Les ingénieurs des Télécommunications (1844-1999) : un grand Corps ?
p. 17-32
Texte intégral
Introduction
1Si le corps des ingénieurs des télécommunications1 n’a existé officiellement qu’un peu plus de cent ans (1902-2010), il convient de le replacer dans un temps un peu plus long, en prenant le risque d’être très rapide mais, je l’espère, pas trop caricatural. Mon abord consiste à regarder le corps des ingénieurs à travers sa formation dans l’histoire (aux côtés de bien d’autres corps d’ingénieurs de l’État qui sont au nombre de plusieurs centaines aujourd’hui), en regard notamment de sa fonction comme élite technique participant de façon décisive, sinon exclusive, à la construction, au développement et à l’exploitation des réseaux de communications à distance2. Car, en France, parmi les acteurs possibles (bricoleurs, inventeurs, entrepreneurs, ingénieurs, savants), ce sont les ingénieurs, et en particulier ce groupe précis, qui vont jouer un rôle important, tant pour les périodes d’expansion dynamique des réseaux, des techniques de télécommunications, que pour les temps de leur stagnation.
2Notre présentation est donc découpée, selon un parti pris administratif, en trois parties chronologiques : la première, de 1844 à 1899, voit l’essor puis la décadence d’un groupe d’ingénieurs télégraphistes qui a bien du mal à exister, la seconde, de 1900 à la seconde guerre mondiale, voit la lente émergence d’un corps de l’État de forme traditionnelle, la dernière, de 1945 à 1990, la croissance de ce corps strictement technique qui devient puissant un moment ; le lien entre ces trois périodes étant la question du corps, de son existence à sa permanence3.
I. 1844-1899 : des ingénieurs d’une administration d’État pour construire le réseau de télégraphie électrique
3Au départ, quand la télégraphie électrique s’invente (des appareils et des brevets d’une télégraphie utilisant l’électricité se multiplient dans les années 1830 dans la plupart des pays avancés), elle commence à se construire en France dans un cadre spécifique déterminé par le télégraphe optique de Chappe et ses innovations radicales4. Je les rappelle en deux mots : transmission rapide et à distance de messages à contenu libre (rupture avec tout ce qui précède, signaux de fumée et autres procédés) ; émergence d’usages (acculturation des élites – celles qui lisent les journaux – grâce aux rubriques « dépêches télégraphiques » que ces derniers se mettent à publier régulièrement) ; invention du concept de réseau maillé pour réduire les coupures de communication dues aux conditions atmosphériques (1830) ; enfin, l’entreprise, constituée sous une forme proche de celle de l’Ancien Régime (la « Maison Chappe de type familial ») prend la forme d’une administration d’État, rattachée à un ministère et dotée d’un monopole d’État octroyé par la loi de 1837.
4Avec l’arrivée de l’électricité, l’administration en charge du télégraphe a besoin de compétences tout à fait nouvelles et rares, en électricité notamment. Elle recrute des ingénieurs en sortie de l’école pourvoyeuse d’ingénieurs d’État : l’École polytechnique, mais sans création d’un nouveau corps pourtant demandée par le directeur A. Foy, mais refusée par l’Assemblée nationale5. Comme le montre le graphique 1, le recrutement ne se fait pas toujours régulièrement. Une première vague voit l’embauche de plus de 80 ingénieurs en dix ans (1844-1853) pour construire en quelques années un réseau reliant Paris à tous les chefs-lieux de département, soit plusieurs dizaines de milliers de kilomètres de fils connectant plus de 200 villes parmi les plus importantes du territoire. Une deuxième vague, moins importante numériquement (une quarantaine d’ingénieurs en dix ans), correspond à la création de l’École supérieure de télégraphie (EST) et du ministère des Postes et Télégraphes en 1878.
5En dehors de ces deux temps, c’est le quasi-arrêt du recrutement, comme sous la direction du vicomte de Vougy (1853-1870, avec une courte interruption), qui veut remettre les ingénieurs à leur place (technique et subalterne), ou un recrutement qui consiste à remplacer les places vacantes, mais dans une logique de réduction du nombre d’ingénieurs, comme après la fusion des administrations des Postes et des Télégraphes votée en 1873.
6D’où les caractéristiques de ce groupe d’ingénieurs :
un recrutement à la sortie d’une école qui leur confère une solide formation scientifique et une légitimité certaine. Ce groupe d’ingénieurs télégraphistes est conséquent (les chiffres varient de 60 à plus de 100 en poste dans l’administration selon les sources6), suffisamment pour développer une culture technique, scientifique et professionnelle influente à une époque où les « spécialistes » en électricité et magnétisme sont rares. Des ingénieurs inventifs (en termes de méthode de localisation des pannes, de techniques télégraphiques – duplex, quadruplex –, d’instruments de mesures électriques…), alliant sens pratique (mise sur pied d’un comité des perfectionnements chargé d’analyser inventions et brevets) et curiosité scientifique (pour la science et la télégraphie britanniques, de Faraday, Maxwell et W. Thomson à Varley, Preece…). Cela se traduit rapidement par un journal spécialisé, les Annales télégraphiques, dont la réputation nationale et internationale est réelle, la rédaction de manuels de référence, qui font de ce groupe un pôle d’ingénieurs respectés par les pairs, comme on peut le voir à travers l’École supérieure de télégraphie, l’exposition et le congrès internationaux des électriciens de 1881 dont ils sont la cheville ouvrière, ou encore à travers leurs contributions aux périodiques spécialisés et savants (La Lumière électrique, la Revue internationale des électriciens…). Bref, des hommes porteurs de la science électrique de pointe comme le rappelle le professeur de physique au Collège de France E. Mascart en 18867 ;
mais des hommes qui croient que des compétences techniques reconnues et « Le » diplôme suffisent à leur assurer une légitimité leur conférant quasi automatiquement la direction des affaires… de l’administration des Lignes télégraphiques. Erreur stratégique face au préfet de Vougy, homme autoritaire mais qui connaît parfaitement les clefs du pouvoir (notamment grâce à ses liens personnels avec l’empereur Napoléon III), qui obtient l’arrêt du recrutement de jeunes polytechniciens, qui éloigne de Paris les inspecteurs-ingénieurs les plus influents par une politique de mutation systématique de type militaire, qui provoque l’arrêt de publication des Annales… Seconde erreur, leur opposition systématique et frontale à toute fusion des Postes et des Télégraphes lors des débats engendrés par l’extension du réseau télégraphique aux villes plus petites (le fameux réseau cantonal). Seconde défaite, mais cette fois face à une élite méritocratique, soutenue semble-t-il par la jeune IIIe République ;
un groupe d’ingénieurs qui s’amenuise à la fin du xixe siècle, passant sous la barre minimale permettant à ces hommes de conserver leurs compétences… Après les brillants travaux théoriques d’A. Vaschy sur la propagation des signaux téléphoniques dans un câble, indépendants de ceux de Heaviside, et dont Pupin s’inspirera pour ses bobines, rien de concret faute de laboratoire… de même pour la télégraphie sans fil (TSF) dont ces ingénieurs vont être incapables d’appréhender correctement la portée. À la pointe du développement de la télégraphie terrestre aérienne, ils s’impliqueront assez rapidement dans la télégraphie sous-marine à la suite du succès du premier câble transatlantique (grâce à la « science » et l’implication de Sir W. Thomson et à l’opiniâtreté de C. Fields et d’entrepreneurs états-uniens) : pose de câbles côtiers reliant de très nombreuses îles proches à la France continentale, une tâche hautement symbolique – la solidification de la Nation – puis développement d’une industrie pour les câbles français vers l’Algérie, le Maroc et l’Afrique subsaharienne ;
la réalisation des premiers réseaux de téléphone est d’abord confiée sous forme de concessions à des entrepreneurs, ce qui confirme des doutes quant au nécessaire (?) monopole et à son coût pour le budget de l’État et une défiance globale par rapport au groupe destiné « normalement » à construire ces réseaux locaux, les ingénieurs télégraphistes. Des réseaux qui leur échoiront quelques années plus tard (1889) sans qu’ils obtiennent de contrepartie claire quant aux financements du téléphone et quant à leurs responsabilités d’ingénieurs8.
7Après une période prospère (le groupe dépasse un seuil qui lui permet de multiplier les activités, dont celle d’un petit laboratoire aux côtés de l’EST), le groupe est réduit autour de 1900, à une quarantaine d’ingénieurs.
II. 1900-1940 : la lente émergence d’un corps de l’État
8Deux temps forts déterminent un découpage en deux de la période, visibles comme précédemment à travers le recrutement d’ingénieurs : le décret de 1902 et la première guerre mondiale.
9En effet, des critiques croissantes, émanant notamment du ministère de l’Instruction publique, sont adressées au système polytechnicien et à son poids déterminant sur le contenu des enseignements des classes préparatoires qui conduisent à la réforme de 1902. Polytechnique cherche à renforcer son influence et appuie les ingénieurs télégraphistes, notamment Ernest Mercadier, ingénieur télégraphiste et directeur des études à Polytechnique, pour faire créer un corps spécial d’ingénieurs télégraphistes grâce au soutien du ministre du Commerce, de l’Industrie et des PTT, Alexandre Millerand9. Afin de donner une impulsion et de la visibilité à ce nouveau corps, il est fait appel à Édouard Estaunié, ingénieur télégraphiste et romancier de renom, et à son carnet d’adresses pour réorganiser l’enseignement de la section « ingénieur » de l’École supérieure des postes et des télégraphes : ainsi, le célèbre mathématicien Henri Poincaré, le physicien Pierre Curie, le professeur de la Sorbonne Henri Abraham et bien d’autres viennent y délivrer cours et conférences dans les années 1900. Sans pour autant modifier les rapports de force internes aux PTT, ce qui se traduit par un recrutement d’ingénieurs toujours parcimonieux (le remplacement des départs et disparitions, soit une moyenne de deux ingénieurs recrutés par an entre 1900 et 1919). D’où un groupe des plus restreints (37 ingénieurs en 1919 pour l’ensemble des PTT) alors même que les besoins sont importants et que c’est précisément durant cette période que la croissance des réseaux téléphoniques (en nombre d’abonnés comme en surface – des réseaux strictement locaux, urbains aux réseaux régionaux voire nationaux) explose dans un certain nombre de pays (États-Unis, Canada, Danemark, Nouvelle-Zélande, Suède…).
10Deuxième temps fort, la Grande Guerre qui provoque la découverte des merveilles techniques et technologiques de la « Branche Recherche » de Western Electric, la filiale fabriquant les équipements de l’American Telephone & Telegraph. Des équipements installés provisoirement en France au service des Alliés par le Signal Corps de l’armée américaine. Un choc qui provoque une prise de conscience des élites françaises de l’inadéquation du réseau téléphonique français bientôt, attribuée au fonctionnement structurel du financement de l’administration des PTT. D’où une nouvelle forme de financement, plus souple (loi de 1923) et un plan de modernisation dont la principale traduction sera, à partir de 1926, l’automatisation du réseau parisien. Mais c’est aussi la prise en compte du déficit d’ingénieurs, d’où un recrutement croissant dans les années 1920 et 1930 malgré la crise de 1929-1932 pour accompagner la technicisation croissante du réseau téléphonique : une moyenne annuelle de sept ingénieurs recrutés en sortie de Polytechnique auxquels il faut ajouter quelques ingénieurs recrutés par l’École supérieure des PTT (2e section) par concours (et qui sont souvent dans l’entre-deux-guerres des polytechniciens démissionnaires des corps militaires).
11Un corps qui croît de 37 ingénieurs en 1919 à 170 en 1938 pour les PTT10.
Tableau 1. Croissance du nombre des ingénieurs du corps des Télécommunications de 1919 à 1938
Administration centrale | Services nationaux | Enseignement et recherche | Exploitation | Total | |
1919 | 14 | 9 | 4 | 10 | 37 |
1934 | 20 | 44 | 14 | 84 | 162 |
1938 | 24 | 46 | 13 | 87 | 170 |
12Une croissance en fonction des besoins internes, notamment dans les régions (Paris et province) et dans les services techniques nationaux (service des Lignes à grande distance – LGD, service des Câbles sous-marins, direction de la TSF et des Services radioélectriques) et qui répond en partie aux revendications de l’Association des ingénieurs télégraphistes (AIT) créée en 1913, et réclamant de réelles responsabilités pour les ingénieurs régionaux quant à la gestion des réseaux techniques11. Mais une répartition des forces des ingénieurs qui traduit surtout une profonde et systématique incompréhension, y compris au sein de l’AIT, du rôle et de l’importance de la recherche industrielle, de l’innovation, de la R&D, une recherche industrielle en spectaculaire développement aux États-Unis depuis la fin des années 1890, et surtout avec l’essor de la branche recherche qui constitue, avec des services de l’AT&T, les Bell Labs en 1925, un centre de recherche sans commune mesure avec le petit service d’Étude et de Recherche technique (SERT) français créé en 1916 et qui compte une dizaine d’ingénieurs à la fin des années 193012.
III. 1945-1990 : Croissance d’un corps qui prend la direction de la DGT
13Les transformations institutionnelles des PTT durant la guerre et le régime de Vichy sont nombreuses et importantes, portées notamment par Bichelonne et quelques ingénieurs des PTT (Dauvin, Marzin) qui sont très fortement préoccupés par l’absence de recherche, de R&D en France, tant chez l’exploitant des réseaux, les PTT que chez les fabricants de matériels et d’équipements français (CGE, SIT, SAT, LTT…) ces réformes sont décisives parce qu’elles seront pratiquement toutes pérennisées à la Libération :
création (1941) de postes d’ingénieurs régionaux et un peu plus tard de directeurs régionaux des Télécommunications (DRT) avec responsabilités sur les grandes décisions techniques concernant leur région (ce qui ne signifie pas une complète autonomie des directeurs de région par rapport à l’élite postale toujours en place au niveau des départements et dominant également la gestion des directions centrales – Budget, Personnel, Bâtiments et Transports) ayant un impact direct sur l’activité de l’ingénieur régional ;
création (1942) d’une direction (bientôt générale) des Télécommunications (DGT) réunissant les grands services Exploitation téléphonique, Exploitation télégraphique, et services techniques nationaux (Lignes à grande distance – LGD, Services radioélectriques – DSR, Câbles sous-marins, Enseignement et formation professionnelle…) ;
création d’un recrutement d’ingénieurs des travaux (1943), à côté et en plus du recrutement régulier de jeunes polytechniciens ;
création d’un centre de recherche interministériel, le CNET (1944), regroupant des laboratoires et des services de divers ministères (PTT, Guerre, Air, Marine, Colonies, Information)13.
14Des réformes qui changent assez profondément l’organisation de la DGT mais qui la maintiennent enchâssée dans une forme administrative bureaucratique pour certaines fonctions de la gestion (Personnel, Budget et Comptabilité, Bâtiments sont communs avec la direction générale des Postes), et souvent contraignante compte tenu de la nature différente des deux « organismes » que sont les deux directions générales de la Poste et des Télécommunications (la DGP, une entreprise de main-d’œuvre dont l’échelon de base est le département, versus la DGT, une entreprise gérant de façon croissante des machines automatisées organisée à l’échelon régional et national).
15La transformation du corps des ingénieurs des PTT en un corps interministériel (1951) destiné essentiellement à intégrer les ingénieurs de l’ORTF (radio et télévision supposées être des techniques connexes) et à éviter d’avoir à créer un nouveau corps d’ingénieurs d’État (pour quelques dizaines d’ingénieurs), conforte le corps des ingénieurs des Télécommunications dans son rôle de garant technique du renouveau national dans ce secteur et de source de recrutement assurée pour les PTT. La question d’une éventuelle réforme des modes de recrutement des élites assurant la gouvernance des grandes directions du ministère n’est pas envisagée une seule seconde malgré des changements rapides et importants dans la formation supérieure (scientifique, technique, économique, gestion…) de couches élargies par l’Université.
16Pour la deuxième moitié du xxe siècle, le recrutement de jeunes polytechniciens passant désormais par une École d’application de l’École polytechnique, l’ENST14, est dès lors permanent et conduit à une croissance régulière des effectifs du corps (voir graphique 3)15 qui compte 415 ingénieurs en 1947 et 1 084 en 1992 (dont 237 et 788 respectivement pour la seule DGT) : une croissance qui s’accélère vraiment dans les années 1960, qui se répartit dans les différentes fonctions et secteurs d’activité, mais qui dans un premier temps bénéficie surtout à la R&D comme le montre le graphique 4. La part de ceux qui travaillent au CNET par rapport à l’ensemble des ingénieurs du corps au sein de la DGT. On voit immédiatement deux périodes bien contrastées : la première de 1950 à 1974 avec une forte croissance et la seconde de 1975 à 1990 avec une croissance quasi plate16.
17Pourquoi un tel phénomène ? Pour les Trente Glorieuses (1945-1974), il faut souligner le rôle de Pierre Marzin qui, entré au service d’Étude et de Recherche technique en début de carrière (1930), n’a dès lors plus quitté la recherche dont il devient, avec l’auréole de ses brevets offerts à l’administration, l’un des militants actifs aux côtés de Jean Dauvin (responsable de la direction des Recherches et du Contrôle des télécommunications durant le régime de Vichy), plus ancien, mais beaucoup moins expérimenté17. Un CNET validé à la Libération et dont le caractère interministériel s’estompera au début des années 1950, mais qui conservera une autonomie par rapport à la DGT au sein du ministère des PTT18 et dont la création s’inscrit également dans un mouvement beaucoup plus large de prise de conscience de la nécessité de grands organismes de recherche pour redresser le pays (création dans l’immédiat après-guerre du CNRS, CEA, Inserm, Irsid…).
18S’appuyer sur les jeunes ingénieurs en sortie d’École polytechnique apparaît rapidement à Marzin19 comme la meilleure sinon la seule façon de trouver des personnels compétents ayant une formation scientifique et technique solide, dans une période de forte pénurie de main-d’œuvre accentuée par la concurrence des salaires de l’industrie, bien supérieurs à ceux de la DGT ou du CNET. Après l’échec du premier CNET (associant ingénieurs militaires et civils), celui du laboratoire « Tubes et Hyperfréquences », associant ingénieurs du corps et jeunes universitaires formés dans le laboratoire Rocard de l’École normale supérieure, marque la fin des rapports du CNET avec le monde universitaire (sinon ponctuels ou dans le cadre d’accords dans des domaines très spécifiques avec certains laboratoires du CNRS).
19De plus, les possibilités de recruter d’autres ingénieurs, chercheurs ou cadres techniques ayant une formation supérieure sont limitées par l’obligation de recruter via les PTT. Un handicap dans les années 1950 ainsi qu’en témoigne le nombre de cadres supérieurs de la DGT (les ingénieurs des travaux, chefs de centre, inspecteurs principaux et inspecteurs d’études, tous recrutés au minimum au niveau de la licence universitaire) qui ne sont en 1956 que 232 pour toute la DGT et que 40 au CNET. D’où la longue bataille (de Marzin et de la direction du CNET) pour la création d’un recrutement d’ingénieurs contractuels (ACO-IG) qui finit par aboutir dans les années 1960 : ainsi 150 ACO-ingénieurs sont recrutés au CNET durant la décennie 1960-1969, et 560 pour la décennie suivante (1970-1979), toujours massivement au CNET mais également avec un début d’essaimage vers la DGT.
20Trois décennies d’essor et de dynamisme de la R&D, avec une position de leadership sur les fournisseurs d’équipement, avec la stratégie de faire émerger un champion national par des transferts technologiques du CNET privilégiant les entreprises « françaises », le tout orchestré par un CNET totalement dirigé par des ingénieurs du corps, les autres ingénieurs (ACO) assurant l’essor de la recherche. Un CNET hissé au meilleur niveau international, en mesure d’innover, de compter parmi les acteurs décisifs de la numérisation des signaux de communication en plein essor, permettant bientôt à la DGT d’être un des grands opérateurs sur la scène internationale, promulguant le téléphone numérique, modernisant de façon accélérée le réseau français (satellites, câbles sous-marins, faisceaux hertziens, fibre optique…).
Tableau 2. Croissance annuelle moyenne des membres du corps de 1950 à 1987
Croissance moyenne annuelle (corpsards dans DGT) | 1950-1974 | 1974-1987 |
Recherche | 8,5 % | 1,6 % |
Directions régionales | 2,5 % | 2,5 % |
Direction centrale | 4,9 % | 13,2 % |
21Les années 1970 sont donc le moment d’un tournant politique, technique, social, économique historique en France, qui voit la DGT comme un acteur majeur, devenant à travers le « rattrapage téléphonique » de la deuxième moitié des années 1970 le premier investisseur de France, jouant un rôle massif dans les technologies électroniques, s’affirmant au niveau international comme un acteur de poids notamment pour les technologies de réseaux numériques (commutation numérique, réseaux de transmission de données X.25…). Un tournant qui se traduit par des changements d’investissement des ingénieurs du corps : ils se tournent massivement dans la décennie 1975-1985 vers les directions régionales, porteuses du projet de modernisation massif lancé par Gérard Théry, puis vers les nouvelles directions stratégiques au sein de l’état-major, la direction centrale de la DGT (DPR, DACT, DAII, SPAF, SPEL, SPES20), au détriment de la recherche et des régions21 :
22Voilà qui explique la deuxième partie du graphique 4, qui voit plus qu’un tassement de la R&D : après 1975, de moins en moins d’ingénieurs du corps font de la recherche (à l’école productrice des ingénieurs du corps, l’ENST22, ou au CNET), peu font des thèses, et cela bien avant que le CNET ne disparaisse sous sa forme historique dans les années 1990. Une évolution à replacer dans le mouvement de mutations profondes : la grande vague néolibérale (Reagan, Thatcher), le changement de la technologie dominante, de l’analogique au numérique, la mise à bas progressive de la grande compagnie étasunienne AT&T, le leader mondial de la R&D (les Bell Labs), bientôt suivie par une déréglementation en Europe, la stratégie alternative payante de la recherche pilotée par la grande agence militaire américaine, l’Arpa… Quelques-unes des facettes de ce tournant historique à mettre en perspective avec le fait que la formation et le recrutement des élites de la DGT et du CNET n’ont jamais fait l’objet d’un débat global, stratégique, mais sont passés systématiquement par divers aménagements ad hoc (création d’ingénieurs des travaux, puis recrutement d’ingénieurs contractuels, puis création de nouvelles écoles internes), alors même que longtemps l’essentiel de la recherche scientifique française est issu des universités, en l’absence de recherche dans les écoles d’ingénieurs. À mettre également en perspective avec la revendication centrale et systématique de l’association AIT pendant des décennies (indépendance par rapport à La Poste, notamment au niveau des régions).
Quelques remarques en guise de conclusion
Une inégale répartition
23Au début des années 1990 (fin de la DGT et allégement de mes sources), après presque cent ans d’existence, le corps des ingénieurs des Télécommunications est massif (plus de 1100 ingénieurs), très inégalement réparti (plus des 2/3 pour la seule DGT-France Télécom), occupant souvent de façon écrasante les postes de direction, et ce, de façon exclusive par rapport à d’autres catégories de cadres supérieurs, de scientifiques ou d’ingénieurs issus d’autres grandes écoles.
24Une histoire longue qui semble montrer à travers ses deux périodes les plus fastes et glorieuses (des années 1850 aux années 1880, les Trente Glorieuses), une propension à une culture technique favorable à la construction et à l’essor des infrastructures et à la recherche industrielle, une fois les coudées un peu franches (atteinte d’un certain seuil). Une place déterminée par les conditions d’exercice, politiques, sociales, ce que certains appellent la « dépendance du chemin », particulièrement visibles, même pour la recherche industrielle dont on pourrait penser qu’elle est avant tout l’apanage des ingénieurs. Ainsi, pour la période la plus récente, la génération qui a débuté par la recherche (au CNET) est partie, et la R&D (dans sa forme dominante du xxe siècle) semble en voie de disparition au moment où la troisième génération de réseaux, Internet (après le télégraphe et le téléphone), jusqu’alors largement construite sur une partie des réseaux téléphoniques existants, doit se construire une nouvelle infrastructure.
Une culture autarcique du Corps qui semble être en grande partie un fruit de l’histoire
25Aucun brassage ne s’est opéré avec les militaires, les universitaires ou les industriels, comme cela s’est trouvé aux États-Unis durant la guerre froide. Si l’on trouve des ingénieurs du corps dans des entreprises industrielles du secteur et/ou connexes (pantoufle), on ne voit pas au xxe siècle d’ingénieurs ayant une solide expérience industrielle venir dans les PTT, à la DGT ou au CNET…
26La formation de ces élites est, depuis longtemps, très homogène : parmi les corpsards, outre les recrutements de jeunes polytechniciens23, 10 % accèdent par examen professionnel (interne)24, ce qui fait que plus de 90 % des corpsards sont issus des classes préparatoires scientifiques avec leur sélection par les mathématiques (avec ses avantages et ses inconvénients).
27Les spécialisations post-diplôme en « sciences humaines et sociales » (économie, gestion, marketing, sociologie, psychologie…) restent rares parmi ces ingénieurs, au moins jusqu’aux années 1980, voire 1990.
Une homogénéité des profils
28Il en résulte une absence de diversité (technique, culturelle, de genre, d’origines sociales…) de cette population d’ingénieurs. Un seul exemple, le plus simple à établir : pas de femmes dans le corps avant 1975 (premier recrutement de femmes à Polytechnique en 1972, élargissement du recrutement du corps à l’École normale supérieure en 1975). Par un effet mécanique des modalités de recrutement, elles ne représentent en 1991 que 6,7 % (global), et seulement 1,7 % dans la tranche supérieure (ingénieur général, ingénieur en chef), tranche qui représente un peu plus de 60 % du corps et susceptible de conduire aux postes de direction les plus importants.
Une stabilité des carrières
29Le fonctionnement du corps favorise des carrières stables, bien éloignées des impératifs affichés au xxie siècle pour conduire l’innovation : prise de risque, esprit entrepreneurial. Il est courant durant les Trente Glorieuses, voire même bien plus tard, de passer une grande partie, ou même la totalité de sa carrière professionnelle au CNET ou dans les services techniques nationaux (LGD, CSM, DSR puis DTRN, DTRE). Un seul exemple : en 1979, les dix ingénieurs (sur 24) les plus anciens et ayant la direction des affaires de la DTRE (direction des Télécommunications des réseaux extérieurs) étaient déjà en poste en 1950 à la direction des Services radioélectriques ou des Câbles sous-marins.
Une gestion opaque du corps
30La gestion de cette élite est restée longtemps opaque :
le responsable du corps est le directeur général des Télécommunications (les intérêts de la DGT et du corps interministériel de l’État coïncident-ils ?), mais sa gestion est pour une bonne part mécanique par le truchement des promotions et de l’ancienneté ;
l’existence d’interventions occultes (certains syndicats, sociétés secrètes) semble avoir longtemps joué un rôle ;
des procédures d’évaluation peu explicites. Existe-t-il un équivalent du jugement par les pairs des milieux scientifiques ou techniques ?
Des intérêts corporatistes
31L’association amicale AIT, focalisée – longtemps pour des raisons « objectives » – sur la bataille avec la Poste, s’est surtout fait l’écho d’intérêts corporatistes. Ainsi, difficile de trouver trace de débats sur la stratégie à suivre avant la brochure de 1965, de prises de positions publiques par rapport à l’évolution du secteur vers la privatisation qui se met en route dans la deuxième moitié des années 1980.
Notes de bas de page
1 Le titre est évidemment un renvoi à l’article de T. Vedel, « Les ingénieurs des télécommunications. Formation d’un grand corps », Culture technique, mars 1984, p. 63-75.
2 Il serait évidemment pertinent d’introduire ne serait-ce que quelques éléments de comparaison internationale, par rapport aux États-Unis particulièrement, à la pointe du développement des technologies TIC depuis le télégraphe électrique des années 1840, mais le temps me manque.
3 Une périodisation discutable – la période 1880-1900 ressemble davantage à celle des années suivantes, 1900-1940, qu’à la précédente 1844-1980 – mais commode pour présenter l’évolution numérique de ce groupe.
4 Si dans la première moitié du xixe siècle, des lignes sémaphores analogues à celles des Chappe (avec de nombreuses variantes) existent dans un certain nombre de pays développés (Royaume-Uni, Prusse, Suède, États-Unis d’Amérique…), elles sont plus ou moins éphémères et de dimensions limitées. Seule, la France construira un réseau stable et conséquent reliant Paris aux quatre coins de l’hexagone (Lille, Brest, Bayonne, Marseille, Toulon, Strasbourg).
5 Un choix d’école qui semble s’imposer d’évidence à une époque où il n’existe, mise à part l’École polytechnique et ses écoles d’application (Mines, Ponts), qu’une seule autre école d’ingénieurs, l’École centrale.
6 Les sources utilisées sont des ouvrages imprimés : Bulletin des Postes et Télégraphes, Bulletin des Lignes Télégraphiques, J.-M. Villefranche, La télégraphie française, Paris, Victor Palmé, 1870, 348 p., soit des annuaires du corps.
7 Parlant, à l’enterrement de Blavier en 1888, au nom des sociétés savantes, Mascart assure que quelques années auparavant, « on devait chercher la science [électrique] dans les ateliers industriels plutôt que dans les écoles », et que « M. Blavier était un des rares savants qui fussent au courant des travaux des maîtres ».
8 Une administration qui reprend les réseaux téléphoniques de la Société générale des téléphones sans en acquérir les compétences vivantes (notamment les ingénieurs qui les ont construits), une vraie curiosité en termes d’acquisition de brevets et de savoir-faire.
9 Une création apparemment difficile obtenue par un décret évitant tout débat à l’Assemblée nationale et au nom de nécessaires compétences techniques permettant de pallier les interférences entre réseaux de courant fort (la distribution de l’électricité dans les grandes villes) et les réseaux téléphoniques parfois fortement perturbés.
10 Selon les premiers annuaires du corps des ingénieurs télégraphistes que nous ayons trouvés dans les archives de l’AIT. Le tableau donne le nombre des ingénieurs du corps en fonction ces années-là dans les PTT.
11 Revendications soulignant l’instabilité et l’inconséquence des élites politiques et postales (huit changements de lois en 40 ans) quant à l’attribution de la responsabilité des réseaux téléphoniques aux « ingénieurs régionaux », les directeurs départementaux de la Poste.
12 Autre signe : 6 ingénieurs du corps seulement obtiennent un doctorat en sciences en 40 ans (1900-1940). Il convient de souligner toutefois l’importance croissante d’une revue, les Annales des PTT, faisant suite à partir de 1910 aux Annales télégraphiques arrêtées en 1899, publiées sous la direction des ingénieurs et faisant office d’une sorte de veille technique, scientifique et industrielle remarquable ; outre les articles sur diverses innovations (des études de trafic à « l’organisation scientifique du travail »), la publication systématique de l’intitulé et des numéros de tous les brevets concernant les techniques des télécommunications (téléphonie, télégraphie, radiocommunication).
13 M. Atten (dir.), Histoire, Recherche, Télécommunications. Des recherches au CNET. 1940-1965, Réseaux CNET, Paris, Dif’Pop, 1996, 277 p.
14 L’ancienne École supérieure des postes et télégraphes est scindée en deux en 1942 : École nationale supérieure des PTT (ENSPTT) formant des administrateurs, et École nationale supérieure des télécommunications (ENST) formant des ingénieurs dont une partie est issue de l’École polytechnique.
15 Le dépouillement systématique des annuaires dressés par l’AIT permet de suivre l’évolution du corps, ce qui ne signifie pas décompte de tous les ingénieurs et cadres supérieurs exerçant des fonctions techniques et/ou managériales dans les PTT ou à la DGT.
16 Avec entre les deux un décrochage accentué par un effet mécanique du comptage (création en 1975 de la DAII (direction des Affaires industrielles et internationales) dont une bonne part des ingénieurs était comptabilisée dans la recherche auparavant). Nous avons délibérément laissé de côté la décennie 1940, bouleversée par la guerre (la question de l’intégration provisoire d’ingénieurs militaires – leurs corps ont été dissous après Montoire – au sein des PTT, le CSTTE, corps spécial temporaire des transmissions de l’État) ainsi que la deuxième moitié des années 1940 qui voit une situation complexe notamment au sein du CNET qui se subdivise provisoirement en deux pôles, suivant des affrontements entre les militaires et les civils-PTT pour le leadership et rend les calculs difficiles et peu pertinents pour l’évolution d’ensemble.
17 Sans se compromettre avec le régime de Vichy (il soutient des actions clandestines), Pierre Marzin contribue à convaincre de la nécessité d’établir un centre de R&D qui prend corps en 1944 et obtient également une reconnaissance précoce (il est nommé ingénieur général adjoint à moins de 40 ans). Voir M. Atten, « Quelques éléments de la carrière de Pierre Marzin », Communications et Territoires, APAST, Paris, Hermès, 2006, p. 387-394.
18 Un élément important du point de vue du recrutement des ingénieurs du corps notamment.
19 Les fameux « amphis-retapes » où Marzin allait vanter, devant chaque promotion de polytechniciens, les mérites de la recherche au CNET, dans un secteur en pleine expansion, surtout après l’échec du recrutement de jeunes scientifiques (Goudet, Blanc-Lapierre…) issus du laboratoire Rocard de l’École normale supérieure. Voir l’article de D. Pestre in J.-F. Sirinelli, ENS, le Livre du bicentenaire, Paris, PUF, 1994, et les articles de F. Jacq et D. Pestre in M. Atten, Histoire, Recherche, Télécommunications…, op. cit.
20 Respectivement directions de la Production, des Affaires commerciales et télématiques, des Affaires industrielles et internationales, services des programmes et affaires financières, du personnel, de la prévision et stratégie).
21 Les chiffres globaux (une croissance constante à 2,5 % pour les deux périodes) cachent les variations passagères qui peuvent être fortes (voir les années 1975-1985…).
22 L’ENST a été complétée, pour faire face aux besoins de la DGT en ingénieurs et cadres supérieurs, par deux autres écoles d’ingénieurs, l’ENST de Bretagne et l’institut national des télécommunications (Évry) dans les années 1970.
23 Aux corpsards intégrés directement à la sortie de l’École d’application viennent s’ajouter quelques recrues annuelles par la filière « botte recherche » de Polytechnique instaurée en 1961.
24 En général issus d’autres écoles d’ingénieurs (Supélec…).
Auteur
Historien des sciences et des techniques, directeur honoraire des Archives et du Patrimoine historique de France Télécom, Michel Atten a dirigé les archives historiques de France Télécom. Il est docteur en histoire. Sa thèse intitulée Les théories électriques en France 1870-1900. La contribution des mathématiciens, des physiciens et des ingénieurs à la construction de la théorie de Maxwell a été soutenue en 1992. Il a notamment publié Les télécoms. Histoire des écoles supérieures des télécommunications, 1840-1997, 1999.
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