Annexe II. Du premier jour (1932)1
p. 374-376
Plan détaillé
Texte intégral
1Quelle que soit la nature des études qu’ils sanctionnent, les concours universitaires ont pour objet commun de classer les candidats selon l’étendue de leur savoir et le degré de leur intelligence. Des principes analogues commandent sans doute le recrutement aux principales fonctions administratives. Mais celui-ci dépend en outre des considérations d’ordre professionnel qui prennent une valeur particulière lorsqu’il est fondé sur un système de cooptation.
2Ainsi l’admission à l’Inspection Générale des Finances, en raison de l’extrême ampleur et de l’extrême minutie des travaux confiés à ce corps, repose presque tout entière sur la rédaction d’une copie, dite de premier jour, où le jury cherche à découvrir l’alliance de sens pratique et de culture générale indispensable aux futurs élus.
3Les qualités exigées de cette composition sont donc en apparence contradictoires. Le fond ne doit pas choquer un technicien. La forme ne doit pas rebuter un profane.
***
4La généralité, sans cesse changeante, des questions posées exclut toute velléité d’érudition, interdit les solutions préparées à l’avance. Elle oblige à mettre en évidence des principes de jugement et des règles d’action.
5Le discernement des effets et des causes, pour présenter quelque utilité pratique, doit se référer à une classification préalable des notions les plus ordinaires. C’est pourquoi la distinction entre plusieurs ordres de fait étroitement liés dans la nature des choses, mais que séparent les besoins de la vie administrative, exige d’être scrupuleusement respectée. Il en est ainsi, notamment, de la convention qui distribue l’ensemble des circonstances à analyser entre les rubriques sociale, économique, financière, éventuellement complétée par les cadres politiques, psychologique et technique. Le jeu de ces catégories sommaires ne facilite pas seulement la description des événements, l’indication de leur origine, la recherche de leurs répercussions. Il permet encore d’expliquer d’une façon simple l’action et la réaction d’éléments divers, les avantages et les inconvénients d’une situation, l’évolution d’une activité ou d’un régime. En ce dernier cas, un souci constant d’efficacité immédiate dispense de remonter au-delà de quelques années le cours de l’histoire contemporaine. L’ambiance d’une actualité toute proche ne demeure pas moins indispensable lorsqu’il s’agit non plus d’examiner un état de fait mais de préconiser l’adoption d’une réforme par les Pouvoirs Publics.
6Aussi bien, pour justifier ou condamner une politique est-il naturel de la rattacher à un petit nombre de principes d’action fondamentaux. L’intervention de l’État trouve presque toujours son motif dans un souci de prospérité, de stabilité ou d’indépendance nationale. Ses modalités répondent elles-mêmes aux circonstances, et son ampleur varie suivant qu’on envisage un temps de crise ou une période normale. S’il s’agit d’un projet particulier, il convient logiquement de l’examiner du double point de vue de sa raison d’être et de son application. Il n’est pas rare en effet que sa mise en œuvre soit possible, mais non souhaitable, ou qu’à l’inverse elle apparaisse nécessaire mais difficile. Souvent le simple exposé d’une situation prépare le choix des remèdes appropriés. En dénonçant la nature exceptionnelle ou durable de certains maux, il justifie d’avance le recours à des palliatifs provisoires ou l’appel à une réforme radicale. En présentant certains abus comme caractéristiques du cas de la France ou comme le lot commun de tous les pays, il conduit à recommander soit une réorganisation d’ordre intérieur, soit la poursuite de solutions internationales.
7Ainsi donc un premier effort, qui donne sa substance même au « premier jour », consiste à confronter sans en altérer la précision ni en méconnaître l’ampleur, les données de faits que comporte chaque question imprévue avec l’évocation familière de concepts généraux, toujours identiques à eux-mêmes. La mise en jeu de ces notions, pour ne point se perdre en virtuosités verbales, doit être intimement associée à l’examen des problèmes de l’heure. La combinaison de ces éléments disparates impose alors un travail de forme, accompli avec d’autant plus de bonheur qu’il y a plus de netteté dans le plan et plus de nuances dans le style.
***
8Le choix du plan constitue la première difficulté. Des développements significatifs, entre lesquels il convient de créer quelque variété et quelque équilibre, doivent aborder tour à tour les points principaux du sujet. Il faut donc que l’étude de celui-ci conduise à la découverte de relations simples entre les idées générales d’ordre distinct. La superposition appropriée de deux cadres, dont chacun, pris en lui-même serait banal, fournit le principe même d’une articulation vivante. Il y aurait quelque danger à procéder de la sorte avec des termes originaux et trop personnels. Ou bien la netteté du schéma risquerait de paraître à première lecture, arbitraire. Ou bien les nuances excessives, introduites par scrupule d’exactitude, obscurciraient le plan proposé. Tout au contraire, lorsque les éléments ainsi jumelés sont d’ordre convenu, le lecteur prévoit aisément ce qu’ils annoncent, et aucune incertitude, partant aucune critique, ne s’élève a priori en présence des distinctions adoptées. Le crédit ainsi obtenu facilite la mise en œuvre du plan.
9Préparé par l’introduction, qui souligne le caractère général, singulier et actuel de la question envisagée, l’énoncé de la division principale comme celui des sous-parties doit être bref et lapidaire. S’il semble inutile de désigner par une phrase préalable la teneur de chaque paragraphe, il est néanmoins indispensable, dès les premiers mots qui le commencent, ou à la fin de l’alinéa qui le précède, d’indiquer au passage le propos spécial sous le signe duquel le développement va se poursuivre. Annonces et transitions jalonnent ainsi un itinéraire que le texte doit suivre avec exactitude. Le détail des phrases, en effet, n’a de raison d’être que dans la mesure où il confirme l’idée directrice d’un paragraphe, soit qu’il mette en relief les événements qui illustrent le mieux cette idée, soit qu’il limite la portée des faits qui semblent en contradiction avec elle. Constamment subordonnées à la justification d’une vue d’ensemble, les multiples données particulières au sujet ne sauraient donc mériter davantage qu’une allusion. Et il convient bien moins d’en effectuer une revue complète que d’en rendre l’évocation systématique.
10Le respect scrupuleux d’un plan bien conçu n’est pas sans exercer une influence heureuse sur le style ; il lui confère du mouvement et de la vigueur. Encore faut-il craindre de sacrifier à ces avantages les qualités propres de la forme, qui sont des qualités de finesse.
11Le style doit être avant tout d’une extrême facilité, au point de toucher un auditoire non spécialisé, il exclut tout vocable technique, et l’appareil, toujours discutable, des chiffres et des citations. Il expose, au sens le plus traditionnel de ces termes, les conclusions d’un bon esprit dans le langage de l’honnête homme. Aussi convient-il d’en bannir avec rigueur le ton de la polémique. Grâce à maints artifices nécessaires, dont le meilleur est sans doute l’usage de substantifs impersonnels, le texte ne doit ouvrir aucun débat, ni donner prise à aucune passion. Toute critique visant autre chose qu’une idée paraîtrait à bon droit déplacée. Ce goût de l’abstraction, ce souci des nuances, permet d’aboutir à un tissu serré d’idées contiguës et incontestables. L’uniformité du temps, pour tous les verbes d’un paragraphe, accroît singulièrement, chaque fois qu’elle est praticable, cette homogénéité de la forme. La succession des pauses, tantôt brèves, tantôt construites, doit procurer l’impression constante d’un éclaircissement agréable.
12Une telle recherche n’est pas sans danger. La densité du style permet seule d’éviter, ne serait-ce que l’apparence d’une répétition. Si les mots doivent être judicieusement épargnés, il faut, davantage encore, veiller à réduire les raisonnements à leur expression la plus brève. Aussi les développements didactiques sont-ils jugés superflus et maladroits. Tout au plus, en certaines occasions, le rappel d’un point de doctrine peut-il être, incidemment, suggéré. La propriété des termes, la sobre indication des rapports qui les lient s’avèrent également incompatibles avec l’emploi des métaphores qui visent bien moins à informer l’esprit qu’à le séduire. Il faut ménager avec la même prudence les exemples de détail ; la désignation de circonstances particulières, d’ordre historique ou géographique, qui risquent de faire perdre de vue la généralité d’un problème et de relâcher la concentration de la pensée. Celle-ci s’accentue et le ton s’élève au début de la conclusion. L’introduction avait montré l’intérêt de la question posée ; la conclusion mesure la valeur de la réponse donnée. Elle peut parfois accueillir une idée adventice. La chute doit toujours être brillante.
***
13Le « premier jour » en définitive n’est pas une composition de science économique et financière. Il est encore moins une épreuve d’orthodoxie politique. Ni à l’un ni à l’autre de ces points de vue une copie rédigée dans le bref délai du concours ne saurait apporter de résultats probants. Si les conventions qui définissent l’originalité d’un tel travail imposant effectivement une discipline, c’est bien moins le conformisme à l’égard d’une doctrine établie que le respect d’un langage. Cette formation académique prend toute sa valeur à une époque et dans un domaine caractérisé par l’abus des théories confuses. En recrutant des fonctionnaires capables d’exposer sous une forme brève et utile la substance de leurs travaux, l’Inspection Générale des Finances éprouve donc avant tout la maturité et la vivacité des esprits. Lors même que varieraient les idées et les admis dans « le premier jour », celui-ci ne changerait point de caractère. Il subsiste, non pas comme un procédé d’école mais comme un mode d’éducation intellectuelle. Et sa sévérité marque d’une empreinte durable la majorité des candidats, qu’elle distingue et qu’elle enrichit jusque dans l’échec où elle les conduit.
Notes de fin
1 Canular sur la première épreuve du concours de l’Inspection des Finances, rédigé par Dominique Leca, Document remis à N. Carré de Malberg par Jean Saltes.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006