Équipement du réseau téléphonique et politique industrielle : les contradictions d’une double ambition (1960-1986)1
p. 157-183
Texte intégral
Introduction
1Entre les années 1960 et les années 1980, le réseau téléphonique français a connu une mutation rompant avec près d’un siècle de tergiversations, de manque d’investissement et de médiocrité technique. L’action menée alors avait deux objectifs. Doter les Français d’un réseau moderne et permettre à une industrie nationale forte de se construire. L’articulation de ces deux ambitions semblait logique. Elle fut cependant difficile à réaliser dans un contexte économique changeant et des réalités politiques fluctuantes. Cette période se place également, à une échelle différente, au cœur d’une mutation fondamentale, qui voit les dispositifs de télécommunications passer de l’ère des tubes à vide à celle des semi-conducteurs.
2Inventé en 1947, le transistor ne devient en effet une réalité véritablement perceptible dans les systèmes civils qu’à partir des années 1960. Cette « transistorisation » emprunte des voies impliquant des investissements considérables tant en recherche qu’en capacités industrielles. Peu perceptible pour le grand public, elle est marquée par des étapes cruciales comme la mise au point du circuit intégré (associée au système de fabrication Planar) et bien sûr la conception du microprocesseur. Cette révolution du silicium permet l’émergence de nouveaux équipements et de nouveaux usages étroitement associés au développement de l’informatique. Il n’y a pas ici de déterminisme univoque. L’invention du transistor n’a pas été le préalable nécessaire à l’invention de l’ordinateur. Il s’agit plutôt de la montée en puissance, difficile et parfois contrariée, au cours des années 1950-1960, d’une dynamique où se constitue un ensemble de domaines fonctionnant en système. Ils s’épanouiront sous le terme de « technologies de l’information et de la communication » dans le cadre de la « numérisation ». La France est directement touchée par ces évolutions. Elle en est également, à différents moments et avec une implication variable, l’un des acteurs.
3La réalité française, qui s’inscrit dans ces tendances lourdes, est par ailleurs marquée par les temporalités spécifiques au système politique et à l’économie du pays. De la Libération aux années 1980, la France change profondément. Croissance économique, décolonisation, mutations culturelles et sociales, changements structurels dans le système politique… Ainsi, au temps long des mutations techniques se superpose celui, plus heurté, des alternances politiques. Elles donnent des repères et proposent des éléments explicatifs pour tenter de comprendre comment politique industrielle et logique d’équipement se sont croisées, télescopées, complétées. À partir de 1958, des majorités clairement définies permettent à des politiques s’inscrivant dans la durée de se mettre en place. Elles marqueront le domaine des télécommunications jusqu’au tournant libéral de la fin des années 1980. Des années 1960 au milieu des années 1980, une période cohérente peut donc être abordée pour analyser les relations entre développement du réseau français et politique industrielle. Le milieu des années 1970 apparaît dans cette perspective comme un moment clé de l’histoire du téléphone français. Alternance politique, changements générationnels dans le corps des Télécommunications, choix techniques font de cette époque une véritable charnière. Elle est le pivot d’une histoire qui sera donc abordée en deux temps principaux.
I. Politique industrielle (années 1960-1974)
A. Une recherche en construction, une industrie au potentiel inégal
4De la fin des années 1950 au début des années 1970, deux dynamiques fondées sur une volonté d’indépendance marquent le domaine des télécommunications.
5La plus fondamentale est exprimée par la puissance publique et s’appuie sur la conviction qu’il n’y a pas d’indépendance politique sans véritable puissance industrielle. Cette idée, dont les origines pourraient être identifiées bien en amont du xixe siècle industriel2, s’impose plus nettement à partir de l’entre-deux-guerres. Elle intègre de manière plus forte à partir des années 1930 que l’axe indépendance nationale/puissance industrielle doit s’appuyer sur une recherche publique ambitieuse. La création en 1938 du Centre national de la recherche scientifique appliquée (CNRSA) et celle du Haut Comité de coordination de la recherche scientifique et technique (HCCRST), puis, en octobre 1939 celle du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), marquent un tournant non dénué d’hésitations. La débâcle de mai-juin 1940 démontre tragiquement la justesse de vues adoptées tardivement, tout comme la victoire alliée en 1945 livre au regard une Amérique dont les armes sont forgées par la recherche menée au plus haut niveau. De la création en 1941 de l’Institut national d’hygiène, ancêtre de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) aux créations du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), de l’Office national d’études et de recherches aéronautiques (Onera) en 1945, de l’Institut national de recherche en agronomie (Inra) et de l’Institut national d’études démographiques (Ined) en 1945-1946, la recherche ne quittera plus l’agenda politique.
6Une autre dynamique est portée, à une échelle différente, par la volonté d’émancipation des hommes des télécommunications à l’égard des postiers dont ils jugent la suprématie au sein de l’administration des PTT néfaste. Cette vision s’enracine, dès le début du xxe siècle, dans une volonté de différenciation à travers un investissement croissant dans la recherche. La création, en 1916, par l’administration des PTT du service d’Étude et de Recherche technique (SERT) marque ainsi l’émergence d’une structuration de la recherche en télécommunications. L’initiative reste modeste et le service est rattaché à l’École supérieure des PTT. Entre les deux guerres, d’autres évolutions confirment cette importance croissante de la recherche, sans cependant qu’une initiative de grande ampleur ne concrétise cette tendance3. La création du CNET par la loi du 4 mai 1944, confirmée quelques mois plus tard par le Gouvernement provisoire, marque un véritable tournant. Celui-ci n’est cependant pas dénué d’ambiguïté pour les ingénieurs des Télécoms. Si l’importance stratégique des télécommunications est reconnue par cette initiative, le statut interministériel du CNET ramène en revanche l’administration des PTT à un rôle de simple partenaire d’un projet plus large, impliquant notamment les militaires. Pierre Marzin, qui a été nommé au sein du CNET directeur de la « section particulière des PTT », s’oppose rapidement à ce principe. En 1946 cette section reprend officiellement son indépendance et devient le SRCT. Cette rupture met en évidence plusieurs éléments qui marqueront les développements futurs. Elle signale tout d’abord que la recherche est devenue un point central pour le développement des télécommunications françaises, non seulement en termes opérationnels, mais également en tant que lieu de pouvoir. Elle place la question des relations entre recherche publique et industrie privée au cœur des débats. Désormais, c’est dans une large mesure de cette relation que résultera l’organisation de la recherche. Elle pose enfin la question des relations entre l’opérateur de réseau et le développement de cette recherche. Cette dernière question est résolue en 1954 lorsque le contraste entre la réussite du SRCT et les difficultés du CNET interministériel imposera un CNET « réunifié » sous l’autorité du ministère des PTT4.
7Au cours des années 1950, les programmes de recherche sont prioritairement destinés à soutenir l’exploitation du réseau et à former les équipes en essayant de connaître, puis d’assimiler les recherches menées notamment aux États-Unis. La modernisation des lignes à longue distance grâce aux câbles coaxiaux, la mise en place des premières lignes à faisceaux hertziens, le développement des premiers semi-conducteurs français et des téléimprimeurs électroniques, la conception du premier câble sous-marin téléphonique français (Marseille, Alger) constituent quelques-uns des faits les plus marquants d’une recherche « raisonnable », à peine ternie par l’échec « flamboyant » du central L 43.
8Dans sa configuration « réunifiée », le CNET monte en puissance au tournant des années 1950-1960. Il trouve sa place et accroît sa visibilité grâce à des projets efficacement menés. L’opportunité de la décentralisation est saisie avec habileté et débouche sur la création du centre de recherche de Lannion. La première pierre en est posée le 19 mai 1960 et le 8 septembre, le général de Gaulle visite le nouveau site. L’arrivée de Georges Pompidou à Matignon, le 14 avril 1962, précède de quelques mois la première liaison satellitaire transatlantique réalisée par AT&T dans la nuit du 10 au 11 juillet 1962 en partenariat avec le CNET opérateur de la station de Pleumeur Bodou. Michel-Maurice Bokanowski, ministre des PTT, saluera, le 19 octobre 1962, « une grande victoire de la technique française », peu soucieux de s’inquiéter du fait que l’ensemble du matériel avait été importé des États-Unis.
9La situation de l’industrie française est en effet quelque peu en retrait au regard des ambitions nationales. En matière de télécommunications, où les choix budgétaires et industriels des années 1930 avaient déjà fragilisé le niveau technologique du pays5, un rapport estimait en 1945 le retard de la technique française à huit ans, les militaires, plus sévères, l’estimant quant à eux à 10 ans6. Quinze ans plus tard, elle reste encore vulnérable en raison de sa trop faible concentration et de structures de financement particulièrement fragiles. En 1960, son chiffre d’affaires pour le matériel électronique professionnel s’élevait à 650 millions de francs, dépassant celui de la RFA (650 millions), proche de celui du Japon (930 millions) mais loin encore de la Grande-Bretagne (2,35 milliards) et bien sûr des États-Unis (35 milliards). Le secteur se réorganise autour de deux grandes entreprises au cours des années 1960 : la Compagnie générale d’électricité et Thomson-CSF, issue en 1967 de la prise de contrôle de la Compagnie générale de télégraphie sans fil par Thomson-Houston7. La CSF est extrêmement dépendante des commandes publiques et d’investissements de plus en plus coûteux en recherche, et cette « victoire » plonge en fait Thomson dans d’importantes difficultés financières. Celles-ci la contraignent à recentrer ses activités et à envisager un retrait progressif du domaine des courants forts (désengagement d’Alsthom), compensé par une montée en puissance dans l’informatique (leadership au sein du plan Calcul). Pour déployer une telle stratégie, dans un contexte politique où il n’est pas concevable de négocier la vente d’actifs avec des groupes étrangers, l’entreprise de Paul Richard doit absolument s’entendre avec la CGE. Les accords résultant des négociations menées par les deux groupes sont annoncés officiellement le 5 juin 1969. Ils seront connus sous le nom du « Yalta de l’électronique ». Laissant à Thomson le leadership dans l’informatique, la CGE concentre ses efforts sur les télécommunications et tout particulièrement sur le téléphone public et privé. Alors que la CGE sera libre dans les télécommunications civiles, Thomson devra s’accommoder de la présence de sa rivale dans le domaine informatique.
10Comme dans d’autres domaines, une bonne articulation entre les efforts de la recherche publique et les choix stratégiques de l’industrie privée devait être favorisée.
B. Appuyer le développement industriel sur la recherche publique
11La question de l’articulation entre le CNET et l’industrie s’était posée dès sa création. Henri Jannes, son premier directeur, avait mis en place une politique autoritaire très mal perçue par les industriels. Sa doctrine était fondée sur la logique d’un opérateur soucieux d’obtenir les meilleurs prix de la part de ses fournisseurs. Non dénuée d’éléments idéologiques, la politique d’Henri Jannes tenta d’inscrire la relation avec les industriels comme la résultante d’un rapport de force favorable à la puissance publique. Pierre Marzin souhaitait au contraire un véritable partenariat entre opérateur et manufacturiers, susceptible de permettre la création d’un contexte favorable à l’émergence d’une industrie nationale puissante et autonome. Il peut appliquer ces idées à la fin des années 1950. Les enjeux les plus importants étaient reliés au développement du téléphone dans l’espace national avec deux grands domaines, la transmission et la commutation. Les collaborations entre le CNET et l’industrie s’étaient développées de manière significative pour la mise en œuvre de technologies innovantes en transmission dès les années 1950. En ce domaine, le niveau des entreprises françaises était tout à fait digne. La CSF dans les faisceaux hertziens et l’implication certes encore modeste mais résolue de la Compagnie générale d’électricité dans les télécommunications spatiales marquaient une amorce de collaboration bien plus ambitieuse que par le passé entre la recherche publique et l’industrie privée.
12En revanche, la commutation, presque totalement dépendante des brevets américains ou suédois, restait un point noir8. En avril 1957, informé par une mission d’ingénieurs des progrès réalisés outre-Atlantique par AT&T en matière de commutation électronique, Pierre Marzin crée un nouveau département du CNET appelé RME, Recherche sur les machines électroniques. Sa mission : concevoir un système français de commutation électronique qui permettra de numériser les réseaux et d’équiper enfin le pays comme il en a besoin. Deux directions s’offraient aux chercheurs. La plus audacieuse rompait totalement avec les anciens centraux. La plus « raisonnable » s’appuyait sur les anciens équipements pour en améliorer les performances grâce à des calculateurs électroniques. Deux fers sont mis au feu. Le spatial (système intermédiaire) dans les laboratoires parisiens, le temporel (système radicalement neuf) au centre de recherche de Lannion. L’équipe de Lannion, menée par Louis-Joseph Libois, développe le projet Platon et le succès est au rendez-vous. Pour la première fois dans le monde, un autocommutateur temporel fonctionnait à Perros-Guirec en 19709. L’administration des PTT a associé très précocement la CGE à ces projets afin de lui permettre de devenir à terme un acteur industriel majeur. Cet accompagnement se structure en deux volets. Le premier consiste à faciliter la montée en puissance de la filiale du groupe spécialisée en téléphonie, la compagnie industrielle des téléphones (CIT) en l’adossant à Ericsson dans les systèmes de commutation électronique spatiale. Un GIE, dénommé Citerel est créé et piloté par la CIT pour mettre les moyens de recherche en commun. Parallèlement, la fabrication des équipements plus classiques réalisés en commutation par CIT sous licence d’Ericsson était coordonnée. « Ainsi associées, souligne Yves Bouvier, les deux entreprises contrôlaient plus de la moitié du marché français des centraux de commutation publique, dépassant pour la première fois les filiales d’ITT10. »
13La CIT se renforce de la sorte financièrement mais peut également acquérir l’expérience de l’industrialisation à grande échelle. Comme l’affirme Georges Pébereau dès 1970, il s’agit d’anticiper « l’effort industriel que la très importante augmentation prévue des commandes de l’administration des PTT va exiger11 ». Pour renforcer cette alliance, CIT-Alcatel prit 16 % du capital de la SFTE (LM-Ericsson ne prit que 0,6 % du capital de CIT).
14Le second prépare le transfert et l’industrialisation des recherches menées au sein du programme Platon. Elle incite la CIT à se doter dans cette perspective d’une filiale spécifique. Cela est fait en 1965 avec la création de la Société lannionnaise d’électronique (SLE), le conseil d’administration de la CGE. Voyant dans cette structure : « une coopérative d’études communes au Centre de recherches et à la CIT dans le domaine des techniques d’avant-garde des télécommunications (impulsions codées). La juxtaposition des bâtiments de la Lannionnaise et de ceux du CNET a permis de créer une liaison très efficace avec l’administration12 ».
15La concrétisation des espoirs placés dans Platon avec le développement du E10, incite la CIT et Ericsson à faire converger ces deux pistes. De nouveaux accords sont donc signés en juin 1972 sous l’impulsion de l’administration des PTT. Les moyens d’étude furent regroupés au sein de la SLE-Citerel, Ericsson détenant via sa filiale française un tiers des parts, deux autres tiers revenant à CIT-Alcatel. Au-delà des études, la SLE-Citerel devait également assurer la fabrication et les ventes des matériels de commutation électronique jusqu’en 1980. Rationalisation et concentration des efforts étaient donc associées à un véritable accord stratégique entre la CGE et Ericsson. L’entreprise suédoise se voyait associée au développement d’une technologie très innovante sur le marché français avec la bénédiction de l’administration des PTT qui prévoyait de passer la moitié des commandes de matériels de commutation dans cette technique pour la période 1972-1980. Elle s’engageait parallèlement à s’entendre avec CIT-Alcatel pour toute opération d’exportation dans le domaine de la commutation électronique13.
16Le plan tel qu’il était en place au début des années 1970 consistait donc à préparer technologie et capacité de production françaises pour équiper le pays. Le succès de ce dispositif reposait sur trois éléments principaux. Une industrialisation rapide et efficace du prototype Platon pour qu’il devienne le fer de lance d’un grand programme d’équipement du pays, base de départ pour conquérir les marchés à l’exportation, le maintien d’un modus vivendi entre la CGE et Thomson pour gérer de manière harmonieuse les efforts industriels, la persistance d’une certaine « patience » de la société française face à la pénurie de téléphones pour ne déclencher l’effort d’investissement considérable que lorsque le dispositif serait opérationnel. Aucun de ces éléments n’est pourtant confirmé par les évolutions observées au cours de la première moitié des années 1970.
C. Difficultés, tensions : la mécanique se grippe
17Le socle technique prend trop de temps à être consolidé. Le développement industriel du central E10, dérivé de Platon, engagé à partir de 1970, s’avère difficile. Intégration au réseau et développement cohérent avec l’évolution plus générale de l’électronique et de l’informatique rendent le processus particulièrement ardu. L’équipement doit ainsi être adapté et fiabilisé en fonction des contraintes d’un réseau conçu sur des principes totalement différents. L’introduction de l’innovation se heurte également aux contraintes de l’exploitation. Les responsables régionaux des Télécommunications se montrent plutôt réticents à l’idée d’adopter le E10 alors que le système électromécanique Crossbar, bien rôdé, leur permet d’arriver à moindre coût et sans risques à des résultats qu’ils estiment comparables. La commercialisation du E10 est donc rendue complexe par la nécessité de convaincre les exploitants et de « prouver » l’adaptabilité de la nouvelle technologie. Il y a donc une véritable tension au sein même de l’administration des Télécommunications, les tenants du E10 devant convaincre l’ensemble des parties prenantes de la justesse de leur choix. Ce processus entraînera la multiplicité d’efforts parfois peu productifs, comme l’installation d’un central E10-A à Poitiers, lieu mal adapté pour déployer un système encore jeune14. La validation « économique » doit, en effet, accompagner la validation technique. Le temps et l’argent dépensés pour ce processus ne servent qu’à prouver la compétence technique des équipes et la réussite technique, mais non à améliorer le matériel. Le E10-A restait, par ailleurs, très marqué par les technologies employées à la fin des années 1960. Une redéfinition radicale devait être réalisée pour exploiter pleinement les possibilités de la commutation temporelle. Au sein de CIT-Alcatel, François Tallegas et Christian Fayard en seront les principaux artisans dans la seconde moitié des années 1970.
18À la même époque, les Français réclament un équipement téléphonique digne de ce nom. Alors que la mise au point de la technologie française n’est pas aussi rapide qu’escomptée, la « patience », toute relative, de la société s’épuise rapidement. S’il ne s’agit pas encore d’exaspération, le mécontentement devient de plus en plus fort et est exprimé de manière plus structurée. Une nouvelle « crise du téléphone » est ainsi ouverte dans un pays qui change à grande vitesse. La création de l’Association française des utilisateurs de télécommunications (Afutt) en 1969 souligne que la pénurie de téléphones devient difficilement supportable. L’association alerte l’État dans une lettre adressée dès 1969 à Georges Pompidou. En 1971, elle évalue à deux points de PNB l’impact négatif du sous-équipement français sur l’économie. Les recherches menées par le CNET n’ont encore guère de conséquences pour les citoyens-usagers qui se demandent, chaque jour plus nombreux, quand ils auront, enfin, leur propre téléphone. 1,2 million de demandes d’abonnements nouveaux sont en instance au 31 décembre 1974. Alors que le trafic augmente à un rythme bien plus soutenu que lors de la décennie précédente (il triple entre 1963 et 1974), le réseau apparaît de moins en moins adapté. Les infrastructures ont été largement modernisées, mais cet effort a concerné principalement les transmissions, le goulot d’étranglement que constituent les centraux de commutation reste, lui, bien réel. Alors que les Français qui disposent du précieux combiné s’en servent de plus en plus, et que ceux qui n’en ont pas trépignent d’impatience, les chansonniers ont beau jeu de persifler que la moitié des Français attend la tonalité pendant que l’autre moitié attend d’avoir sa ligne. Il y a désormais urgence. L’accélération des premières années de la décennie 1970 est sensible. 530 000 lignes de téléphones sont ouvertes en 1973, contre 150 000 dix ans plus tôt. Face à une demande qui explose – 870 000 demandes d’ouverture de lignes en 1973 –, il faut cependant encore accélérer le rythme.
19Face à ces besoins, le dispositif industriel s’avère peu cohérent sous l’effet de rivalités trop difficiles à contenir. L’entente cordiale entre les deux grands groupes de l’électronique française est le dernier élément de fragilité du dispositif à apparaître15. Le « Yalta » de 1969, qui devait définir les domaines d’action pour cinq ans et donner une certaine stabilité au dispositif français, apparaît rapidement comme un socle par trop fragile. Les relations entre la CGE et Thomson-CSF, structurellement compliquées16, se sont dégradées à mesure que les conséquences du partage s’avéraient de plus en plus funestes pour le groupe dirigé par Paul Richard. Comme le traité éponyme, ces accords portaient en germe les affrontements futurs17. Les retombées des accords de 1969 apparaissent, en effet, décevantes pour Thomson. Le domaine informatique, dont il a le leadership dans le cadre du plan Calcul, est exposé à la concurrence internationale et la CII, dont il est l’actionnaire principal, rencontre des difficultés considérables. La situation financière du groupe se dégrade dangereusement. Alors que ses marchés profitables se réduisent (notamment le militaire), il voit en effet la charge liée à ses engagements vis-à-vis de l’État croître de manière difficilement supportable. SECAM, plan Calcul, composants, le groupe électronique est un élément majeur de la politique industrielle du pays dans les domaines de haute technologie, mais ce qui aurait pu constituer pour elle une opportunité extraordinaire s’est au fil des difficultés transformé en un véritable cauchemar. Deux lignes s’opposent alors au sein de l’entreprise. André Danzin, qui porte la culture de la CSF récemment absorbée, milite pour un engagement plus vigoureux de l’État en faveur du secteur des composants. Les financements qui en résulteraient pourraient profiter à Thomson-CSF, dont les capacités de recherche sont importantes dans ce domaine. Roger Schultz, proche de la Banque de Paris et des Pays-Bas, vice-président-directeur général, réclame, quant à lui, le désengagement de certains secteurs, associé à une gestion beaucoup plus rigoureuse. Les divergences s’ébruitent, des clans se forment et le départ de Paul Richard est évoqué par certains. Roger Schultz rallie alors la CGE et tente de lancer un processus de fusion entre celle-ci et Thomson18. L’opération est préparée en grand secret avec Georges Pébereau et aboutit à un projet accepté par les deux présidents.
« Les positions respectives d’Ambroise Roux et Paul Richard furent les plus délicates à régler, témoigne Georges Pébereau, mais Paul Richard débloqua la situation en acceptant d’être président d’honneur du futur groupe. Toutes les questions matérielles le concernant furent réglées, jusqu’aux caractéristiques de son bureau et l’emplacement de celui-ci rue de la Boétie. »
20Ce dispositif, conçu dans un contexte un peu particulier, ne reçut cependant pas l’agrément du pouvoir politique. La fusion entre les deux groupes avait certes été envisagée par l’Élysée19 au début du mandat de Georges Pompidou, mais ce projet ne semblait plus acceptable. La fusion écartée, la santé de Thomson n’en restait pas moins un véritable problème pour le pouvoir au cours de l’année 1972. Pour sauver le groupe, un changement de management est envisagé par l’Élysée qui songe à Marcel Boiteux pour remplacer Paul Richard. Il sera repoussé, puis abandonné. Paul Richard a gagné le temps nécessaire et fait jouer ses appuis. À la fin de l’année, soutenu, semble-t-il, par Jean Charbonnel, ministre du Développement industriel et scientifique, il est confirmé et obtient un accord de principe pour que Thomson puisse revenir dans la téléphonie et profiter ainsi des commandes publiques.
21Si les proximités entre les hommes ont joué un rôle dans ce rebondissement, le changement de stratégie de l’État explique de manière beaucoup plus fondamentale ce retournement de situation qui voit Thomson « arrachée » aux griffes de la CGE. Alors que le marché des PTT atteindra 15 milliards de francs en 1975, il paraît en effet difficilement acceptable pour l’Élysée de voir de tels flux converger vers la seule Alcatel. L’idée d’une entreprise tenant dans son périmètre l’ensemble des dossiers stratégiques menés par l’État (informatique, télécommunications, transports, électricité) n’était pas acceptable et les positions du ministère des Finances et de l’Élysée semblent s’être rejointes pour aboutir finalement à un statu quo. La solution du « champion national » n’avait en tout état de cause été acceptée que de manière transitoire par l’Élysée20. Les PTT avaient besoin d’une marge de négociation et devaient pouvoir, à plus ou moins court terme, s’adresser à plusieurs fournisseurs nationaux.
22Cette nouvelle donne trouve un début de concrétisation lorsque le comité interministériel du 25 janvier 1973, présidé par Pierre Messmer, en présence de Valéry Giscard d’Estaing, Hubert Germain et Jean Charbonnel, confirme l’accélération de l’équipement téléphonique et l’associe à l’entrée de nouveaux groupes français sur ce marché (Thomson, SAT, Matra, EMD…)21. Ce retour doit s’effectuer dans une relative concertation et en tout cas dans un ordre suffisant pour écarter les conséquences de luttes fratricides sur les marchés étrangers, entre des entreprises par trop fragiles pour se permettre de tels risques. Cette vision pacifiée semblait quelque peu illusoire pour Thomson et la CGE. « Nous préférons la paix mais nous nous préparons à la guerre », déclarait ainsi Georges Pébereau dès mars 197322. En décembre 1973, avec, comme le prévoyait la convention, un préavis d’un an, Paul Richard avertit Ambroise Roux que les accords de « Yalta » ne seraient pas renouvelés à leur échéance du 31 décembre 1974. Si la perspective, à vrai dire peu crédible, de voir apparaître un « État dans l’État » était écartée, l’opportunité d’une clarification des positions et d’une véritable mise en ordre de l’industrie française de haute technologie était néanmoins perdue.
23L’évolution a donc été très sensible entre les dispositifs adoptés jusqu’au début des années 1970 et ceux mis en place progressivement à partir du début de la décennie. L’équipe de Georges Pompidou, consciente des tensions créées de manière croissante dans le tissu social par le manque de téléphones, avait accéléré l’équipement. L’effet restait limité tant qu’il ne pouvait être adossé à une industrie nationale porteuse de sa propre technologie et capable d’exporter. Mais l’incertitude technologique demeurait, rendant toute réorganisation du marché français des télécommunications délicate. Le décès de Georges Pompidou entraîne une rupture non anticipée par la plupart des acteurs et brise la continuité des politiques menées depuis les années 1960. L’élection présidentielle de 1974 voit pour la première fois la question du téléphone directement intégrée au débat politique et l’Afutt contraint les candidats à s’engager en faveur d’un plan de rattrapage du téléphone23.
II. Politique et industrie (1974-1986)
24Après une campagne qui voit le camp gaulliste se diviser et, pour une part, rallier la candidature du chef des Républicains indépendants, Valéry Giscard d’Estaing est élu président de la République le 19 mai 1974 avec 50,8 % des suffrages exprimés. Cette victoire rebat les cartes du jeu politique et entraîne une véritable alternance, au sein même de la droite de gouvernement, touchant, pour la première fois depuis le début de la Ve République, un ensemble large d’institutions. Le changement, la jeunesse ont été les arguments clefs d’une campagne appelant « Giscard à la barre ». Le 1er mai 1974, à quatre jours du premier tour de la présidentielle, Johnny Hallyday, accompagné de Danièle Gilbert et Chantal Goya, était ainsi venu offrir du muguet à Anne-Aymone Giscard d’Estaing sous l’objectif des photographes24. Quelques jours plus tard, Johnny, l’idole des jeunes, sera présent avec Dani, Sheila et Mireille Mathieu au dernier meeting de VGE25. Le nouveau président exigera donc des évolutions rapides, un changement visible et un rajeunissement conforme à son image.
A. Opportunités de carrière et nouvelle gouvernance du téléphone
25Valéry Giscard d’Estaing portera un nombre considérable de réformes fondamentales pour la société française. L’ancien ministre des Finances voit, bien évidemment, dans l’économie l’un des chantiers primordiaux de cette modernisation. Pour adapter l’économie française aux impératifs de la concurrence internationale en mettant en rapport objectifs et potentiel, un « redéploiement industriel » est ainsi décidé26. Convaincu que l’industrie française n’est pas en mesure de maîtriser l’ensemble des domaines techniques, le gouvernement définit des secteurs d’excellence sur lesquels l’effort de recherche et d’investissement devra être concentré. L’approche n’est donc plus globale et liée à l’indépendance du pays en matière de technologie, mais fondée sur l’adaptation à la nouvelle division internationale du travail, analysée notamment par Raymond Barre, et qui s’inscrit dans une vision plus libérale de l’économie internationale. Elle implique une mobilisation sélective du potentiel industriel national destinée à maintenir les positions commerciales françaises dans un environnement de plus en plus concurrentiel27. Trop d’État, affirme-t-on en substance, trop d’ambition également. La politique dite des « créneaux » symbolisera cette volonté de mieux concentrer le potentiel limité d’une puissance devenue « moyenne ».
26Pour le domaine des Télécommunications, cette vision pouvait entraîner des décisions très concrètes pour la CGE et Thomson, très liées aux commandes publiques. La nouvelle situation politique semblait d’autre part, et pour des raisons moins conceptuelles, redéfinir les rapports de force entre les deux grandes entreprises. Il se murmurait que l’Élysée serait désormais beaucoup plus favorable au groupe de Paul Richard qu’à celui d’Ambroise Roux. Ce dernier, persuadé que l’élection présidentielle était déjà acquise au profit de Jacques Chaban-Delmas, avait soutenu l’ancien Premier ministre de façon concrète et visible, choisissant pour une fois le camp du perdant. La nouvelle approche de l’Élysée pouvait également redéfinir les principes de développement du téléphone et, peut-être, permettre une nouvelle distribution des rôles entre État et secteur privé pour l’exploitation du réseau. Valéry Giscard d’Estaing, dans la lettre des Républicains indépendants, avait pris position dès 1967 en faveur d’une « compagnie nationale du téléphone ». Yves Guéna, ministre des PTT, soutenu par Michel Debré, alors ministre des Finances, s’y était opposé. Sans qu’il soit possible de savoir s’il plaçait le père de la Constitution de la Ve République dans une telle catégorie, Valéry Giscard d’Estaing s’était indigné de voir ainsi « toutes les forces du conservatisme, de la routine et de la paresse d’esprit… » se « liguer » contre le changement qu’il préconisait en se réclamant du « courage à réformer le réel ». Au-delà de la posture politique, ce texte reflétait à bien des égards la manière dont l’administration des PTT pouvait être perçue, ou du moins présentée, par un courant se réclamant d’une inspiration libérale. La juxtaposition des administrations postale et des télécoms, la puissance des syndicats, le sous-financement du secteur, tous les problèmes étaient en fait amalgamés pour stigmatiser une structure présentée comme archaïque et handicapante pour le pays. Georges Pompidou n’avait pas été hostile à l’idée d’une réforme, mais il s’était en son temps montré réaliste dans l’appréciation de sa faisabilité politique.
27Quelques années après avoir écrit ces lignes, Valéry Giscard d’Estaing, depuis l’Élysée, portera d’ailleurs un regard beaucoup plus prudent sur ces questions. Ses déboires dans la réforme de l’ORTF l’alerteront, en effet, rapidement sur la difficulté à s’attaquer à des dispositifs arrimés au compromis gaullo-communiste issu de la Libération et défendus par des personnels très impliqués. La présence à Matignon de Jacques Chirac ne contribuait d’ailleurs guère à favoriser de tels projets. Faute de pouvoir envisager une réforme globale des PTT, l’équipe de l’Élysée tient cependant avec le sous-équipement du pays un sujet qui peut susciter des retours très favorables dans l’opinion, et cela sans véritable risque politique ou social. Il faut pour cela agir vite et obtenir des résultats rapides pour marquer un changement rapidement perceptible avec la période précédente. Pour la nouvelle génération d’ingénieurs, cette situation constitue une opportunité presque inattendue. Pierre Marzin avait au cours des années 1960 instauré un cursus honorum informel, où la direction du CNET constituait en quelque sorte un statut de dauphin pour l’accession au poste de directeur général des Télécommunications. En devenant directeur général des Télécommunications en 1968, Pierre Marzin avait appelé Louis-Joseph Libois pour lui succéder à la direction du CNET. Jacques Dondoux succédait alors à L.-J. Libois à la tête du département RME, fer de lance des recherches en commutation électronique. Le centre de recherche était devenu le centre de gravité du corps28. Par lui s’établissait la légitimité. Lorsque Pierre Marzin, atteint par la limite d’âge, quitte ses fonctions, c’est tout naturellement Louis-Joseph Libois qui lui succède en 1971 et c’est Jacques Dondoux qui devient directeur du CNET. À ce rythme lent et prédéterminé des successions, la nouvelle donne politique pouvait substituer de nouvelles pratiques, permettant une accélération des carrières et l’accession aux responsabilités d’une nouvelle génération. Le « temps des jeunes », promu par le nouveau président à l’Élysée, ne devait-il pas, fort logiquement, trouver son pendant avenue de Ségur… ? De telles perspectives ne pouvaient déplaire à Gérard Théry. Admis à l’École polytechnique en 1952, il rejoint le corps des télécoms. Sa carrière n’est pas celle d’un chercheur ni d’ailleurs celle d’un organisateur de la recherche. Il n’entre au CNET qu’en 1962, à Issy-les-Moulineaux. Il prend cependant rapidement ses distances avec le centre de recherche en répondant « à une proposition faite aux hauts fonctionnaires d’intégrer pour un temps l’administration territoriale en province et se retrouve chargé de mission auprès du préfet de Lorraine ». Il retourne au CNET en 1967 « et trouve que cette fois, Marzin le considérait tandis qu’à son premier passage il avait eu l’impression de n’être “rien du tout”29 ». À la même époque, Jacques Dondoux, qui est l’aîné de deux ans de Gérard Théry, suit un parcours apparemment identique – polytechnicien, il intègre le corps des télécoms – mais fondamentalement différent, puisqu’il rejoint le CNET dès 1956. Tandis que Gérard Théry, chef du service des programmes et des études économiques, puis directeur des Télécommunications de Paris, tisse des liens politiques et se forge la réputation d’un manager énergique du réseau, Jacques Dondoux fait partie de l’équipe qui à Lannion mène le programme de recherche en commutation temporelle. Deux profils donc très différents dessinés par deux hommes dont la qualité exceptionnelle et le caractère affirmé ne faisaient de doute pour personne. Jacques Dondoux apparaît bien comme l’héritier légitime de Louis-Joseph Libois lorsque celui-ci quittera le poste de directeur général des Télécommunications. Sa nomination à la direction du CNET est le sacrement qui lui permettra, le jour dit, d’accéder au poste marqué par l’empreinte de Pierre Marzin. La volonté de changement exprimée par l’équipe de Valéry Giscard d’Estaing rend cette perspective plus proche que l’âge et les succès de Louis-Joseph Libois ne le laissaient présager. L’homme du numérique symbolise la période antérieure et donc, paradoxalement si l’on prend en compte sa vision très moderne du réseau, le passé. Ses convictions sont connues et, s’il n’est pas homme de conflit, on sait qu’il ne les bradera pas. Pierre Lelong, secrétaire d’État aux PTT, reflétera sans doute ainsi le point de vue de l’Élysée lorsqu’il témoignera quelques années plus tard : « Je savais qu’avec Libois, rien ne pourrait changer et qu’on ne pouvait discuter de rien ». C’est sans doute sur ce thème qu’une campagne est menée contre le directeur général des Télécommunications. Il doit quitter son poste en octobre 1974. La note rédigée par François Polge de Combret, conseiller technique de Valéry Giscard d’Estaing et qui annonce le nom de son successeur en est un reflet : « Monsieur Théry… jouit d’une remarquable réputation, à la différence de Monsieur Libois ». L’argumentaire est court… mais Gérard Théry est nommé le 16 octobre 1974 directeur général des Télécommunications. Au-delà des trajectoires personnelles, cette décision concrétise et rend très visible une volonté de rupture avec l’époque précédente. Elle place à la tête des Télécommunications françaises un homme dont l’expérience s’est forgée dans le développement opérationnel des réseaux et qui connaît bien les arcanes de la haute administration. Elle déplace le socle de la légitimité de la recherche vers les réseaux opérationnels et la gestion. C’est dans cette logique que s’inscrit la mise à l’écart de Jacques Dondoux. Celui-ci, « que les ministres ou secrétaires d’État des Postes et Télécommunications avaient, selon François Polge de Combret, du mal à contrôler », est remplacé par son adjoint, Émile Julier. Cette double décision et ses modalités d’exécution marqueront profondément le milieu et laisseront des cicatrices qui ne favoriseront pas l’efficacité de l’action publique30.
B. Une politique industrielle illisible et la réussite éclatante du « rattrapage téléphonique »
28La volonté d’accélérer de manière très forte l’ouverture des lignes devient la priorité absolue. Elle implique une remise à plat de la stratégie. Il en résultera un nouveau dispositif destiné à accroître la concurrence sur le marché français et donc à réduire le coût du financement des équipements. Une nouvelle structure, la direction des Affaires industrielles (DAI), est créée. Jean-Pierre Souviron, ingénieur des Mines, en prend la direction. Un ensemble de décisions convergent pour réduire le pouvoir du CNET en séparant très clairement la recherche, le contrôle des prix et la politique industrielle.
« L’originalité du CNET consistait, en effet, dans la liaison constante, organique même, entre techniciens de la recherche, du développement (sous-traité à l’industrie et piloté par marché d’études), du contrôle technique et économique (contrôle des prix de revient), des études technico-économiques (analyse de la valeur), de l’ingénierie et de l’assistance aux services d’exploitation (utilisation des systèmes dans le réseau des télécommunications)31. »
29L’articulation entre équipement du pays, choix technologiques et politique industrielle fondée sur l’indépendance nationale est reconsidérée, sinon dans ses objectifs, du moins dans ses modalités et ses temporalités. La priorité donnée à la recherche et à la promotion d’une technologie française qui en serait issue s’estompe au profit d’une gestion qui se veut plus rigoureuse afin de permettre l’équipement rapide du pays tout en contrôlant les coûts. Les logiques qui guidaient jusqu’alors les convergences entre le CNET et la politique industrielle sont abandonnées. En 1974, ses particularités, longtemps considérées comme des atouts précieux32, devinrent brutalement autant d’archaïsmes. Ses relations avec l’industrie sont au cœur de la critique. La manière dont était organisé le marché, la protection accordée à certaines entreprises françaises, pour tout dire cette porosité intellectuelle et politique existant entre les deux univers, ne pouvaient plus s’inscrire dans une vision de l’économie où le marché apparaissait comme la panacée à tous les excès d’une politique de l’arsenal à la française.
30Le milieu est donc placé sous tension. Les nouveaux responsables estiment qu’une rupture vigoureuse avec les anciennes pratiques peut seule permettre la réalisation des objectifs qui leur sont fixés. La volonté du nouveau directeur général des Télécommunications de « faire prendre le virage à l’ensemble des responsables33 » laisse penser que la nature des décisions prises en 1975 mais également la manière de les exprimer et de les imposer étaient l’occasion de marquer fermement la prépondérance de la nouvelle direction sur ses cadres et sur les chercheurs du CNET, mais également sur les partenaires industriels.
31Cette tension s’installe en effet de manière duale, au sein de l’administration des Télécommunications, d’une part, avec les industriels, d’autre part. La nomination d’un ingénieur des Mines à la tête d’une structure supervisant la majeure partie d’un domaine relevant traditionnellement du corps des télécommunications n’était pas anodine. Vexatoire pour certains, mal adaptée pour d’autres, elle signifiait que la politique industrielle relevait de logiques dépassant largement le périmètre des télécommunications. Le témoignage qu’avait délivré Jean-Pierre Souviron lors du colloque de 1997 qui avait vu les acteurs s’engager dans un débat parfois tendu sur les années 1970, reflète cet état d’esprit. Il souligne ainsi la volonté « lucide » de Gérard Théry d’introduire du « sang neuf » à la direction générale des Télécommunications.
« Du sang qui ne soit pas nécessairement celui du corps des télécommunications. Les ingénieurs du CNET m’interdisaient de parler du téléphone parce que je n’étais pas un ingénieur issu du corps des Télécommunications et ils ajoutaient : « Nous sommes mariés avec le téléphone, nous en ferons encore dans vingt ans et toi non ». On pensait que j’étais disqualifié pour m’intéresser au téléphone français. »
32Gérard Théry, n’estimant pas le central produit par Alcatel en mesure de satisfaire, dans des délais satisfaisants, les besoins de ce plan, jugea qu’il était indispensable de pouvoir compter sur d’autres matériels. Conséquence de cette analyse, en grande partie fondée, le choix de la commutation temporelle est remis en cause. Au-delà des mesures nécessaires, le E10 est publiquement, voire ostensiblement remis en cause. Un appel d’offres international est décidé pour pallier ce qui peut être interprété comme une défaillance. Son lancement, analysé par Yves Bouvier34, fit l’objet d’un véritable débat interne à l’administration. Ses détracteurs signalèrent que le principal inconvénient tenait précisément aux contraintes qui pèseraient sur l’exportation des matériels français « car l’introduction d’un système étranger sera interprétée à coup sûr comme une insuffisance de la technique nationale. Une telle suspicion aurait certainement de graves conséquences35 ». La procédure, en retenant la génération intermédiaire dite « spatiale », par opposition au tout électronique « temporel », excluait en effet de facto la technologie française de l’appel d’offres. La CGE, qui, en liaison étroite avec la DGT, avait misé depuis des années sur le temporel, était totalement incapable de répondre seule à cette consultation. CIT-Alcatel, dans la plus complète précipitation, doit trouver un allié capable de lui offrir la technologie spatiale retenue par la puissance publique. Thomson, revenue de trop fraîche date sur le domaine, ne disposait pas d’un système de commutation commercialisable. Pour fabriquer malgré tout « français » tout en écartant Alcatel, une solution fort peu libérale est mise en œuvre. Ericsson, jusqu’alors associée, avec la bénédiction de l’administration, aux initiatives d’Alcatel est « invitée » à céder une large part de ses actifs français pour doter en catastrophe Thomson des capacités de production dont elle ne disposait pas. ITT est convaincue d’agir pour la même « cause » en cédant sa filiale française LMT à Thomson. Pour sceller cette affaire, la DGT s’engage à adopter son système de commutation spatial, le Métaconta. Tout n’était pas pour autant réglé. Thomson, sans aucune expérience de la téléphonie, se trouvait en effet confrontée à la tâche périlleuse d’absorber les filiales françaises de groupes internationaux intégrés. Comme l’analysa Georges Pébereau :
« La situation était très déstabilisante pour nous. Alors que le système E10, développé avec le CNET, commençait à gagner ses lettres de noblesse dans le monde, il était déventé par la DGT, qui lui opposait et lui préférait le système moins performant, développé par ITT, qui était son principal concurrent sur les marchés mondiaux. Les ingénieurs voyaient des années d’efforts jetées aux orties. Un insondable sentiment de gâchis envahit nombre d’entre eux ».
33La gestation puis la gestion, de 1974 à 1976, de ce montage quelque peu baroque sont décrites de manière précise par Alain Le Biderder, comme une « pièce en quatre actes ». Les « ministres passent mais le directeur général des Télécommunications reste », sans que cela garantisse d’ailleurs la lisibilité d’une politique marquée par les « coups de théâtre », les « volte-face » et les « dénouements provisoires ». Pour faire céder les grands groupes internationaux que sont Ericsson et surtout ITT, tout en tenant la CGE à l’écart du dispositif, bluffs et plans secrets s’emboîtent les uns dans les autres, au point que l’on peut se demander parfois qui tient encore le fil logique des initiatives. L’analyse du potentiel technique des différents équipements disponibles sur le marché est ainsi faite à la serpe. S’il est certain que le E10 ne peut seul assumer le développement du réseau français, il est sans doute excessif d’écrire qu’il n’en était alors qu’à l’état « artisanal ». Les témoignages des principaux acteurs en charge de la politique industrielle de ce temps sont marqués par une forme d’exaltation tant l’immensité de la tâche et sa complexité semblait mener à une sorte d’ivresse. Les logiques sont reconstruites a posteriori et les anecdotes joliment tournées. Jean-Pierre Souviron rapportera ainsi des relations pour le moins complexes entretenues avec la CGE et ITT.
« Ambroise Roux, raconte-t-il, est reçu par Norbert Ségard en ma présence. J’avais effectivement demandé aux deux groupes Thomson et CGE de faire passer un message à Harold Geneen, du style “Attention Harold, si tu continues, tu vas perdre le marché français”. J’entends encore Ambroise Roux dire à Norbert Ségard : “Monsieur le ministre, vous avez obtenu une grande victoire (je m’étonne : était-il au courant ?) : certes M. Geneen vous répond non, mais il vous répond poliment !” »
34Délice de manipuler ainsi non seulement Ambroise Roux, l’un des plus puissants patrons français et Harold Geneen, président du groupe américain ITT, qui dominait une large partie du monde, mais également le président de la République… Jean-Pierre Souviron témoigne en effet d’une véritable manœuvre d’intoxication :
« J’ai fait décider en conseil interministériel qu’on choisirait un seul système de commutation spatial et que ce système serait probablement japonais… Achille Fould me reprocha de manipuler le président de la République. Oui ai-je répondu, mais il y a des fuites en Conseil des ministres, en conseil interministériel et je me sers de ces fuites ».
35La désinformation atteindra même le Premier ministre du Japon auquel Valéry Giscard d’Estaing déclarera au sommet de Rambouillet : « Je suis heureux que nous fassions affaire en matière de téléphone36 ». Ce choix japonais ne fut jamais réellement envisagé et ne fut qu’un leurre. Georges Pébereau, comme il en témoignera, fut aussi la victime de cette opération :
« Gérard Théry […] me souffla l’idée d’une solution japonaise, laissant entendre que la DGT la verrait d’un bon œil. Nous avons alors ouvert des négociations avec NEC qui disposait du système D 10. J’ai su très tardivement que cette suggestion était un piège. Jean-Pierre Souviron m’a prévenu au moment où je prenais l’avion pour Tokyo. Il m’a dit à titre personnel que, de toute manière, Gérard Théry adopterait le Métaconta à condition qu’ITT cède sa filiale française LMT à Thomson. Nous étions sur le point de conclure avec les Japonais, qui ont ressenti de manière très amère une telle manipulation ».
36L’affaire aurait ainsi été gagnée et Harold Geneen « lâcha », et consentit à vendre sa filiale, la LMT. Curieuse reculade pour le flamboyant président d’ITT. Pourtant, comme l’analyse Le Biderder : « ITT n’est pas sorti affaibli de cet épisode ». On peut même penser que le groupe américain a réalisé une superbe affaire en cédant 67 % des actions de LMT à un prix très élevé, nettement supérieur aux cours de bourse, en refusant de céder la CGCT qui était le premier choix exprimé par les Français, en conservant la propriété des brevets pris par les ingénieurs de LMT et en obtenant l’adoption de son système Metaconta, mis au point sur crédits publics et qui sera produit par LMT et par la CGCT37 ! Dès 1976, le temporel revenait en grâce. Des investissements considérables avaient été réalisés par Thomson pour produire des centraux de technologie spatiale. Ils ne seront jamais amortis38. Il faudra attendre 1979 pour que la situation semble enfin clarifiée. « ITT et Thomson se partageant le spatial, Thomson et la CGE étant potentiellement concurrents pour le temporel39. » À ces « hésitations » s’oppose la réussite du « rattrapage téléphonique ».
37« La priorité était le développement du téléphone40. » Le bilan fut sur ce plan extrêmement positif. La DGT est en effet mise en ordre de marche pour gérer un effort de plus en plus intense d’équipement du réseau. Celui-ci doit être accompagné de changements profonds dans les méthodes de travail. En 1978, le nombre de lignes installées est très proche des deux millions alors qu’il n’était que d’un peu plus de 900 000 en 1975. On estime ainsi que, de 1974 à 1978, la DGT aura raccordé autant de nouveaux abonnés qu’il n’y en avait eu depuis l’ouverture des premières lignes au xixe siècle ! Gestion de la qualité, relations avec les syndicats, management : c’est l’ensemble des services qui doivent être adaptés pour concrétiser un effort sans précédent. La DGT embauche pour tenir le rythme et exploiter un réseau qui change de nature et de taille. Entre 1974 et 1981, les effectifs passent ainsi de 114 500 personnes à 160 000. Dans un tel contexte, la formation constitue un défi spécifique dont la prise en compte témoigne des continuités dans l’effort de réorganisation de la DGT. Les effectifs qui y sont consacrés doublent entre 1971 et 1974 et gardent le même rythme de progression de 1974 à 1978. Entre 1971 et 1978, on passe de 493 personnes à 2 142 pour ce domaine41. L’effort financier considérable consenti à partir du milieu des années 1970 permit à la France d’atteindre enfin un niveau d’équipement correspondant à ses besoins42. Ce réseau était à la fin des années 1980 le plus numérisé du monde. La politique de baisse des prix remporta certains succès mais sans qu’une certaine déception n’affleure cependant. Six ans après avoir lancé ses réformes, Gérard Théry demandait encore qu’on lui fasse « bénir systématiquement les programmes de commutation […] Il faut, ajoutait le directeur général, garder le contrôle de la politique de commande aux industriels ». Constatant que les avenants aux contrats permettaient aux industriels de reconstituer les marges qui avaient été réduites par les contrats initiaux, il estima qu’il ne transigerait pas avec le « bricolage et le débrouillage » qu’il pensait pourtant avoir déjà extirpés43. Cette réussite, qui peut rappeler à certains égards celle d’EDF en matière de nucléaire, s’est construite dans un élan qui a emporté les conflits, pourtant nombreux qui parcouraient alors la DGT44. Autour de Gérard Théry, un état d’esprit s’est construit et ce qui restera connu sous le terme de « Delta LP » fait briller les yeux de ceux qui eurent à le mettre en œuvre sous la direction d’un leader charismatique.
C. Logiques d’entreprise
38L’élection de François Mitterrand, qui l’emporte le 10 mai 1981 contre Valéry Giscard d’Estaing avec 51,7 % des voix, modifie à nouveau les rapports de force et les perspectives. Le « changement » est de nouveau à l’ordre du jour. Les nationalisations et la réaffirmation d’une politique industrielle qui se veut plus ambitieuse modifient profondément le contexte pour l’industrie française des télécommunications. La politique des « filières » succède à celle des créneaux. Les plaies mal cicatrisées de 1974 sont rouvertes et le lien entre alternance politique et changement de directeur général des Télécommunications est confirmé avec le départ de Gérard Théry remplacé par… Jacques Dondoux. Les effets de ce spoil system à la française sont accentués par le climat politique et social et par les nationalisations. Jacques Dondoux lancera au cours de son mandat, qui prendra fin avec l’alternance de 1986 et la première cohabitation, de nombreux projets dans le cadre de la filière électronique. Le CNET y retrouve une place de leader sur un périmètre qui dépassera cependant assez vite son champ traditionnel et opérationnel de compétences. Les questions concernant les dossiers ouverts dans les années 1960-1970 trouvent, et là est notre propos, une sorte d’épilogue avec la résolution des conflits entre la CGE et Thomson dans le domaine du téléphone. Ambroise Roux a quitté la présidence de la CGE et Georges Pébereau prend très directement, sous la présidence de Jean-Pierre Brunet, puis en tant que président du groupe, la direction des affaires.
39Au fil du temps, des difficultés économiques et des « ajustements » politiques, l’État dirigiste va progressivement reculer face aux exigences très concrètes de l’État actionnaire… D’outils destinés à servir la politique économique et sociale, les entreprises nationalisées deviennent des entités à part entière, dont il faut absolument sauvegarder l’intégrité et si possible assurer le développement. Comme le constatent Claire Blandin et Alain Souaké le 9 septembre 1983 dans Le Matin :
« La crise aidant, la gauche va accepter ce que EDF et les PTT avaient toujours refusé avec la dernière énergie : se trouver face à des fournisseurs en position de monopole : la CGE face aux PTT, la CGE face à EDF et Thomson face à la Défense nationale… Une gigantesque partie de Monopoly s’est engagée au cours de l’été… »
40Dans le téléphone, la CGE et Thomson, restaient engagés dans une concurrence d’autant plus étrange que les deux groupes avaient désormais en l’État un seul et même actionnaire. La nomination d’Alain Gomez à la tête de Thomson facilitera les indispensables mutations. Celui qui avait été en 1965 l’un des cofondateurs du Ceres avec Jean-Pierre Chevènement est une sorte d’oiseau rare en ce début des années 1980, un socialiste patenté, doté d’un excellent profil de patron. Il succède à Jean-Pierre Bouyssonie45 le 17 février 1982 à la tête de Thomson-Brandt et constate que l’aventure de la commutation publique engagée en 1974 a été une véritable catastrophe financière. Dès le printemps 1982, la presse se fait l’écho de rumeurs concernant un gigantesque redéploiement de l’industrie française des télécommunications46. Les opposants à ce rapprochement s’avèrent pourtant nombreux. C’est en tout premier lieu la direction générale des Télécommunications qui souhaite bloquer un projet qui la verrait face à un fournisseur unique pour ses grands centraux de commutation. En compensation de la fin de son monopole national, AT&T avait en effet désormais les mains libres pour une expansion internationale qui lui était jusqu’alors interdite. Cette mutation génère dans l’administration française la peur d’une invasion américaine qui semble inéluctable tant la puissance de l’entreprise américaine est sans équivalent sur le vieux continent. La résistance s’imposait et la DGT se faisait fort de mener ce combat. Louis Mexandeau, ministre des PTT, déclare ainsi en juin 1982 dans Les Échos : « Une fusion entre CIT-Alcatel et Thomson-CSF n’est pas à l’ordre du jour… Pourquoi ne pas amener les deux entreprises à faire converger leur matière grise, à préparer conjointement les centraux de l’avenir ? » Cette volonté de conserver deux groupes concurrents n’est pas partagée de manière unanime dans les sphères proches du pouvoir. D’après Le Nouveau Journal du 4 octobre 1982 : « Plusieurs ministres et collaborateurs de François Mitterrand feraient le forcing pour obtenir le regroupement des activités téléphoniques de Thomson, de la CGCT et de la CGE… » Si les tensions persistent, « Le duel traditionnel CGE-Thomson est terminé. Une certaine complicité semble même se dessiner entre les deux adversaires d’autrefois. Et MM. Pébereau et Gomez ont des attitudes assez comparables dans leurs relations avec les proconsuls de la filière électronique : MM. Jean-Claude Hirel à la Dieli et Jacques Dondoux à la DGT47 ».
41Au-delà des intérêts des uns et des autres, des enjeux sociaux avec des risques de licenciement, des logiques techniques ou financières, la force des symboles et le poids de certains dogmatismes pèsent également lourdement pour repousser un tel projet. Les chiffres sont cependant têtus. Thomson enregistre deux milliards de francs de pertes en 1982. Avec, pour le même exercice, ses 247 millions de bénéfices, la CGE passe pour le bon élève des nationalisés. En 1983, elle ne recevra ainsi que 150 millions de fonds d’État alors que Thomson en absorbe 750. Cette réalité, associée à l’évolution des équilibres politiques au sein du parti socialiste, permettra à la situation de se débloquer. Claire Blandin et Alain Souaké le soulignent le 9 septembre 1983 dans Le Matin : « Maintenant que Mexandeau est sous la tutelle du ministre de l’Industrie, Laurent Fabius, et que celui-ci est lui-même en symbiose parfaite avec l’Élysée, tout est devenu possible. » La DGT ne désarme pourtant pas. Un conseil interministériel restreint voit ainsi le 16 septembre le point de vue de Laurent Fabius, ministre de l’Industrie, s’opposer à celui de Jacques Delors, ministre de l’Économie, qui soutient Louis Mexandeau, pourtant placé sous la tutelle du ministère de l’Industrie ! Isolement de Bull, risque pour la DGT, les arguments hostiles au rapprochement sont cependant de moins en moins écoutés, alors que l’Élysée paraît voir le projet d’un œil de plus en plus favorable. Le dossier se dénoue dans le salon Napoléon de l’Hôtel Intercontinental le 20 septembre. Une conférence de presse rend officiel un accord dont beaucoup déjà devinaient la nature. Les activités télécommunications de Thomson seront reprises par la CGE. Jean-Pierre Brunet, président de la CGE, présente Georges Pébereau et Alain Gomez à la presse comme les deux grands artisans d’un accord enfin finalisé. « Il s’agit d’un accord d’industriels français qui ne cherchent pas à se replier frileusement sur l’hexagone. » Une structure de transition, Thomson télécommunications, permit de ne pas faire apparaître les éventuelles pertes, ni pour la CGE ni pour Thomson. L’État se montra très généreux pour mettre à flot le nouvel ensemble et solder le passé. L’intégration se fit, non sans difficultés, mais l’effort français, dans un contexte où l’internationalisation des marchés s’affirmait de manière croissante, était enfin regroupé.
Conclusion
42Les années 1960-1980 ont constitué pour les Télécommunications françaises une période charnière. Il s’agit tout d’abord d’une mutation en quelque sorte interne au domaine. Elle concerne, en premier lieu, l’administration qui a la charge d’exploiter le réseau soumis au monopole de l’État. La direction générale des Télécommunications trouve en effet au cours de ces années l’autonomie puis l’indépendance qu’elle recherchait pour « échapper » à la tutelle postale. Elle touche également l’industrie manufacturière, dont la capacité à fabriquer des équipements de haut niveau et à s’émanciper des technologies étrangères devient une réalité. Cette mutation concerne également les relations entre ce domaine et l’ensemble de la société et de l’économie françaises. Les Télécommunications passent globalement d’une position relativement marginale à une position centrale dans le système français d’innovation. Elles changent également de statut économique et social, devenant un secteur prioritaire alors qu’il était encore négligé dans les années 1950. Étroitement associé à la notion de souveraineté au début des années 1960, le domaine des télécommunications est « déréglementé » à partir des années 1980. Cette libéralisation change la donne pour les États européens et donc pour la France. Son caractère incontournable s’affirme d’autant plus rapidement que la construction d’un marché européen unique se fonde sur une vision très libérale de l’économie. La première moitié des années 1970 avait offert aux différents acteurs des industries françaises de hautes technologies, des opportunités exceptionnelles de concentrer l’industrie nationale autour de pôles solides et ambitieux. Ego, logiques politico-administratives et cultures d’entreprises très marquées se sont associés pour empêcher le plein épanouissement de ce processus. Avec les premières manifestations de la crise économique et les changements politiques survenus à la suite du décès du président Georges Pompidou, une autre période s’était ouverte.
« L’accession à la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, analysera plus tard Georges Pébereau, pouvait être l’occasion de donner une nouvelle dimension à la politique industrielle de la France en reprenant les grands projets de l’ère de Gaulle-Pompidou, en les organisant de façon plus structurée. Cette idée, que j’exposai à François de Combret, ne reçut aucun écho favorable, le président ne voulut pas en entendre parler. “La politique industrielle de l’État, cela n’existe pas” : tel était son diagnostic… »
43La présidence de la République affirma son libéralisme tout en concentrant à un niveau inconnu jusqu’alors les leviers de décision dans le domaine industriel et, plus largement, économique. Ambroise Roux se montrera également critique à l’égard de Valéry Giscard d’Estaing :
« Les technocrates qui entouraient VGE étaient très dirigistes, beaucoup plus en tout cas que les socialistes : d’un dirigisme de détail. Loin de se contenter d’établir, en concertation avec les professionnels, les grands objectifs de la politique industrielle, ils intervenaient constamment dans la gestion même des entreprises. Ils se substituaient aux patrons, ils ne leur laissaient pas faire leur métier, les en croyant incapables48 ».
44Pour le domaine du téléphone, plus spécifiquement abordé dans notre étude, les ruptures de 1974 ne doivent pas être exagérées. L’accélération de l’équipement du réseau était déjà engagée, le retour de Thomson sur ce marché décidé. Les divergences au sein même du corps des Télécoms sur l’avenir des projets de commutation et sur l’opportunité de leur mobilisation dans le cadre de la politique industrielle s’enracinèrent dans des analyses quelque peu influencées par des considérations tactiques. La complexité des choix stratégiques était également considérable. Déjà, les catégories se brouillaient, informatique et télécommunications semblant converger (rapport Nora-Minc, 197849). Au sein même des réseaux, commutation et transmission intégraient un nombre croissant de technologies communes. Les débats et jugements sur ces choix et ceux qui les ont portés restent tranchés quelques décennies plus tard. Les évolutions du domaine relativisent pourtant la portée des options choisies ou non au milieu des années 1970. D’autres questions, abordées dans ce colloque, sont en effet apparues. Elles concernent les diversifications intervenues dans les années 1980, la libéralisation et ses conséquences, l’intégration aux dynamiques d’Internet, alors que, comme tous les opérateurs historiques d’ailleurs, la DGT avait favorisé les réseaux propriétaires50… Pour en rester au champ couvert par cette communication, on ne peut que constater qu’au-delà du temps peut-être perdu, de certaines ressources gaspillées et de conflits et tensions sans doute peu utiles, le processus avait permis de faire émerger une entreprise de niveau mondial là où peu de choses existaient encore en 1960. L’évolution d’Alcatel au cours des années 1990-2000 a démontré que ce qui fut long et difficile à construire s’est, dans une large mesure, rapidement dissous dans les difficultés du temps et des options stratégiques peu clairvoyantes. Imaginer, en 1986, Alcatel rachetant les Bell Labs aurait été pur fantasme. Penser qu’un tel rachat s’inscrirait dans un déclin conjoint et non dans un triomphe partagé aurait été plus improbable encore ! Sans cesse nos questions changent, notre regard se décale et, plus encore, ce qui pouvait apparaître comme crucial n’est au fond qu’un soubresaut dans une évolution plus fondamentale. Il reste des éléments forts, et désormais connus et analysés, qui permettent de mettre à jour des formes de construction de la décision où réseaux d’amitiés, solidarités politiques et convictions se mêlent et s’entrechoquent pour orienter ou perturber les stratégies des acteurs en fonction de logiques échappant, par période, mais rarement dans la durée, aux principes d’une construction rationnelle susceptibles de porter au succès un projet national.
Notes de bas de page
1 La présente communication s’appuie sur les autres textes présentés dans ce volume, même s’il n’y est pas fait spécifiquement référence dans ces notes.
2 Le « colbertisme » en est une première expression.
3 Sur ces questions et celles relatives à l’histoire du CNET voir : F. du Castel et F. Lavallard, (éditeurs), Le Centre national d’étude des télécommunications, 1944-1974 ; genèse et croissance d’un centre public de recherche, CRCT, Paris 1990.
4 P. Griset, Les réseaux de l’innovation. Pierre Marzin, 1905-1914, 2005, Musée des Télécoms, 48 p.
5 Il faudrait bien évidemment nuancer. Le domaine de l’électronique professionnelle était ainsi assez bien placé. Le problème le plus grave était déjà dans les équipements grand public et dans la commutation téléphonique.
6 Rapport établi par le CNET ; voir P. Griset, « Les relations du CNET avec l’industrie », L’histoire du CNET, CRCT, Paris, 1990, p. 283-314, p. 284.
7 P. Griset, « Les industries de haute technologie en France, 1945-1974 », Histoire de l’industrie française, sous la direction de Maurice Lévy-Leboyer, Larousse, 1997.
8 M. Nouvion, L’automatisation des télécommunications, Presses Universitaires de Lyon, 1982.
9 P. Griset, 1944-1994, 50 ans d’innovation au Centre national d’études des télécommunications, France Télécom, Paris, 1995, 90 p.
10 Y. Bouvier, La Compagnie générale d’électricité : un grand groupe industriel et l’État, Technologies, hommes et marchés. 1898-1992, thèse soutenue le 10 décembre 2005, université Paris-Sorbonne. Une large partie des informations développées sur la CGE dans cette communication s’appuient sur ce travail à paraître.
11 Présentation de G. Pébereau au CA CGE du 30 septembre 1970.
12 Conseil d’administration de la CGE du 6 juillet 1966. Cité par Y. Bouvier
13 Présentation de G. Pébereau au CA de la CGE du 5 juillet 1972.
14 En effet, il existait encore, dans ce groupement, des centraux anciens en automatique rural, ce qui impliquait, pour le fonctionnement du central E10-A, la programmation de nouveaux codes de signalisation, de façon à pouvoir reconnaître les informations transmises par ces centraux vétustes.
15 Sur les questions relatives à la CGE et à ses relations avec Thomson voir : Pascal Griset et Georges Pébereau, L’industrie : une passion française, Paris, PUF, 2005, 269 p.
16 J. Barreau, A. Mouline, L’industrie électronique française : 29 ans de relations État-Groupes industriels, Paris, 1987.
17 Y. Bouvier, « Réussites et échecs de la politique dans les technologies de l’information », E. Bussière (dir.), Georges Pompidou face à la mutation économique de l’Occident, 1969-1974, Actes du colloque de l’Association Georges Pompidou, Paris, PUF, 2003, p. 337-346.
18 Roger Schulz, fidèle de Jean Reyre, avait quitté Paribas à l’arrivée de Jacques de Fouchier pour rejoindre Paul Richard à la tête du groupe Thomson, et il y avait une suite logique entre le rapprochement entre Thomson Brandt et la CSF, que Schulz avait piloté depuis Paribas, et le projet de fusion Thomson-CGE.
19 À lire Bernard Esambert, qui situait sa réflexion dans le contexte du plan Calcul et de la perspective d’une « européanisation » de celui-ci : « seul un rapprochement plus étroit de CGE et de Thomson, probable à terme, mais dont il faudrait peut-être accélérer le cheminement, est de nature à créer un partenaire possible pour Philips ». Note de B. Esambert au président de la République du 29 novembre 1969. Arch. nat. 5 AG 2-1058.
20 P. Griset, « Entre pragmatisme et ambition : la politique industrielle de Georges Pompidou face au contexte des années 1970 », E. Bussière (dir) : Georges Pompidou face à la mutation économique de l’Occident, 1969-1974, PUF, 2003, 420 p.
21 Note de Bernard Esambert à Georges Pompidou, 26 janvier 1973. Arch. nat. 5 AG 2-177.
22 Les Échos, 30 mars 1973.
23 J. Pomonti, L’aventure du téléphone, Paris, 2008.
24 J. Berne, La campagne présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, PUF, 1981 ; C. Delporte, « Quand la peopolisation des hommes politiques a-t-elle commencé ? Le cas français », Le Temps des médias, n° 10, 2008.
25 R. Depardon, 1974, une partie de campagne, documentaire dont la première diffusion sera repoussée jusqu’en 2002 par son commanditaire, le futur président.
26 Collectif, Colloque sur le redéploiement industriel, Documentation française, Paris, 1975.
27 C. Stoffaës, La grande menace industrielle, Paris, Calmann-Lévy, 1978.
28 P. Carré, P. Griset, « Innovation et construction d’une culture d’entreprise de la DGT à France Télécom », p. 31-34, Entreprise et Histoire, supplément numéro 29, 2002.
29 Cité par M. Carpenter, La bataille des télécoms. Vers une France numérique, p. 76, Economica, Paris, 2011, 600 p.
30 Les documents sont cités par M. Carpenter, La bataille des télécoms…, op. cit., chapitre I.
31 Texte commun du 19 novembre 1974 des sections CGT et CFDT et de l’ensemble des syndicats du CNET Lannion. Cité par P. Dupuis, « Les transferts technologiques du CNET », Journée Jean Jerphagnon, 13 juin 2006.
32 P. Dupuis, « Les transferts technologiques du CNET », Journée Jean Jerphagnon, 13 juin 2006.
33 Réunion de la direction générale de la DGT du 10 juillet 1975. Arch. nat. CAC 1987 0354-1.
34 Y. Bouvier, La Compagnie générale d’électricité : un grand groupe industriel et l’État, Technologies, hommes et marchés. 1898-1992, thèse soutenue le 10 décembre 2005, université Paris-Sorbonne, p. 623-639.
35 Note DD/DR/CO/166, « Avantages et inconvénients d’une consultation technique internationale en commutation électronique », 7 mars 1975, Archives France Télécom R&D-Lannion, carton 316.
36 Ces citations sont extraites du témoignage de J.-P. Souviron, Entreprises et Histoire, n° 61, 2010, p. 92-98.
37 On peut renvoyer aux analyses bien informées de J.-M. Quatrepoint : « Téléphone : vers l’introduction de techniques étrangères », L’année économique et sociale 1975, Dossiers et documents du Monde, janvier 1976 ; « L’avenir confié à la CGE, à Thomson et… à ITT », L’année économique et sociale 1976, Dossiers et documents du Monde, janvier 1977.
38 J. Darmon, Le grand dérangement ; la guerre du téléphone, Paris, J.-C. Lattès.
39 A. Le Biderder, La production des réseaux de communication, Paris, Économica, 1983, 151 p., p. 93-98.
40 J.-P. Souviron, Débat, « La modernisation des télécommunications », Entreprises et Histoire, n° 61, décembre 2010, p. 92.
41 Chiffres cités par M. Carpenter, p. 192 sur la base d’un dossier « Tableau de bord personnel », AN F90 bis 2997.
42 Dès 1983, le vingt-millionième abonné, M. Gérard Blaise, Finistérien (la Bretagne marque décidément l’histoire des télécommunications françaises), était célébré lors d’une cérémonie le 7 juin 1983 à l’Élysée. « 20 millions d’abonnés », Revue française des Télécommunications, n° 48, juillet 1983, p. 62-63.
43 Réunion de la direction générale de la DGT du 29 septembre 1980. AN CAC 19870354-2.
44 « 20 millions d’abonnés », Revue française des Télécommunications, n° 48, juillet 1983, p. 62-63.
45 Celui-ci conservant la présidence de Thomson-CSF jusqu’en septembre 1982.
46 Les Échos du 22 juin évoquent ainsi l’éventualité d’un nouveau « Yalta de l’électronique » préparé par le gouvernement.
47 Le 20 décembre, Le Nouvel Économiste.
48 A. Roux, entretien réalisé et cité par H. Weber, Le parti des patrons. Le CNPF. 1946-1990, Paris, Seuil, 1991, p. 319-320.
49 A. Walliser, « Le rapport “Nora-Minc” ; histoire d’un best-seller », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, 1988.
50 V. Schafer, La France en réseaux, t. I, Cigref, Nuvis, 2012, 380 p.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne, Pascal Griset est agrégé des universités et docteur en histoire. Historien des entreprises, il est plus particulièrement spécialiste de l’histoire économique et technique de l’information. Il préside la section 42 du comité national du CNRS. Au sein de l’UMR Irice, il anime le centre de recherche en histoire de l’innovation, (Paris IV). Il collabore régulièrement aux travaux de la Society for the History of Technology (SHOT) ainsi qu’au réseau de recherche européen « Tensions of Europe » dont il est membre du comité scientifique. Ancien auditeur à l’Institut des stratégies industrielles, il est actuellement vice-président de l’Association pour l’histoire de l’informatique et des télécommunications et administrateur du Comité d’histoire de La Poste, il participe au comité de rédaction des revues Hermès (CNRS) et Flux (ENPC).
Son ouvrage, Les révolutions de la communication xixe-xxe siècles, a reçu le prix 1992 de l’Institut européen des affaires. Sa thèse de doctorat, Entreprise, technologie et souveraineté : les télécommunications transatlantiques de la France, a été primée par l’Institut d’histoire de l’industrie. Il a récemment publié avec Georges Pébereau : L’industrie, une passion française, Presses universitaires de France, 2005 ; Histoire d’un pionnier de l’informatique. 40 ans de recherche à l’Inria, 2007 et Du Cemagref à l’Irstea. Un engagement pour la recherche environnementale, 2011.
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