Les débuts des télécommunications par satellites (1959-1969)
p. 125-137
Texte intégral
Introduction
1En réalisant la première réception transatlantique de télévision par satellite, la nuit du 10 au 11 juillet 1962, les ingénieurs français entraient de manière éclatante dans un domaine technique qui allait devenir, au début des années 1960, un nouveau procédé de transmission à longue distance. Celui-ci allait même bouleverser considérablement les structures en place pour les liaisons internationales – les câbles sous-marins transmettaient des signaux téléphoniques depuis 1956 –, les liaisons radio par ondes courtes tissaient une toile invisible pour relier la France à ses nombreux centres d’intérêt et son Empire finissant. La place prise par les télécommunications dans nos sociétés allait rapidement devenir grandissante.
2À l’origine de cet important jalon dans l’histoire des communications se trouvaient, du côté français, les hommes du Centre national d’études des télécommunications, le CNET, alors dirigé par le dynamique Pierre Marzin, associés pour la réalisation à un grand architecte industriel, la Compagnie générale d’électricité, la CGE. Les ingénieurs n’allaient pas s’arrêter à cette réussite et allaient mettre en place les moyens nécessaires pour devenir l’un des acteurs les plus importants dans le développement de ce domaine dans les années 1960.
3Au-delà de l’aspect technique, ce type de télécommunication était alors considéré comme porteur d’enjeux économiques très importants dépassant le cadre des frontières et comportant des implications politiques. Pour être efficace, l’implication française devait se faire à trois niveaux : national, mais aussi européen et international en mobilisant toutes les ressources disponibles.
4Ne pas y être pouvait donc être lourd de conséquences.
5Cette communication présentera le rôle des ingénieurs des Télécommunications dans la structuration du grand réseau technique à l’échelle mondiale des transmissions par satellites. Elle s’articulera en trois parties regroupant les trois périodes de leur responsabilité sur la décennie 1959-1969.
6La première évoquera l’implication des ingénieurs du CNET dans les recherches qui constituèrent un préliminaire à la fondation d’un nouveau domaine des télécommunications, notamment dans les faisceaux hertziens troposphériques et les sondages de l’ionosphère à l’aide de fusées. Elle représente aussi le moment où les ingénieurs vont, par des collaborations internationales à la suite de l’Année géophysique internationale, être informés des projets en cours et acquérir de très fortes compétences techniques.
7Ensuite, nous aborderons les initiatives et l’audace des hommes de Pierre Marzin pour réaliser la grande station de Pleumeur-Bodou dans un contexte de domination technologique américain. L’importante décentralisation du Centre national d’étude des télécommunications vers la Bretagne offrait une opportunité pour mener à bien une telle opération. Cependant, le CNET ne pouvait mener seul un tel chantier, il put compter sur l’importante assise industrielle de la Compagnie générale d’électricité, tout aussi motivée pour mener la France au succès de la première réception de télévision transatlantique en juillet 1962.
8Pour terminer, nous étudierons le développement du domaine, en particulier les initiatives françaises pour réaliser un programme national de satellites de télécommunications et la présence des ingénieurs français dans les organismes internationaux spécialisés.
I. L’implication des ingénieurs dans l’acquisition d’une expertise technique pour la mise en place des concepts préliminaires à la base du domaine technique
9Les ingénieurs du CNET, qui évoluaient alors dans la grande période des « ingénieurs techniques1 », étaient très à l’écoute des révolutions technologiques qui bouleversaient la décennie des années 1950. Le centre de recherche sur les télécommunications, organisme interministériel, rattaché au ministère des PTT, avait pris une véritable envergure sous l’impulsion de Pierre Marzin depuis sa réorganisation en 19532. Il était composé de plusieurs entités qui essayaient de garder leur indépendance. Pour mettre fin à un affaiblissement de son efficacité, une réforme fut nécessaire au début des années 1950. Il était un centre reconnu et avec lequel il fallait compter. D’ailleurs, le responsable du plus grand centre de recherche du monde n’avait pas manqué de le signaler lors d’une tournée en Europe3. Avec l’avènement du domaine de l’espace, à la suite du lancement du satellite Spoutnik, le 4 octobre 1957 dans le cadre de l’Année géophysique internationale (AGI), Pierre Marzin avait intégré dans ses structures les besoins nouveaux qui apparaissaient. Dès 1959, il avait donc créé ou réorganisé, à partir de départements existants, des groupes de recherche comme les départements « Télécommande » et « Communications et détections spatiales » pour mener à bien le programme de recherches spatiales du CNET. Il s’agissait d’un préalable nécessaire4. Mais il s’agissait aussi d’augmenter les connaissances par des actions de collaboration ou en participant aux nouvelles organisations ou groupes de travail qui se mettaient en place depuis 1957 dans le giron des grands organismes internationaux comme l’ONU, l’Unesco ou l’Union internationale des télécommunications, l’UIT. Les ingénieurs des Télécommunications français participaient, par exemple, aux travaux techniques au sein de la commission IV mise en place par l’UIT, pour organiser les études sur tous les aspects des communications spatiales à partir des satellites artificiels. Les réunions de ces structures donnaient une opportunité pour la circulation des informations au sujet des projets en cours, mais aussi pour la diffusion des connaissances et des compétences essentielles, dans la droite ligne de la coopération établie lors de la préparation de l’Année géophysique internationale dans un contexte de guerre froide provisoirement apaisé. Les participants à l’AGI avaient tenu à poursuivre une collaboration au sein d’un nouvel organisme appelé le COSPAR5.
10Pour leur réalisation, les communications par satellites font appel à la fois aux techniques spatiales et aux techniques de télécommunication. La nature même de la rotation du satellite autour de la Terre en faisait un sujet d’étude obligatoirement international. Bien avant la constitution du Comité des recherches spatiales à la demande du ministère des Affaires étrangères, en 1959, et du Centre national d’études spatiales, le Cnes, en 1961, le CNET était très impliqué dans le domaine de l’espace avec sa participation au programme français de fusées d’exploration de la haute atmosphère.
11Il le faisait pour son propre compte en collaboration avec la société Sud-Aviation pour les fusées Bélier et Centaure afin de sonder les couches hautes de l’atmosphère, un milieu indispensable pour les transmissions radio à longue distance6. Mais, également, dans le cadre du programme des fusées du Comité d’action scientifique de la Défense nationale (CASDN), le CNET avait reçu la responsabilité de l’aménagement de la pointe de la fusée Véronique avec des équipements de télémesure et de télécommande. Il devait aussi assurer la mise en œuvre, sur le champ de tir, alors situé dans le Sahara, des émetteurs et des récepteurs en liaison avec les équipements embarqués. C’est le département « Télécommande » qui mit au point ces matériels, apportant une compétence bien utile pour la poursuite des satellites de télécommunications à défilement, plus tard.
12Sur le plan des techniques de transmission, dans la décennie des années 1950, la France mit en place un réseau de faisceaux hertziens, qui permit d’ailleurs la retransmission du couronnement de la reine d’Angleterre en 1953. Elle menait, grâce au CNET, de très importantes études sur les faisceaux hertziens transhorizons pour réaliser les liaisons dans certains pays de son ancien empire en Afrique. Les importants travaux de Louis-Joseph Libois, de Marcel Thué, de Jean Voge, de François Job et de François du Castel, parmi d’autres, sont là pour le rappeler. Ces hommes seront pour la plupart les artisans des premières liaisons spatiales. Les équipements développés pour ces réseaux : matériels hyperfréquence7, récepteurs sensibles, émetteurs puissants, très grandes antennes, étaient autant d’éléments radioélectriques qui s’avéreront très utiles pour les futures liaisons spatiales. Le satellite n’était finalement qu’un relais hertzien placé au sommet d’une tour imaginaire de plusieurs milliers de kilomètres de hauteur. Des communications scientifiques dans les revues spécialisées avaient mis ce principe en avant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, notamment avec l’article pionnier d’Arthur Clarke en 1945 pour des relais sur l’orbite géostationnaire et l’entrée en jeu des ingénieurs comme John Pierce, un ingénieur des Bell Labs8 et Harold Rosen9. À partir du milieu des années 1950, ils tentèrent de mettre en pratique ces idées avec les moyens de l’époque. Les ingénieurs de Pierre Marzin suivaient avec une très grande attention les travaux de leurs homologues dans les grands laboratoires de recherche américains. La qualité et le niveau des recherches françaises étaient également reconnus par ces derniers.
13L’expertise technique existait, ainsi que la volonté d’investir un nouveau domaine. Elle était une étape indispensable pour espérer rejoindre les prochaines expérimentations internationales qui s’annonçaient au début de la décennie des années 1960. Le CNET était donc bien placé pour devenir un interlocuteur des Américains qui cherchaient à implanter une station en Europe dans une de leurs bases aériennes.
II. L’implication des ingénieurs dans les initiatives pour rejoindre les premières expérimentations spatiales américaines
14Un an après le lancement du satellite Spoutnik, les militaires américains placèrent en orbite le premier satellite actif de télécommunications Atlas-Score. Mais, dès 1959, la jeune agence spatiale américaine, la NASA, débutait un programme de satellites de communications passifs, les célèbres « ballons » Écho, proposé par John Pierce et dont la préparation terrestre était coordonnée par le Jet Propulsion Laboratory (JPL). Géographiquement, la France était une bonne candidate, tout comme l’Espagne, pour la réalisation des essais transatlantiques.
15Au printemps de l’année 1959, les responsables américains initièrent les premières offres de collaborations avec leurs partenaires d’Europe de l’Ouest. Ils rencontrèrent les Européens lors de l’assemblée générale de l’AGARD, un groupe scientifique de l’OTAN, en septembre 1959. Jean Voge, de la direction des affaires internationales du CNET, en profita pour inviter les ingénieurs américains à venir discuter avec son directeur en octobre.
16Pour Pierre Marzin, il fallait saisir cette opportunité de collaboration avec les États-Unis. Pour lui, il s’agissait d’être dans les premiers, car, pensait-il : « celui qui mettrait en place la première station capterait alors l’ensemble du trafic venant par les satellites et le redistribuerait vers les autres pays européens ». Il n’hésita donc pas à sensibiliser, sur cette problématique, les membres du Comité des recherches spatiales lors de sa 12e séance, le 29 décembre 1959. Le Comité avait estimé que c’était économiquement intéressant pour la France d’être le point d’appui européen du système, tout en étant une source d’apports en devises. Même si le directeur du CNET eut quelques difficultés à trouver un budget pour réaliser un premier équipement de réception, ses ingénieurs entamèrent une période de discussions actives avec leurs homologues de l’autre côté de l’Atlantique.
17En août 1960, un signal réfléchi par le satellite Écho, lancé quelques jours auparavant, fut reçu au fort d’Issy-les-Moulineaux par une équipe dirigée par Michel Reyssat. C’était une première intercontinentale. Elle peut être considérée comme le début de la participation effective de la France dans les télécommunications spatiales.
18Afin de poursuivre les réceptions, le CNET décida de construire une station de réception à Nançay, avec l’aide de la CGE, sur le site utilisé pour la radioastronomie par l’Observatoire de Paris et près d’équipements transhorizons en cours d’expérimentation par la Compagnie générale d’électricité dans le cadre d’un projet en Algérie. Construite en un temps record, la nouvelle antenne de près de dix mètres de diamètre au sommet d’une tour de vingt mètres, permit de nouvelles réceptions à la fin de l’année 1960, grâce à un récepteur hyperfréquence très sensible développé au CNET. Après quelques améliorations, les expérimentations reprirent en mars et en juin 196110. Cependant, ces dernières réceptions restèrent modestes du point de vue de la qualité de transmission.
19Mais, déjà au début de l’année 1961, de nouveaux projets américains, avec des satellites actifs cette fois, étaient annoncés, en particulier par la NASA pour le projet Relay. La NASA avait reçu l’autorisation d’expérimenter la technique des satellites actifs alors réservée aux militaires.
20À la suite d’une visite de Pierre Marzin aux États-Unis, celui-ci informa le Comité des recherches spatiales, « que la coopération avec la NASA prenait une tournure assez rapide […] et que celle-ci proposait d’envoyer quelqu’un à Paris pour que, sur le continent européen, il y ait au moins une station qui reçoive les signaux11 ».
21Malheureusement, l’utilisation de la station de Nançay n’était plus possible. Le site était utilisé pour la radioastronomie et la réception de signaux lointains ne permettait pas d’implanter de puissants émetteurs dans son périmètre. Il fallait donc trouver un autre emplacement, si possible vers l’ouest.
22C’est alors que la solution bretonne d’implantation d’une grande station pour les expérimentations avec les Américains trouvait une justification par la présence de l’importante opération de décentralisation des laboratoires du CNET d’Issy-les-Moulineaux vers Lannion12. Pour Pierre Marzin, il y avait là une opportunité d’y implanter les recherches sur des domaines nouveaux13 et d’y faire venir du sang neuf. Lannion allait-elle avoir « une vocation spatiale », comme titraient alors certains journaux locaux ?
23Des premières études internes débutèrent en janvier 1961, avec l’ambition de réutiliser la grande antenne expérimentale pour faisceau troposphérique située sur le terrain des nouveaux laboratoires à Lannion. Les contacts avec les ingénieurs de la NASA se précipitèrent et débouchèrent sur la signature d’un protocole de collaboration en février 196114.
24Très rapidement, le directeur du Centre de recherche des PTT fut conscient que l’industrie nationale n’aurait pas le temps nécessaire pour développer des équipements exclusivement français pour la nouvelle antenne. Le temps était compté. Pierre Marzin n’hésita donc pas pour cela à prendre la décision d’acheter du matériel américain en mai 1961. En effet, les ingénieurs des Bell Labs (les laboratoires de recherche d’AT&T) construisaient à Andover, dans l’État du Maine, une grande station équipée d’un impressionnant cornet pour participer à la phase terrestre du projet Relay. La première antenne du centre de télécommunications par satellites de Pleumeur-Bodou sera la sœur jumelle de celle d’Andover15. Ce choix ne fut pas du goût de tout le monde et le ministre des PTT dut intervenir pour le justifier. En raison des délais, elle restait la moins mauvaise solution.
25Un vaste chantier débuta, dès octobre 1961, dans la lande bretonne à Pleumeur-Bodou, sous la responsabilité du CNET et de la CGE, architecte industriel de cette opération. Une fructueuse phase de coopération avec les ingénieurs américains de la NASA et des Bell Labs se mit en place durant la préparation des équipements au sol. Entretemps, pour la partie spatiale, le projet privé de l’opérateur AT&T d’un satellite de télécommunications avait rejoint celui de la NASA afin de mutualiser une grande partie des équipements terrestres pour les expérimentations. Il fut décidé que le premier satellite prêt : Relay ou Telstar, serait lancé sans tenir compte de la chronologie des projets.
26En France, avec un rythme soutenu pour le montage des pièces venues des États-Unis, et des équipes motivées, les équipements au sol furent prêts deux jours avant le lancement du satellite Telstar. Les ingénieurs réussirent là un véritable tour de force.
27Lors du sixième passage du satellite, la nuit du 10 au 11 juillet 1962, les Français réussirent la première réception d’une image de télévision transmise par un satellite au-dessus de l’Atlantique. Ils précédèrent les Britanniques qui eurent un souci technique dans la réception. Dans les jours qui suivirent, la France renouvela l’opération à plusieurs reprises, mais cette fois dans le sens Europe États-Unis. Ces transmissions télévisuelles eurent un impact considérable sur le grand public dans le monde entier16. Elles permirent aux ingénieurs de prendre confiance, la poursuite des programmes avec des satellites actifs comme Relay confirmait l’expérimentation Telstar. Les ingénieurs travaillaient dorénavant à esquisser des projets de constellations avec des satellites à défilement pour de nouveaux réseaux de télécommunications. Le développement des liaisons par satellites se faisait maintenant à un rythme soutenu qui allait se maintenir tout au long de la décennie des années 1960.
III. L’implication des ingénieurs dans le développement du domaine
28Comme il devenait évident que ce domaine aurait un aspect international et stratégique, les Américains avaient réorganisé leurs structures nationales en adoptant le Communications Satellite Act, acte administratif organisant ce nouveau secteur d’activité, et en créant une société spécialisée, la Comsat chargée de représenter les intérêts américains à l’extérieur. Ils proposèrent aux autres pays de mener des négociations pour mettre en place une organisation internationale chargée de coordonner le développement mondial des satellites. Ils entamèrent une tournée en Europe pour présenter leurs vues sur ce sujet. La France fut particulièrement active dans ce processus en étant à l’origine de la création de la Conférence européenne des télécommunications par satellites, la CETS. Celle-ci fut chargée de représenter le point de vue et les intérêts européens. Les accords concluant à la création de l’organisation provisoire – qui deviendra Intelsat plus tard – furent paraphés le 23 juillet 1964 par les représentants de onze gouvernements17. C’était une structure intergouvernementale fortement dominée par les Américains18. Elle avait pour objectif de structurer les communications internationales par satellites en mettant en place un grand réseau unique à couverture globale. Les membres promirent de se revoir à partir de 1969 pour établir une structure définitive, car ils étaient conscients que le domaine allait subir de nombreux bouleversements technologiques d’ici à cette échéance. Les ingénieurs du CNET représentaient la France dans les différents comités de l’organisation Intelsat, en particulier un poste important occupé par Jean Voge au comité intérimaire chargé de la direction du système et de la mise en œuvre de la collaboration prévue par les accords. Sur le plan de l’exploitation et de la réalisation technique, Jean-Pierre Houssin représentait les intérêts nationaux au sous-comité technique19. Ces différents organes permettaient aux représentants non américains de tenter d’influencer les choix ou de faire passer leurs idées et leurs demandes.
29L’Union internationale des télécommunications, l’UIT, représentait aussi un terrain d’influences. Elle mettait en place les normes techniques et l’attribution des fréquences afin que les communications spatiales, maintenant dans une phase d’exploitation, puissent s’insérer dans les réseaux internationaux existants. Les ingénieurs français participaient également très activement aux travaux des commissions de cet organisme. La Conférence européenne des postes et télécommunications, la CEPT, était également un lieu privilégié d’action des ingénieurs pour défendre les intérêts de leurs administrations, notamment dans le domaine des stations terriennes qui étaient exclues du monopole d’Intelsat et restaient sous la responsabilité des états.
30Au lendemain des nuits historiques de Pleumeur-Bodou, Pierre Marzin avait créé un nouveau service pour prendre en charge les études sur les télécommunications par satellites : le Bureau des études spatiales (BES). Les ingénieurs de ce service s’étaient lancés dans l’étude d’un projet de constellation avec des satellites à défilement pour réaliser un réseau mondial. Celui-ci présentait une solution originale notamment au niveau des orbites pour établir un tel réseau avec des satellites à défilement. Le trafic avec le continent africain avait particulièrement été étudié. Le projet français était complémentaire des études américaines alors en cours. Il était même aussi performant et moins coûteux. Cette originalité fut d’ailleurs retenue en 1965 par la Comsat, devenue la société gérante de l’organisation Intelsat, pour des études complémentaires.
31À partir de 1965 également, il y aura un rapprochement avec le Cnes pour mettre en place un projet français de satellite de télécommunications nommé Safran. Le projet du CNET servit de cœur à la mission « télécommunications », orientée vers l’établissement de liaisons téléphoniques entre l’Europe et l’Afrique. Le Cnes apportant, quant à lui, sa compétence pour la plateforme du satellite destinée à supporter la charge utile. La France était devenue un acteur majeur du domaine depuis son accession au statut de troisième puissance spatiale à la fin de cette même année avec le lanceur Diamant et sa capsule technologique Astérix.
32Dans le courant de l’année 1966, le satellite géostationnaire supplanta le satellite à défilement à la suite de l’expérimentation réussie avec le satellite Early Bird. Elle constitua aussi une première pour l’exploitation commerciale de ces liaisons. Les résultats encourageants levèrent toutes les incertitudes quant à l’utilisation du géostationnaire pour les communications téléphoniques, notamment avec la gêne supposée (sous forme d’écho) par le retard de transmission20.
33Le programme européen de fusées Europa fut modifié pour mettre en orbite ce type de satellite. Les Français actualisèrent leur projet pour l’orbite géostationnaire qui prit le nom de Saros21 puis Saros-II à la fin de l’année 1966. En effet, l’ORTF participait désormais à l’étude puisqu’il devenait de plus en plus évident qu’un satellite de télécommunications devait transmettre des programmes de radio et de télévision en plus du téléphone. Les ingénieurs français allaient même jusqu’à proposer celui-ci à leurs partenaires européens lors de la sessions de la CETS à La Haye en novembre 1966. Mais, dans une Europe spatiale en crise et pas suffisamment ambitieuse vis-à-vis des satellites d’applications pourtant fortement promus par les équipes françaises, ce projet ne rencontra pas l’écho espéré. Cependant, une coopération bilatérale put être menée avec les Allemands, à la suite de l’accord de juin 1967, pour réaliser en commun un programme de satellites de télécommunications spatiales nommé Symphonie. Ce projet était le premier système d’application construit par les Européens avec le consortium industriel Cifas22. Le continent africain présentait un intérêt particulier pour les Français et conduisit à quelques projets dérivés de Symphonie, comme Retelsat et Socrate ; il y aura même un projet similaire avec le Québec : Mémini. Toutefois, les Français n’abandonnèrent pas pour autant leur implication dans les projets européens, mais ceux-ci évoluaient très lentement, car chaque pays européen cherchait à trouver un « juste retour » industriel de son investissement.
34Pendant ce temps, sur un plan plus politique, de difficiles négociations se déroulaient alors pour adopter le régime définitif de l’organisation provisoire, devenue Intelsat. Elles aboutiront à un accord en mai 1971 après trois ans de discussions. La France, n’acceptant pas la domination américaine, s’abstint et ne les ratifiera qu’en mars 197223.
35Finalement, l’aboutissement du programme français sera contrarié par les échecs, puis l’arrêt du lanceur européen Europa-II ainsi que par les exigences de l’organisation Intelsat sur la notion de satellites régionaux. Le premier exemplaire de Symphonie était le premier au monde à bénéficier d’un système de stabilisation « trois axes » ; il sera finalement lancé en décembre 1974.
36Sur le plan de la réalisation des stations au sol, les ingénieurs du CNET étudiaient et réalisaient, en collaboration avec la Compagnie générale d’électricité et d’autres industriels comme Thomson-CSF, la nouvelle antenne, mais cette fois de construction totalement française, de Pleumeur-Bodou, appelée PB2. Elle fut inaugurée en septembre 1969. Le challenge technique n’était pas aisé, car durant les études, il fallut intégrer un entre-deux technique : le passage des satellites à défilement à celui des satellites géostationnaires et réaliser un équipement capable de répondre à ces deux principes.
37Parallèlement, les stations terriennes se développaient dans le réseau Intelsat, à la suite de l’adoption de la technique de l’accès multiple24 et de la couverture mondiale en 196925. L’expérience industrielle acquise dans la réalisation de la deuxième antenne bretonne et, quelque temps plus tard, d’un nouveau modèle d’antenne plus performant installé à la Martinique permettait à la France de devenir un acteur très important dans la construction de ces stations par l’intermédiaire de la société Telspace (issue de différents services de la CGE et de Thomson-CSF). Grâce à l’appui de l’administration française des PTT, cette société était devenue le deuxième exportateur mondial, le numéro un européen, des stations terriennes de télécommunications par satellites au milieu des années 197026.
Conclusion
38Cette communication a permis de mesurer la très forte implication et l’apport des ingénieurs des Télécommunications dans la mise en place et le développement des télécommunications spatiales tant en France, qu’en Europe et qu’au niveau international. La France était devenue un acteur majeur et même moteur du domaine. Cette implication avait aussi permis au centre de recherche de Pierre Marzin d’acquérir une importante identité technique reconnue internationalement. D’ailleurs, le contraste était saisissant dans le contexte du retard téléphonique alors très important en France. Certains s’étaient même posé la question de l’utilité de telles opérations, si onéreuses, alors qu’il manquait tant de ressources dans le téléphone français.
39La participation à cette grande aventure aurait pu rester passive, mais ce ne fut pas l’option choisie par les ingénieurs français qui voulurent aller bien au-delà d’un simple achat de matériel étranger, lui aussi très décrié un temps. L’expertise technique existait et l’État, par l’intermédiaire du CNET, s’impliqua fortement dans le démarrage de ce grand projet technique à l’échelle internationale.
40L’implantation de la première grande antenne à Pleumeur-Bodou près des laboratoires du centre de recherche à Lannion fut également une réussite sur le plan de l’aménagement du territoire. L’aventure de Nançay n’avait finalement été qu’une parenthèse sans lendemain. Le défi de Lannion n’était pas gagné d’avance dans une région aussi peu industrialisée et peu propice à accueillir une technologie si sophistiquée. Les grandes heures de juillet 1962 donnèrent une assise pour la poursuite de l’opération. De nombreuses autres antennes, mais cette fois françaises, allaient rejoindre le célèbre radôme. Les laboratoires à Lannion allaient, par la suite, s’illustrer dans de nombreux domaines des télécommunications.
41La construction de cette grande station a montré les initiatives et même l’audace des ingénieurs français pour être le premier pays en Europe à recevoir les liaisons en provenance des États-Unis.
42L’achat de la technologie américaine fut un choix certes contesté, mais un choix judicieux qui permit d’acquérir, pour la suite, les compétences nécessaires dans ce domaine naissant des communications spatiales. Encore fallait-il posséder les capacités indispensables pour accueillir cette technologie. Les hommes de Pierre Marzin les possédaient. Dans ce cadre également, la fructueuse collaboration avec l’industrie doit aussi être soulignée. Elle permettra d’ailleurs aux constructeurs français de tenir des places très honorables parmi les industriels mondiaux et de former le cœur des consortiums européens qui se formèrent dans les décennies suivantes27.
43À la fin des années 1960, le domaine des télécommunications spatiales était bien développé en ce qui concernait les choix techniques. Les négociations pour les accords définitifs d’Intelsat furent plus difficiles pour les Français : l’Europe n’avait pas réussi à parler d’une seule voix ; l’approche française concernant les satellites régionaux – elle avait son programme Symphonie en cours – avait été source de rudes batailles sémantiques avec les Américains toujours en position de force. En conséquence, la France s’abstint pour les nouveaux accords. Elle les ratifiera bien plus tard tout en restant dans l’organisation internationale. Mais déjà, la décennie à venir allait voir apparaître d’autres problématiques plus tournées vers les services ou la radiodiffusion directe avec des implications plus politiques.
44Finalement, cette grande expérience sur la période de la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1970, avait permis de mobiliser les ressources nationales et de capitaliser les expériences essentielles pour mener plus tard des programmes très ambitieux. Un programme français autonome, au sein de la direction générale des Télécommunications et du Cnes, s’articula autour des satellites Télécom 1 puis Télécom 2 lors des deux décennies suivantes. La possession du lanceur Ariane permit cette fois de s’affranchir des exigences américaines – qui avaient contrarié le programme Symphonie en 197428 – dans un domaine si imprégné d’enjeux commerciaux.
Notes de bas de page
1 À partir du milieu des années 1970, les ingénieurs des télécommunications occuperont de plus en plus des postes de gestionnaire.
2 Le CNET avait été créé en mai 1944 sous le gouvernement de Vichy et confirmé par le Gouvernement provisoire de la République en janvier 1945.
3 A. Bertho, « Le CNET : un exemple significatif de recherche publique en France », L’Écho des recherches, n° 115, 1984, p. 6.
4 Ce dernier département avait été créé le 31 mars 1959 à partir des départements « Antennes » et « Détection électromagnétique ».
5 Cet organisme existe toujours.
6 Mais aussi pour des buts moins avoués comme la rentrée des têtes de missiles balistiques.
7 Les études sur le radar lors de la Seconde Guerre mondiale avaient permis des avancées significatives dans ces domaines.
8 Cet organisme était alors considéré comme le plus grand centre de recherche sur les télécommunications dans le monde. Ils dépendaient de l’opérateur AT&T.
9 Clarke et Pierce avaient beaucoup fréquenté les milieux de la science-fiction.
10 La réception de juin se fit après réflexion de signaux réfléchis par la Lune car le ballon Écho s’était déformé et devenait de moins en moins exploitable.
11 Lors de la 23e session du Comité, le 28 janvier 1961.
12 Les racines lannionnaises de Pierre Marzin ne furent, bien sûr, pas étrangères au choix de la Bretagne. Le Comité de décentralisation avait un temps préféré Grenoble, voire Lyon. Un important appui politique de René Pléven, ancien président du Conseil, lui permit de mener à bien son projet de décentralisation.
13 Lannion allait également héberger les recherches sur la commutation temporelle qui s’avéreront très fructueuses quelques années plus tard.
14 Ils signèrent également un accord avec les Britanniques, ce qui ne manqua pas d’aiguiser la compétition entre la France et la Grande-Bretagne pour être la première à recevoir les signaux.
15 Aujourd’hui monument historique, cette antenne se situe au cœur de la Cité des Télécommunications.
16 Les images montraient ici toute leur importance. Lors des expérimentations avec le satellite passif Écho, les essais en téléphonie menés par les Américains n’avaient pas eu le même impact.
17 La participation française était de 5,25 %, à comparer à celle des Britanniques, 7,53 %, et à celle des Américains, 52,5 %.
18 Ils étaient les seuls, à cette époque, avec les Soviétiques, à être capables de construire et de placer un satellite en orbite.
19 Ce dernier fut d’ailleurs l’un des seuls à effectuer toute sa carrière aux télécommunications spatiales.
20 Le satellite étant situé à 36 000 km de la Terre, l’onde parcourant un trajet de 72 000 km, le retard de transmission sera d’environ de 0,240 s. Lors des premières études, la présence d’un tel retard semblait exclure le satellite pour le téléphone.
21 Satellite de radiodiffusion à orbite stationnaire.
22 Ce consortium était composé de trois sociétés allemandes et de trois sociétés françaises : la Société nationale aérospatiale, la SNIAS, Thomson-CSF et la Société anonyme de télécommunications, la SAT.
23 La participation financière de la France était cette fois d’un peu plus de 4 %, celle de la Grande-Bretagne de 11,63 % et celle des États-Unis de 34,52 %.
24 Avant l’adoption de cette technique, il n’était pas possible d’émettre simultanément à plusieurs stations vers le satellite. Cela avait justifié en Europe la rotation des stations terriennes (française, allemande, britannique et italienne) pour écouler le trafic européen lors de l’expérimentation Early Bird, entre 1966 et 1967.
25 Avec les satellites géostationnaires, une couverture mondiale peut être réalisée avec trois satellites placés judicieusement au-dessus des océans Atlantique, Indien et Pacifique. Ce qui fut réalisé seulement sept ans après l’expérimentation Telstar avec l’arrivée des satellites de la génération Intelsat III.
26 De 1969 à janvier 1978, Telspace avait construit, ou avait en commande, cinquante stations terriennes de divers types dans vingt pays différents.
27 Pour devenir aujourd’hui des leaders mondiaux comme Astrium et Thalès Alenia Space.
28 Le succès grandissant d’Ariane aujourd’hui montre que les Américains firent là une très grande erreur. Pour la minimiser, ils tentent parfois de démontrer que leur refus n’avait pas été aussi net et catégorique que les parties française et allemande le laissaient à penser à l’époque.
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Les ingénieurs des Télécommunications dans la France contemporaine
Ce livre est cité par
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- Giry, Benoit. (2015) La faute, la panne et l’insatisfaction. Une socio-histoire de l’organisation du travail de traitement des réclamations dans les services du téléphone. Sociologie du travail, 57. DOI: 10.4000/sdt.1519
- Paloque-Bergès, Camille. (2022) Coder l’écriture plurilingue en numérique. Terminal. DOI: 10.4000/terminal.8314
Les ingénieurs des Télécommunications dans la France contemporaine
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