Introduction. Penser la guerre par son coût
p. 1-20
Texte intégral
1Cet ouvrage porte sur le financement de la guerre d’Indochine et tente d’en évaluer le coût, c’est-à-dire d’en quantifier l’importance. Bien sûr il ne s’agit pas — ou pas seulement — d’un travail comptable. La guerre a mobilisé des ressources et généré des flux financiers considérables, mis en mouvement des centaines de milliers d’hommes, de millions de piastres et de dollars, de milliards de francs... Mais l’importance d’une guerre est-elle réductible à des chiffres, particulièrement lorsqu’il s’agit de décolonisation et d’affrontement des blocs ? Ce livre tente donc, plus particulièrement, de répondre à trois questions : dans quelles conditions économiques et financières — reconstruction, privilège impérial, défense de l’Europe — la guerre d’Indochine s’est-elle déroulée ? Quel a été le poids des facteurs économiques et financiers, globalement et localement, dans la conduite de la guerre ? Qu’est-ce que cette dernière a au fond modifié pour les pays concernés, c’est-à-dire quel en a été le bilan ? Mais l’approche de ses trois questions n’est pas forcément simple, ni les sources toujours aisées à déchiffrer.
I. UNE APPROCHE À CONSTRUIRE
2La guerre est peut-être l’objet le plus ancien de l’historiographie. Les pères de l’histoire, Hérodote et plus encore Thucydide, ont commencé par là1, et Gaston Bouthoul n’est pas loin de penser que « c’est la guerre qui a enfanté l’histoire »2. Outre l’aspect spectaculaire du phénomène, la guerre apparaît d’abord comme un moment extraordinaire, transcendant les routines quotidiennes, et présente un caractère facilement identifiable : il n’est pas nécessairement facile d’écrire l’histoire d’un conflit armé, mais les repères dans le temps et dans l’espace indispensables à l’entreprise apparaissent en effet relativement simples à appréhender. Mis à part les Anciens, c’est cependant surtout du point de vue militaire que l’histoire des guerres a été écrite, et celle d’Indochine ne fait pas exception.
A. LA GUERRE SOUS UN AUTRE ANGLE
3La guerre d’Indochine dure huit à neuf ans, suivant le point de départ considéré - septembre 1945 pour le Sud ou décembre 1946 pour l’ensemble du théâtre. La France, forte de sa tradition déjà ancienne de souveraineté sur place et d’un corps expéditionnaire venu de toute l’Union française, y est confrontée au pouvoir insurrectionnel de Ho Chi Minh et du Viet Minh3, un temps accepté mais avec lequel elle n’a pu durablement s’entendre. La guerre, qui accompagne la IVe République jusqu’en 1954, a tous les attributs d’un conflit de décolonisation mais se complique rapidement des données de la guerre froide, elle-même plutôt « chaude » dans cette partie du monde.
4Comment en apprécier le coût ? Il faudrait certes tout analyser, son coût humain, financier, économique, social, politique, diplomatique, culturel... Mais ce n’est pas l’objet de ce livre qui, sans en ignorer les autres aspects, s’intéresse surtout aux dimensions économique et financière de l’affrontement. Le coût financier, qui n’est pas le plus facile à mettre en évidence, intéresse la « faisabilité » du conflit, par la prise en compte à la fois de son financement et des circuits budgétaires et monétaires mis en œuvre, mais il en suggère aussi les conséquences majeures. Le coût économique - pertes et profits - renvoie plus directement à la question des conséquences de la guerre, tout en rendant compte, à l’occasion, d’éventuelles raisons économiques au déclenchement ou à la durée des opérations.
5Cet ouvrage représente donc une approche différente d’une question déjà largement connue, la guerre d’Indochine. Les difficultés de cette approche sont multiples : bien plus que la guerre elle-même, son coût représente un objet d’étude aux contours incertains. Il ne s’agit pas ici d’étudier un personnage, un lieu ou une institution, aux limites visibles, mais un objet à la fois chiffrable et plus flou, lié à tous les autres, les doublant en quelque sorte et les rendant possible. A l’intérieur de ces limites incertaines, le coût de la guerre d’Indochine apparaît également comme un objet complexe. Les factures du conflit n’ont jamais par exemple été, ni d’un côté ni de l’autre, réglées par un ordonnateur financier unique, rendant périodiquement compte devant une représentation nationale. En France même, le nombre de parties prenantes est un problème en soi, et les Français ne restent pas seuls très longtemps : une part appréciable du financement de la guerre passe après quelques années par les « États associés du Cambodge, du Laos et du Vietnam », selon l’expression consacrée, et est assurée par une aide américaine aux formes elles-mêmes multiples. Tout cela dans des monnaies différentes, la piastre indochinoise et le franc français, sans parler de la « piastre Ho Chi Minh » et du dollar américain.
6Les témoignages ne manquent pas, dans les archives financières, sur cette complexité. Celle-ci est souvent liée à la finalité même des chiffres qui circulent, et qui n’ont pas nécessairement la même signification selon qu’ils émanent par exemple d’un document du Budget ou d’une note du Trésor. Tout en rendant partiellement hommage à Jacques Despuech, le principal dénonciateur du trafic des piastres4, le rapport parlementaire consacré au sujet lui reproche précisément d’avoir « voulu faire de l’économie politique, s’occuper de questions financières qu’il ne connaissait pas (et d’avoir été) amené à confondre : trésorerie, budget et balance des comptes »5. Mais les ministres eux-mêmes ont parfois du mal à s’y retrouver, comme le suggère Maurice Petsche en 1950 à l’adresse de son collègue en charge des Etats associés, après que ses services se soient livrés à une analyse fouillée de la question : « L’effort financier de la France, au titre des dépenses militaires en Indochine, est donc en réalité beaucoup plus considérable qu’il n’apparaît à l’examen des textes budgétaires. Or l’opinion, le Parlement, le Gouvernement lui-même ne peuvent s’en rendre compte puisque le mécanisme de ces dépenses en cache la signification et l’importance aux observateurs les plus avertis »6.
7L’approche économique et financière de la guerre est-elle d’ailleurs pertinente ? S’agissant de la guerre d’Indochine, on est d’autant plus fondé à se poser la question qu’au bout du compte, des deux belligérants principaux, tel David et Goliath, ce n’est pas le plus riche qui a gagné, comme si l’argent n’était pas « le nerf de la guerre » ou du moins de la victoire. Une cause réputée « juste » est-elle plus importante que les moyens mis en œuvre pour la faire aboutir ?
8La mémoire collective a retenu que le conflit indochinois aura coûté très cher. En 1952, dès le début de l’avant-propos de son Histoire du Vietnam, Philippe Devillers insiste sur ce point : « Plus de 1 200 milliards, l’équivalent de l’aide Marshall, ont été engloutis » en opérations militaires7. A la fin du conflit, on parle de 3 000 milliards de francs, pratiquement un milliard de francs par jour de conflit8. La guerre est également réputée s’être accompagnée de trafics financiers sur lesquels la lumière n’a jamais été vraiment faite. Le scénario d’Ascenseur pour l’échafaud, en 1957, commence par l’assassinat d’un homme sur lequel plane le mystère d’affaires aussi lucratives que louches avec l’Indochine9. Quelques années plus tôt, parlant des Vietnamiens et mettant en cause l’héritage colonial, Prévert avait opposé à « ces gens qui crient famine [...] les Grands Planteurs d’Hévéas les Seigneurs de la Banque d’Indochine et les Grands Charbonniers du Tonkin », et mis en balance les insuccès du corps expéditionnaire avec les profits de la guerre : « Seuls les gens du trafic des piastres criaient bis et applaudissaient... »10.
9Il existe une approche économiste du coût de la guerre, qui mettrait en balance les intérêts français en Indochine et l’argent dépensé pour les défendre ; mais le déséquilibre apparaîtrait rapidement, au détriment des premiers, qui de toute façon, étaient déjà partiellement perdus avant même que la guerre ne commence. Cette approche serait fidèle au cadre idéologique de la décolonisation. Tout s’emboîtait en effet dans les esprits : « Le capitalisme, avait lancé Jaurès, porte la guerre comme la nuée porte l’orage », et Lénine avait surenchéri, définissant l’impérialisme comme le « stade suprême du capitalisme »11. Dès lors, tout conflit loin de ses bases pouvait sembler avoir pour enjeu l’existence même de l’Occident capitaliste. La révolution vietnamienne n’a-t-elle pas inscrit à son tableau de chasse d’avoir « mis en pièce le colonialisme français »12 ? Depuis, Jacques Marseille a cependant établi que « que la décolonisation n’avait causé aucun dommage au capitalisme français, qu’apparemment même, elle avait été l’une des conditions et l’accompagnement logique de sa modernisation »13.
10Les polémologues ont une approche plus pragmatique. Pour eux, il n’est pas très simple de déterminer la part des facteurs économiques dans le déclenchement des guerres. Mais leur poids devient déterminant une fois les opérations engagées. « Pour faire la guerre, disait le maréchal de Saxe cité par Gaston Bouthoul, il faut trois choses : premièrement, de l’argent ; deuxièmement, de l’argent ; troisièmement, de l’argent ». Armement, approvisionnement..., toute guerre, de quelque niveau qu’elle soit, suppose au point de départ une préparation et une mise de fonds, même modeste. « Toute guerre, écrit Bouthoul, est donc par certains côtés une entreprise économique [...] et pose donc avant tout des problèmes de financement, ou tout au moins de production et d’accumulation ». Elle prend ensuite elle-même une dimension économique et financière, et s’accompagne le plus souvent d’importantes modifications de structure14. Le choix de ce livre est plutôt de considérer la guerre comme une entreprise économique et financière, sans en perdre de vue bien sûr les grands enjeux.
11Comment apprécier finalement l’importance des facteurs économiques et financiers dans la guerre ? Ils sont présents dans ses origines et son déroulement. Il est fortement question de caoutchouc d’Indochine en 1945 et 1946, même s’il est tout de même difficile de considérer l’hévéa comme un casus belli. Par la suite, les contraintes de réarmement que s’impose la France pour la défense de l’Europe paraissent avoir pesé particulièrement lourd. Ces facteurs économiques et financiers sont également sensibles dans la conduite de la guerre. L’entreprise pose de multiples problèmes de financement à la France, principale puissance engagée. L’importance progressive des questions financières dans le déroulement de la guerre est manifeste : elles opposent quasiment depuis l’origine la France et le Viet Minh ; elles envahissent ensuite littéralement les relations entre la France et ses alliés, américains et « associés » locaux. L’impact économique et financier de la guerre paraît en proportion : la guerre, qui aura pesé lourd sur le fonctionnement même de la France, bouleverse les conditions mêmes d’existence des pays d’Indochine.
B. LA RECONSTRUCTION CHRONOLOGIQUE
12À tort ou à raison, le premier réflexe face à la question du financement de la guerre d’Indochine est d’essayer d’en comprendre les mécanismes. Mais cette première approche bute vite sur de multiples difficultés. Sans doute certains éléments du système sont-ils permanents, les procédures budgétaires par exemple, encore que la répartition des crédits militaires par départements ministériels soit très évolutive. Mais le caractère changeant du problème retient vite l’attention. La tentation d’une histoire structurelle, pourrait-on dire, évoluant dans un temps homogène, laisse progressivement la place à la nécessité de classer méthodiquement les données disponibles, en particulier dans l’ordre chronologique.
13Pour démêler l’inextricable, la démarche historique de base, qui passe par le travail chronologique, apparaît comme une planche de salut. Devant le fatras de données parcellaires et d’éléments chiffrés, pas toujours équivalents, qui ressort par exemple des archives du Trésor, on pense à la justesse de la phrase de Lévi-Strauss quand il écrivait, après avoir analysé ce qu’il appelait le « code de l’historien » — qui « consiste en une chronologie » — et considéré l’histoire plutôt comme une méthode, que « c’est l’histoire qui sert de point de départ pour toute quête de l’intelligibilité »15. L’établissement d’une chronologie correcte en matière financière pose cependant des problèmes spécifiques.
14L’établissement des dates n’est pas toujours dans ce domaine très satisfaisant. Les crédits de guerre ne sont pratiquement jamais votés à date fixe ni d’un seul coup, même si le projet de loi relatif aux dépenses militaires de la France d’outre-mer et, par la suite, des États associés, en retrace chaque année l’essentiel : avant qu’il ne soit déposé, des « douzièmes provisoires » ont été souvent déjà accordés ; et d’autres milliards passeront plus tard à la faveur de quelque nouveau projet de loi sur les comptes spéciaux du Trésor16. Les institutions financières, par où transitent les crédits, sont d’une manière générale simples à identifier dans le temps, mais il faut parfois se contenter d’un certain flou dans les dates : certains décrets, comme celui de 1948 instituant le Trésor indochinois, ne font qu’avaliser une situation acquise et entrent en vigueur rétroactivement. D’une manière générale, des lois aux décrets et des décrets à leur mise en œuvre, le temps peut être assez long - pratiquement quatre ans, par exemple, pour le transfert du privilège d’émission de la Banque de l’Indochine à l’Institut d’émission des États associés.
15La reconstitution chronologique du financement de la guerre se heurte également au décalage pratiquement constant, dans un sens ou dans un autre, entre l’attribution des crédits budgétaires et les dépenses effectives. La remise en ordre des finances publiques après la Libération fut manifestement une œuvre de longue haleine, et de mauvaises habitudes ont perduré : certains crédits sont votés alors qu’ils sont déjà dépensés, d’autres sont adoptés mais seront dépensés sensiblement plus tard. Quand les États-Unis attribuent une aide à la France, une nouvelle complication s’annonce : l’année fiscale américaine commence au 1er juillet pour se terminer au 30 juin de l’année suivante, sans aucune correspondance, donc, avec les pratiques françaises, qui sont celles de l’année civile. L’aide financière des États-Unis, comme ce sera le cas en 1953 et 1954, entre parfois d’ailleurs elle-même tardivement dans les circuits financiers métropolitains.
16La chronologie rend cependant compte de moments plus ou moins denses sur la question qui nous occupe. La production des services « sources » — rue de Rivoli notamment — connaît ainsi périodiquement des accès de fièvre, qui se traduisent par une surabondance de tableaux et de notes. Elle laisse ainsi apparaître, sur l’ensemble de la période, trois moments d’introspection, qui correspondent eux-mêmes à d’importantes évolutions du conflit : en 1949, lorsque le Trésor se préoccupe, sous l’impulsion de son directeur François Bloch-Lainé, de l’effet pervers de certains financements et, plus généralement, de l’évolution des relations financières entre la France et l’Indochine ; en 1951, lorsque le général de Lattre prend en main - mais pour peu de temps — la conduite de la guerre, à la fois comme haut-commissaire et comme commandant en chef, et fait entreprendre un important travail de synthèse par ses services économiques et financiers, comme une sorte de « mise à plat » nécessaire ; en 1953 enfin, quand l’allié américain se fait d’autant plus inquisiteur que son aide devient plus massive, à coups de questionnaires détaillés destinés à rassembler tout ce qui pouvait être connu de l’Indochine, de la guerre et - pourquoi pas - de la France.
17La chronologie suggère parfois en retour quelques explications, notamment sur les périodes les plus « chaudes », c’est-à-dire à forte densité de dates ou d’éléments significatifs, comme lors de l’éclatement de l’affaire des généraux. La fuite du rapport Revers en direction du Viet Minh, en 1949, qui avait été longtemps maintenue secrète, est en effet rendue publique, par la presse américaine, à un moment particulièrement sensible : le conflit vient de prendre une dimension de guerre froide, le bloc communiste reconnaissant Ho Chi Minh et les Occidentaux faisant de même avec Bao Dai ; et la France négocie avec les États-Unis une première aide pour l’Indochine. À qui profite le « crime » ? En lançant en janvier 1950 cette affaire teintée de coups tordus et de services spéciaux, la revue Time ne valorisait pas, c’est le moins que l’on puisse dire, la position française, en montrant combien la situation sur place était sérieuse et que la France avait du mal à y faire face. Le conflit prenait d’autant plus une nouvelle configuration.
18Certains événements très précis, qui n’ont d’ailleurs pas toujours retenu suffisamment l’attention, méritent d’être analysés pour eux-mêmes. Le principal de ces moments-clés est la dévaluation de la piastre, le 11 mai 1953, événement à la fois médiatique en Indochine et historique par sa portée. Mieux que quiconque, mais à propos du Moyen Âge, Georges Duby a montré combien certains événements « rassemblent, en un point précis de la durée et de l’étendue, une gerbe d’information sur les manières de penser et d’agir »17. Mesure apparemment technique, le changement de la parité de la piastre est de cette catégorie. La dévaluation de la monnaie indochinoise, tranchant une question pendante depuis huit ans, elle-même au cœur du circuit des crédits militaires et des spéculations financières, mettait brutalement en relation — et en conflit — tous les milieux, tous les réseaux qui, chacun de leur côté, cherchaient à peser sur le devenir de l’Indochine.
19À une autre échelle, et à l’intérieur de ce dernier événement, seul également l’établissement d’une chronologie détaillée — presque comme un travail de police — permet de comprendre le « capotage » relatif de l’opération de dévaluation. Le 5 mai 1953, André Valls, conseiller financier à Saigon mais en vacances à Sainte-Maxime, était pratiquement convoqué rue de Rivoli par le directeur des Finances extérieures Guillaume Guindey : il s’agissait d’élaborer la décision et de préparer sa mise en œuvre. La décision est prise le 8 et transmise dans la nuit à Hanoi pour qu’elle entre en application le 11 : cela laissait en principe deux jours pour appliquer les procédures en vigueur depuis la conférence de Pau, qui voulaient que la France consulte ses « associés » indochinois, ou à tout le moins les informe correctement de sa politique. Mais le télégramme fatidique semble n’être arrivé qu’au milieu de l’après-midi du 9 à Hanoi, alors qu’il aurait dû s’y trouver en début de matinée ; et les consultations d’usage n’ont commencé que dans la soirée — c’était un samedi — voire le lendemain dimanche... Il ne s’agissait peut-être pas d’un sabotage délibéré, mais les services français d’Indochine semblaient vraiment freiner des « quatre fers ». Il était relativement facile d’affirmer ensuite que les États associés n’avaient pas été consultés dans les règles18.
20Plus généralement, considérer la guerre d’Indochine sous l’angle de son coût n’est pas sans conséquence sur sa périodisation. L’approche traditionnelle de la guerre, qui voit celle-ci évoluer en deux étapes — guerre coloniale d’abord, conflit de guerre froide ensuite — n’est pas remise en cause, mais quelque peu précisée. L’évolution annuelle du coût de la guerre suggère en effet plutôt trois périodes, d’environ trois années chacune19. La première couvre les années 1946 à 1948, le coût de la guerre se situant alors à un niveau encore relativement modeste. Une seconde période, celle des années 1949 à 1951, correspond au contraire à une véritable dérive financière, sur les montants engagés comme sur les procédures utilisées, et à un difficile rapprochement franco-américain sur le dossier. La troisième période, soit la fin du conflit entre 1952 à 1954, est la plus dépensière ; c’est aussi dans cette période que se met en place le passage de relais de Paris vers Washington.
II. LA QUÊTE INACHEVÉE DES SOURCES
21S’il est vrai que l’historien n’est jamais devant son objet mais devant sa trace20, force est de constater que celle-ci est particulièrement fournie pour notre recherche. Mais il est impossible d’attendre que ces sources parlent d’elles-mêmes. Échos d’époque, correspondances plus ou moins officielles, rapports circonstanciés, tableaux statistiques... de multiples ouvrages, des dizaines d’articles et des centaines de dossiers d’archives portent directement ou indirectement sur le coût de la guerre d’Indochine : beaucoup de ces documents potentiels sont disponibles pour écrire l’histoire, mais ils ne peuvent bien sûr être appréhendés sans méthode. Ils forment le territoire, mal cartographie, d’un voyage un peu particulier et jamais complètement satisfaisant : si les traces sont partout, en effet, l’objet lui-même se dérobe souvent, ou ne peut être saisi dans sa totalité.
A. UN VOYAGE DANS LES COULISSES DE L’ÉTAT
22Il n’existe pas de source unique pour analyser, en France, cette question du coût de la guerre. Rassembler une sorte de « corpus » implique d’abord de réfléchir au fonctionnement d’une armée en bataille mais aussi, et peut-être surtout, de reconstituer le circuit décisionnel compétent. Tous les grands organes de l’État sont concernés, de l’Exécutif au Législatif en passant par les organes de contrôle, comme la Cour des comptes qui, souvent saisie, ne produisit cependant aucun rapport officiel sur le sujet. Il faut en outre considérer le niveau local, indochinois : le haut-commissariat de France avec ses différents conseillers, le corps expéditionnaire, avec son état-major et ses services financiers - sans parler des entreprises et des banques, dont la plus prestigieuse, la Banque de l’Indochine, fut longtemps au centre de l’émission monétaire et des transferts de capitaux. Il reste la presse, l’opinion publique, qui se scandalise du « trafic des piastres » ou simplement du coût de la guerre. Dans ces conditions, on s’en doute, l’originalité de ces sources est à la fois leur richesse et leur extrême diversité.
23C’est donc à un véritable voyage dans les coulisses de l’État qu’invite cette recherche, et cette seule dimension présenterait un intérêt. Cinq ministères au moins sont concernés, ceux de la France d’outre-mer et des États associés, maîtres d’œuvre, mais aussi les Affaires étrangères, la Défense et, bien sûr, les Finances, sans compter, de manière moins nette, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, sollicité pour régler des dommages de guerre aux entreprises françaises sinistrées, ou le ministère des Anciens Combattants. Il faut y ajouter les assemblées, l’Assemblée nationale et le Conseil de la République, dont les commissions suivent de près l’attribution des crédits militaires. Ainsi, lorsqu’il est question du budget, chacun est mobilisé : rue Saint-Dominique, la Défense chiffre ses besoins, rue Oudinot ou rue de Lille, la direction des Affaires militaires fournit à son ministre les arguments pour pouvoir efficacement défendre le document budgétaire, lui-même élaboré rue de Rivoli, alors qu’au Quai d’Orsay les diplomates scrutent inlassablement les possibilités de nouvelles aides américaines pour l’Indochine. Quant aux parlementaires et à leurs commissions des Finances, au Palais Bourbon comme à celui du Luxembourg, ils passent au peigne fin tous les chapitres budgétaires et se rendent même en Indochine pour évaluer la question.
24La production de ces services « sources » est évidemment multiple. Dans les départements ministériels, la correspondance constitue sans doute le genre le plus abondant : courrier interministériel, échange entre directions d’un même département, correspondance entre Paris et Saigon, etc. Son ton varie selon les ministères. Aux Finances, la même correspondance peut avoir à la fois un caractère officiel et semi-privé : celle qu’échange le conseiller financier à Saigon André Valls avec ses collègues de la rue de Rivoli — « Mon cher Directeur et ami »... — a une touche personnelle que l’on retrouve peu ailleurs. Ailleurs, c’est-à-dire au Quai d’Orsay et, dans une moindre mesure, aux États associés, où l’essentiel de la communication rapide se fait par télégrammes, la plupart du temps chiffrés bien sûr. Le télégramme diplomatique forme un genre littéraire à part — d’ailleurs, chaque ministère, presque chaque direction aussi, a son style. Le normalien Henri Bonnet, ambassadeur à Washington, se répandant sur tous les fronts et en particulier sur celui de l’Indochine, combinant compte rendu et commentaire, semble en avoir été l’un des maîtres.
25À côté de la correspondance, les « notes » forment le tout-venant : plus ou moins longues, plus ou moins définitives, elles constituent le mode ordinaire d’information au ministre ou à ses directeurs, accessoirement le moyen de saisir le gouvernement sur un point important. Mais ce sont les rapports, de toutes origines et de toutes périodicités, selon un mode de fonctionnement valable dans toute l’administration, qui constituent certainement la source la plus commode. Les uns - les plus nombreux - sont produits par les organismes d’État et signés par leurs responsables : ils sont en général annuels, comme celui du Trésorier général de l’Indochine ou du conseiller financier du haut-commissaire de France en Indochine ; dans le cas de la Mission de contrôle de l’exécution du budget de l’État en Indochine, ils sont également mensuels. D’autres rapports rendent compte de missions ponctuelles : l’inspecteur général Mariani, de l’Office des changes, s’est ainsi déplacé à deux reprises en Indochine pour évaluer les transferts financiers et le trafic des piastres.
26Original est le « rapport au ministre », qui a un caractère plus officiel : il intervient lorsqu’un directeur estime devoir attirer l’attention du gouvernement sur un point précis. Certains ont un caractère exceptionnel, comme le document transmis en 1950 à Maurice Petsche par le directeur du Trésor François Bloch-Lainé : quatre pages sur les « relations financières entre la France et l’Indochine », accompagnées de tableaux récapitulatifs et de leurs modes d’emploi, montrant un retournement de situation ; ce rapport est à l’origine de la « sortie » de Petsche à son collègue des États associés sur les coûts cachés de la guerre, citée plus haut21. D’autres interviennent à dates régulières, comme le « rapport au ministre sur les perspectives budgétaires » de l’année suivante, signé par le directeur du Budget : pour le budget 1952, le document fait 60 pages22.
27En dehors des ministères, les assemblées parlementaires - ou plutôt leurs commissions, des Finances notamment — produisent également de très utiles rapports : la représentation nationale ne se contente pas en effet de passer au peigne fin les projets de budgets, elle en rend compte dans de copieux documents qui s’efforcent de tout dire, ou du moins de préciser ce sur quoi l’exécutif reste parfois discret. Depuis les rapports annuels, précédés d’un voyage sur place, qui préparent le vote des budgets militaires pour l’Indochine, jusqu’aux rapports parfois volumineux des commissions d’enquête ou assimilées, il y a là une mine d’informations tout à fait considérable23.
28Pour tenter de maîtriser une masse de documents si divers, et quitte à circuler dans les coulisses de l’État, il est également apparu nécessaire de rechercher — et de privilégier — les sources émanant de l’échelon politique et militaire le plus élevé. La question du coût de la guerre d’Indochine, on le sait, n’est pas seulement affaire de mécanisme financier : les éléments évoluent dans le temps et des choix, nécessairement, sont faits. Il fallait donc identifier les sources propres aux « décideurs », ou du moins aux lieux présumés de décision, c’est-à-dire partir du sommet de l’État, ou y remonter. Cette excursion sur les cimes de la politique, en particulier à propos de ce sujet, confirme d’ailleurs, s’il en était besoin, l’hypothèse dont elle procédait : plus on monte dans la hiérarchie et plus les décisions sont d’ordre financier. Le pouvoir politique ne s’identifie sans doute pas au maniement des crédits mais, au quotidien, il doit constamment arbitrer à ce niveau — responsabilité qui revient par exemple au président du Conseil si les ministres n’ont pas réussi à s’entendre, ou n’avaient pas simplement les moyens de décider eux-mêmes. Mais le problème est que cette excursion se fait partiellement dans le brouillard, un brouillard souvent d’autant plus dense que l’on s’approche des sommets : comme l’air, les sources — les bonnes sources — se raréfient avec l’altitude.
B. LES SOURCES ET LEURS LIMITES
29La première caractéristique des sources utilisées pour ce travail est leur origine essentiellement française, ce qui est à la fois, bien sûr, lié au sujet lui-même et correspond à un privilège de situation — la présence des archives sur le territoire. Il faut en outre ajouter à celles-ci de substantiels éléments concernant les alliés de la France dans le conflit : les États associés d’un côté, dont une bonne part des archives se trouve en « métropole » ; les États-Unis de l’autre, où le département d’État a publié une importante collection chronologique d’archives sur son dossier indochinois24. L’existence et l’ampleur de ces documents limitent l’inconvénient de ne pas avoir été travaillé directement — ou trop peu — dans les salles d’archives d’outre-atlantique.
30La seconde caractéristique des sources de cette recherche est leur localisation essentiellement parisienne. Le rôle des assemblées, qui votent régulièrement les crédits d’Indochine, et la présence dans la capitale des principaux ministères intéressés auraient suffi à le montrer : la guerre d’Indochine a été gérée — ou tout au moins suivie de très près - depuis Paris, en particulier dans sa dimension financière. Les archives du ministère de la France d’outre-mer sont certes conservées à Aix-en-Provence, avec les papiers du haut-commissariat, mais l’évolution de l’organigramme et les pratiques gouvernementales font que ces sources s’entrecroisent avec celles archivées à Paris. La rue de Rivoli était ainsi en prise directe avec Saigon et ses archives conservent des documents originaux de facture locale : les grands livres retraçant en 1950, par exemple, les écritures du « compte spécial n° 2 », ouvert par le haut-commissaire Pignon pour pallier aux insuffisances des crédits budgétaires, et qui feront couler beaucoup d’encre25. Le conseiller financier du haut-commissariat de France en Indochine, poste important pour notre étude, s’il est statutairement détaché auprès du haut-commissaire, rend lui-même en permanence des comptes à la rue de Rivoli, son département d’origine — ce qui lui sera d’ailleurs souvent reproché.
31Les archives du ministère chargé des Relations avec les États associés, créé en 1950 entre la France d’outre-mer et les Affaires étrangères, ont elles-mêmes été pour l’essentiel déposées aux archives diplomatiques, au Quai d’Orsay. En outre, la gestion de la guerre était assurée par la direction des Affaires militaires (DAM), direction que les deux ministères de la France d’outre-mer et des États associés se partagèrent d’abord avant son rattachement au ministère de la Défense en 1954 : ses papiers sont donc conservés aux archives militaires de Vincennes26. Il en est de même des archives locales du SDECE, bien utiles pour ce qui touche à la guerre économique et monétaire menée sur place, en particulier par le Viet Minh.
32Mais toutes les sources ne se dévoilent pas pour autant facilement. Il faut d’abord parler de celles que l’on aurait aimé trouver et auxquelles on n’a pas eu accès. Au niveau le plus élevé, celui de l’Elysée — le président de la République est également président de l’Union française -, il n’y a pas de problèmes : le chercheur dispose avec la publication du journal de Vincent Auriol d’un outil fort utile27. Mais Matignon est déjà moins loquace : dans ce que le secrétariat général du gouvernement a versé aux Archives nationales28, ce qui touche au Conseil des ministres est facilement consultable, mais il est rare en même temps que les principales décisions y soient prises. L’affaire se complique, par contre, dès que l’on rentre dans le détail : plusieurs cartons venus de Matignon et étiquetés « guerre d’Indochine » ne m’ont pas été autorisés à la consultation29, ainsi que tout ce qui touche à l’affaire des généraux et, plus ennuyeux, aux Comités de défense nationale. Il est vite en effet devenu clair que les principales décisions concernant l’Indochine étaient prises à ce dernier niveau, et il faut malheureusement parler ici d’une certaine contradiction entre la recherche historique et les pratiques de la République. Dans l’une des réponses qui ont été opposées à ma demande d’accéder aux procès-verbaux des séances du Comité de défense nationale, il apparaît que le service « source » a préféré « respecter scrupuleusement les délais [...] dans la mesure où les dossiers demandés contiennent des informations relatives aux délibérations gouvernementales et à la conduite de la politique extérieure »30. C’est précisément ce qui était recherché...
33Le Comité de défense nationale, relevant du secrétariat général de la Défense nationale, réunit autour du président de la République, huit à dix fois par an, les ministres et personnalités concernées : ses délibérations ont valeur de décision d’État. Entre 1947 et 1954, la moitié environ de ses séances ont partiellement ou totalement l’Indochine à leur ordre du jour - la série des ordres du jour étant disponible à Vincennes31. Heureusement, divers fonds d’archives publiques ou privées contiennent les procès-verbaux de certains de ces Comités de défense nationale, ce qui permet précisément d’en voir l’intérêt. Mais il aurait bien sûr fallu disposer de la série exhaustive, imparfaitement reconstituée.
34Il y a également les sources que l’on n’a pas trouvées : séries ordonnées et bien classées des plans de campagne, des budgets militaires relatifs à l’Indochine, des rapports annuels, des autorisations de transfert... Tout ou presque est à reconstituer. Mais ce n’est pas toujours possible. Du côté des grands ministères, en effet, des zones d’ombre subsistent. Au ministère de l’Économie et des Finances, où pourtant le fonds du Trésor comprend des dizaines de cartons Indochine, celui du Budget est pratiquement muet sur le sujet. Sans doute la direction du Budget, qui est réputée concentrer une bonne partie de l’élite de la haute fonction publique des Finances, se veut-elle aussi discrète qu’elle est importante dans le fonctionnement de l’État. Mais quand on songe que les crédits budgétaires affectés à l’Indochine se situaient les « bonnes années » autour de 10 % des dépenses de l’État, ce trou de mémoire laisse un peu rêveur... D’autant que le fonds du Budget comprend des sous-séries à caractère régional, comme sur l’Afrique du Nord, mais rien sur l’Indochine. Cela ne signifie évidemment pas qu’aucun document du Budget ne soit visible. Il en va du Budget comme des Comités de défense nationale : cette direction correspondait avec les autres et dévoile ainsi une partie de son activité ; plusieurs de ses rapports ont d’autre part été conservés au Comité d’histoire économique et financière de la France (CHEFF). Quant aux budgets proprement dits, ils sont connus par les projets de lois auxquels ils donnent lieu, ou par les rapports des commissions des finances parlementaires qui les concernent, et sont donc à rechercher dans les archives parlementaires.
35Enfin, les sources accessibles ne sont pas toujours elles-mêmes faciles d’approche. Certaines, comme à Aix, ne sont que sommairement classées pour la période considérée, et il faut s’aventurer presque sans boussole dans plusieurs dizaines de cartons, ce qui est difficile à faire de manière exhaustive. Dans d’autres centres d’archives, l’impression domine souvent que l’on a vidé des tiroirs dans des cartons, y mêlant notes manuscrites ou dactylographiées, courriers ou rapports, pelures en nombre, imprimés divers, et que l’on a ensuite titré l’ensemble. La règle est en effet souvent de ne pas modifier la structure transmise par les services « sources ». Faut-il reprocher à ces derniers de ne pas avoir rangé leurs papiers avant de les verser aux archives ? Dans le fonds du Trésor, par exemple, il n’est pas rare de trouver un tableau dans un carton et son commentaire dans un autre. Après tout, cet aspect des choses est également instructif sur le fonctionnement de l’État. Mais, s’agissant de l’Indochine, c’est-à-dire au fond d’un assez mauvais souvenir pour la plupart des directions et bureaux concernés, il est permis de se demander si l’on n’a pas aussi renoncé à classer ses souvenirs, c’est-à-dire d’une certaine manière à les comprendre. De ce point de vue, c’est peu dire que l’histoire économique et financière de la guerre d’Indochine reste à écrire. Le chercheur se trouve en fait confronté à un véritable puzzle, un puzzle géant dont il est difficile de boucher tous les trous et dont l’ordonnancement se trouve périodiquement remis en cause par l’irruption de quelque pièce anormale.
36Heureusement, toutes ces sources sont complémentaires : leur croisement est indispensable. Chaque fond d’archives apporte sa contribution à la reconstitution de dossiers importants : dans l’affaire de la dévaluation de la piastre de 1953, les documents figurant dans les archives d’outre-mer, dans le fonds du Trésor et dans les papiers Mayer forment un ensemble apparemment assez complet sur le sujet32. Tel fonds supplée aux difficultés d’approche de tel autre : à l’instar des procès-verbaux des Comités de Défense nationale, mais pas pour les mêmes raisons, plusieurs rapports de commissions parlementaires sont paradoxalement plus faciles à trouver dans le fonds du Trésor, par exemple, qu’à l’Assemblée nationale ou au Sénat eux-mêmes. D’autres, par contre, notes ou rapports, reviennent périodiquement dans plusieurs cartons, voire dans plusieurs fonds d’archives, ce qui en suggère une importance possible. Mais des erreurs peuvent être commises en suivant cette méthode empirique. Accessoirement, enfin, certains documents ont purement et simplement disparu.
37Ainsi en est-il d’une histoire croisée assez significative de quelques-uns des problèmes rencontrés dans la recherche d’archives. Un rapport au Conseil économique, traitant en 1954 de la conjoncture économique des États associés et signé Paul Bernard, est signalé par la presse au début de l’année - Le Monde lui consacre alors un compte rendu. Mais ce rapport, qui au demeurant n’a jamais été voté, reste aujourd’hui introuvable. Sa référence existe bien à l’actuel Conseil économique et social mais pas l’objet lui-même, et les Archives nationales, à qui le Conseil économique a versé ses archives de l’époque, avouent leur impuissance. Dans quelle cave ce rapport dort-il ? Longtemps après cette première enquête, le hasard d’un carton le fera resurgir des archives économiques et financières de Bercy.33
38Mais il y a plus : un document s’était entretemps signalé, à plusieurs reprises, dans les cartons de Bercy, intitulé « Structure économique et financière des États associés »34. Inspirant confiance par sa fréquence, son titre, son épaisseur et son contenu, mais sans signature, il pouvait passer pour un document des Finances sur le sujet : à la veille de négociations cruciales avec l’État associé, il insistait en effet sur l’impossibilité « d’envisager immédiatement une souveraineté monétaire intégrale pour le Vietnam ». Mais d’avoir finalement découvert le rapport Bernard permit de comprendre l’inverse : il s’agissait en effet, tout simplement, de sa conclusion... Paul Bernard, principal représentant du lobby colonial, avait dû en « arroser » tous les services de la rue de Rivoli. Cette modeste découverte ne modifia certes pas le sens donné à la recherche, mais incitait à la prudence.
39Il faut évoquer ici la presse comme source : sa prise en compte paraît essentielle. Sans doute ne faut-il pas y chercher trop de certitudes au niveau des détails, ou prendre soin de les recouper avec d’autres sources : les journalistes eux-mêmes savent que les données du moment sont toujours fragiles — mais elles sont les données du moment. La presse effectue si l’on peut dire un premier travail, à chaud, sur l’événement, soit qu’elle le crée -ou le découvre - soit qu’elle en fasse état. Sans doute sa lecture ne suffit pas à l’historien, mais il ne saurait s’en passer : elle signale l’existence d’un rapport - le rapport Bernard par exemple — ou d’un débat parlementaire plus particulièrement sur l’Indochine, dont on peut ensuite aller rechercher l’intégralité au Journal officiel35 ; elle donne le ton du moment par ses commentaires, avec à l’occasion quelques impertinentes questions. Elle présente aussi l’avantage, car un grand quotidien se veut complet, de suivre ses sujets à la fois dans leur spécificité et dans leur globalité : le politique et le financier sont rarement séparés par plus de quelques colonnes. Certains ouvrages écrits par des journalistes constituent enfin une source bien utile : tous n’ont pas le même talent mais certains — on pense à Lucien Bodard — ont une capacité de description, une puissance d’évocation irremplaçables, et dispose à l’occasion d’informations que les archives confirment.
40Restent les sources orales, puisqu’il s’agit d’une histoire du temps présent. Sur la question du coût de la guerre d’Indochine, une première catégorie de source orale a été archivée par le Comité d’histoire économique et financière de la France (CHEFF) : l’interview de hauts fonctionnaires ou de personnalités en relation étroite avec le ministère des Finances. Certaines de ces interviews, qui durent plusieurs heures, évoquent partiellement l’Indochine. Une seconde catégorie de sources orales est constituée par les rencontres effectuées dans le cadre de ce travail. Comment apprécier l’intérêt de ces sources orales ? L’expérience qui consiste pour le chercheur à passer de l’écrit à l’oral est toujours un peu déconcertante. Après avoir longuement dépouillé la correspondance échangée en 1952 et 1953 entre le conseiller financier à Saigon André Valls et son collègue et ami Dominique Boyer, sous-directeur du Trésor, la rencontre inopinée du second à la faveur d’une journée d’études, plus de quarante ans après, a quelque chose de saisissant36 ; s’agit-il bien du même homme ? L’audition de l’interview du premier, aujourd’hui décédé, n’est pas moins émouvante37.
41Les sources orales enrichissent et relativisent à la fois les sources écrites, domaine traditionnel de l’historien. D’une part, il s’agit presque d’une banalité, ce qui se dit ne s’écrit pas et vice-versa : la conversation, l’entretien ne sont jamais une production intellectuelle de même catégorie que le document écrit, rédigé en situation. L’écrit s’inscrit dans une action, l’oral met en jeu des souvenirs : il s’agit de témoignages tardifs, de la trace laissée par une expérience ou une époque dans la mémoire de l’individu. Son intérêt ne porte pas sur les détails, sur lesquels il peut facilement y avoir erreur, mais plutôt sur l’impression générale laissée par un événement ou une situation. François Bloch-Lainé, qui fut conseiller financier de l’amiral d’Argenlieu en 1945-1946 et directeur du Trésor de 1947 à 1953, devait en avoir conscience lors d’une rencontre ancienne : il ne souhaitait pas parler de la seconde période et, sur la première, m’a transmis un exemplaire de son rapport de mission — écrit, bien sûr ; la conversation suggéra néanmoins des idées, des sentiments qui ne figurent a priori dans aucun texte écrit.
C. LA QUESTION DES CHIFFRES
42L’extrême difficulté rencontrée à établir des données statistiques précises et définitives surprend et, d’une certaine manière, contrarie celui qui s’est longuement immergé dans les archives économiques et financières. L’histoire quantitative ne manque pas de sources propres, de multiples données existant déjà sous la forme des tableaux produits à l’époque. Le service de Statistique générale de l’Indochine, installé à Saigon, fournissait, en général à travers le Bulletin économique de l’Indochine, des tableaux réguliers de l’évolution des finances et de la production en Indochine38. L’Institut d’émission, qui succède dans ce rôle à la Banque de l’Indochine en 1952, publiait également ses propres séries statistiques : ses rapports annuels d’opération contiennent des descriptions de la situation générale et sont complétés par des fascicules mensuels de « statistiques économiques et financières », eux-mêmes précisés par des « éléments statistiques » hebdomadaires39. Les tableaux généraux dressant le bilan annuel du commerce extérieur et de la balance des paiements de l’Indochine - ou des États associés - figurent dans les cartons du Trésor. Bien d’autres matériels statistiques, plus confidentiels, existent dans ce dernier fonds, comme par exemple le relevé manuscrit, opération par opération, du compte 15-50 réservé à l’assistance militaire aux États associés — Cambodge, Laos et Vietnam. Et pourtant un sentiment persistant d’insatisfaction demeure.
43La connaissance des aspects financiers de la guerre d’Indochine nécessite en effet d’aller au-delà des statistiques générales et, là, les difficultés commencent. Une première vient de la multiplicité des signes monétaires. La lecture des données figurant dans les sources utilisées met en effet en jeu plusieurs monnaies, que les mêmes documents mélangent parfois allègrement : les raisonnements se font alternativement en francs et en dollars, en particulier dans les notes diplomatiques, et de toute façon en francs ou en piastres. Sans doute la piastre est-elle liée au franc par une parité fixe, et qui ne subit qu’une modification, en 1953, pour revenir de 17 à 10 francs ; sans doute aussi le change franc-dollar n’a-t-il pas connu à l’époque de grands soubresauts. Mais le franc lui-même change de valeur tout au long de la période, surtout dans les premières années : s’il reste à peu près stable autour de 1953 — cette date nous servira de référence — le franc de la fin de la période vaut environ quatre fois moins que celui de 1946... Il faut donc se livrer à une gymnastique intellectuelle constante pour s’y retrouver entre francs courants, francs constants, piastres et dollars, sans parler des yuan chinois, des yen japonais, des dollars Hong Kong et, à l’occasion, des cours de l’or, dont le trafic des piastres faisait un élément de parcours presque obligé.
44Une seconde difficulté vient du fait qu’il est très exceptionnel de trouver, à propos des mêmes phénomènes, des chiffres identiques. Comme on le verra, il est par exemple impossible de connaître le nombre exact de militaires présents en Indochine dans le corps expéditionnaire à un moment donné. Alors, que dire des flux financiers... Les chiffres sont sans doute identiques lorsqu’ils se copient les uns les autres, jusqu’à faire autorité. Mais la plupart du temps, chaque service y va de ses propres critères, de ses propres données ou de sa propre estimation : les bilans du coût de la guerre pour la France, dressés année par année en 1954 d’une part par le ministère de la Défense et de l’autre par le Conseil de la République, ne coïncident pas — seulement au niveau des ordres de grandeur. Il faut dire que même pour les services censés connaître les chiffres, leur production reste incertaine et souvent remise en cause. Sur le plan statistique, une part du travail consiste donc à établir des données vraisemblables, à côté de celles qui sont avérées, et de pouvoir ainsi réfléchir sur des séries cohérentes.
III. UNE TRIPLE DÉMARCHE
45Cet ouvrage suit un plan en trois parties. La première s’attache au déroulement de la question dans le temps. La configuration du conflit, les enjeux financiers, le jeu des belligérants et des partenaires ne sont en effet pas les mêmes à toutes les époques. Dans ce domaine comme dans les autres, l’histoire est faite de situations successives à l’intérieur desquelles la combinaison et le poids des principaux facteurs, anciens et nouveaux, varient. Les données économiques et financières de la guerre d’Indochine, par leur propre évolution, suggèrent on l’a dit trois moments dans l’évolution du conflit, trois périodes de trois ans environ chacune : 1945-1948, 1949-1951, 1952-1954.
46Cette périodisation, qui s’appuie sur une chronologie détaillée présentée en annexe, devra s’accommoder de quelques difficultés. La multiplicité des éléments en jeu tout d’abord, en Indochine même, en France, aux États-Unis, en URSS ou en Chine, sur les plans économiques et politiques au moins... Il n’est pas sûr que nous soyons parvenus au niveau de synthèse qui permette d’intégrer à tous moments tous les facteurs du conflit. La technicité du sujet ensuite, car il faudra bien évoquer plusieurs éléments ou mécanismes avant de les expliquer au fond, ce qui sera plutôt l’objet de la seconde partie. Mais commencer par cette seconde partie aurait présenté d’autres inconvénients, les questions évoquées se modifiant avec le temps.
47La seconde partie sera donc consacrée à l’évaluation proprement dite du coût de la guerre. Comme dans une grande entreprise, ce qu’elle est vite devenue, même si cette entreprise ne disposait pas d’un vrai « patron », la comptabilité est en deux parties : dépenses d’un côté, recettes de l’autre. Les sources utilisées invitent à reprendre cette méthode pour l’analyse. La guerre engendre un certain nombre de dépenses en face desquelles il faut mettre des ressources, et ce problème s’est constamment posé du début à la fin du conflit. Après l’étude des dépenses et des ressources, celle de la gestion formera le troisième point : la gestion financière notamment, celle des recettes, des ressources et des flux financiers générés par la guerre.
48Cette manière très simplifiée d’aborder l’évaluation du coût de la guerre présente sans doute elle-même des inconvénients, le principal étant d’obliger à revenir à plusieurs reprises sur le même point, mais vu sous un angle différent : le matériel militaire livré par les États-Unis peut par exemple être à la fois considéré comme une dépense et comme une ressource, assurée par l’aide américaine. De la même manière, quoique de façon plus virtuelle, les milliards de piastres transférés d’Indochine vers la France durant le conflit sont à la fois considérés comme une ressource locale par le Trésor, puisqu’ils restent en Indochine et sont en quelque sorte « repris » par l’État pour financer les dépenses militaires, et comme une dépense en France, en particulier lorsque le montant de ces transferts dépasse celui des crédits militaires délégués à l’Indochine, obligeant le Trésor à régler la différence. Nous nous efforcerons de limiter l’effet de ces éventuelles « redites » en distinguant bien, justement, ce qui relève des dépenses, des ressources et de la gestion.
49L’évaluation du coût de la guerre est à la vérité difficile à effectuer avec toute la précision et l’exactitude désirées. Mais son approche, telle qu’elle a été définie, présente un autre intérêt : celui de fournir sur la guerre un éclairage différent de celui auquel on s’est habitué. Étudier la guerre par son coût, c’est d’une certaine manière vouloir la dépouiller des discours et des idéologies chers aux politiques, comme des considérations tactiques et récits de bataille chers aux militaires. Il ne s’agit certes pas de les ignorer, mais plutôt de ne pas en faire un point de départ. Vue sous cet angle, l’évaluation du coût de la guerre apparaît ainsi comme une évaluation de la guerre elle-même.
50La troisième partie sera consacrée aux bilans, aux conséquences de la guerre. Un peu plus courte, cette dernière partie restera également partielle, en ce sens qu’elle s’en tiendra pour l’essentiel à la perspective explorée dans les deux autres. En effet, les éléments rassemblés à cette fin sont principalement ceux qui étaient disponibles dans les sources utilisées : de nombreuses informations y concernent par exemple les entreprises et leur synthèse est utile ; pour autant, ce point ne pourra prétendre à l’exhaustivité. De la même manière, nous avons tenu tout au long de cet ouvrage à évoquer périodiquement le coût de la guerre du côté du Viet Minh, alors que nous ne disposions que de données incomplètes : cela fait partie du sujet, bien sûr, et accessoirement donne la mesure de ce qui se passait du côté français, qui reste central dans ce livre.
51L’objectif de cette dernière partie sera néanmoins d’établir la balance des pertes et profits de la guerre pour les principaux protagonistes : la France et, bien évidemment, le Vietnam, le Cambodge et le Laos - sans parler des puissances venues en renforts autour du champ de bataille, les États-Unis d’un côté et la Chine de l’autre. Qui a gagné, qui a perdu la guerre d’Indochine ? Tout dépend du point de vue dans lequel on se place. Sur le temps long, quel est finalement le véritable « coût » de la guerre, si tant est que celui-ci puisse être déterminé avec précision ?
Notes de bas de page
1 Thucydide, La guerre du Péloponnèse.
2 Gaston Bouthoul, La guerre, Paris, 1963.
3 Viet Minh est une abréviation de « Viet Nam Doc Lap Dong Minh Hoi », ou « Ligue pour l’indépendance du Vietnam », fondée en 1941.
4 Jacques Despuech, Le trafic des piastres, Paris, 1953.
5 Rapport Mondon à l’Assemblée nationale, juin 1954.
6 Lettre du ministre des Finances au ministre des États associés, 27 juin 1950. AEF, Fonds Trésor, B 43926.
7 Philippe Devillers, Histoire du Vietnam de 1940 à 1952, Paris, 1952.
8 Francs 1953.
9 Film réalisé par Louis Malle.
10 « Entendez-vous, gens du Vietnam... », 1952, dans La pluie et le beau temps, recueil publié en 1955. Le poème s’inscrivait dans la campagne communiste pour la libération du marin Henri Martin, emprisonné depuis deux ans pour s’être opposé à la guerre.
11 Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Petrograd, 1917.
12 Parti communiste vietnamien, IVe Congrès national, Hanoi, 1977.
13 Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, Paris, 1984.
14 Gaston Bouthoul, La guerre, op. cit.
15 Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, 1962.
16 Le répertoire en est donné, mais toutes activités gouvernementales confondues, dans les Tables générales des documents et débats parlementaires, 1er et 2e législature. Archives de l’Assemblée nationale.
17 Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, Paris, 1973.
18 Les faits et les décisions concernant la dévaluation doivent être reconstitués à partir de plusieurs fonds, essentiellement ceux du Trésor (AEF) et du CAOM (Aix-en-Provence).
19 Notamment selon les données fournies par le rapport Bousch de 1954 au Conseil de la République, Archives de l’Assemblée nationale.
20 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, 1964.
21 Rapport au ministre du 13 mai 1950, AEF, Fonds Trésor, B 33539.
22 Rapport au ministre sur les perspectives budgétaires de l’année 1952, 12 juillet 1951, Fonds Gœtze, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
23 Le rapport de la commission d’enquête sur le trafic des piastres comprend à lui seul plusieurs volumes et des milliers de pages.
24 Foreign Relations of the United States, tomes annuels édités à Washington. Voir la bibliographie.
25 AEF, Fonds Trésor, B 43924-27.
26 SHAT, série 14 H.
27 Journal d’un Septennat,7 volumes, Paris, 1970-1978.
28 Série F60.
29 F60 3035-3040 par exemple, collection chronologique de documents sur la guerre d’Indochine.
30 Lettre du directeur des Archives de France, 19 octobre 1997.
31 Archives du SHAT.
32 CAOM, Archives économiques et financières, Archives nationales.
33 Voir annexe 21.
34 Voir annexe 21.
35 Ce dernier dispose aussi, bien sûr, d’un index analytique.
36 Journée d’étude tenue à Bercy le 10 janvier 1997 : La direction du Budget face aux grandes mutations des années cinquante, acteur... ou témoin ?
37 Interview archivée au Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
38 Séries partiellement disponibles au CAOM.
39 Séries partiellement disponibles aux Archives économiques et financières (AEF), Fonds Trésor.
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La piastre et le fusil
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