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Télécommunications et aménagement du territoire dans les années 1970

p. 139-144


Texte intégral

Introduction

1Dès la seconde moitié des années 1960, les corps des Mines et des Télécommunications, à l’époque séparés, ont été des acteurs importants de l’aménagement du territoire. Si cela semblait incontournable pour le corps des Mines, il n’en était pas obligatoirement de même pour celui des Télécommunications dans une France qui, depuis près d’un siècle, considérait le téléphone non pas comme un gadget (parole malheureuse d’un ministre de l’époque, qui n’exprimait pas sa pensée), mais comme un outil dont il fallait se méfier et dont la diffusion n’était pas forcément souhaitable hors des administrations et des entreprises. Et encore… Un gouverneur de la banque de France n’avait-il pas refusé l’installation d’une seconde ligne téléphonique au début du xxsiècle !

2Dans une Datar de 35 chargés de mission, mus par une même foi et qui, pour beaucoup, étaient sur des « rails » différents de ceux de leurs voisins de bureau, les réflexions comme les actions étaient conduites par des équipes unies que l’on pourrait qualifier de multiculturelles et pluridisciplinaires. Le corps des Télécommunications y était et y sera longtemps représenté, et ce que l’on n’appelait pas encore les TIC était une composante importante de tous les grands programmes.

I. Le contexte des années 1970

A. L’aménagement du territoire

3La notion d’aménagement du territoire est née en 1933 aux États-Unis avec la création par Franklin Roosevelt de la Tennessee Valley Authority. Destinée à relancer l’économie du sud-est des États-Unis au lendemain de la crise de 1929, elle peut être considérée comme la première tentative moderne de planification régionale. En France, c’est le livre de Jean-François Gravier, Paris et le désert français (1947) qui en est l’acte de naissance. Il dramatise l’opposition entre Paris et la province tandis que d’autres études mettent simultanément en évidence un second contraste structurel, lui aussi issu d’une histoire longue : l’opposition entre la France industrielle, riche, et la France agricole, pauvre. La première se situe au nord d’une ligne Le Havre-Marseille (Caen-Genève pour certains), la seconde au sud de cette ligne.

4Après la création en 1949 de la première direction de l’Aménagement du territoire, au ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, plusieurs grandes dates sont à mentionner : 1950, avec le rapport de Claudius Petit « Pour un plan national d’aménagement du territoire » ; 1950, encore, avec la création du Fond national d’aménagement du territoire ; 1956, avec la création du Comité de décentralisation ; 1960, avec celle du Comité interministériel d’aménagement du territoire ; 1963, enfin, avec la création de la Datar dont les deux premiers patrons furent successivement Olivier Guichard et Jérôme Monod.

5Tout un faisceau de politiques est alors mis en œuvre, souvent précédées par la création d’organismes spécialisés. Je citerai, de façon non exhaustive et en mélangeant politiques et structures, les métropoles d’équilibre (1963), l’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon (1963), le schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (1965), les villes nouvelles de la région parisienne (1965), Fos (1966), les Parcs naturels régionaux (1966), les Oream (organisme d’étude des aires métropolitaines – 1966), les Commissariats à la conversion industrielle (1967), la décentralisation des administrations et des entreprises… Et, en 1970, la naissance des politiques d’environnement avec « 100 mesures pour l’environnement », sous la conduite de Serge Antoine alors lui aussi à la Datar.

B. Les télécommunications

6Pendant ce temps, les télécommunications sont toujours les grandes oubliées des gouvernements successifs. Les années 1960 et la première moitié des années 1970 sont le temps où Fernand Raynaud triomphe avec le « 22 à Asnières », celui où « la moitié de la France attend le téléphone, l’autre la tonalité ». En 1975, il n’y a que 4 millions d’abonnés au téléphone en France, et 2 millions de demandes en instance, bien souvent satisfaites au bout d’un délai supérieur à deux ans, quand elles sont satisfaites… Si l’on n’appelle plus « services techniques des PTT » la direction générale des Télécommunications, les directions régionales ne sont créées qu’à la fin des années 1960 et leur personnel restera placé sous l’autorité des directeurs départementaux de La Poste jusqu’au milieu des années 1970. Le ministère des Finances, quant à lui, considère la direction générale des Télécommunications comme une administration « dépensière » malgré ses excédents financiers qui disparaissent dans le budget annexe des PTT. « Augmentez vos tarifs, vous aurez moins d’instances » est à cette époque le leitmotiv de la rue de Rivoli. Particulièrement révélateur de cet état d’esprit, l’ordre donné au ministre des PTT, au milieu des années 1970, de trouver des excédents supplémentaires nécessaires au budget général sans impacter l’indice du coût de la vie ! Les grandes entreprises apprirent alors, au cours d’une réunion improvisée, que le tarif des liaisons spécialisées était augmenté de 40 % à compter du lundi suivant…

7Et pourtant, le premier rapport parlementaire prédisant l’importance future des télécommunications et préconisant la séparation de La Poste et des Télécoms et la création de deux établissements opérationnels et autonomes avait été publié par le Sénat autour de 1920 !

II. Aménagement du territoire et technologies de l’information

8Les Télécoms étaient donc les grands oubliés des politiques gouvernementales, mais pas des entreprises ni des acteurs de l’aménagement du territoire. En 1968, Pierre Lhermitte publie Le pari informatique à son retour d’une mission aux États-Unis organisée par plusieurs grandes entreprises et administrations :

« Aujourd’hui, quelques années après les États-Unis, l’Europe occidentale a pris très largement conscience du bouleversement profond que l’utilisation non seulement des machines électroniques, mais de l’ensemble des techniques de traitement de l’information, apportait dans notre univers économique. Par leurs conséquences sur l’homme et sur l’organisation, les effets de ces techniques dépassent très largement ceux de leurs lointains parents, la mécanographie et les calculateurs. Cette mutation, dont on ne vit à l’heure actuelle que les premiers balbutiements, n’est comprise que depuis quelques années aux États-Unis. L’Europe occidentale en a la prescience, mais tarde à l’accepter et à la comprendre ».

9Dès 1969, Ambroise Roux crée le Cigref, Club informatique des grandes entreprises françaises, dont Pierre Lhermitte est le premier président ; en 1971, Pierre Lhermitte, encore lui, pressent l’importance que vont avoir ce que l’on appelle alors les télétransmissions et la téléinformatique. Il préside à la création du Gercip (Groupe d’étude pour un réseau commuté interprofessionnel de paquets). Ce groupement regroupe à l’origine une douzaine de grandes entreprises ou grands établissements publics (le CEA, par exemple) et la Datar. Ses travaux et son lobbying conduiront à la décision de réaliser le réseau Transpac qui placera la France parmi les leaders mondiaux en ce domaine.

10À la Datar, l’importance de l’information, économique et sociale notamment, de sa collecte, de sa diffusion, de son accessibilité par tous les acteurs du développement territorial, faisait partie des « gènes » de la jeune organisation. Porté par des chargés de mission successifs issus du corps des télécommunications et auxquels était attribué tout ce qui touchait à l’information, (informatique, télécoms, observatoires économiques régionaux de l’Insee…), un credo était partagé par tous : l’impact du développement simultané de l’informatique et des télécommunications, et de leur mariage, la téléinformatique, allait être considérable et ne concernerait pas seulement l’économie française au sens global du terme, mais la société dans son ensemble.

11Outre la rentabilité et le fonctionnement des entreprises, c’étaient des domaines aussi divers que la structure des secteurs économiques, les relations entre les administrations et les entreprises ou les administrés, les dépendances entre les régions, le développement urbain ou la localisation des activités sur le territoire qui allaient être profondément modifiés. Et pour que la France ne manque pas la révolution à venir malgré la situation catastrophique de son téléphone et le retard déjà pris en téléinformatique en dépit des compétences de ses équipes de recherche et de ses industriels, la Datar se rapprocha des grands utilisateurs ; elle mena alors avec eux une série continue d’actions allant de la sensibilisation à l’investissement, aussi bien dans les infrastructures que dans le contenu et les usages, pour utiliser la terminologie actuelle.

12Outre l’aide au développement du téléphone dans les zones ciblées par les politiques d’aménagement du territoire, trois grands axes d’action furent définis :

  • vaincre le monopole informatique de la région parisienne qui représentait en 1972 45 % du parc informatique français, 58 % des « gros » ordinateurs, 48 % des terminaux et 74 % du chiffre d’affaires des sociétés de service en informatique ;

  • aider au développement de la téléinformatique, domaine dans lequel le retard pris, considérable par rapport aux États-Unis (ratio français moyen d’un peu plus d’un terminal par ordinateur contre 4,4 aux USA), ne l’était pas encore par rapport à nos voisins européens ou même par rapport au Japon ;

  • veiller à ce que le développement des TIC et de leurs nouveaux usages contribue à la réalisation des objectifs du gouvernement en matière d’aménagement du territoire.

13Les éléments de la politique mise en œuvre furent alors multiples :

  • aide à la mise en place de grandes infrastructures telles que l’Autoroute électronique de l’Ouest, première liaison de transmission de données à très haut débit (pour l’époque) reliant la région parisienne (et notamment le CNET et l’Iria) et les centres de recherche et les industriels de Rennes et de Lannion ;

  • aide aux projets visant à permettre la décentralisation des activités et, en premier lieu, des centres de décision ; la Datar fut ainsi l’un des membres fondateurs du Gercip dont le concept technique conduisait à un réseau dont les coûts étaient indépendants de la distance et donc de la localisation des utilisateurs ; elle fut un promoteur important du projet de réseau interbancaire de compensation, essentiel à ses yeux au développement voire à la survie des banques régionales, et facteur de décentralisation des centres de décision des grandes banques, tous exclusivement parisiens ;

  • décentralisation de grands centres informatiques d’entreprise (Société générale à Aix-en-Provence, time-sharing IBM à Bordeaux…) ;

  • décentralisation de centres de recherche ou aide à la création de centres décentralisés : Centre IBM de La Gaude, CCETT à Rennes – à noter que la dynamique lancée par Pierre Marzin à Lannion fut telle et si précoce que l’aide de la Datar ne fut pas nécessaire ;

  • aide au développement de l’information économique et sociale et notamment création et financement des observatoires économiques régionaux de l’Insee, à la création et au développement de services d’accès aux grandes banques de données par toutes les entreprises ou les équipes de chercheurs quelle que soit leur localisation ;

  • aide politique et financière aux initiatives territoriales : réseaux câblés de certaines villes (Rennes, par exemple), centres informatiques de villes ou d’administrations départementales ou régionales, investissements pour l’équipement téléphonique des villes nouvelles, des zones de rénovation rurale ou de conversion industrielle, etc.

14La Datar n’était jamais pilote. Elle travaillait avec celles des administrations ou des équipes centrales qui étaient motivées (Équipement, DGI, Cadastre, Insee, etc.), avec les acteurs du développement des télécommunications et de l’informatique (DGT, Délégation à l’informatique, Iria), avec les grandes entreprises, avec des collectivités locales. Elle apportait une aide financière somme toute modeste, mais qui servait de levain. Et surtout, elle contribuait à la fois à la prise de conscience politique de l’importance à venir des TIC via les CIAT (comités interministériels d’aménagement du territoire) grâce auxquels nombre de projets furent décidés, facilités ou simplement tolérés (mais c’était déjà énorme).

15Simultanément, un lobbying permanent réussissait à sensibiliser les plus réfractaires à l’importance des TIC. Nombre de documents furent rédigés par les ingénieurs des Télécommunications en poste à la Datar. Malgré certaines oppositions et quelques censures, deux rapports furent même publiés à la Documentation française dans la collection « Schéma général d’aménagement de la France » : Éléments pour un schéma directeur des télécommunications (Jean-Claude Vicarini, novembre 1969) ; Éléments pour un schéma directeur des services nouveaux de télécommunications (Hervé Nora, novembre 1973)

Conclusion

16Le résultat essentiel de ces actions fut que l’incroyable retard de l’équipement téléphonique de la France ne constitua pas un handicap pour les politiques d’aménagement du territoire proprement dites. Mais il fallut cependant attendre 1975 pour que le président Valéry Giscard d’Estaing, suivant en cela les recommandations de Gérard Théry, alors directeur général des Télécommunications, décide d’un plan massif de rattrapage de ce retard, plan qui fut mis en œuvre avec le succès que l’on connaît.

Notes de bas de page

1 Cette communication est parue dans le numéro 50 de La Lettre du Cercle, cercle pour l’aménagement du territoire, d’avril 2013 (www.cpat.fr), p. 7-10.

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