laissait au marché un rôle régulateur, s’opposait celle du Nord, où l’État contrôlait étroitement la monnaie et les échanges en régulant les prix. Le partage du Vietnam, construit pendant les années de guerre, était consommé bien avant la non tenue des élections de 1956, officiellement conçues pour réunifier le pays.
D. APPORT ET CONTRAINTES DES DOLLARS
132L’aide américaine, sous ses différentes formes, n’interfère pas directement avec les flux financiers dont la gestion a été précédemment décrite, ni avec leurs dérives. Depuis sa mise en place jusqu’à la fin du conflit, au-delà du fait qu’elle soulage le budget français, cette aide intéresse surtout la France en termes de paiements extérieurs. L’aide américaine a d’ailleurs tout de suite été conçue sous cet angle par la rue de Rivoli : les livraisons de matériel militaire à l’Indochine se substituaient à des achats dont une part appréciable aurait été faite dans la zone dollar. L’aide économique aux États associés avait également cette logique, du moins l’aide commercialisée.
133Sans doute l’aide américaine n’est-elle pas neutre. A la différence en effet des autres pays où elle développe son action, la Mutual Security Agency (MSA) est représentée dans les États associés par des missions dont le rôle est très important. Alors qu’ailleurs ces organismes n’ont qu’une fonction de contrôle, en Indochine leurs membres « participent de près à l’élaboration des programmes et interviennent dans toutes les questions de procédure ». Comme l’écrit pudiquement une note de l’Institut d’émission sur le sujet, « il est bien certain que cette ingérence économique, rendue nécessaire par suite de l’incompétence de pays non encore organisés, n’est pas sans rapport avec l’influence politique américaine dans cette partie du monde »165.
134Mais l’aide économique commercialisée, comme le précise une étude de janvier 1953, a pour conséquence « d’économiser à la France d’importants crédits en dollars ». Elle consiste, on le sait, dans l’ouverture d’une enveloppe permettant aux États associés d’acquérir aux États-Unis diverses marchandises et, en échange, de constituer sur place un fonds de contrepartie en piastres, utilisable à des dépenses d’intérêt général. L’étude citée précise les modalités de l’économie en question, répétant d’abord que « l’aide dont il s’agit soulage la France d’un effort correspondant. Ce résultat est surtout sensible en ce qui concerne l’aide commerciale puisque les dollars attribués à ce titre se substituent en partie aux dollars libres mis par le fonds de stabilisation des changes français à la disposition des États associés »166. L’aide, indique une autre étude de l’époque, « couvre actuellement la presque totalité des importations indochinoises en provenance de la zone dollar »167 ; et le représentant de la France à la Commission provisoire d’importation chargée d’établir les programmes d’achats veille pour sa part, on le sait, à éviter tout double emploi. L’avantage est réel au niveau des paiements : la balance commerciale de l’Indochine avec la zone dollar, déficitaire de 2 millions de piastres en 1951, devient excédentaire d’un montant équivalent en 1952168.
135L’Institut d’émission ne joue dans cette affaire qu’un rôle purement technique. Sa succursale de Saigon gère les deux comptes qui y sont consacrés, mais sans disposer d’un « levier » quelconque sur ces derniers : un compte principal et bloqué, numéroté 44-2 Aide américaine - compte spécial, d’abord prévu par les accords bilatéraux ; et un second, numéroté 44-1 Aide américaine-compte de passage, abritant le fonds de contrepartie en piastres - ce dernier a été ouvert pour faire face aux inévitables versements ou reversements liés aux opérations commerciales. Dans la pratique, le compte de passage reçoit la contrevaleur des importations et, en fin de mois, 90 % des versements mensuels sont virés au compte spécial. Les fonds qui y sont déposés ne peuvent en effet être débloqués qu’avec l’accord de la Mission américaine et à la demande des États. Ainsi, précise la note de l’Institut d’émission, depuis qu’il collabore « à la réalisation de l’aide américaine aux États associés, c’est-à-dire depuis octobre 1952, son rôle a surtout été un rôle d’organisation et d’exécution administrative des opérations »169.
136L’aide financière accordée par les États-Unis à la France au titre de l’Indochine, à partir de la conférence de Lisbonne de 1952, porte sans doute sur des montants plus élevés, mais la démarche apparaît du même ordre. Selon le mémorandum du 29 août 1953, deux types d’aide au budget français de la Défense fonctionnent. D’abord l’aide pour la Défense proprement dite - Defense Support Aid : une « enveloppe » dollar est ouverte aux importateurs français ; et leurs règlements en francs permettent la constitution d’un fonds de « contrepartie » (couterpart) ; ce dernier, centralisé sur un compte de la Banque de France, est débité par le Trésor avec l’accord du gouvernement des États-Unis pour financer les dépenses françaises de défense. Le second type d’aide, créé dans l’accord de Lisbonne de février 1952 mais qui ne sera pas poursuivi au-delà de 1953, à la demande du Congrès, passe par la technique des fournitures off shore (Budget Supporting Offshore Procurement) : des matériels militaires figurant au plan d’équipement de la Défense nationale sont payés en dollars puis délivrés aux Forces armées françaises170.
137Dans la dernière année de la guerre, l’aide financière des États-Unis prend de plus en plus le caractère d’une aide aux paiements. Sur la base d’un crédit sans précédent de 785 millions de dollars, les États-Unis se sont engagés à rembourser d’une part les dépenses budgétaires consacrées au corps expéditionnaire, d’autre part les dépenses des armées nationales, pour lesquelles un compte d’affectation spéciale a été ouvert171. Le fonctionnement de l’aide américaine, procédant par remboursements et subordonné à la réalisation des programmes en cause, correspondait pour le SGCI à un « changement radical » dans la structure de l’aide, que fixera le mémorandum du 1er mars 1954 : « À un régime dans lequel l’aide était accordée sous forme de crédits en dollars qui ne pouvaient être employés qu’à des usages et sous des formes strictement déterminées, mais dont la contrevaleur en francs pouvait être utilisée de façon relativement libérale, est substitué maintenant un système dans lequel des dépenses publiques étroitement définies sont remboursées avec des dollars dont au contraire l’emploi est libre ». La suite de la conclusion de la note du SGCI sur le sujet insiste sur l’enjeu pour la France de l’aide américaine au titre de l’Indochine : « Cet avantage pour la gestion des finances extérieures doit être mis en regard des inconvénients et des sujétions de la nouvelle procédure des points de vue du Trésor et du Budget »172.
138Globalement, la croissance de l’aide américaine s’accompagne en effet d’une véritable mise sous tutelle de la conduite de la guerre en Indochine. Au-delà des procédures tatillonnes de remboursements et des innombrables fiches à remplir par les militaires, propres au fonctionnement de l’administration américaine elle-même, les questionnaires auxquels devaient répondre les départements ministériels compétents avant tout accord sur l’Indochine disaient assez l’ambition des services américains en la matière. 1953 fut en particulier l’année des « questionnaires ». Le premier, en mars, préparait l’octroi de la première aide de 400 millions de dollars, pour laquelle Mayer alla plaider à Washington : huit questions d’ordre stratégique, destinées en particulier à connaître les plans d’emploi, d’équipement et de formation des forces vietnamiennes ; dix questions ensuite d’ordre strictement financier173. Un nouveau questionnaire accompagna la préparation de la rallonge de 385 millions de dollars destinée aux États associés174. Les réponses à ces questionnaires, nourries et détaillées, outre qu’ils fournissent un utile état des lieux, illustrent aussi jusqu’où les dirigeants français de l’époque étaient prêts à aller pour « vendre » aux Américains leur guerre en Indochine. Celle-ci paraît en effet avoir été largement utilisée pour résoudre l’un des problèmes essentiels de la IVe République, l’équilibre des paiements.
Notes de bas de page
1 Le Monde, 22 juillet 1954.
2 Correspondance de Thierry d’Argenlieu au président du gouvernement provisoire - secrétaire général du comité de l’Indochine - du 7 janvier 1947. CAOM. FM. INDO/NF/1368.
3 Lettre du vice-amiral Battet au président du Conseil des ministres - état-major général de la Défense nationale - du 14 octobre 1947. SHAT, 4 Q 114.
4 Le décret du 11 septembre 1950 fixe les attributions du ministère d’État chargé des Relations avec les États associés.
5 8 mai 1953, note sur le commandement d’Indochine. Archives nationales, Fonds Mayer, 363 AP 24.
6 Rapport Pineau, janvier 1952. Archives de l’assemblée nationale.
7 Cités par Michel Bodin, La France et ses soldats. Indochine 1945-1954, Paris, 1996 et Jacques Valette dans le compte rendu de ce livre, dans Guerres mondiales et conflits contemporains, n°187, juillet 1997.
8 Note d’information sur le coût et le rendement des armées françaises en 1948, rédigée par une commission d’enquête fonctionnant depuis 1946. Pelure non datée de 18 pages, figurant dans le Fonds Mayer. Archives nationales, 363 AP 10.
9 Rapport Pineau, janvier 1952. Archives de l’assemblée nationale.
10 Note du ministre d’État chargé des Relations avec les États associés au président du Conseil des ministres, 9 avril 1953. Archives nationales, Fonds Mayer, 363 AP 24.
11 On sait le rôle que joueront en Algérie certains officiers supérieurs venus d’Indochine : Salan, Trinquier et quelques autres...
12 Éventuellement... Il est possible, et même logique, qu’un tel cadrage préalable ait été adressé chaque année en Indochine, mais rien ne permet de l’affirmer à partir des sources examinées. Les directives de 1954 consultées étaient d’autant plus nécessaires que, pour la première fois depuis le déclenchement de la guerre, les crédits militaires pour l’Indochine étaient gérés par le ministère de la Défense nationale.
13 Directive du secrétaire d’État à la Guerre au général commandant en chef en Indochine, sur le Plan de campagne et d’approvisionnement 1955, du 30 avril 1954. SHAT, 2 R 230.
14 Directive du secrétaire d’État à la Guerre, op. cit.
15 Mission de contrôle de l’exécution du budget de l’État en Indochine, Rapport d’activité pendant le 1er trimestre 1954. AEF, Fonds Trésor, Β 43931.
16 Assemblée nationale, commission des Finances, Rapport Devinat, avril 1953.
17 Rapport Devinat, avril 1953.
18 Témoignage recueilli lors du colloque de janvier 1997 sur la direction du Budget, à Bercy.
19 Fiche du 7 avril 1948 de l’état-major de la Défense nationale, sur le budget de la France d’outre-mer. SHAT, 4 Q 114.
20 Lettre du président du Conseil au général d’Armée, haut-commissaire et commandant en chef en Extrême-Orient, sur le budget des dépenses militaires pour 1952. Annexée au rapport Pineau, Archives de l’Assemblée nationale et SHAT, 2 R 64.
21 Archives de l’Assemblée nationale.
22 Rapport Pineau, janvier 1952. Archives de l’assemblée nationale.
23 « Réflexions sur la situation de l’Indochine », note du 27 février 1954, rédigée dans la perspective des négociations de Genève, pour les débats du gouvernement et du Comité de défense nationale. Archives nationales, Fonds Mayer, 363 AP 31.
24 François Bloch-Lainé, Rapport de fin de mission, mars 1946.
25 Lucien Bodard, La guerre d’Indochine. L’enlisement, Paris, 1963
26 Note du directeur du Budget pour le ministre. AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
27 Échange de télégrammes de septembre-octobre 1949. CAOM. FM. INDO/NF/1368.
28 AEF, Fonds Trésor, Β 43917 et Β 43918.
29 Note au ministre, 1950. AEF, Fonds Trésor, Β 43927.
30 Note sur les comptes spéciaux militaires, 1950. AEF, Fonds Trésor, Β 43926.
31 Le partage restait complexe entre les départements ministériels. Ainsi le secrétariat à la Guerre supportait-il en particulier l’équipement total des unités envoyées en renfort, l’habillement des hommes et unités envoyés au titre de la relève, et la fourniture des approvisionnements demandés par la France d’outre-mer. Note du 7 octobre 1948. SHAT, 2 R 95.
32 Archives nationales, Fonds Mayer, 363 AP 10.
33 Fiche pour le chef d’état-major de la Défense nationale, 21 juin 1948. SHAT, 4 Q 114.
34 Décret n°50-1093 du 11 septembre 1950.
35 Décret n°50-1506 du 4 décembre 1950
36 Rapport Devinat, avril 1953. Archives de l’Assemblée nationale.
37 Rapport Pineau, janvier 1952. Archives de l’Assemblée nationale.
38 Annexe à la note du 29 janvier 1953. Archives MAE, ao/IC/265.
39 Note du 8 mai 1953 sur le commandement d’Indochine. Archives nationales, Fonds Mayer, 363 AP 24.
40 Télégramme du 15 mai 1953, daté de Saigon, du ministre des États associés à René Mayer. Archives nationales, Fonds Mayer, 363 AP 24.
41 Télégramme du 18 mai 1953, daté de Saigon, du ministre des États associés à René Mayer. Archives nationales, Fonds Mayer, 363 AP 24.
42 En particulier les décrets 53-597 du 2 juillet, 53-618 du 10 juillet, et 53-667 du 1er août 1953. JO et SHAT, 1 R 239.
43 Secrétariat général du comité interministériel pour les questions de coopération économique.
44 Note au sujet de l’aide financière américaine en 1953. Archives MAE, AO/IC/265.
45 Bloch-Lainé avait été nommé par Pleven, et le ministère des Colonies ne portera pas longtemps ce nom. CAOM. FM. INDO/NF/1368.
46 Correspondance du 5 novembre 1945 au Président du gouvernement provisoire. CAOM. FM. INDO/NF/1368.
47 Ledoux à de Margerie. Guindey était directeur des Finances extérieures.
48 Lettre de Max Deville à François Bloch-Lainé, 5 janvier 1951. AEF, Fonds Trésor, Β 43924.
49 Lette du 10 juin 1953. AEF, Fonds Trésor, Β 43929.
50 Télégramme de Letourneau à Mayer. Archives nationales, Fonds Mayer, 363 AP 24.
51 Lettre du 23 mai 1953 de Boyer à Valls. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
52 Lettre manuscrite de Valls à Boyer, 3 juin 1953. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
53 Lettre de Valls à Schweitzer, directeur du Trésor. 5 juin 1953. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
54 Plusieurs conseillers financiers se sont également succédé à Saigon : Bloch-Lainé, Gonon, Culmann, Grandval, Deville, Valls...
55 Note sur le commandement de l’Indochine, 8 mai 1953. Archives nationales, Fonds Mayer, 363 AP 24.
56 La résolution du 14 mai 1954 avait en effet créé « une commission de coordination pour les problèmes intéressants les États associés d’Indochine ». Composée de 25 membres, désignés par les cinq commissions intéressées (Affaires économiques, Affaires étrangères, Défense nationale. Finances et Territoires d’Outre-Mer), elle fonctionna jusqu’en janvier 1955.
57 Edgar Faure, Mémoires I, Paris, 1983.
58 Nathalie Carré de Malberg, Entretiens avec Roger Goetze, haut fonctionnaire des Finances. Rivoli-Alger-Rivoli. 1937-1958, Paris, 1997.
59 Archives du MAE. Série AO/IC.
60 Philippe Vial, « Deux visions d’Europe : le maréchal Juin et le général Ély face à la CED », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n°1-2, 1996. Nous reviendrons plus loin, à propos des conséquences en France de la guerre d’Indochine sur le rôle des officiers supérieurs.
61 Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient. Histoire de la Banque de l’Indochine, 1875-1975. Paris, 1990.
62 C’est Gaston Cusin qui, entre autres, s’attacha les services de Papon dans le Bordeaux de l’époque.
63 En particulier Le problème économique indochinois, Paris, 1934.
64 Notamment « Structure économique et monétaire des États associés d’Indochine », 26 février 1954, dont il a déjà été question en introduction. Voir annexe 21.
65 Document figurant dans le Fonds Mayer (Archives nationales), 363 AP 31.
66 Note n°2 sur la dévaluation de la piastre, 20 mai 1953. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
67 Scheitzer est alors directeur du Trésor et de Fiers directeur général de la BIC à Paris. Lettre manuscrite de Boyer à Valls, 7 juin 1953. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
68 Lettre de Valls à Schweitzer, directeur du Trésor. 5 juin 1953. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
69 Lettre du ministre des Relations avec les États associés au ministre des Finances, signée par délégation de Tézenas du Montcel, le 11 juin 1953. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
70 En préambule de la présentation du Budget de la France en 1950. Ministère du Budget, bureau d’études. Document Fonds Goetze, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
71 La Banque de l’Indochine, fondée en 1875 à Saigon, perd, on le sait, alors le privilège d’émission, le nouvel Institut d’émission inaugurant ses fonctions le 1er janvier 1952.
72 Documents comptables du Trésor et Lettre du directeur du Trésor au président de la Banque de l’Indochine, du 10 novembre 1949. AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
73 Opérations du Trésor en Indochine, tableau présent dans plusieurs cartons, complété par d’autres documents de la direction du Trésor pour les années 1953 et 1954. Notamment AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
74 Décret 48-1656 du 23 octobre 1948. JO du 24 octobre.
75 Rapport annuel sur le fonctionnement et la marche du service de la Trésorerie générale de l’Indochine au cours de l’année 1948. AEF, Fonds Trésor, Β 33539.
76 Rapport au président du Conseil des ministres, préparatoire au décret instituant le Trésor indochinois, AEF, Fonds Trésor, Β 43924.
77 La Caisse autonome de gestion et d’amortissement de la Dette a été créée pour assurer « l’exécution des engagements de l’ancien Trésor indochinois » jusqu’à la suppression de ce dernier. Conventions inter-États des 23, 25 et 26 décembre 1950, reproduite notamment en annexe de la brochure de présentation de l’Institut d’émission des États du Cambodge, du Laos et du Vietnam. AEF, Fonds Trésor, Β 33551. Voir annexe 8.
78 « J’ai été amené sous la pression du haut-commissaire à ouvrir le fameux compte n°2, destiné aux dépenses métropolitaines », écrit en septembre 1949 le conseiller financier Max Deville à la direction du Trésor. Lettre de Deville à Bret, du 9 septembre 1949. AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
79 Exposé des motifs et projet de loi dans les cartons Β 43907 et Β 43917 du Fonds du Trésor. AEF.
80 Loi n°53-1336 du 31 décembre 1953 sur les comptes spéciaux.
81 Instruction États associés-DAM du 29 décembre 1953. SHAT, 10 H 155.
82 Évaluation réalisée à partir des données disponibles dans les papiers du Trésor. AEF, Fonds Trésor, Β 43914, Β 43921 et Β 43924.
83 Estimation à partir de la note n°8 sur « les transferts commerciaux et financiers ». rattachée à la lettre n°1465 du haut-commissaire au directeur du Trésor, du 28 mai 1951. AEF, Fonds Trésor, Β 43924. Voir aussi annexe 7.
84 Source Office indochinois des changes et ministère des Finances de l’État du Vietnam. AEF, Fonds Trésor, Β 43922 et 43923.
85 Estimation à partir de la note n°8 sur « les transferts commerciaux et financiers », op. cit.
86 Rapport Mariani du 21 février 1950. AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
87 Note de Guillaume Guidey pour le ministre, 23 février 1950. AEF, Fonds Trésor, Β 43917. Voir annexe 4.
88 Document intitulé « Transferts par la Banque de l’Indochine », attaché dans les archives du Trésor à une lettre du directeur de l’Office indochinois des changes au ministre des Finances du 23 octobre 1948. AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
89 Estimation à partir de la note n°8 sur « les transferts commerciaux et financiers », op. cit.
90 Ce plafond avait été déjà abaissé en 1949 de 50 000 à 25 000 francs (voir première partie). Bulletin officiel des PTT, note du 7 juin 1950 sur les transferts de fonds par mandats dans les relations franco-indochinoises. AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
91 Note de Guillaume Guidey pour le ministre, 23 février 1950, op. cit. AEF, Fonds Trésor, Β 43917. Voir annexe 4.
92 Décret n°47-681 du 10 avril 1947 relatif à l’Office indochinois des changes. AEF, Fonds Trésor, Β 43919 et Lettre du ministre des Finances (signée Guillaume Guindey) au directeur général de l’Office des changes, 30 mai 1947. AEF, Fonds Trésor, Β 43923.
93 Rapport Mariani du 21 février 1950. AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
94 Lucien Bodard, La guerre d’Indochine. L’humiliation. Paris 1965.
95 Lettre du directeur de l’Office indochinois des changes au directeur de l’Office des changes à Paris, 18 août 1949. AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
96 AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
97 Soit de 34 à 190 milliards de francs.
98 Rapport Mondon, 1954.
99 Audition de Schweitzer, directeur du Trésor, devant la commission d’enquête sur le trafic des piastres, séance du 27 octobre 1953. Archives de l’Assemblée nationale et AEF, Fonds Trésor, Β 43919. Voir aussi annexe 11.
100 Note du 15 avril 1949, « Approvisionnement des caisses du Trésor en Indochine et mode de couverture des transferts de l’Indochine sur la France ». AEF, Fonds Trésor, Β 43924.
101 Rapport Valls 1953, chapitre « Évolution monétaire ». AEF, Fonds Trésor, Β 43930.
102 Lettre du 27 juin 1950 du ministre des Finances (Petsche) au ministre de la France d’outremer (Letourneau). AEF, Fonds Trésor, Β 43926. Voir aussi annexe 3.
103 François Bloch-Lainé, Rapport au ministre, A/S Relations financières entre la France et l’Indochine, 13 mai 1950. AEF, Fonds Trésor, Β 33539. Voir annexe 5.
104 François Bloch-Lainé, note du 13 mai 1950, op. cit. AEF, Fonds Trésor, Β 33 539. Voir annexe 5.
105 Audition de Schweitzer, directeur du Trésor, devant la commission d’enquête sur le trafic des piastres, op. cit.
106 Rapports financiers et monétaires entre la France et les États associés d’Indochine, note du 23 octobre 1951. AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
107 Note de Guillaume Guindey pour le ministre, 23 février 1950, op. cit. AEF, Fonds Trésor, Β 43917. Voir annexe 4.
108 Article dans Le Monde du 20 novembre 1952, voir annexe 10 ; ouvrage aux Éditions des Deux-Rives, 1953. Le même éditeur publie la même année La Banque de l’Indochine et la piastre d’Arthur Laurent.
109 Lettre n°12.319 du 17 juin 1953, citée en référence au début du second rapport Mariani.
110 Un rapport au haut-commissaire du BTLC (Bureau technique de liaison et de coordination) de Saigon accusait notamment à l’époque Despuech, employé à l’Office Indochinois des changes, de corruption. L’enquête sur ce point, qui disculpa Despuech, fit l’objet d’un rapport distinct du premier rapport Mariani proprement dit. AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
111 Rapport n°8681 de l’Assemblée nationale, présenté au nom de la commission d’enquête par Mondon. Archives de l’Assemblée nationale.
112 Le rapport Mariani est publié en annexe du rapport Mondon.
113 Lettre de Valls à Boyer du 21 novembre 1952. AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
114 Lettre de la direction générale des Douanes, 15 juin 1954. Citée par le rapport Mondon.
115 Auteur de La Banque de l’Indochine et la piastre, Arthur Laurent a également été entendu par la Commission d’enquête.
116 Rapport du 7 mai 1945 de l’Office des changes, cité par le rapport Mondon.
117 Rapport Mondon, p. 40. Archives de l’Assemblée nationale.
118 En 1950, 30 kilos d’or ont été saisis sur un certain nombre de voyageurs à la descente d’un bateau. Rapport Mondon.
119 Office indochinois des changes, « Tenue de la piastre sur les marchés extérieurs, interventions sur ces marchés », 21 décembre 1946. CAOM. FM. INDO/NF/1368.
120 Jacques Despuech, Le trafic des piastres, Paris, 1953. Dans son article du 20 novembre 1952, il proposait une fourchette quotidienne de 300 à 500 millions par jour. Voir annexe 10.
121 Le Monde, 6 décembre 1952.
122 Rapport Mariani, op. cit.
123 Rapport Mariani, op. cit.
124 Rapport Mondon et données recueillies dans le Fonds Trésor des Archives économiques et financières.
125 François Bloch-Lainé, Rapport de fin de mission, mars 1946, op. cit. La Banque de l'Indochine émettait des francs CFP à Nouméa et Papeete, des francs CFA à Djibouti, des piastres à Saigon et des roupies à Pondichéry.
126 Décret du 2 février 1944, cité par Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient. Histoire de la Banque de l’Indochine, 1875-1975, op. cit.
127 Échange de correspondance entre le directeur de la Caisse centrale de la France d’outremer, le directeur du Trésor et le commissaire fédéral aux Finances. Avril-mai 1946. AEF, Fonds Trésor, Β 43924.
128 Marc Meuleau cite pour l’affirmer une « note sur une hypothèse » du 3 juillet 1945, signée Jean Maxime-Robert, figurant dans le dossier « renonciation au privilège » des archives de la Banque Indosuez. Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient..., op. cit.
129 Lettre de Gonon, portant alors le titre de Commissaire fédéral aux Finances, au directeur du Trésor, à propos des projets de la Caisse centrale de la France d’Outre-Mer, 17 mai 1946. AEF, Fonds Trésor, Β 43924. La conférence de Dalat, organisée pour négocier avec le nouveau pouvoir vietnamien dans un strict cadre fédéral, n’aboutira à rien.
130 Le projet Belin porte le nom du secrétaire général de la Banque de France, alors en partance pour l’Indochine, où il avait été demandé par d’Argenlieu comme expert. La version examinée était transmise par Postel-Vinay à Messmer, alors au Comité de l’Indochine. Correspondance du 27 octobre 1946. AEF, Fonds Trésor.
131 Loi n°48-1482 du 25 septembre 1948 portant retrait du privilège d’émission de la Banque de l’Indochine et loi n°48-1483 relative à la création d’un Institut d’émission de l’Indochine, JO du 26 septembre 1946. Le rachat des actions de l’État par la Banque est décrit par Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient..., op. cit.
132 Voir annexe 8. Le décret retirant le privilège de l’émission à la Banque de l’Indochine dans les trois États concernés est en date du 28 décembre 1951.
133 « Le rôle et l’organisation de l’Institut d’émission », fascicule de présentation de l’Institut. AEF, Fonds Trésor, Β 33551.
134 Les deux règles en question sont les suivantes : selon la première, la circulation monétaire doit être couverte à concurrence de 50 % par des avoirs-francs ; la seconde prévoit que l’Institut ne peut consentir d’avances aux Trésors nationaux qu’à concurrence également de 50 % (30 % dans un premier temps) de la circulation monétaire. Note d’André Valls du 28 novembre 1951 destinée à analyser les problèmes de politique financière et commerciale que pose la mise en place de l’Institut. AEF, Fonds Trésor, Β 43913.
135 Lettre du 25 août 1950. AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
136 Lettre de Bordaz à Cusin, 10 avril 1953. AEF, Fonds Cusin, 5 A 78.
137 Loi du 31 mars 1931 reconduisant pour 25 ans le privilège de la Banque et régissant la circulation fiduciaire (billets en circulation et comptes courants créditeurs) dans les pays où la Banque exerce le privilège d’émission.
138 Lettre du 20 août 1946. AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
139 D’après Banque de l’Indochine, succursale de Saigon : sièges d’Indochine, situation condensée au 28 février 1950 des comptes en piastres. AEF, Fonds Trésor, Β 33539.
140 Convention de Paris du 16 décembre 1951. Voir annexe 8.
141 Lettre de Valls à Latapie, direction du Trésor, 30 mai 1952. AEF, Fonds Trésor, Β 43923.
142 « La réalisation de l’indépendance financière des États associés », 10 novembre 1953. AEF, Fonds Trésor. Voir aussi annexe 19.
143 « Les problèmes monétaires de l’Indochine », note non datée et non signée sans doute rédigée à la fin des années quarante. AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
144 Note ultérieure, mais non datée, « pour Monsieur René Pleven ». AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
145 Rapport Gayet du 6 janvier 1947. CAOM. FM. INDO/NF/1368.
146 Note du directeur du Trésor pour le ministre, « sur la valeur de la piastre indochinoise », 8 juillet 1947. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
147 Rapport de Margerie, mai 1949. AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
148 Cette citation figure notamment dans une étude sur « La structure économique et monétaire des États associés d’Indochine » du 26 février 1954. AEF, Fonds Trésor, Β 43912.
149 Note pour le ministre, du 22 septembre 1949, signée G. Peter, sur la dévaluation de la piastre. AEF, Fonds Trésor.
150 Note pour le ministre « sur la valeur de la piastre indochinoise », 8 juillet 1947. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
151 Note « A/S Répercussion sur le coût de la guerre d’Indochine de la surestimation de la piastre indochinoise ». AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
152 Note pour le ministre « sur la valeur de la piastre indochinoise », 8 juillet 1947, op. cit.
153 Note pour le ministre du 22 septembre 1949 « A/S parité de la piastre par rapport au franc ». AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
154 Note pour le ministre, non datée mais sans doute de la fin de 1950. AEF, Fonds Trésor, Β 43917.
155 Rapport à Monsieur le président du Conseil, 12 octobre 1950. AEF, Fonds Trésor, Β 43917. Voir annexe 6.
156 Lettre du 15 décembre 1949. AEF, Fonds Trésor.
157 Note du 25 mai 1953. AEF, Fonds Trésor, Β 43919.
158 Le Monde, 28 février 1948.
159 Politique économique et guerre de libération nationale, Etudes vietnamiennes n°44, Hanoi, 1976.
160 Voir chapitre II/l/A et R. Claeyssen « Une opération réussie », dans le Bulletin de l’association des anciens élèves de l’École navale N°231, 1er trimestre 1991.
161 AEF, Fonds Trésor, Β 43918.
162 Décret du 12 mai 1951.
163 Politique économique et guerre de libération nationale, op. cit.
164 Vietnam Presse, repris par le Journal d’Extrême-Orient du 15 octobre 1954, AEF, Fonds Trésor, Β 43906.
165 Institut d’émission des États du Cambodge, du Laos et du Vietnam, « Note d’information sur le concours apporté par l’Institut d’émission au fonctionnement de l’aide économique américaine ». AEF, Fonds Trésor, Β 43911.
166 « Note au sujet de l’aide économique américaine aux États associés d’Indochine ». 28 janvier 1953, AEF, Fonds Trésor, Β 43906.
167 « L’aide économique des États-Unis à la France, plan Marshall et Défense Support ». Notes et études documentaires du 20 décembre 1953, n°1.819. Paris, La documentation française.
168 Tableau Indochine/Balance des paiements avec la zone dollar. AEF, Fonds Trésor, Β 43906.
169 « Note d’information sur le concours apporté par l’Institut d’émission au fonctionnement de l’aide économique américaine », op .cit.
170 Programme de l’aide des États-Unis à l’effort de Défense français. Mémorandum du 29 août 1953. SHAT, 2 R 65.
171 Comme indiqué précédemment, les 785 millions de dollars se décomposaient en une première aide de 400 millions (140 milliards de francs) et une seconde de 385 millions (135 milliards de francs). C’est pour cette dernière que le compte d’affectation spéciale a été ouvert : il traduisait sur le plan comptable, rappelons-le, le fait que la participation française aux dépenses des armées nationales était entièrement prise en charge par l’aide américaine.
172 Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne, Secrétariat général, Note d’information sur un projet de Mémorandum franco-américain relatif à la mise en œuvre de l’aide accordée en 1954 pour la guerre d’Indochine. Archives MAE, AO/IC/266. L’inconvénient du système pour le Trésor, en particulier, était qu’il ne serait remboursé de ses décaissements qu’après un long délai, de l’ordre d’un mois et demi à deux mois et demi.
173 Questionnaire présenté par la mission d’étude américaine. Archives MAE, AO/IC/265. Voir annexe 16.
174 Mémorandum américain du 26 août 1953. SHAT, 2 R 65.
Notes de fin
1 Estimation tenant compte de la dévaluation de la piastre en mai 1953.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006