Une modernisation manquée : les télécommunications, le rétablissement de la légalité républicaine et le premier Plan
p. 87-106
Texte intégral
Introduction
1J’ai donné pour titre à cette intervention1 : « Une modernisation manquée : les télécommunications, le rétablissement de la légalité républicaine et le premier Plan ». La période dont il sera ici question commence au cours de la seconde moitié de l’année 1944, plus précisément le 9 août 1944 avec l’ordonnance relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental2. Si l’amont en est limpide, l’aval en est plus flou. Je le situerai quelque part à la fin de l’année 1949 quand, à l’automne, le rationnement du pain est aboli, quand, cette même année, la production industrielle revient à son niveau de 1938 et quand le bon docteur Queuille, radical et corrézien, dirige le plus long ministère de cette période : 13 mois, du 11 septembre 1948 au 6 octobre 1949…
2La période est courte. Elle est cependant particulièrement dense. En 1947, quand le gouvernement promulgue le plan de modernisation et d’équipement, une inflation au rythme dramatique s’est installée. Le franc est déprécié de près de 80 % de sa valeur de 1940. La vie quotidienne, le ravitaillement restent difficiles. Crise politique, vague de grèves, prémices de la guerre froide : la situation est particulièrement complexe3. C’est le 15 juillet 1947 qu’est créée, dans le cadre du Plan, une commission chargée de réfléchir à l’avenir des télécommunications en France…
3C’est de la mise en place de cette commission, de ces travaux et de ses préconisations dont je souhaite ici parler.
I. L’état des télécommunications en France à la Libération
4Quand Camus évoque la période qui entoure le 8 mai 1945, il parle d’une immense « joie pleine de larmes ». Joie et peine mêlées, après cinq ans de cauchemar, la France fait le compte de ses pertes : morts au combat, en déportation, dans les bombardements, décès supplémentaires dus aux conditions d’hygiène et d’alimentation, déficit des naissances… Les pertes démographiques totales sont de l’ordre de deux millions de personnes4. À l’automne 1944, la production industrielle ne s’élève plus qu’à 43 % de celle de 1939. Partout, la guerre a aggravé le vieillissement du matériel. Au moment où le Gouvernement provisoire, présidé par le général de Gaulle, se met en place, l’économie française apparaît « désintégrée5 ». Elle semble bien proche du naufrage6.
5Le pays est dans un état de pénurie dont on a du mal à saisir la gravité. La plus grave, véritable « goulot d’étranglement » pour toute l’activité du pays, est celle des transports. Ils sont bloqués. Pour les chemins de fer, ce sont près de 2 000 kilomètres de voies principales qui sont détruits ou totalement inutilisables. Près de 65 % du parc marchandise, plus de 42 % du parc voyageurs et plus de 20 % des locomotives ont été détruits. Le réseau routier est terriblement endommagé. 88 % des rivières navigables et 84 % des canaux sont impraticables. Près de 80 % des quais dans les ports maritimes sont hors service. Des ports comme Dunkerque, Calais, Boulogne, Le Havre, Rouen, Brest, Saint-Nazaire ou Marseille sont tragiquement endommagés. Ils ont été détruits par les bombardements ou ont perdu la presque totalité de leur équipement : engins de levage et de manutention, docks et entrepôts. La flotte marchande a subi des pertes considérables, évaluées à 1 644 000 tonneaux (soit 54 % du tonnage existant en 1939)7. Quant à l’aviation civile, 66 % des infrastructures sont détruites et 62 % de la flotte inutilisable.
6Mais ce que souligne, d’emblée, le général de Gaulle, quand il reprend pied en France, est l’absence de moyens de télécommunications :
« D’abord, pour que l’autorité centrale puisse s’exercer normalement, il faudrait qu’elle fût en mesure d’être informée, de faire parvenir ses ordres, de contrôler leur exécution. Or, pendant de longues semaines, la capitale restera sans moyens de communiquer régulièrement avec les provinces. Les lignes télégraphiques et téléphoniques ont subi des coupures sans nombre. Les postes radio sont détruits8… »
7Sans eux, impossible de transmettre les ordres, sans eux, impossible de s’assurer de leur exécution. Ils sont l’indispensable système nerveux et l’outil essentiel du rétablissement de la légalité républicaine en France9. Quant à la radiodiffusion, appelée à jouer un grand rôle dans la reconstruction du pays, 70 % des stations émettrices sont alors détruites et 71 % des pylônes sont totalement inutilisables. L’information, qu’elle soit interactive (téléphone ou télégraphe) ou diffusée, est donc particulièrement difficile, voire impossible à transmettre.
8Quand Charles Lange (directeur général des Télécommunications) dresse un tableau des télécommunications en France10, il s’appuie sur les chiffres qu’ont pu lui fournir ses services. Destructions et état des dommages subis ont fait l’objet de relevés trimestriels et départementaux. Ces documents apparaissent relativement fiables11. Pour ce qui est des installations téléphoniques elles-mêmes, on peut estimer que 26 centraux automatiques sur 211 et 67 multiples manuels sur 222 ont été détruits au cours des combats. D’autre part, les troupes allemandes en retraite ont démoli deux grands centraux automatiques à Lille et à Montpellier, 10 multiples manuels et un très grand nombre de bureaux locaux12. Un nombre encore plus élevé de centraux a subi de leur part des dégâts plus ou moins graves, entraînant de très nombreuses interruptions de service, de plusieurs jours à plusieurs mois. Quant au télégraphe, les troupes allemandes, au cours de leur retraite, détruisent de nombreuses installations. Au moment de la Libération, 53 % des installations sont inutilisables. Les troupes du Reich se sont livrées à un vandalisme qui rend les remises en service particulièrement délicates. Le 6 juin 1944, les troupes allemandes firent sauter les pylônes des grands centres TSF. Au moment de leur départ, ils détruisirent le centre de Pontoise, la station de Croix d’Hins, celle de Lyon-la-Doua, le centre de Saint-Pierre-des-Corps, ainsi que les stations côtières. Pour ce qui est des lignes souterraines à grande distance, la question se pose en d’autres termes13. Relativement peu endommagé lors des événements de 1940, le réseau à grande distance subit des détériorations catastrophiques en 1944 : bombardements massifs des Alliés et très nombreuses coupures de la part des Forces françaises de l’intérieur. Pour gêner les communications allemandes, au cœur des combats du débarquement, le réseau fut méthodiquement neutralisé pour paralyser les communications de l’ennemi.
9Le réseau français à grande distance, si sa destruction n’a pas été totale, se trouve lourdement endommagé : 85 centres d’amplification sur 130 ont subi d’importants dégâts, 45 bâtiments de centres d’amplification sont entièrement détruits ou presque, enfin 2 000 coupures ont littéralement haché le réseau. L’état dans lequel se trouvent les infrastructures, les multiples coupures de câbles et la destruction des stations de répéteurs ne peuvent permettre l’établissement de transmissions téléphoniques efficaces. Or, rapidement, le rétablissement de ces liaisons, dans le cadre des opérations en cours, s’avère tout à fait essentiel. Cahin-caha, il a lieu. Pierre Mendès France, rentré à Paris en septembre 1944, le constate : « Il n’y a rien. Ni électricité, ni courrier, ni gaz, ni transport. Seulement le téléphone, dont on abuse14… ». En effet, pour les alliés du « Signal Corps », assistés de fonctionnaires français, la remise en ordre des liaisons longue distance devient vite un enjeu de taille15. Les centraux détruits sont peu à peu réparés. Certains câbles ont, en outre, été équipés de matériel moderne (courants de haute fréquence) qui en a considérablement accru le rendement16.
10Reconstruire, mais aussi équiper et moderniser le pays, sont les thèmes qui, dès la fin 1944, reviennent incessamment sous la plume des responsables politiques. Ils sont indissociables d’une profonde réflexion sur l’État qui est l’un des traits fondateurs de la période.
11Comment réorganiser des pans entiers de l’économie ? Certes, l’idée d’une économie organisée n’est pas neuve. L’un de ses premiers chantres en fut, en France, Étienne Clémentel, ministre du Commerce et de l’Industrie, qui avait commandé, en 1921, à Fayol un rapport sur la gestion des PTT : L’incapacité industrielle de l’État : les PTT 17. Dans l’entre-deux-guerres, et particulièrement après 1929, technocrates modernistes et syndicalistes réformateurs analysent les transformations du contexte économique et prônent une intervention de l’État. Autour du groupe X-Crise18, du Centre polytechnicien d’études économiques et des Nouveaux cahiers, se retrouvent hauts fonctionnaires et patrons de l’industrie, partisans d’un renouveau de l’État. Ainsi, en 1936, le président de Thomson, Auguste Detœuf, publie-t-il un article au titre provocateur « La fin du Libéralisme ». Il ne prône aucunement l’étatisme, mais propose un libéralisme orienté19. Du côté des syndicalistes, à la suite des réflexions du socialiste belge Henri de Man sur la politique du New Deal de Roosevelt et l’expérience soviétique du plan quinquennal, des groupes de réflexion et de proposition se mettent en place. Ainsi, dès 1934, la CGT élabore un plan. Or, comme le souligne Pierre Rosanvallon20, le milieu des ingénieurs économistes et celui des syndicalistes planistes se développent parallèlement. Ils sont pratiquement sans contacts, mais ils contribuent à former le creuset des milieux technocratiques modernistes et réformateurs qui marqueront la France d’après 1945, développant un terrain favorable à la réception des idées keynésiennes. Marcel Gauchet, s’interrogeant dans la longue durée sur les crises des démocraties contemporaines, met l’accent sur les nationalisations d’après-guerre tout en précisant qu’à « cette panoplie de moyens de gouverner l’économie, s’ajoute enfin la planification, l’outil par excellence, aux yeux des théoriciens les plus conséquents, de cette réappropriation démocratique ».
12Elle apparaît en effet, dit Marcel Gauchet, « comme l’instrument pragmatique désigné pour épouser la dynamique de l’économie, en mettant en cohérence ses différents secteurs, sur la base de priorités collectives clairement établies21 ».
13Or, dès 1942, à Vichy, la délégation générale à l’Équipement national (DGEN), dirigée par François Lehideux avait conçu un plan d’équipement national ou Plan de dix ans. À la fin de 1942, Lehideux – dont Henry Rousso rappelle qu’il appartint (comme Belin, Pucheu ou Bichelonne) à la mouvance du « planisme22 » – démissionna de son poste, et Laval, à la tête du gouvernement, ne montra que peu d’intérêt pour la planification. Toutefois, en 1944, une seconde version destinée à un après-guerre qu’on devinait proche fut publiée, sous le titre de « tranche de démarrage23 ». Les hommes de la Résistance s’en inspirèrent, du moins dans un premier temps, pour, à leur tour, mettre au point les programmes d’après-guerre et une planification nouvelle. Les travaux élaborés à l’occasion de la tranche de démarrage furent publiés en novembre 194424. Constats et objectifs sont globalement semblables. C’est bien avant le conflit que la France s’est laissée distancer par les pays voisins. Les analyses sont convergentes et débouchent sur la nécessité d’une réponse de grande ampleur. Le replâtrage aurait été inutile et c’est l’ensemble des structures qu’il importe de repenser. Ainsi, Pierre Mendès France, ministre de l’Économie nationale à l’automne 194425, prend pour guide la « tranche de démarrage » du plan de Vichy pour gagner du temps et faire débuter les travaux d’un programme de deux ans : « Le moment est venu ou jamais, de bousculer les vieilles routines, de chercher avec acharnement les solutions nouvelles de problèmes nouveaux par leur ampleur sans précédent… Puisque la nécessité est dure, que du moins elle nous rende ingénieux en proportion », peut-on lire dans l’introduction de ce document qui porte la marque de Pierre Mendès France.
II. Moderniser : de Pierre Mendès France à Jean Monnet
14C’est donc Pierre Mendès France qui, dès 1944, lance l’idée d’une reconstruction planifiée de l’économie. Il crée une direction du Plan. Ministre de l’Économie nationale du 4 septembre 1944 au 5 avril 1945, il propose des mesures drastiques pour combattre l’inflation : n’étant pas suivi, il démissionne. René Pleven, qui lui succède, supprime cet organisme. Mais l’idée est reprise par Jean Monnet. En décembre 1945, celui-ci adresse un mémorandum à Charles de Gaulle. En janvier 1946, le général crée un commissariat au Plan. Il en confie la direction à Monnet. Le plan est mis au point en novembre. Il est promulgué par le gouvernement Blum, en janvier 1947. Élaboré sous l’impulsion de Jean Monnet, il concentre l’effort public sur six secteurs de base : électricité, charbon, sidérurgie, ciment, machines agricoles, transports intérieurs.
15Une concertation sur chacun de ces objectifs est organisée au sein de commissions de modernisation. Relativement nouvelles dans leur forme et leur fonctionnement, ces instances où l’administration, les industriels et les représentants des travailleurs pouvaient se rencontrer, dialoguer et travailler ensemble, semblent avoir eu pour modèle les working parties britanniques, comme le souligne Philippe Mioche26.
16Malgré la difficulté des temps, souffle un vent nouveau. Planifier le développement des télécommunications semble désormais possible. À vrai dire, les intentions en ce domaine n’étaient pas totalement nouvelles. En décembre 1921, le ministre des Travaux publics avait évoqué un plan d’ensemble pour le téléphone, mais ce projet, comme d’autres, s’était heurté à l’absence de véritables décisions politiques. C’est dans la foulée de la loi de finances de 1923, qui instaura un budget annexe pour les PTT, que la nécessité d’un développement planifié prit une forme tangible. Cependant, le demi-échec du plan ne permit pas à la France de combler son retard27. En 1941, lors de l’adoption de nouvelles structures pour les télécommunications, une projection sur dix ans des besoins dans ce secteur fut entreprise. En effet, dans le cadre de la planification décidée par Vichy, les fonctionnaires des Télécommunications furent sollicités pour préparer un certain nombre de propositions28. De facto, le « plan » de 1941 tomba vite aux oubliettes.
17Les documents alors rédigés furent cependant utilisés en 1944 pour la rédaction de la « tranche de démarrage ». Ce démarrage, ou « enclenchement » comme le désignent certains documents, portait sur la satisfaction des besoins les plus urgents de la population : ravitaillement, fonctionnement des services publics, mise à l’abri des sinistrés. Il concernait également le « nettoyage » : déblaiement, déminage, remise en état des sols cultivés ; le sauvetage des immeubles des bâtiments industriels et la reprise des activités, ce qui exigeait transports, charbon, énergie électrique, matières premières, outillage et communication. Or, une fois le territoire libéré et l’ordre républicain restauré, les urgences sont nombreuses. Le pays est un champ de ruines et la tâche qui attend le ministre de l’Économie nationale, Pierre Mendès France, est immense. Comme il le rappelle à plusieurs reprises, il lui faut – les circonstances étant ce qu’elles sont – se concentrer sur l’urgent et l’indispensable.
18Dans une note qu’il adresse au ministre des PTT le 27 mars 1945, il opère une distinction entre trois périodes et explicite son action. Celle-ci sera articulée en trois temps. D’abord, il s’agira de « dépannage ». On parera au plus pressé, tout en tenant compte de la pénurie. Puis, une phase de démarrage doit, selon Mendès France, porter sur une période de deux ans : « le point de départ devrait être fixé au premier janvier 1946… La France devra mettre en route aussi rapidement que possible l’œuvre immense de la reconstruction ». Il s’agit d’un moment clé, celui du passage de l’économie de guerre à l’économie de paix. Enfin, le plan proprement dit sera inscrit à plus longue échéance. Cette hiérarchisation doit, dans l’esprit de Mendès France, conduire à une réflexion à plus long terme. Pour lui, il importe d’avoir une vision d’ensemble. Le secteur des télécommunications est un problème parmi d’autres.
19Avec le départ de Mendès France du gouvernement en avril 1945, puis le remplacement d’Augustin Laurent par Eugène Thomas aux PTT, le 27 juin 1945, les acteurs changent.
III. Le plan Monnet et les télécommunications
20C’est en 1946 qu’est décidée la constitution du commissariat général du Plan29. C’est en 1946 également qu’est créée la direction générale des Télécommunications30. Elle se substitue à la direction des Télécommunications, issue des réformes de Vichy en 1941. Dans un premier temps, le Plan ne concernera pas les télécommunications. Plus exactement, les instances mises en place par le Plan – et telle était la volonté de son commissaire général, Jean Monnet – ne considéreront que les secteurs dits de base. La chronologie de la création des commissions de modernisation indique clairement l’ordre des priorités. En cela, elle répond assez fidèlement aux objectifs du Plan tels qu’ils sont initialement formulés le 3 janvier 1946 (décret n° 46-2 portant création d’un conseil du Plan de modernisation et d’équipement) : accroître la production, augmenter le rendement du travail, assurer le plein-emploi de la main-d’œuvre, élever le niveau de vie de la population, améliorer les conditions de l’habitat et de la vie collective.
21La constitution des commissions s’est, en effet, échelonnée en trois phases en 1946 et 1947.
22Tout d’abord l’énergie, l’agriculture (ravitaillement), le bâtiment et l’industrie lourde, particulièrement touchés, sont concernés. Huit commissions sont créées de février à mars 1946 : houillères, électricité, production végétale, production animale, équipement rural, bâtiment-travaux publics, matériaux, sidérurgie.
23Dans une deuxième phase, de mars 1946 à janvier 1947, dix commissions sont mises en place : transports intérieurs, main-d’œuvre, carburants, territoires d’outre-mer, consommation et modernisation sociale, textile, cinéma, automobile, machinisme agricole, machines-outils.
24Enfin, dernière étape, après l’adoption définitive du Plan par le Conseil des ministres, est décidée la création de six nouvelles commissions : coke et gaz, corps gras, industrie chimique, fonderie, télécommunications, tourisme.
25Les deux dernières commissions sont donc les télécommunications, le 15 juillet 1947 et le tourisme, le 12 septembre 1947. Quand, en juillet 1947, le commissaire général du Plan institue une commission de modernisation des télécommunications (arrêté du ministre d’État, président du conseil du Plan du 11 juillet 1947), on notera qu’il s’agit d’une création qui ne s’embarrasse pas d’une formulation administrative. Elle occulte donc, du moins dans son appellation, les PTT. Il s’agit bien d’une appellation qui désigne une activité, une industrie et une technique. En soi, cette création peut donc être lue comme un signe de modernisme31. Secteur d’activité et administration d’État ne sont plus confondus.
26La commission tient sa première réunion le 24 juillet32. Elle est composée de 23 membres. Sa présidence est confiée à un ancien ingénieur des PTT, Gaston Girousse33. Les vice-présidents en sont le directeur général des Télécommunications, Charles Lange, le président du Comité de coordination des Télécommunications impériales, l’amiral Bourrague, ainsi que le directeur des Industries mécaniques et électriques au ministère de l’Industrie et du Commerce. Quant au rapporteur, dont le travail sera considérable, il s’agit d’un inspecteur adjoint des PTT, Bruniaux. Très vite, il est assisté par Pattou, administrateur des PTT à la direction générale des Télécommunications34. Parmi ses membres, on compte, outre le président, les vice-présidents et le rapporteur, des représentants de l’administration des PTT (deux ingénieurs : Paul Joly et Pierre Marzin), des représentants du ministère de l’Industrie et du Commerce (un représentant), du ministère des Finances et des Affaires économiques (un représentant), du Comité de coordination des Télécommunications impériales (un représentant), six représentants du personnel ainsi que sept industriels. D’emblée, Girousse insiste sur la multiplicité et la complexité des problèmes à traiter et propose que la commission se scinde en plusieurs sous-commissions. Deux sections, l’une « fil » et l’autre « sans fil » étudieront les problèmes. Pour la branche « fil », deux sous-commissions sont proposées. L’une s’occupera de commutation et l’autre traitera, selon les distinctions techniques traditionnelles, de la transmission. À partir de la première réunion, plusieurs groupes de travail vont se former. Ainsi, la sous-commission « transmissions », avant de remettre son rapport final, tiendra-t-elle trois séances les 20 août, 13 octobre et 1er décembre 1947. Elle a constitué cinq équipes de travail. Chacune de ces équipes produit un rapport, lui-même nourri de nombreuses notes. La commission chargée de la commutation adopte un mode de fonctionnement sensiblement identique, avec plusieurs équipes de travail35. Unanimement, les différents intervenants estiment que le retard français est flagrant. Sur ce point, les constatations convergent d’un partenaire à l’autre. Les documents préparatoires, comme le rapport final, donnent des chiffres sinon toujours identiques, du moins souvent semblables. Certes, les travaux de la commission sont de prospective. Les planificateurs demandent des projections mais, à l’évidence, ces projets n’auront de sens qu’appuyés sur une description précise de la situation présente.
27L’un des intérêts majeurs du rapport est donc de donner un état minutieux des télécommunications en France en cette fin des années 1940. Or, le constat est clair. Il claque dès les premières lignes : « la situation des télécommunications en France ne leur permet pas de jouer [un] rôle essentiel », même en ce qui concerne la satisfaction des besoins les plus élémentaires. Le secteur est loin de « correspondre aux services qu’on attend de lui ». Déjà, avant-guerre, le réseau téléphonique et télégraphique était largement dépassé par de nombreux pays. Il est très en retard par rapport à celui de pays comme la Suède ou les USA, constatent, après ceux de 1941 et de 1944, les rapporteurs. Les chiffres sont accablants. Seuls 45 % des abonnés français sont raccordés à des centraux automatiques contre 54 % en Grande-Bretagne, 82,7 % en Suisse, 84,4 % en Belgique, 84,9 % en Allemagne. Environ 9 500 km du réseau de transmission français sont équipés en câbles souterrains, soit 55,1 %, contre : 88,8 % en Belgique ; 92 % en Grande-Bretagne ; 93,3 % aux Pays-Bas et 98,9 % en Allemagne. Il y a, certes, un effort de remise en route après le conflit. Mais il reste insuffisant. On peut, bon an mal an, reconstituer le réseau de lignes tel qu’il existait en 1939, mais le fonctionnement des centraux reste chaotique ; quand ils ne sont pas détruits, ils sont saturés. Au moment où les rédacteurs se rencontrent, plus de 300 000 demandes restent en instance. Quant à la qualité du service, elle est déplorable. La commission décide de fonder ses études sur une prévision d’accroissement du nombre d’abonnés, tenant compte à la fois du retard accumulé au cours des années précédentes, de « l’extension prévue » et d’une « projection sur l’état final ». Les calculs effectués à partir de ces critères permettent d’aboutir à un programme, dont l’objectif est l’existence, au 31 décembre 1957, de 3 900 000 postes d’abonnés principaux ou supplémentaires, c’est-à-dire, moins de quatre millions d’abonnés. Ce but à atteindre en dix ans correspondrait à la densité téléphonique de l’Angleterre en 194736.
28C’est ce modèle que prendront en compte les auteurs du rapport parce qu’il s’agit du « pays d’Europe le plus comparable à la France au point de vue des distances, nombre d’habitants et mode de vie de la population ». Bien qu’au sein de la sous-commission, personne ne semble avoir douté de la viabilité de ce programme, de toute façon celui-ci est jugé insuffisant, pour la simple raison que, pendant ce laps de dix années, l’Angleterre continuera son avancée et développera son réseau. Or, notent les membres de la sous-commission, si la France n’adopte pas un plan plus ambitieux, en 1957, elle se trouvera encore en retard par rapport au modèle choisi. Si, mis à part quelques remarques, le comblement du retard français par rapport à l’Angleterre semble recueillir une certaine unanimité, la question des moyens à mettre en œuvre suscite de nombreuses discussions et fait affleurer plusieurs problèmes dont la solution paraît difficile. Les transmetteurs prévoient la réalisation d’un vaste réseau maillé de câbles coaxiaux, constituant l’armature maîtresse du réseau de transit national en même temps que la partie française du réseau de transit européen. Ils pensent également pouvoir se livrer à une extension du réseau des câbles à grande distance et remplacer le plus rapidement possible les lignes aériennes, jusqu’à leur substitution par la pose d’un réseau de « câbles régionaux ». Les câbles à grande distance sont devenus l’armature essentielle du réseau téléphonique et les câbles coaxiaux sont alors une innovation de taille. Ces préoccupations de modernisation sont, avec des nuances, également présentes dans les travaux de la sous-commission chargée d’examiner la question de la commutation. Or, ici, les problèmes apparaissent plus graves et les alarmes des experts plus aiguës. Contrairement à leurs collègues transmetteurs, les commutants semblent radicalement pessimistes. N’envisageant même pas le remplacement de centraux datant de 1928, comme ceux de Paris ou de Marseille, ils retiennent seulement celui de Nantes, qui date de 1927, mais qui fut « très éprouvé par la guerre ». Si la fabrication de terminaux ne semble pas poser de problèmes, en revanche, la production de centraux reste sans solution immédiate. Qu’il s’agisse de centraux de type Rotary (LMT, Ericsson) ou d’autres matériels (AOIP, CGCT, CIT), les effectifs de l’industrie auraient dû être augmentés de l’ordre de 50 % selon certaines estimations et les investissements considérablement accrus.
29Or, il est évident que ces estimations se heurtent à l’insuffisance des approvisionnements en matières premières et aux difficultés de trésorerie des entreprises. Le point d’achoppement est lié au sous-développement de l’industrie française, tout particulièrement, dans le domaine de la commutation. Il apparaît que, si les industriels spécialisés dans la fourniture des câbles et des lignes aériennes disposent d’une capacité de production suffisante pour faire face au programme « de base », les entreprises fabriquant les appareils téléphoniques et le matériel des centraux ne sont pas assez équipées pour le réaliser. D’une manière générale, l’industrie des transmissions possède les moyens de production suffisants pour faire face aux objectifs et à l’exécution du programme, dans la mesure où les incertitudes pesant sur la fourniture en matières premières pourraient être levées. On sait que ce problème fut l’une des plaies des premières années de la reconstruction, tout comme celui du manque quantitatif de main-d’œuvre : dans de nombreux documents, ce thème revient comme un leitmotiv. Mais il faudrait, rappellent les rédacteurs, se livrer parallèlement à une profonde modernisation de la plupart des usines. Le secteur de la commutation est dans une situation tout à fait déplorable. Dominée par l’industrie étrangère, sa part dans le chiffre d’affaires global des industries de télécommunications est passée de 80 % en 1938 à 68,7 % en 194637. Pendant de longues années, l’histoire du téléphone français a été profondément marquée par la faiblesse de l’industrie nationale des Télécommunications38. L’une des autres plaies de l’histoire du téléphone français fut le problème de son financement. Il s’agit là d’un thème récurrent et les divers acteurs, réunis lors des travaux des sous-commissions, l’évoquent à maintes reprises.
30Pour les membres des divers groupes de travail, il apparaît évident que seule la stabilité dans l’exécution des programmes peut permettre de doter la France du réseau de télécommunications dont elle a besoin. De toutes parts, sont accusés les dysfonctionnements du budget annexe de 192339. En effet, en donnant à l’administration des PTT une plus grande autonomie, le budget annexe aurait dû théoriquement permettre de réaliser un équipement de télécommunications comparable à celui des principaux voisins de la France. Or, le caractère d’administration publique des PTT a nettement prévalu sur la nécessité d’adopter des méthodes financières de « plus en plus proches de celles des entreprises industrielles et commerciales ». Dans le système mixte qui en est résulté, l’administration des PTT est restée soumise à un contrôle étroit du Parlement et aux règles strictes de la comptabilité publique.
« Il est bien connu que ce contrôle et ces règles, malgré les avantages incontestables qu’ils présentent, entraînent pour un service qui possède à plus d’un titre des caractères propres au secteur industriel et commercial, des inconvénients très sérieux lorsqu’il s’agit d’établir des programmes à longue échéance nécessitant d’importantes mobilisations en capital. En particulier, le caractère annuel du budget constitue une entrave sérieuse40. »
IV. La nécessaire modification des structures
31L’un des arguments majeurs des membres de la commission de 1947 est de dire que les télécommunications ne peuvent être écartées d’une réflexion plus vaste englobant les communications et les transports dans la France de la Libération et de l’immédiat après-guerre. Ainsi insistent-ils à plusieurs reprises sur les liens entre transports et télécommunications. « On peut dire qu’elles sont le système nerveux aussi indispensable à la vie économique et sociale, nationale ou internationale, que le système sanguin constitué par les transports41. » Un tel discours – aux accents saint-simoniens – met l’accent sur la modernité des télécommunications. Le téléphone est donc déjà, ici, perçu comme l’un de ces biens privilégiés par une société de consommation dont les contours encore flous sont discernables à travers l’exemple américain. Il faut donc inscrire son développement sur le long terme, dans la perspective d’une progression globale du niveau de vie. L’argument employé est celui de la comparaison avec l’automobile : « Il en fut ainsi pour l’usage de l’automobile, d’abord objet de curiosité ou signe de luxe, et dont l’usage s’est considérablement développé sans perspective de régression. » De plus, les télécommunications, par « leur développement même et l’usage de plus en plus poussé qu’elles font de la mécanisation, tendent à fournir leurs services à des prix toujours plus réduits, à l’inverse de ce qui se passe pour les échanges exigeant une nombreuse main-d’œuvre ». Et l’exemple donné n’est pas innocent : c’est celui des transports postaux ! Or, le discours que l’on tient dans un rapport, s’il se doit d’être ferme, ne peut être polémique. Au lecteur, au « décideur » de deviner, derrière la formulation, les débats et combats dont il est porteur. Une note (du 6 avril 1948) et une lettre (du 17 avril 1948)42 quittent l’implicite pour poser avec clarté les termes de la réforme nécessaire.
V. Désétatiser les télécommunications
32La note du 6 avril est anonyme. On peut cependant imaginer qu’elle émane de proches de la commission. Après avoir résumé les grandes lignes du rapport, tout en insistant sur le fait que les télécommunications doivent être considérées comme une activité de base, son rédacteur pose clairement le problème de leur autonomie. Il faut ici le citer assez longuement :
« Mais tous les efforts de la commission seraient vains si le plan qu’elle a élaboré ne devait pas présenter un caractère exécutoire et se traduire par des programmes à échéance de plusieurs années et possédant un caractère suffisant de stabilité. À ce propos se pose le problème de l’aptitude des administrations publiques (telles qu’elles existent en France) à réaliser une œuvre de cette nature. Dans le cas des télécommunications par fil (les seules pratiquement examinées dans le rapport), l’administration des PTT est le service de beaucoup le plus important et régit en fait ce secteur de l’économie. La forme administrative qu’elle revêt met en péril la notion même de programme, telle que la commission l’a comprise suivant les directives du commissariat général du Plan d’équipement et de modernisation. Avant-guerre déjà, le caractère annuel du budget, où dépenses et recettes étaient examinées séparément, entravait la prévision et par suite l’exécution du programme à longue échéance. D’autres difficultés, assez connues pour qu’il soit inutile de les rappeler, aggravaient également la médiocrité des résultats (mises en évidence par l’expérience). Depuis la guerre, la situation a empiré. Le seul remède à cette situation est de permettre au service public en cause de gérer industriellement le domaine industriel qui est le sien, en se dégageant de la confusion fâcheuse qui s’est produite entre les deux conceptions de “nationalisation et d’étatisation”. Le service public des Télécommunications assuré par les PTT est un service national qui doit être géré en fonction des intérêts supérieurs du pays et par suite soumis à des règles générales analogues à celles qui régissaient le fonctionnement, sous leur forme première, d’entreprises telles que la Banque de France, les Chemins de Fer, les Houillères, les concessions de Gaz et d’Électricité. “Étatiser” ces divers services qui étaient déjà “nationalisés”, en déguisant cette opération sous le vocable impropre de “nationalisation”, a, comme l’expérience l’a prouvé, diminué leur efficience. C’est l’opération inverse qu’il faudrait faire à propos de l’administration des PTT. »
33Dotée de l’autonomie, celle-ci pourrait :
« Se procurer directement les ressources financières nécessaires à son équipement, mais elle serait également en mesure d’organiser son exploitation de manière rationnelle, sans sujétions nuisibles à la bonne marche du service, et devenir, comme à l’étranger, une affaire rentable n’émargeant plus au budget général pour la compensation de son déficit et rendant au pays les services que ce dernier est en droit d’exiger. »
34Et le rédacteur conclut :
« La transformation proposée ci-dessus paraît la condition nécessaire, sinon suffisante, à la réalisation de l’équipement du pays en matière de télécommunications par fil. Grâce au marché intérieur ainsi assuré, l’industrie construisant le matériel correspondant pourra s’affirmer et devenir une nouvelle source de prospérité pour l’économie générale. »
35Le rédacteur de cette note n’hésite pas à condamner la « forme administrative » qui met en péril la notion même de programme. De fait, il propose une nouvelle gestion et, nécessairement, une nouvelle organisation. Que dit-il, sinon qu’une désétatisation des télécommunications est nécessaire, en opposant nationalisation comme démarche répondant aux intérêts supérieurs du pays et étatisation comme forme d’une bureaucratie lourde et stérile ?
36La lettre de Girousse à Jean Monnet, en accompagnement du rapport, reprend en partie les éléments contenus dans la note blanche du 6 avril43. Il importe également d’en citer d’assez longs extraits :
« Par suite tant de la politique suivie dans le passé que de la guerre et des difficultés nées depuis la Libération, toutes les installations sont insuffisantes, en quantité et en qualité ; tout le secteur des Télécommunications végète. […] Mais, pour que le plan réussisse, certaines conditions doivent être réalisées. Je tiens à les souligner tout particulièrement. Tout d’abord, la commission a été unanime à considérer que le classement des télécommunications parmi les industries de base était indispensable, pour permettre aux administrations publiques et aux industries intéressées d’exercer l’effort de redressement nécessaire. Ce classement est justifié par l’importance du service à assurer. Les transports d’ordre immatériel qu’assurent les télécommunications […] sont aussi essentiels à l’existence de la communauté humaine […] que le transport des marchandises, dont le classement parmi les industries de base ne saurait être discuté. […] La commission a été non moins unanime à penser que la réalisation du programme était conditionnée par son financement continu et régulier, ce qui ne lui a paru réalisable que par l’octroi de l’autonomie au service des Télécommunications des PTT. L’expérience a montré que le régime sous lequel a toujours vécu ce service, en remettant en jeu chaque année tous les projets qui avaient pu être établis, en ne tenant qu’un compte insuffisant, dans l’octroi des ressources, de l’intérêt économique et financier des travaux, était la cause essentielle de la paralysie déplorée depuis longtemps. L’administration des PTT et les industries qui l’alimentent ont toujours été traitées en parentes pauvres ; si ce régime devait continuer, il serait inutile d’élaborer un plan, dont j’ai toujours pensé qu’il devait être, non pas un ouvrage littéraire, mais un programme de réalisation. La commission n’avait pas qualité pour définir le régime d’autonomie dont il faut doter les Télécommunications ; la question la dépasse. Mais, ce qu’il faut, c’est que l’autonomie ne soit pas simplement verbale, comme cela est arrivé trop souvent ; il faut qu’elle soit réelle, que l’organisme autonome ait à la fois la charge de l’établissement et de la réalisation des programmes, et la liberté d’action nécessaire pour atteindre ce résultat, que le chef de cet organisme ait la même autorité qu’un président-directeur général d’industrie, avec la même responsabilité, devant l’État, comme dans toute industrie bien gérée, l’établissement et la réalisation de programmes financiers portant sur plusieurs années et le paiement régulier des travaux – sans imposer des efforts excessifs à la trésorerie des fournisseurs. […] Les réformes exposées ci-dessus permettront l’exercice d’une volonté de redressement, qui trouvera le climat nécessaire à son épanouissement après le classement des Télécommunications parmi les industries de base… »
37L’argumentaire de Girousse a sa cohérence. Clairement, il indique à quel point il importe de classer les Télécommunications dans les industries de base, au même titre que l’énergie ou les transports. Les Télécommunications doivent être considérées comme des investissements productifs. De même, leur mode de financement doit faire l’objet d’une refonte totale. Ainsi progresse l’argumentaire avant de déboucher sur la nécessaire autonomie des télécommunications. Et l’on retrouve dans cette lettre des accents déjà discernables dans maint document. Les télécommunications doivent être assimilées à une entreprise comme les autres et leur responsable doit être investi des pouvoirs qui sont ceux d’un véritable président-directeur général.
38C’est bien une véritable refonte organisationnelle que propose Girousse. On le sent porteur d’espoirs qui expliquent entre autres les projets qu’expriment les sous-commissions, et notamment celle des transmissions. Les rapporteurs y rappellent que le téléphone n’est pas un luxe. Il s’agit là d’une rupture avec un discours habituel (et il semble qu’il y ait, contrairement au discours policé du rapport final, un texte plus vigoureux). On voit même apparaître la notion de publicité pour le développement des Télécommunications. Dans une dernière section de leur document, les membres de la sous-commission, faisant preuve d’une relative audace, tentent de poser la question d’une politique commerciale. Leur raisonnement est le suivant. En admettant, ce dont personne ne semble douter, que le plan prévu puisse arriver à son terme, les industriels français auront fourni un réel effort d’investissement et de production. Ils se seront dotés de matériels modernes. Il importe donc de soutenir une offre.
« Que fera-t-on des installations industrielles ainsi réalisées si, à la fin de l’exécution du Plan, la demande du public en matière de téléphone ne se maintient pas au niveau correspondant à celui de la production des usines ? »
39Or, pour faire surgir de nouvelles demandes d’abonnements :
« Il faudra qu’une publicité rationnelle soit faite dans le cadre d’une politique réellement commerciale de la part de l’administration des PTT… On peut évidemment objecter que le moment actuel est bien mal choisi pour lancer cette idée de publicité puisque un très grand nombre de demandes sont actuellement présentées par le public ; qu’on ne peut y satisfaire et que cette situation risque de se prolonger pendant longtemps encore. »
40Il est cependant permis de penser que l’administration et les industriels auraient tout intérêt à créer un climat de confiance avec les usagers en faisant clairement connaître les difficultés du moment. C’est ni plus ni moins que l’élaboration d’une politique de communication basée sur la transparence qui est ici proposée.
« Un exemple excellent est, de ce point de vue, celui de la SNCF qui, depuis la Libération, a su faire une excellente publicité auprès des usagers du rail et a su les tenir au courant de ses efforts et les y intéresser ».
41Cette publicité permettrait de donner des conseils aux usagers sur l’utilisation de leur téléphone et de leur demander, dans la mesure de leurs moyens, d’aider l’administration à faire face au cap difficile qu’elle traverse.
« Cette idée n’est d’ailleurs pas neuve, elle a été abondamment utilisée pendant la guerre par les Alliés qui faisaient une publicité négative pour inciter les abonnés à ne pas téléphoner afin de contribuer par là à l’effort de guerre ».
42Ces projets, et les discours enthousiastes qui les portaient, ne tardèrent pas à se heurter à des réalités qui n’avaient rien de souriantes. Outre, une conjoncture politique marquée du sceau de la complexité et toute en incertitudes, les hommes des télécommunications eurent à se colleter avec d’inextricables difficultés budgétaires. Les projections d’organisations nouvelles élaborées dans la fièvre des réunions furent balayées d’un revers de main et renvoyées, pour plusieurs décennies, dans les cartons. L’une des conséquences du rapport fut la création, auprès du ministre des PTT, d’un Comité permanent d’équipement et de modernisation des Télécommunications, le 24 décembre 1948. Ses missions tenaient essentiellement en trois points :
étudier la mise en œuvre des programmes établis par la commission de Modernisation et rechercher les moyens de financement correspondants ;
proposer aux pouvoirs publics, en fonction de la conjoncture et de l’ordre d’urgence, des services à satisfaire, les tranches successives de réalisation de ces programmes, ceci en collaboration avec la commission des investissements ;
dégager les résultats financiers des investissements réalisés, en vue particulièrement, de vérifier leur rentabilité.
43Contrairement aux réunions de la commission de modernisation où, on l’a vu, à côté des représentants de l’administration siégeaient industriels et syndicalistes, la composition du comité permanent revêt une plus grande homogénéité pour ne pas dire une réelle uniformité. Ne participent à ses travaux que des hauts fonctionnaires44. Leur mission : gérer sagement la pénurie, dans le gris de leurs bureaux.
44Les travaux de la commission avaient été portés par l’enthousiasme. Les projets étaient marqués du sceau de l’innovation. La normalisation, qui rapidement s’instaure, écarte bien vite, et pour longtemps, les raisons de l’espérance. Dès 1951, au détour d’une note, on pouvait lire : « les travaux de la commission de modernisation ont été un échec ». La phrase claque. Elle est sans ambiguïté. En 1946 et 1947, les Télécommunications auraient pu acquérir une réelle autonomie et sortir du giron de l’administration45. Or, les ingénieurs, porteurs de cette volonté, ne représentent pas encore une force suffisante, il leur faudra, peu à peu, conquérir l’indépendance qu’ils réclamaient. Certes, à plusieurs reprises, la question de l’autonomie des Télécommunications sera évoquée, mais il faudra attendre un relais politique et la réforme de la DGT en 1968, pour enclencher un mouvement qui, dans la même respiration d’une vingtaine d’années, conduira au rattrapage, à la modernisation des structures, à la création de France Télécom…
45Mais c’est là une tout autre histoire.
Notes de bas de page
1 Je me suis partiellement appuyé ici sur un article que j’avais fait paraître il y a un certain temps déjà. P. Carré, « Le téléphone en France en 1947 : une modernisation manquée », Les Cahiers, télécommunications, histoire et société, 1er semestre 1996, p. 30-79.
2 Les deux premiers articles en sont connus : « Le Gouvernement provisoire de la République française. Sur le rapport du ministre de la justice, Vu l’ordonnance du 3 juin 1943 portant institution du Comité français de la libération nationale, ensemble l’ordonnance du 3 juin 1944 ; Vu l’avis exprimé par l’assemblée consultative à sa séance du 26 juin 1944 ; Le comité juridique entendu, article 1 : La forme du Gouvernement de la France est et demeure la République. En droit celle-ci n’a pas cessé d’exister. Article 2 : Sont, en conséquence, nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels législatifs ou réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu’au rétablissement du Gouvernement provisoire de la République française. Cette nullité doit être expressément constatée ».
3 Sur l’année 1947 voir le texte de J.-P. Rioux, « 1947, la guerre froide à domicile », La France d’un siècle à l’autre, 1914-2000, J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (dir.), Paris, Hachette Littérature, 1999, 980 p.
4 S. Berstein et P. Milza, Histoire de la France au xxe siècle, Paris, Éditions Complexe, 1995.
5 H. Bonin, Histoire économique de la IVe République, Paris, Éditions Économica, 1987, 447 p.
6 J.-F. Eck, Histoire de l’économie française depuis 1945, Éditions Armand Colin, Paris, 1990, 195 p.
7 R. Dubreule, J. Courtassol, La France blessée et renaissante, bilan et inventaire, Les éditions du temps qui passe, Paris, 1945.
8 C. de Gaulle, Mémoires de guerre. Le salut 1944-1946, Paris, Plon, 1959, p. 7.
9 P. Carré, « Être informé, faire parvenir les ordres, s’assurer de leur exécution… (Les télécommunications en France, 1944-1946) », Le Rétablissement de la légalité républicaine 1944, p. 599-622, Fondation Charles de Gaulle. Paris, Éditions Complexe. 1996.
10 C. Lange, La restauration des télécommunications françaises et les perspectives d’avenir, Conférence du 22 avril 1948, Présidence du Conseil, secrétariat général du Gouvernement, Notes documentaires et études n° 915 (série française – CXCII), Paris, La Documentation Française.
11 Commission consultative des dommages et des réparations, Ingérences allemandes dans les transports et communications, Monographie TC7 PTT, Imprimerie nationale, 1947. Notes, documentaires et études n° 802, 14 janvier 1948, La Reconstruction.
12 En raison de l’absence de logique qui présida à l’équipement téléphonique du pays jusqu’en 1924, le nombre de centraux purement locaux était beaucoup trop important. Le réseau était peu cohérent et donc particulièrement fragile. Voir P. Carré, Le téléphone, le monde à portée de voix, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1993, 128 p.
13 Dans l’état des techniques de télécommunications au cours des années 1940, le réseau des câbles téléphoniques à longue distance représente un réel enjeu stratégique. Or, ce réseau s’est, contrairement aux autres secteurs des télécommunications françaises, relativement développé. Dès 1930, sa croissance s’est effectuée d’une façon continue. La pose des câbles s’est déroulée à une cadence régulière de plus de 700 kilomètres par an.
14 J. Lacouture, Pierre Mendès France, Paris, p. 162, 1981, cité par H. Bonin, Histoire économique…, op. cit. p. 55.
15 Voir G. Clavaud, « Entretien avec Patrice Carré », Les Cahiers, Télécommunications, histoire et société, n° 1, 1er semestre 1995, p. 108-123.
16 Revue des PTT de France, juillet/août 1948.
17 P. Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, 378 p. Sur Clémentel, voir le portrait qu’en donne J. Monnet dans ses Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 61-64.
18 O. Dard, « Voyage à l’intérieur d’X-Crise », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 47, juillet-septembre 1995, p. 132 à 146.
19 P. Rosanvallon, L’État en France…, op. cit., p. 236.
20 Ibid., p. 238.
21 M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, tome III : À l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 2010, p. 579
22 H. Rousso, « Le ministère de l’Industrie dans le processus de planification : une adaptation difficile (1940-1969) », H. Rousso (dir.), De Monnet à Massé, enjeux politiques et objectifs économiques dans les quatre premiers plans, Paris, Éditions du CNRS/IHTP, 1986, p. 28-29.
23 R. Kuisel, Le capitalisme et l’État en France, modernisation et dirigisme au xxe siècle, Paris, 1984, pour la traduction française, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 476 p.
24 M. Margairaz, L’État, les Finances et l’Économie ; histoire d’une conversion 1932-1952, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, 1456 p.
25 Sur cette période, on se reportera au livre majeur de F. Bloch-Lainé et J. Bouvier, La France restaurée 1944-1954, Dialogue sur les choix d’une modernisation, prologue de J.-P. Rioux, Paris, Fayard, 1986, p. 85-107.
26 P. Mioche, Le plan Monnet, genèse et élaboration 1941-1947, Publication de la Sorbonne, Paris, 1987, 324 p.
27 P. Musso, « Aux origines de “l’autonomie” des télécommunications françaises, la loi de 1923 », Réseaux, juillet-août 1994, n° 66, p. 99-117.
28 Sur le rôle des hauts fonctionnaires à Vichy, F. Bloch-Lainé et C. Gruson, Hauts fonctionnaires sous l’Occupation, Éditions Odile Jacob, Paris, 1996, 284 p.
29 Le mémorandum sur le plan de modernisation et d’équipement du 10 janvier 1946 fait retour sur l’avant-guerre et sur le retard du pays accumulé avant le conflit. La France serait donc passée à côté de la modernisation technique contrairement à d’autres pays qui ont su développer et la production et la consommation. Les objectifs du Plan seront de réparer et de reconstruire, mais aussi de s’attaquer à l’archaïsme dont souffre le pays.
30 P. Griset, Les réseaux de l’innovation, Pierre Marzin 1905-1994, Musée des Télécoms et ClioMédia, Pleumeur-Bodou, 2005, 47 p.
31 Un document sur le plan Monnet diffusé en septembre 1947 et destiné à la documentation interne du ministère et certainement aux cadres, rappelle les « objectifs généraux du Plan et le rôle des commissions de modernisation instituées sur proposition du commissaire général au Plan ». Du fonctionnement des commissions, il est dit qu’il s’agit d’une nouveauté d’importance. On y insiste sur la tâche collective et le but commun. Entière responsabilité certes, mais le pouvoir de décision reste au politique : gouvernement et Parlement. S’appuyant sur certains travaux et ceux, notamment, des premières commissions (houillères, électricité, carburants, sidérurgie, etc.), le commissaire général, en novembre 1946, a soumis un premier rapport fixant objectifs pour 1950 et programme d’ensemble pour 1947. Certains besoins d’équipement PTT furent inscrits mais à titre indicatif seulement. Les investissements prévus (métropole) pour 1947, s’élèvent, pour ce qui est des PTT et des Télécommunications en particulier, à 9,5 milliards, dont 2,5 en génie civil et bâtiment et à 7 milliards pour installations et matériel correspondant à une utilisation de 30 000 à 35 000 tonnes de métaux ferreux. En fait, les investissements autorisés par le Parlement furent de l’ordre de 6 milliards pour les PTT et 1 milliard pour la Radiodiffusion.
32 Courrier du commissaire général du Plan du 21 juillet 1947 (Arch. nat., F 90 bis 4079). Lettre adressée au rapporteur de la commission de modernisation des télécommunications.
33 Polytechnicien, ingénieur des PTT (promotion 1904), Gaston Girousse fut chargé de la direction du télégraphe au GQG pendant la Première Guerre mondiale.
34 Pattou n’est pas membre de la commission, il en a cependant assuré, de facto, le rôle de rapporteur adjoint.
35 J’ai étudié plus en détail les travaux de la commission dans une étude d’une quarantaine de pages parue en 1996, P. Carré, « Le téléphone en France en 1947 : une modernisation manquée », Les Cahiers, télécommunications, histoire et société, 1er semestre 1996, p. 30-79.
36 « Cette hypothèse conduit à prévoir une densité téléphonique de 9,15 % en 1957 ; la densité téléphonique française actuelle étant de 4,78 %, le taux d’accroissement annuel nécessaire est de 6,7 % par rapport à l’année précédente. C’est le chiffre arrondi de 7 % qui a servi de base au calcul des besoins. Il conduit à un coefficient d’augmentation de 1,97 en dix ans. » Rapport final présenté à la commission de modernisation des télécommunications par la sous-commission « transmissions », 18 novembre 1947, document ronéoté, 15 p.
37 M. Nouvion, L’automatisation des télécommunications, Presses universitaires de Lyon, 1982, 599 p.
38 Sur ce point, voir les analyses de P. Griset, « Le développement du téléphone en France depuis les années 1950. Politique d’une recherche et recherche d’une politique », Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, n° 24, octobre 1989, p. 41-53.
39 Voir la mise au point de P. Musso, « Aux origines de “l’autonomie” »…, op. cit.
40 P. 24 du rapport de la sous-commission transmission.
41 Commissariat général du Plan de modernisation et d’équipement, premier rapport de la commission de modernisation des télécommunications, Paris, 1949, p. 19.
42 Arch. nat., 90 bis 4079.
43 Lettre du 17 avril 1948, Arch. nat., 90 bis 4079.
44 Participent à la première réunion : Girousse, président de la commission de modernisation des Télécommunications ; Lange, directeur général des Télécommunications au secrétariat d’État aux PTT ; Bellier, directeur des Industries mécaniques et électriques au ministère de l’Industrie et du Commerce ; Bizot, chef de service, représentant le directeur des Programmes économiques au secrétariat d’État aux Affaires économiques ; Troy, représentant le commissaire général du Plan ; Guillaume, directeur adjoint du Budget et de la Comptabilité au secrétariat d’État aux PTT ; Bruniaux, inspecteur général adjoint des PTT, chargé des liaisons avec les organismes économiques, rapporteur de la commission de modernisation des télécommunications ; Fromaget, administrateur civil, représentant le directeur du Budget au ministère des Finances et des Affaires économiques ; Beauzou, administrateur civil, représentant le directeur du Trésor au ministère des Finances et des Affaires économiques.
45 « Si nous nous sommes attardés quelque peu sur ce rapport de la commission de modernisation des Télécommunications de 1947, c’est qu’il exprime particulièrement bien des préoccupations qui seront celles de tous les dirigeants des Télécommunications pendant de longues années », écrivait en conclusion d’un chapitre consacré à cette commission L.-J. Libois, Genèse et croissance des télécommunications, Paris, Masson, 1983, 415 p., p. 252-254.
Auteur
Historien de formation, Patrice Carré dirige le département relations institutionnelles à la direction des relations avec les collectivités locales France Télécom Orange. Il est également chargé de cours à Télécom Paris Tech (École nationale supérieure des télécommunications), où il enseigne l’histoire et la sociologie de l’innovation, ainsi qu’au CELSA (université Paris Sorbonne/École des hautes études en sciences de l’information et de la communication). Il est l’auteur ou le coauteur de très nombreux articles scientifiques et d’une dizaine de livres sur les relations entre technologie, société, politique et culture parmi lesquels : Télégraphe : innovations techniques et société au xixe siècle, 1996, Le téléphone, le monde à portée de voix, Gallimard, 1993, ou encore, avec Alain Beltran La Fée et la servante, la société française face à l’électricité xixe-xxe siècle, Belin, 1991, préface d’Alain Corbin et traduction japonaise en 1999.
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