Émergence d’une culture
p. 73-76
Plan détaillé
Texte intégral
1Merci, M. le président. Chers collègues, Mesdames, Messieurs,
2Je suis honoré de participer aujourd’hui à la formation d’un regard sur la place des ingénieurs des Télécommunications dans la France contemporaine et d’avoir été invité comme discutant dans cette première session, qui a porté sur les 150 premières années de la vie de ce grand corps de l’État.
3Nous savons que ce rôle de discutant est délicat, tant dans ce qu’il doit apporter de synthèse sur les interventions entendues que de challenge qu’il doit servir aux intervenants sur les thèses qu’ils ont soutenues devant nous.
4Cette tâche sera d’autant plus difficile que la qualité et la richesse de leurs propos ne font pas de doute. Du reste, en les écoutant, moi qui ne suis pas historien, j’ai appris beaucoup de choses que j’ignorais sur l’histoire de l’entreprise à laquelle j’appartiens et sur la solidité de ses racines. Cela me sera très utile dans mes fonctions présentes chez France Télécom Orange, pour la mise en place de moyens et d’une organisation nouveaux visant à valoriser son patrimoine historique et remobiliser la mémoire de l’entreprise à l’heure où elle doit affronter, à nouveau, tant de mutations.
5Ainsi n’est-il pas évident de faire une synthèse de ces interventions : les thèmes couverts sont bien disjoints – on regrette l’absence involontaire de M. Butrica1, mais sa présentation sur la période 1845-1900 offre un point de vue complémentaire sur les analyses de M. Atten – et mon travail de synthèse se limitera très modestement à retirer de ces interventions qu’elles illustrent de belle manière le discours d’introduction scientifique du professeur Griset, lorsqu’il mettait l’accent sur quelques caractères spécifiques du secteur des télécommunications et sur le poids de ces facteurs particuliers que sont le temps long, les rythmes de l’innovation technique et leur accélération, la présence permanente du politique et du géopolitique.
6Il n’y a donc pas beaucoup de surprise dans cette observation et c’est donc sur le terrain des challenges pour mes collègues intervenants que je placerai avec plus de détail mon regard de discutant.
7En les écoutant, il m’est revenu une vieille histoire, entendue quelquefois ici ou là dans la vie professionnelle, car assez représentative de situations dans lesquelles est incompris celui qui s’écarte des sentiers battus.
8C’est l’histoire d’une bien honnête personne à qui l’on demandait au début du xixe siècle aux États-Unis :
« Que pensez-vous de la première liaison télégraphique entre le Maine et la Virginie ? »
Et qui, interloquée, répondit :
« Et si le Maine n’avait rien à dire à la Virginie ? »
9Qu’un tel échange ait pu avoir lieu est parfaitement plausible. On l’entend citer de temps en temps pour démontrer que le bon sens ne suffit pas pour mener les grandes conquêtes. Le génie suffit. Ou la vision de l’entrepreneur. Mais aussi la mobilisation de l’intelligence et de la détermination de spécialistes.
10Chacune à leur manière, les trois présentations que nous venons d’entendre peuvent se prêter à l’exercice auquel invite ce modèle de l’embarras d’un brave homme devant quelque chose qui le dépasse. En y recherchant des réponses à ces deux questions :
11D’abord, qu’est-ce qui enclenche le process d’où émergera un nouveau modèle de création de valeur ?
12Et ensuite : Pourquoi le mouvement fondateur initial pourrait-il ne pas être durable ou, dit autrement, pourquoi les vaches à lait sont-elles périssables (et susceptibles de finir transformées en poids morts) ?
13C’est l’angle que j’ai choisi pour revenir sur ce que nous ont dit mes collègues intervenants.
14En effet, pour compléter les riches enseignements qu’apportent leurs présentations, il me paraît intéressant de revenir sur tel ou tel des propos de mes collègues à cette table, pour nourrir plus précisément encore le débat autour de la problématique retenue pour cette session : celle de l’émergence d’une culture et de la formation d’une élite, dans laquelle se forgera le profil professionnel de l’ingénieur des Télécommunications moderne.
15Sur la présentation de M. Atten : il est intéressant de découvrir l’étendue des atermoiements, voire des tergiversations, de l’autorité administrative au sujet de la pertinence du recrutement de polytechniciens aux postes techniques dans les services télégraphiques. Il est curieux que justement une logique de corps ne se soit pas mobilisée pour tempérer ces nombreux allers et retours ; on peut s’étonner, en particulier, que la démarche déterminée de M. Alphonse Foy – arrivé à la direction des Télégraphes en 1845, lui-même polytechnicien – de recruter en grand nombre les premiers polytechniciens pour cette administration, n’ait pas abouti à la constitution d’un corps de l’État, selon les nombreux modèles déjà en place à l’époque (à commencer par le corps des ingénieurs des Mines, organisé depuis le 18 novembre 1810). Il est intéressant aussi de noter la présence d’autres visionnaires, comme M. Cochery, signalé dans l’intervention de M. Atten et que M. Butrica considère comme le plus emblématique d’entre eux. On remarquera ici que M. Adolphe Cochery, d’abord directeur de l’administration des Postes, puis ministre des Postes et Télégraphes à la création de ce ministère, est d’origine et de formation professionnelle totalement étrangère au modèle élitiste homogène sur lequel les ingénieurs polytechniciens étaient préparés à la vie professionnelle ; ainsi, son action, louable par ailleurs, a certainement freiné le processus de formation d’une communauté d’hommes d’entreprise qui ne verrait se déployer tout son potentiel au service de leur entreprise et du bien public qu’à partir de la constitution du corps des ingénieurs des Télécommunications en 1902 ; M. Atten pourrait certainement apporter un éclairage complémentaire et son point de vue sur cette si longue genèse.
16Enfin, nous avons apprécié les éléments apportés par M. Atten sur la période moderne, ouverte après la Seconde guerre mondiale ; d’une certaine manière ceci ouvre une transition vers les sujets de la prochaine session, qui donnera à M. Atten l’occasion de revenir sur ces autres thèmes du débat contemporain dans le mouvement du corps des ingénieur des télécommunications vers son apogée.
17Sur la présentation du professeur Headrick : l’expansion des réseaux de câbles sous-marins télégraphiques suit, quant à elle, un modèle bien différent ; ici, nous comprenons que c’est la mobilisation des compétences techniques et de l’intelligence qui a permis de tirer parti de ce que la science pouvait apporter à l’humanité. Mais qui étaient ces hommes qui ont su mettre en œuvre ces techniques, tout en restant bien souvent anonymes ? Appartenaient-ils à l’administration postale comme leurs équivalents ici en France à la même époque ? étaient-ils le produit de mécanismes de formation d’une élite professionnelle ? Et puis, quand la Marine britannique prend le contrôle des réseaux de câbles sous-marins, comment étaient constituées leurs compétences techniques internes ? Pouvait-on y voir une concurrence inter-administrations avec les ingénieurs employés dans les services téléphoniques du Royal Mail ? De plus, en écoutant le professeur Headrick, on est porté à faire un parallèle entre, d’une part, les moyens techniques considérables que la Marine britannique a dû déployer de la fin du xixe siècle jusque dans les années 1940 pour contrôler et dominer un immense réseau de communications en vertu de considérants de sécurité nationale et, d’autre part, l’effort technique similaire, et tout autant disjoint du secteur industriel des télécommunications, que le département de la Défense américain soutient depuis la fin du xxe siècle autour du réseau mondial Échelon et des systèmes associés de capture et d’analyse des communications électroniques ; je suis curieux d’entendre les analyses de M. Headrick sur la persistance de ce modèle et sur les effets induits éventuels en matière, bien sûr, de formation de filières professionnelles séparées et concurrentes mais aussi, au total, sur la dynamique du progrès technique.
18À vous maintenant, Madame et Messieurs les intervenants. Merci, Monsieur le président.
Notes de bas de page
1 Malheureusement M. Butrica n’était pas présent au colloque mais il nous a communiqué son intervention qui est publiée p. 33 à 57.
Auteur
Ingénieur général des Mines, Jean-Pierre Coustel est chargé de mission auprès du secrétaire général du groupe France Télécom Orange. Il a passé l’essentiel de sa carrière professionnelle chez France Télécom Orange, où il a tenu diverses positions exécutives qui, complétées par quelques années passées au ministère de l’économie et des Finances, lui ont permis de construire une expérience étendue dans l’exploitation des services de télécommunications, les opérations internationales et la distribution de contenu. Jean-Pierre Coustel est le fondateur et le premier président-directeur général de Viaccess SA, une entreprise du groupe France Télécom Orange, l’un des leaders pour les solutions de distribution sécurisée du contenu audiovisuel. Il est l’auteur de plusieurs articles sur la déréglementation des télécommunications et sur l’évolution de la régulation des services de télévision câblée aux états-Unis, tirant parti de son expérience et de ses actions dans la transformation des secteurs de la communication électronique.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006