Petite histoire de la commutation électronique
p. 119-123
Texte intégral
Introduction
1Dans les réseaux à commutation de circuits, les commutateurs structurent à la fois les réseaux et l’industrie des télécoms car ils concentrent l’intelligence, c’est-à-dire les fonctionnalités de ces réseaux, et représentent une part importante des investissements des opérateurs et des industriels.
2Ce sont aussi des machines logiques de traitement de l’information, mais cette dimension n’est apparue que progressivement, car dans les premiers systèmes rotatifs, les fonctions de commande et celles de connexion étaient mélangées. Mais assez rapidement, ces fonctions furent distinguées, et on vit apparaître des systèmes à enregistreurs (équipements à logique à relais) commandant des réseaux de connexion à sélecteurs rotatifs ou à matrices Crossbar. Alors que la transmission peut faire l’objet de calculs et de modèles mathématiques, la commutation relève de l’art des systèmes, ce qui explique qu’elle s’est construit une culture plus orale et plus fermée que la transmission.
La « saga » de la commutation électronique
3À la fin des années 1960, il n’y avait que 4 millions de lignes en France (une densité inférieure à celle du Portugal ou de la Grèce), et, suivant la formule célèbre, la moitié des Français attendaient le téléphone, et l’autre moitié attendait la tonalité. Le développement du pays est programmé par des plans quinquennaux qui ont complètement négligé les télécommunications, et il faudra attendre le VIIe Plan en 1975 pour voir une priorité affectée au téléphone avec 100 milliards de francs d’investissements. Cette situation difficile conduit à des tensions fortes entre les IGT sur le terrain (« les exploitants les pieds dans la glaise ») et ceux du CNET (« les penseurs les pieds sur la moquette ») qui attire toujours les premiers des promotions sortantes d’ingénieurs des Télécommunications.
4Quant à l’industrie, elle est dominée par des filiales de groupes étrangers, l’américaine ITT (qui possède 2 filiales en France), et la suédoise LM-Ericsson. L’entreprise nationale CIT (filiale de la CGE) fabrique le produit LME sous licence. À partir des années 1970, la mobilisation de ressources financières, techniques et humaines sous la direction des IGT permettra, en moins de deux décennies, de construire en France le réseau le plus moderne du monde, et à faire de la petite CIT, devenue Alcatel, le n° 1 mondial de l’industrie des télécoms dans le monde.
5La martingale française gagnante, ce fut de pouvoir allier maîtrise technologique, maîtrise industrielle, maîtrise de l’investissement et maîtrise de l’exploitation. Mais ce ne fut pas un long fleuve tranquille, sans conflits et dialectiques.
Qu’est-ce que la commutation électronique ?
6L’expression générique « commutation électronique » s’oppose à « commutation électromécanique », et traduit l’introduction à des degrés très divers des technologies électroniques dans les systèmes de commutation. Mais deux domaines doivent être distingués : le point de connexion et les organes de commande.
7Ce qui est commun à tous les systèmes de commutation électronique qui furent développés, c’est que la commande est électronique, qu’elle soit à logique câblée ou programmée, le point de connexion pouvant être électronique (spatial à semi-conducteur ou temporel) ou électromécanique (relais à tige, ou sélecteur Crossbar). Si la combinaison commande programmée enregistrée (c’est-à-dire par calculateur) et point de connexion temporel s’est finalement imposée, toutes les autres combinaisons ont été développées et peu ou prou installées dans les réseaux de par le monde.
La diversité des choix technologiques
8Les choix technico-industriels doivent être replacés dans le cadre de la technologie des années 1970. Les circuits intégrés à grande échelle n’existent pas encore. La mémoire centrale des calculateurs est volumineuse et chère, comme l’est le temps machine. Le hardware est peu fiable, alors que les commutateurs doivent fonctionner 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, pendant quarante ans disent les cahiers des charges. On sous-estime très fortement le volume du software à écrire pour rendre exploitable un commutateur à programme enregistré, alors que les outils de programmation temps réel sont encore balbutiants : il n’y a pas de langage de haut niveau et la programmation se fait en langage d’assembleur.
9L’architecture de la commande centrale a fait l’objet de choix contrastés, entre commande centralisée dans de gros calculateurs et commande distribuée qui électronise en quelque sorte les équipements à logique à relais. En ce qui concerne la redondance, les Bell Labs ayant fait le choix du microsynchronisme entre deux calculateurs (qui comparent leurs registres après l’exécution de chaque instruction et redémarrent en cas de différence), la plupart des autres centres de R&D les ont suivis. Le CNET par contre a préféré le partage de charge entre calculateurs (les appels sont répartis entre les calculateurs), car si le microsynchronisme détecte immédiatement les défauts hardware, le partage de charge protège mieux des fautes software. Celles-ci conduisent en effet à un redémarrage complet en microsynchronisme (donc à un arrêt temporaire du service), alors qu’en partage de charge, la faute ne se manifeste que dans un seul calculateur : celui-ci va redémarrer, mais l’autre sera capable de continuer à traiter les appels, assurant ainsi la continuité du service.
10Chaque grand groupe industriel a ainsi été conduit à faire ses choix. Siemens n’a pas cru pendant longtemps à la commande par programme enregistré ; l’industrie anglaise a développé des commutateurs à logique câblée et à point de connexion spatial à semi-conducteur, avant de développer tardivement le système X ; LME a produit des systèmes à commande centralisée en microsynchronisme et à point de connexion électromécanique à relais à tige ; AT&T a choisi la commande centralisée en microsynchronisme et le point de connexion à relais à tige ; ITT, intervenant par ses deux filiales françaises (LMT et CGCT), leur centre de R&D (le LCT) et par la filiale belge (la Bell d’Anvers), a développé des systèmes à commande centralisée en partage de charge et à point de connexion à relais à tige ou à mini-sélecteur Crossbar, avant le système 12 qui a marqué l’arrivée d’une commande très décentralisée (avec le slogan marketing de : un microprocesseur par ligne).
11Tout le monde, quelques années plus tard, a convergé vers la commutation électronique temporelle pour laquelle le CNET a été l’élément moteur avec les systèmes E10, E12 et la gamme MT20/25, construits par CIT et Thomson puis Alcatel, fusion des deux.
L’action du CNET
12Après la création du centre de Lannion, deux équipes du CNET quelque peu en compétition se sont trouvées à travailler sur la commutation électronique : l’équipe de Lannion sur un projet de commutateur temporel à commande distribuée (dénommé Platon, qui fut mis en service à Lannion, ce qui en fit une première mondiale), l’équipe d’Issy-les-Moulineaux sur un projet de commutation spatiale à commande centralisée (dénommé Périclès, qui fut mis en service au central Michelet à Clamart).
13Le projet Platon, avec sa structure de cœur temporel et concentrateurs distants, visait à couvrir les zones peu denses, en profitant des économies permises par l’intégration commutation temporelle/transmission numérique. Il fut industrialisé par la SLE (Société lannionnaise d’électronique), filiale de la CIT, sous le nom de système E10, dont la tête de série fut mise en service à Poitiers.
14Le projet Périclès visait à couvrir les besoins des grands centres urbains. Il ne fut pas industrialisé, mais ses enseignements conduisirent au système E11 (puis 11F), dont la tête de série fut mise en service à Athis-Mons.
15La compétition entre les deux équipes ne fut pas tant une compétition entre nature du point de connexion, tout le monde étant d’accord sur le fait qu’à terme les progrès dans l’intégration des composants assureraient le succès des réseaux de connexion temporels, mais sur la structure de la commande. Les Lannionnais n’ont pas, au début, cru à la commande par des calculateurs de type universel, mais par des calculateurs très spécialisés, alors que les équipes d’Issy ont compris très rapidement que le poids des investissements en logiciel allait devenir prépondérant et que donc il était nécessaire d’utiliser les outils développés par l’industrie du software (méthodes de spécifications, langages de programmation de haut niveau, etc.) De fait, le logiciel des commutateurs électroniques a vite représenté des millions d’instructions, et des centaines « d’homme x ans » de programmation, et à chaque génération technologique des calculateurs, ce logiciel était porté sur les nouvelles machines.
16La réforme du CNET de 1970, en créant des « secteurs » technologiques transcentres, dont le secteur commutation, a mis les deux équipes sous les ordres d’une même hiérarchie, et a permis une certaine convergence, en définissant une gamme de systèmes, répondant aux mêmes spécifications fonctionnelles, mais technologiquement différentes, pour s’adapter aux divers besoins du réseau : E10 (temporel, commande distribuée) pour les petits centres d’abonnés, E11 (spatial, commande centralisée) pour les gros centres urbains, E12 (temporel, commande centralisée) pour les centres de transit. Les restructurations industrielles ont fait quelque peu éclater ce schéma, et sont restés le E10 (qui, après plusieurs générations successives, est devenu commutateur de très grande capacité) et la gamme MT20 (transit)/MT25 (abonnés), dérivée du point de vue du logiciel du E11 via le 11F, mais à réseau de commutation temporel. En effet, en 1978, à une conférence à Atlanta, la DGT a annoncé officiellement qu’elle faisait le choix du tout temporel pour son réseau. Mais pour des considérations industrielles et de développement, des commutateurs électroniques spatiaux ont encore été commandés pendant plusieurs années après cette date.
Conclusion
17Pour résumer, on peut dire que l’apport fondamental du CNET-Lannion fut d’être le pionnier mondial de la commutation temporelle qui a fini par l’emporter partout dans le monde pour les réseaux à commutation de circuits avec l’intégration et la transmission numérique. Ce succès eut une suite, car cette équipe fut à l’origine, en collaboration avec les Bell Labs de la définition de l’ATM (commutation multiservices par paquets), mais qui malheureusement n’a pas pu être transformé en succès industriel.
18L’apport du CNET-Issy se situe dans le domaine du logiciel au sens large. C’est d’avoir contribué à faire passer la commutation d’une culture orale et fermée (intellectuellement et industriellement, car rappelons-nous que la matière première des usines de commutateurs Crossbar était de la ferraille !) à une culture écrite, en définissant des langages, les systèmes de signalisation, en spécifiant les besoins, en élaborant des cahiers des charges fonctionnels qui devinrent les NEF (normes d’exploitation et de fonctionnement) communes à tous les systèmes du réseau français.
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Les ingénieurs des Télécommunications dans la France contemporaine
Ce livre est cité par
- Thierry, Benjamin. (2015) De l’abonné au minitéliste. Communication. DOI: 10.4000/communication.6079
- Giry, Benoit. (2015) La faute, la panne et l’insatisfaction. Une socio-histoire de l’organisation du travail de traitement des réclamations dans les services du téléphone. Sociologie du travail, 57. DOI: 10.4000/sdt.1519
- Paloque-Bergès, Camille. (2022) Coder l’écriture plurilingue en numérique. Terminal. DOI: 10.4000/terminal.8314
Les ingénieurs des Télécommunications dans la France contemporaine
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