Chapitre V. Témoignage sur les Ministres des Finances et leur politique
p. 277-290
Plan détaillé
Texte intégral
Il y a eu une certaine continuité des Ministres. Mais il y a eu Pinay quand même. Il faudrait que vous parliez des Ministres que vous avez connus1.
Oui. Je les ai tous connus. Mais Petsche évidemment, le plus souvent. D’autres n’ont fait que passer. J’ai connu surtout le tandem Petsche – Faure qui était assez amusant, disons-le, parce que Petsche, tout en rondeur et Faure tout en malice, et tous les deux aussi habiles. Petsche m’a bien possédé les premiers jours2.
Le premier jour où vous vous êtes vus ?
À peu de chose près. J’avais fait une belle note à propos d’une chose sur laquelle il ne fallait pas céder. J’étais tout jeune là-dedans, ça doit être un des premiers, Petsche, que j’ai vus. Je venais d’arriver. J’avais donc fait une note très vive au Ministre, l’incitant à ne pas céder sur tel et tel point que je jugeais importants. Dès le lendemain matin, je demande à voir le Ministre qui me reçoit tout de suite avec un œil pétillant de malice. Et il me dit : « Mon petit Goetze écoute, parce qu’il me tutoyait à ce moment-là, quand ça allait mal, je vais te demander un service : Qu’est-ce que je peux faire ? J’ai dû tout accepter, alors qu’est-ce que je dois faire ? Tu estimes que je dois donner ma démission ? » Naturellement, je lui ai dit « non » et c’est comme ça qu’il m’a possédé, le vieux renard. Et puis, plus tard, quand il y avait Faure et Petsche, je dépendais de Faure, Secrétaire d’État au Budget. Il ne voulait pas que je voie Petsche. Alors j’étais obligé de passer sous la table, si je puis dire, pour pouvoir voir le Ministre parce que je voulais, de temps en temps, passer voir non seulement le Secrétaire d’État mais le Ministre lui-même, pour les points très importants. C’était parfois assez difficile3.
Il y avait une rivalité entre l’un et l’autre ?
Oui.
Déclarée ?
Non, ils s’embrassaient « à la russe » s’il le fallait. Mais on les retrouvait toujours ensemble. Je vous ai, je crois, déjà cité la phrase de Faure qui figure dans le premier tome de ses Mémoires. Il paraît qu’à une crise ministérielle, j’aurais dit à Lucie : « Encore une crise comme les autres ! Toutefois il y a une seule chose dont je sois sûr, c’est de ne pas les revoir tous les deux, Petsche et Faure, et je le regrette, parce que c’était très sympathique ». Naturellement, ils ont été renommés tous les deux et comme l’a écrit Edgar Faure : « Cela prouvait une chose, c’est que Monsieur Goetze était meilleur comme directeur du Budget qu’il ne l’eût été comme directeur de la Prévision ». Voilà4.
Si on revient au déroulement chronologique : quand vous arrivez en 1949, le plan Mayer a été mis en route. Les historiens aujourd’hui estiment qu’il y a eu un virage entre ce plan Mayer et ce qui a précédé, un virage vers une plus grande libéralisation, un retour aux lois du marché, etc.
C’est vraisemblable. C’est-à-dire que, quand on a eu exorcisé le spectre de l’influence de Mendès sur ce qui pouvait résulter pour l’économie générale d’un échange de billets suivi d’un recensement des fortunes, car c’était ça, on s’est dit « marchons ». Quand a-t-on fait cet impôt de solidarité ? Je ne sais plus si c’est avant ou après René Mayer5. On s’est aperçu qu’on ne pouvait pas arriver à vérifier cet énorme impôt. Je vous ai dit que c’était là l’origine de la corruption éventuelle des personnels des Finances puisqu’ils gagnaient quelque chose simplement en mettant le dossier sous la pile.
En 1949, il y a une sorte de nouvelle équipe politique qui arrive au pouvoir, radicale, et que vous allez connaître jusqu’en 1954 ?
Oui, avec l’intermède Pinay en 1952. Il aurait été amusant que je conserve les rapports de gestion que je faisais à la fin de chaque Ministère6. Cela aurait pu être intéressant effectivement... Ces rapports avaient une certaine influence morale. Mais ont-ils eu une influence réelle ? Ce n’est pas sûr. Enfin, ils s’inspiraient des idées que m’avait inculquées Mendès France.[..]
Précisément, quel jugement portez-vous sur eux, vous en tant que technicien du Ministère des Finances face à ces hommes politiques ? Est-ce que c’étaient des gens compétents en matière de finances ? Est-ce que c’étaient des hommes d’État ?
Je ne peux pas dire que Maurice Petsche n’était pas un homme d’État. Il n’a peut-être pas donné toute sa mesure mais, en tous les cas, c’était un homme fin, habile. Il eût été certainement un grand politique, s’il avait vécu plus longtemps. Quant à Edgar Faure, je me garderais bien de porter un jugement sur lui. On ne peut pas dire en tous cas qu’il manquait d’idées politiques.
Et Pinay ?
Pinay, c’est un genre spécial. Très honnête homme, très droit. Et dans un jugement sur les hommes politiques, il faut tenir compte de leur présentation, de leur aptitude à s’exprimer. Par exemple, quand on faisait un rapport ou un exposé à Ramadier, on pouvait parler une demi-heure. Ramadier tirait sur sa pipe et ne disait rien ou presque. Avec Pflimlin au contraire, au bout de cinq minutes, le Ministre vous coupait la parole et parlait, lui, pendant cinquante-cinq minutes dans une langue particulièrement châtiée, le meilleur français que j’aie jamais entendu. La chose est très curieuse : quand on corrige l’analytique7, Edgar Faure est illisible. Son discours si brillant devant le Parlement, il faut vaiment le réécrire, Blot a dû vous le dire. Par contre, Pflimlin, en tant que bon Alsacien, ayant l’habitude que les infinitifs, les particules et tout soient rejetés à la fin d’une phrase allemande, commençait une phrase avec toute une série de subordonnées et arrivait à la terminer en parfait français. C’était très amusant. On ne peut pas juger un homme politique d’après la façon dont il bâtit ses phrases.
Et Pinay fait réellement exception ?
Ce n’est pas du tout le même type. Lui, c’est le bon sens du Français moyen qui ne se pique pas de connaissances économico-financières, mais qui finalement en sait autant que les autres ou presque.
Vous y croyez vraiment à cette image de l’homme plein de bon sens ?
Oui. J’y crois. Certes, ses idées ne volaient pas très haut, mais elles volaient bien. Efficace, en leur temps bien sûr, pour le court terme. Nous le reverrons à propos du Général. [...]
Si l’on revient au gouvernement Pinay, quand on lit les mémoires de hauts fonctionnaires ou quand on en entend parler, on a l’impression que le gouvernement Pinay a été un évènement totalement inattendu ?
Totalement, oui.
Et comment expliquez-vous cette surprise ?
Je n’en sais trop rien, pour une raison très simple c’est que j’avais écouté les discours d’investiture de M. Pinay, en compagnie de son futur directeur de cabinet et collaborateur Yrissou8 et quand Pinay a eu terminé son discours, j’ai dit à Yrissou : « Allons à la buvette boire quelque chose, en l’honneur du courage malheureux. » Voyez que, comme l’a dit Edgar Faure, j’étais meilleur directeur du Budget que directeur de la Prévision. Et on a été surpris tous les deux, ou du moins moi, de constater qu’il avait la majorité. Parce que cette majorité était due à la défection de Barachin et d’une partie des gaullistes. S’il n’y avait pas eu cette poignée de députés de droite et de gaullistes qui s’étaient ralliés à ce modéré, il n’aurait pas passé9.
Cela semble aussi une expérience politique tout à fait originale, il a pris le contre-pied ?
Il a pris le contre-pied en réduisant en partie les investissements et en émettant son emprunt, son fameux emprunt qui finalement a coûté très cher, comme toujours, la garantie or et les avantages fiscaux les droits de succession, qu’il comportait, moins cher toutefois que le 7 % Giscard. Il a coûté cher, certes, mais il a ramené la confiance et, par là même, contribué largement à assainir les finances publiques en épongeant beaucoup d’argent flottant. Le petit chapeau rond de Pinay avait la confiance des épargnants, il n’y a pas de doute. Quant à l’équilibre budgétaire, on l’a provisoirement assuré en majorant hardiment l’évaluation de la taxe à la production qui, à ce moment-là, n’était pas encore la taxe à la valeur ajoutée10. On en a majoré les évaluations de 20 milliards, j’étais fou furieux. Mais cela s’est finalement trouvé en partie justifié en fin d’année quand le budget a été moins en déficit que les années antérieures.
Pour un directeur du Budget, c’est plutôt satisfaisant. Pour une fois l’équilibre est là ?
Oui, mais enfin, initialement, l’équilibre était faussement assuré à mon avis par cette majoration des évaluations qui s’est trouvée ensuite en partie justifiée par un certain calme revenu dans les esprits.
D’où venait en fait cette crise de confiance et pourquoi ce retour à la confiance ?
La crise de confiance vient de tout ce qui avait précédé, de toutes les acrobaties de Petsche, de Faure, etc. On s’apercevait probablement qu’en réalité, on payait toujours plus et que finalement, ça n’allait pas mieux, et puis Pinay est venu et il a dit : « Moi, le pont que j’ai fait faire à Saint-Chamond, il n’a coûté que tant, je ne vois pas pourquoi tous ces grands barrages d’EDF coûtent tellement cher, etc. » Alors, tout le bon peuple a trouvé que c’était très bien et les bourgeois aussi, d’où le succès de son emprunt sans doute. L’une des raisons du succès c’est l’exonération des droits de succession qui a coûté très cher ultérieurement au Trésor, mais sur le moment cela a plu énormément.
Vous, ce qui vous a gêné le plus dans le programme de Pinay, c’est ce coup de frein aux investissements ?
Cela m’a gêné surtout parce qu’on avait sabré les crédits de paiement sans trop réduire les autorisations de programme, politique d’économies budgétaires à court terme. De toute façon, j’ai trouvé que c’était un changement de politique dont je me demandais s’il était bien justifié. Seulement, ce qui était nécessaire, c’était d’avoir des investissements qui ne soient pas follement dispendieux.
Peut-être penserez-vous que c’est une des raisons pour lesquelles j’ai à ce moment commencé à faire venir des ingénieurs des ponts ou des mines pour essayer de voir s’ils ne pouvaient pas nous dire quelque chose sur le coût des investissements, parce que, estimer une centrale nucléaire ou quelque chose comme ça, la direction du Budget sait tout faire mais il y a quand même un degré de confiance limité à lui accorder sur ce point11 !
Les hauts fonctionnaires du Ministère des Finances auraient montré une certaine réserve à l’égard de la politique menée. Est-ce que cela vous semble justifié ?
Oui, parce que c’était vraiment un bon sens un peu simpliste.
Finalement, vous trouvez que cela a été une politique à court terme...
La politique Pinay a en tout cas marqué un palier pour l’inflation qui a repris après lui.
Le Ministre lui-même s’est entouré de hauts fonctionnaires ?
Il y avait Yrissou, Libersart, Arasse et d’autres qui étaient des gens habiles, de bonne connaissance12.
Quelle est la part de construction du personnage politique et la part de décision du cabinet en l’occurrence ?
Difficile de les distinguer parce que Pinay était très entouré, mais je crois que son entourage a eu une grande influence sur lui, bonne d’ailleurs. Ils ont su utiliser le mythe de l’homme au petit chapeau13.
Est-ce que c’est une des rares occasions où il y a réellement eu des divergences entre par exemple le pouvoir ministériel et politique et les directeurs, par exemple, la direction du Budget avec cette histoire de surévaluation ?
Elle n’a pas été contente mais elle l’a quand même inscrit dans les textes et puis c’est tout.
Mais c’est quand même un des rares cas où on a l’impression que le Ministère des Finances a regimbé. La direction générale des Impôts était contre cette exonération fiscale de l’emprunt, le Budget, contre la surévaluation des recettes et puis le Trésor... ?
On ne peut pas dire que Pinay ait été accueilli comme un triomphateur par les grandes directions du Ministère. Je dois dire que, quand il est revenu ensuite en 1958 et que le Général de Gaulle en septembre me disait : « Alors qu’est-ce qu’il fait votre Ministre ? Est-ce qu’il va le sortir son budget ? » je lui répondais : « Mais ce n’est pas mon Ministre, mon Général, c’est le vôtre ».
Le retour de Pinay en 1958 fut une surprise ?
Non, certainement pas, parce que le conseil donné au Général de prendre Pinay venait de Pompidou et même de Bloch-Lainé qui ne voulait pas être Ministre des Finances, ce que le Général lui avait proposé14. En 1958 il fallait reconnaître qu’il y avait vraiment un problème de confiance à rétablir. La première partie du mois de juin a vu l’émission d’une seconde tranche de l’emprunt Pinay et diverses mesures de taxations, plus un certain nombre de choses qui ont permis, sans dévaluer à nouveau, de maintenir l’impasse à 700 milliards alors qu’elle glissait vers 1 200 milliards. Mais ça ne résolvait pas les problèmes ; c’est pourquoi il a fallu ensuite le plan de 1958-1959.
Revenons à 1952, finalement Pinay a été renversé ?
Cela, c’est en partie de ma faute. Eh oui ! C’est de ma faute. Mais il voulait être renversé à ce moment-là car je me suis aperçu qu’il avait volontairement sauté une feuille de son discours. Mais c’est de ma faute pour une question de procédure. D’abord, c’était à peu près l’habitude que tous les Gouvernements tombent sur le budget car cela n’avait, paraît-il, pas de signification politique. Donc Antoine Pinay est tombé sur le budget de 1953. Il y avait cinq questions de confiance qui avaient été posées sur des chapitres réservés pour être votés à la suite du débat sur le budget. Et c’était, mon Dieu, le directeur du Budget qui avait l’habitude de rédiger les questions de confiance et de les porter au perchoir. J’ai donc joué mon rôle comme d’habitude. Et, fatigue ou absence d’attention, j’ai fait poser les questions de confiance dans l’ordre des chapitres qui avaient été réservés, sans m’apercevoir que je faisais là une erreur fondamentale. La deuxième question de confiance portait sur le financement des allocations familiales. Je pensais qu’il n’y aurait pas de problèmes. Il y avait une majorité de MRP, donc pourquoi y aurait-il eu un problème ? Mais l’amendement suivant portait sur un texte de Claudius Petit, et accepté par le Gouvernement, qui touchait les bouilleurs de cru et je n’ai pas pensé que les députés du MRP voteraient contre le financement des allocations familiales de façon à ne pas avoir à voter sur la suppression des bouilleurs de cru. Et c’est comme ça que Pinay est tombé15.
À cause des MRP ?
À cause du fait qu’on avait posé la question de confiance sur les allocations familiales avant celle sur les bouilleurs de cru qui n’existerait plus puisque le Gouvernement était tombé avant. Je ne me le suis pas reproché éternellement parce que j’ai vu que Pinay voulait tomber. Je vous l’ai dit, il avait fait sauter la feuille de son discours qui comportait la transaction qui devait le sauver. Tel qu’il l’a prononcé, son discours était dans le fond inintelligible.
Il ne vous en pas voulu ?
Non, non. D’ailleurs, c’était après tout au Gouvernement à rédiger les questions de confiance. C’était très gentil d’avoir confiance dans le directeur du Budget pour les mettre en forme, les porter au perchoir, etc. Enfin, c’était devenu l’habitude, on le savait. Pour moi, cette erreur de tactique c’était peut-être dû à la fatigue. Vous savez, c’était éreintant ces budgets16.
Dans cette brochette de Ministres, il y avait une présence d’hommes politiques radicaux assez importants. On ne peut pas le nier.
C’est évident.
Qu’est-ce qu’il faut en déduire en ce qui concerne la compétence des radicaux à tenir les finances ? Est-ce qu’il y a une sorte de prédestination ?
Les radicaux étaient souvent Ministres des Finances. René Mayer l’était mais était aussi financier par son origine. Petsche aussi d’ailleurs, mais sans être radical. Edgar Faure était un juriste essentiellement, mais enfin suprêmement intelligent et qui était très capable de gérer les finances publiques. Il n’y a aucun doute. [...]
Dans le début des années cinquante, Mendès France préconise une politique de réduction des dépenses, en particulier militaires, et tout ça jusqu’en 1954, de manière à pouvoir se consacrer à une croissance et une expansion française.
Oui, ça a toujours été sa grande idée et elle était très justifiée, moi je la trouvais très justifiée.
Comment la réaliser ?
Il fallait quand même déjà vivre et ce n’était pas simple. [...]
Les Américains font des critiques sur la gestion des finances françaises. Félix Gaillard va faire de sévères économies ?
Oui. Je suis persuadé qu’elles ont contribué à réduire un certain laxisme parce que je ne vois pas comment on serait arrivé finalement au plan de 1958, si ça n’avait pas été, déjà, assez largement engagé17.
Quels étaient à ce moment-là les remèdes à apporter après toutes ces critiques ?
C’est toujours pareil, il fallait trouver plus de ressources et surtout faire moins de dépenses mais ce n’était pas nécessairement les dépenses militaires seules qu’il fallait réduire. C’était un peu partout qu’il fallait faire des économies de personnel. La preuve, c’est qu’on a bien réussi a en faire, depuis.
Pourtant à l’époque il y a des commissions d’économies qui se succèdent ?
Oui, avec un succès inégal d’ailleurs mais elles se succèdent18. Elles disent toujours la même chose ou à peu près. On a créé dans l’intervalle un laxisme général avec les indexations. Cela a été la très grosse erreur. Si vous voulez, quand, en 1958, j’ai cherché à mettre sur pied le fameux plan Rueff-Pinay, c’étaient ça les grandes idées. C’était de rétablir la vérité des prix pour diminuer les subventions qui étaient devenues quelque chose d’énorme dans le budget. Pour maintenir les prix, on jouait sur des subventions. Il a fallu dévaluer pour rétablir la liberté des prix. Donc il fallait supprimer ces subventions et surtout leur éviter un caractère automatique qui était l’indexation : l’indexation des salaires et l’indexation des prix agricoles. L’indexation des prix agricoles, surtout, était la fin de tout. Ça nous empêchait d’ailleurs d’entrer éventuellement dans un marché commun des prix agricoles. L’indexation des prix agricoles sur le coût de la vie chez nous, était la boule de neige19.
En ce qui concerne le problème de l’indice et des subventions agricoles, on a fait de Ramadier le symbole de cette politique de l’indice « maquillé ». Est-ce que vous vous en souvenez ?
L’indice, je ne sais pas s’il était maquillé. Non, il ne l’était pas mais, par exemple, on s’efforçait de maintenir la gauloise à je ne sais pas combien, mettons 1,50 franc, et on doublait le prix des autres tabacs, parce que la gauloise seule figurait dans l’indice. Regardez, il n’y a pas tellement longtemps, on a laissé le timbre-poste courant à 2,20 francs et on a augmenté le prix de tous les tarifs au-dessus de 2,20 francs. Cela n’a guère changé. Il y a l’histoire du prix du pain. Il y a maintenant la liberté du prix du pain, qu’on a accordée très tardivement et surtout le prix de la baguette parisienne qui était celui qui entrait dans l’indice. C’est ce qu’on appelait la politique de l’indice. C’était de maintenir artificiellement certains prix soit par des subventions, soit simplement en permettant aux boulangers, par exemple, de se rattraper sur les autres formes du pain20.
Les divergences entre Pierre Mendès France et Edgar Faure sont-elles des divergences doctrinales, des divergences de style comme on dit, ou est-ce que les cabinets ont joué un rôle aussi d’écran et d’accentuation des conflits ou divergences du moins ?
Je ne crois pas que les cabinets les aient calmés, c’est le moins que je puisse dire21. Quelle a été la portée d’ailleurs de ces divergences doctrinales, elles étaient importantes, je crois22. Et comme Mendès était un doctrinal et que Faure voulait être pragmatique, ils pouvaient effectivement se heurter parfois plus facilement, d’autant plus qu’ils étaient deux amis. Je vois que vous émettez là-dessus une opinion réservée que je partage. Enfin, ils étaient officiellement deux amis qui pouvaient se heurter plus facilement que s’ils avaient été de bords opposés. N’oublions pas que Mendès France était encore radical à ce moment-là. Il n’était pas encore officiellement socialiste et Faure aussi était radical. Ils étaient radicaux, l’un plus rouge que l’autre. Ils se sont accommodés l’un de l’autre. Il est faux qu’Edgar Faure ait fait tomber Mendès France. Certainement, il n’a pas dû lui faciliter la tâche. Parce que la tâche de Mendès France c’était surtout l’Indochine, n’oublions pas. Les autres questions financières, c’était quand même devenu très accessoire pour lui23. Puis, il y a eu la CED aussi24.
Il a sous-traité à Edgar Faure les Finances ?
Tout en lui disant ce qu’il eût souhaité faire, probablement, mais il lui a fallu laisser la bride à Edgar Faure. [...] Je me suis un peu brouillé avec Mendès à ce moment-là.
Ah oui ?
Eh oui. Pour une chose mineure, c’était pour une question budgétaire. Il m’a engueulé sur le budget, une fois, à Meudon en me disant « qu’il fallait faire des économies sur les dépenses militaires, et que je m’étais montré très faible, etc. ». Je lui ai répondu : « Mais Monsieur le Président, bien sûr, je peux vous trouver d’autres réductions. Fermez donc les arsenaux de Tarare et d’autres, faites-le, fermez telles et telles usines qui ne sont pas productives. Mais vous ne le ferez pas, politiquement, vous ne le ferez pas, alors laissez-moi faire mon budget et ne m’accusez pas de laisser-aller. Vous me connaissez assez pour savoir que j’ai fait tout ce que j’ai cru pouvoir possible de vous présenter ». Un peu de froid en est resté. Le Président du Conseil trouvait qu’Edgar Faure était trop coulant, je ne voulais pas qu’il m’en fît le reproche25.
C’est en plus dans le cadre de l’opposition entre Mendès France et Edgar Faure ?
Oui, il y a eu une certaine rivalité entre les deux. Et puis, il y a autre chose que je reproche à Mendès France. Je le dis quand même. Pendant les sept ans où je suis resté au Budget, j’ai vécu bon nombre de crises ministérielles. J’avais pris l’habitude de faire le point de la situation financière de la France, de la situation budgétaire, du moins à chaque changement de Ministère. Je remettais un rapport au Ministre sortant et au Ministre entrant, le même texte bien sûr. Or ce texte, je l’ai toujours secrètement envoyé à Mendès en lui disant : « Est-ce que vous pouvez le lire ? Est-ce que vous auriez d’autres idées ou suggestions puisque vous êtes la " statue du commandeur " qui répète que “ Cela ne va pas ” ? » Or il ne m’a jamais rien dit, jamais ! Cela m’avait, au bout de ces sept années, quand même un peu contrarié et même blessé.
À chaque fois, vous lui envoyiez le même rapport ? Le même texte ? Et il n’a jamais répondu ?
J’allais lui rendre visite pour en parler. Alors il me disait : « C’est très bien votre papier, c’est très bien... »
Il est un fait qu’il a été peu au pouvoir, de toute façon. En tant qu’homme d’État et en tant qu’homme d’action, il n’a pas pu donner libre cours à tout son potentiel parce que, même en 1954, cela ne va pas fort. Je parle en matière économique et financière.
Quand il a été au pouvoir, cela a été à la fois pour l’Indochine et pour la CED ; c’était suffisant. Nous nous sommes retrouvés, le jour de sa chute, tous les deux à la fin de la séance parce que, naturellement, il a chuté sur les affaires algériennes et les questions budgétaires. Nous nous sommes retrouvés dans l’hémicycle vide, tous les deux, à la fin de cette séance. On a échangé des paroles à la fois très amicales et des regrets. J’en ai gardé un souvenir très profond.
On s’aperçoit que Mendès France domine quand même très nettement la IVe République ?
Il n’y a pas de doute !
Mais c’est en quelque sorte aussi un mystère ?
C’est un peu un mystère, l’influence énorme qu’il peut avoir, oui ! Son pouvoir de persuasion était extraordinaire, véritablement extraordinaire26.
Le fait que vous lui envoyiez cette sorte de document chaque fois, montre bien les liens quand même très étroits intellectuellement que vous conserviez avec lui. Vous en référez à lui pour la conception des affaires publiques, du destin de la France, ce qui montre son aura ?
Il n’y a aucun doute.
Et en même temps c’est un mystère parce qu’il n’a pas exercé le pouvoir et, quand il l’a exercé, ce n’était pas dans le domaine économique et financier ou si peu longtemps ?
Si peu de temps en effet. Il s’est heurté à Edgar à ce moment-là. Reprenons la vieille histoire entre l’homme transcendant et les autres : Pleven et Edgar Faure à ce sujet-là sont assez voisins. Pleven et Faure ne « cassant surtout pas les vitres ». Et Mendès les cassant mais ne les rétablissant pas ! Ne les reconstruisant pas ! Enfin...
En ce qui concerne le financement de la guerre d’Indochine, ce sont les Américains qui, en grande partie, l’assurent. Mais pour la guerre d’Algérie c’est différent, donc l’impasse s’aggrave ?
Entre 1954 et 1957 forcément. Au point que les Américains y mettent le holà. Parce qu’on essayait de leur demander un certain soutien. Mais, comme ils ne nous soutenaient pas en Algérie, cela ne leur plaisait pas énormément.
Il me semble que c’est Jean Monnet qui repart à l’époque aux Etats-Unis pour demander une aide ? Cette aide lui a été en partie refusée ou du moins accordée sous condition ?
Oui, sous condition, celle justement de limiter les crédits à moyen terme pour le logement qui était inflationniste. Cela, c’est la Banque de France et la direction du Trésor qui l’ont suggéré. Et puis surtout, que l’impasse reste bloquée à 700 milliards.
À l’époque vous n’êtes plus à la direction du Budget ?
J’ai quitté le budget à la fin de 1956 et en 1957 je n’ai rien fait de spécial sinon de m’occuper de mettre les préfets au courant des questions économiques puisqu’ils allaient être désormais responsables de l’économie dans leurs départements. Et finalement, avec le Gouvernement de Félix Gaillard, il y a eu l’intervention du FMI et des USA, obligeant à maintenir l’impasse à 700 milliards, à ne pas augmenter les crédits à moyen terme qui étaient inflationnistes, notamment pour le logement, à faire des réductions sur le logement.
Notes de bas de page
1 L’interviewer lui montre la liste chronologique des Ministres des Finances de 1949 à 1954.
2 Il faut regretter l’absence de travaux historiques sur Petsche en dépit de l’existence de nombreux témoignages publiés ou enregistrés par ses collaborateurs (notamment ceux du CHEFF) et malgré l’existence d’une Association des Amis de Petsche.
3 Du 2 juillet 1950 au 11 août 1951, Edgar Faure est Secrétaire d’État au Budget dans les Ministères Queuille, Pleven et Queuille, Petsche étant Ministre des Finances et des Affaires économiques.
4 Nous n’avons pas retrouvé cette anecdote dans les Mémoires t. 1 d’Edgar Faure qui consacre pourtant plusieurs pages (p. 218-224) à ses fonctions auprès de Petsche dans le chapitre XIII qu’il intitule « Le Joffre de la rue de Rivoli ». Il rend un bel hommage à Petsche dont il fait un portrait sans complaisance mais riche. Lui aussi témoigne des « embrassades », des habitudes de tutoiement, de « l’aménité de son caractère » qui aurait d’ailleurs contribué à le faire apprécier des parlementaires. Mais E. Faure fait état aussi de la susceptibilité et de la jalousie de Petsche !
5 Goetze a déjà évoqué dans la IIIe partie l’impôt de solidarité de 1945 à ne pas confondre avec le « prélèvement exceptionnel » que Mayer, Ministre des Finances dans le cabinet Schuman de novembre 1947 à juillet 1948, fait voter le 5 janvier 1948 sous forme d’emprunt obligatoire sur les revenus et bénéfices de 3 %. Cet effort fiscal, renouvelé par son successeur Paul Reynaud en juillet puis Queuille en septembre, était la condition du déblocage de la contre-valeur de l’aide Marshall comme le souligne F. Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction européenne, 1944-1954, Paris, CHEFF, 1992, 2 vol, p. 453-457. Sur la fraude qui aurait accompagné l’impôt de solidarité, cf. note, IIIe partie, chapitre premier.
6 C’est là une tradition, semble-t-il, à la direction du Budget puisque nous avons retrouvé lors de notre recherche sur la défense du franc en 1935 une situation récapitulative de mars 1936 sur la politique menée par Laval en 1935, cf. SAEF B 33 455. Les sondages opérés à ce jour dans les archives de la direction du Budget n’ont pas permis de retrouver systématiquement ces notes. Mais nous disposons, dans les archives privées de Goetze laissées au Comité de plusieurs notes au Ministre. Ces rapports de gestion étaient destinés au nouveau Ministre. Cf. ci-dessus.
7 Cette constatation est faite aussi par Paul Schwall qui fut conseiller technique de Pflimlin. « Pierre Pflimlin parlait d’abondance, de façon régulière. Ses phrases se déployaient avec une grande élégance ondulatoire ; c’était comme des cantates de Bach. Ayant le rare talent de parler en termes d’écriture soignée, il rendait inutile la révision de sa sténographie, publiable pratiquement sans correction au Journal Officiel. » P. Schwall, « Au fil d’une vie », Études et Documents VIII, art. cit., p. 550. Il faut lire l’éloge de P. Pflimlin sur les hommes de la rue de Rivoli, Jean-Louis English et Daniel Riot, Entretiens avec Pierre Pflimlin, Itinéraire d’un Européen, Strasbourg, La Nuée Bleue, 1989, 399 p., chapitre X, p. 153-164.
8 Henri Yrissou, contrôleur des Contributions directes de 1928 à 1937, est reçu directement au deuxième concours de l’IGF en 1937. Réformé en 1939 il est chargé de mission au cabinet de Reynaud puis en août 1940 auprès de Bouthillier dont il devient le chef adjoint de cabinet en août 1941 (Filippi étant directeur) et qui le promeut dès mars 1942 sous-directeur. Quand Bouthillier quitte le Ministère au retour de Laval, Yrissou est nommé en mai 1942 intendant des Affaires économiques de la région de Limoges. Il s’engage en janvier 1943 dans les FFC, (réseau Action R5) puis est nommé à Toulouse après la Libération. Cusin, devenu délégué des Affaires économiques et qui l’a connu dans la Résistance, le nommera en 1946 inspecteur général de l’Économie nationale chargé des Services de l’Afrique du Nord, fonction qu’il exercera en titre jusqu’à son élection en 1958 à l’Assemblée nationale. Il rencontre Pinay, devenu Secrétaire d’État aux Affaires économiques en 1948, dirige son cabinet aux Travaux publics en 1950. Il retrouvera le cabinet de Pinay, Ministre des Affaires étrangères en 1955 et en 1958 dirigera à nouveau son cabinet de Ministre des Finances. Réintégré à l’Inspection en 1962, il sera battu aux élections de 1967, et prendra sa retraite pour exercer les fonctions de président du Crédit national. Cf. ses entretiens avec le CHEFF.
9 En mars 1952, Pinay bénéficie en effet du vote d’une partie du RPF (27 sur 117) dont le député catholique Barachin, co-auteur de la loi dite « Barangé » sur les subventions aux familles des enfants du primaire, école privée comprise. Exclus du RPF, ils forment un groupe, le Groupe d’action républicaine et sociale, les Républicains sociaux. Une grande partie des abstentions était aussi issue du RPF. C’était la première étape du ralliement des gaullistes au « système » de la IVe République. Sur les conditions d’accès au pouvoir de Pinay, cf. S. Guillaume, Antoine Pinay ou la confiance en politique, op. cit.
10 Sur la taxe sur le chiffre d’affaires, cf. G. Ardant, Histoire de l’Impôt, livre II, « Du xviiie au xxie siècle », Paris, Fayard, 1972, p. 580-581. En 1936, les difficultés pratiques de la taxe sur le chiffre d’affaires, véritable impôt « boule de neige », et les avantages relatifs qu’en retiraient les grandes entreprises intégrées conduisirent à lui substituer une taxe unique généralisée cette fois. La taxe à la production, de 6 %, allait dans le sens, à la fois d’une simplification, d’une plus grande égalité, et d’un alourdissement. En 1939 les besoins de l’État obligèrent à ajouter un nouvel impôt-cascade, la taxe sur les transactions qui coexista avec la taxe à la production. Maurice Lauré estime que cette pression fiscale équivalait en 1939 à deux fois et demie celle de 1920 et en 1954 à quatre fois, date à laquelle fut établie la TVA par la loi du 10 avril 1954 et le décret du 30 avril 1955 qui supprime la taxe à la production et la taxe sur les transactions. Cf. Maurice Lauré, Traité de politique fiscale, Paris, PUF 1956, 425 p. cf. notamment p. 84-85 et p. 108 et Au secours de la TVA, Paris, PUF 1957, 159 p.
11 Ce qui tend à prouver que les Ministères techniques peuvent discuter en position de supériorité s’ils s’appuient sur des arguments techniques. Quant aux connaissance financières des Ministères techniques rappelons à titre d’exemple la sous-estimation par Guillaumat du budget de fonctionnement, cf. ci-dessus.
12 Lorsque Pinay devient Président du Conseil et Ministre des Finances, il prend comme Secrétaire d’État au Budget, Jean Moreau, député de l’Yonne et comme Secrétaire d’État aux Finances et à la Présidence du Conseil Félix Gaillard, député de Charente et inspecteur des Finances, dont le cabinet se confond avec celui de Pinay. Celui-ci est dirigé par Henri Yrissou (IF 1934-1937) avec Georges Libersart, (IF 1936) et François Bizard, (IF 1942), comme conseillers techniques, Jacques Cruchon chef de cabinet, et Paul Enjolras, inspecteur des contributions directes comme chargé de mission. Arasse qu’Yrissou avait fait venir au cabinet de Pinay aux Travaux publics ne figure pas dans le bottin de 1952. Sur Jean Moreau et son cabinet dirigé par le préfet Désiré Arnaud cf. Paul Schwall, Éclats de mémoire, art. cit., témoignage qui permet de comprendre au sein de l’équipe financière de Pinay, la répartition des tâches et partant les mérites de chacun. Sur Libersart cf. Ire partie.
13 Le témoignage de Schwall permet de rendre compte de la contribution du Secrétaire d’État de Pinay, Jean Moreau, et de son équipe à la réussite de l’expérience Pinay qui, refusant les impôts nouveaux devait trouver 110 milliards d’économie. Parmi les économies supplémentaires suggérées par Schwall, qui cumulait alors son emploi de conseiller technique auprès de Moreau et celui de chargé de la synthèse au bureau du Budget, citons une sous-estimation de 0,5 % de l’évaluation du service de la dette et la réduction de la subvention aux charbonnages en raison d’un hiver doux. Sur la politique d’économies de Pinay, cf. ci-dessus chap. III et P. Schwall, « Au fil d’une vie », Études et Documents VIII, art. cit., p. 577-581.
14 Bloch-Lainé s’est expliqué sur ce refus et ajoute que Baumgartner aussi s’était récusé. Bloch-Lainé aurait suggéré successivement le nom d’Edgar Faure « dont l’évocation provoqua une grimace », Robert Buron, et enfin Pinay (prévu comme Ministre d’État mais non rue de Rivoli) « J’ai eu droit encore à une grimace sans réponse... Pourtant c’était bien rue de Rivoli que son symbole pouvait opérer le mieux. La suite l’a prouvé », cf. Profession Fonctionnaire, op. cit., p. 144-147.
15 Sur le départ de Pinay en 1953, cf. Sylvie Guillaume, Antoine Pinay ou la confiance en politique, op. cit., et, « Antoine Pinay et la Direction du Budget », Journée d’études à Bercy, le 10 janvier 1997, « La Direction du Budget face aux grandes mutations dans les années cinquante » dont les Actes doivent paraître au CHEFF, 1997. Schwall dans ses Souvenirs confirme les conditions du départ de Pinay. « Après le traitement de choc destiné à casser l’inflation, il fallait un traitement de relance de la production par les investissements et de relance des affaires en général. Pinay lui-même en avait émis l’idée. Mais, sous la IVe République, on ne pouvait changer de politique sans changer de Gouvernement. En outre, la trésorerie courante de l’État était insuffisante. Il allait falloir solliciter à nouveau du Parlement le recours à des avances de la Banque de France ; ce que Pinay ne pouvait faire sans accuser un échec relatif. Le MRP, avec l’amendement Moisan (rejet de la proposition gouvernementale de réduire la cotisation à la Caisse d’allocations familiales, très bénéficiaire, avec une augmentation corrélative d’un même montant de la cotisation à la Sécurité Sociale, très déficitaire) lui offrit l’occasion de remettre sa démission pour manquement d’une fraction de la majorité au pacte gouvernemental. » Schwall, « Au fil d’une vie », Études et Documents VIII, art. cit., p. 581.
16 Bel exemple d’usurpation involontaire de responsabilité. Goetze nous donne là une information précieuse sur le rôle du directeur du Budget au Parlement sous la IVe (qui va jusqu’à rédiger la question de confiance lue par le Ministre) et sur le fonctionnement des groupes parlementaires.
17 Sur Félix Gaillard, on attend encore l’historien biographe qui expliquera ce destin interrompu d’un inspecteur des Finances entré en politique après son engagement dans la Résistance, ses décisions politiques sous la IVe, les ressorts de cette réussite et son effacement sous de Gaulle. En attendant on peut consulter, F. Le Douarec, Félix Gaillard, 1919-1970 un destin inachevé, Paris, Economica, 1991. Chercheurs et témoins s’accordent pour reconnaître que « le train de mesures adopté par le Gouvernement Gaillard allait dans la bonne direction. L’action d’Antoine Pinay, dans le deuxième semestre de 1958, ne marqua pas de solution de continuité », cf. T. de Montbrial, « L’économie française en 1958 », 1958, La faillite ou le miracle, le plan de Gaulle-Rueff, Paris, Economica, 1986, 194 p., p. 15, ou encore de J.-C. Casanova : « Elle (la politique de F. Gaillard) a contribué au succès du plan de 1958 qu’elle a en quelque sorte préparé. », idem, p. 17. Parmi ces mesures citons : la dévaluation déguisée sous forme de prime à l’exportation et de prélèvement sur l’achat des devises, « l’opération 20 % », l’augmentation des impôts, la politique de crédit sévère, la compression des dépenses, le relèvement des contributions sociales, la suppression de subventions et l’exonérations accordées les années précédentes, prêt du FMI de 130 millions de dollars, le rééchelonnement de la dette vis-à-vis des USA et les facilités de paiement auprès de l’UEP.
18 Cf. ci-dessus, chap. III. Il faudrait qu’un jour les historiens s’intéressent de près à l’histoire dans la longue durée des commissions d’économie et de réformes, à leurs diagnostics, à leurs propositions, à leurs résultats et aux causes de leur relative inefficacité. J. Siwek-Pouydesseau fait remarquer combien la liste de ces comités sous la IIIe est longue et le bilan décevant. Après l’inflation administrative de Vichy et de la Libération 1944-1946, des commissions d’économies (« La Hache » en 1946, « La Guillotine » en 1947) et de réformes administratives voient le jour (Commission supérieure des Méthodes en 1945-1946, Comité de la réforme administrative en 1946). Mais « la création la plus originale fut celle du Comité central d’enquête sur le coût et le rendement des services publics », organe permanent de réforme des défauts et lacunes du système administratif. Cf. J. Siwek-Pouydesseau, « bilan du CCECRSP », La Revue administrative, juin 1969, p. 287-296, cf. aussi E. Bonnefous, La réforme administrative, Paris, PUF, 1938, p. 59-86 et R. Grégoire, Réflexions sur le problème de réformes administratives, Cours de l’ENA, 1951, p. 33-45.
19 Sur le plan de 1958 cf. ci-dessous Ve partie. Citons le témoignage de Dupont-Fauville (ENA IF 1953) membre du cabinet de Gaillard, Ministre des Finances, sur cette décision malheureuse de Félix Gaillard. « Félix Gaillard était un homme lucide dont je partageais nombre des analyses, et pourtant il n’a pas hésité à accepter comme Ministre des Finances ce qu’il savait être une faute : l’indexation des prix agricoles. D’ailleurs la récompense est venue vite puisque quelques semaines plus tard il devenait Président du Conseil. Exposant à un de ses proches que je considérais cela comme une grave erreur, celui-ci m’a répondu qu’il en était conscient mais que cela n’avait pas d’importance car au point où l’on en était arrivé, plus on ferait d’indexations et plus s’imposerait un jour la nécessité de les supprimer toutes. » La faillite ou le miracle, op. cit., p. 16.
20 Sur Ramadier, il faut se référer aux Actes du Colloque des 8-9 décembre 1988 organisé par le Centre d’histoire de l’Europe du Vingtième siècle et la Société des Amis de Paul Ramadier, sous la dir. de Serge Berstein, Paul Ramadier, la République et le Socialisme, Éditions Complexes, Questions au xxe siècle, 1990, 521 p., et particulièrement, Daniel Lefeuvre, « La politique économique du Gouvernement du Front Républicain », p. 405-420. Ce dernier explique bien la méthode de l’indice maquillé et son résultat « Le blocage des prix, des importations de produits alimentaires et des subventions aux produits entrant dans la composition de l’indice des prix, visaient à éviter que celui-ci n’atteignît le seuil fatidique (149,1) entraînant une augmentation du SMIG de 5 %. Quoi qu’on puisse penser de la méthode, qui masquait l’inflation plus qu’elle ne la combattait, elle atteignit son objectif, puisque le SMIG ne fut augmenté qu’en 1957, les salaires réels des smigards ayant donc été amputés d’autant au cours de ces deux années ». p. 413.
21 Sur le rôle des entourages de Faure et Mendès France dans l’exacerbation des divergences, les témoignages sont nombreux et concordants surtout en ce qui concerne les attaques des mendésistes. Côté Mendès France, l’équipe de l’Express et les experts hauts fonctionnaires qu’ils soient du plan, du SEEF ou de la commission des comptes de la Nation (Nora, Gruson, Ardant, Serisé, Saint-Geours, Hirsch) ; côté Faure, Blot, Duhamel, Giscard d’Estaing, Sudreau. Le conflit éclate avec les attaques de l’Express à l’automne 1954 contre un Edgar Faure trop prudent, trop passif, trop attentif aux patrons, pas assez investisseur et modernisateur. Rétrospectivement leurs critiques apparaissent comme largement nourries de la méconnaissance de l’expansion que connaît alors la France et qui a permis la transformation des structures que souhaitaient diriger les mendésistes. Il est frappant de constater que Goetze ne se situe ni dans un camp ni dans un autre. Sans doute était-il le mieux placé pour incarner la synthèse lui qui, ancien directeur de cabinet de Mendès France, se sent un peu mis à l’écart par ce dernier et qui est aussi le directeur du Budget de Faure.
22 À suivre la synthèse d’Hubert Bonin, les divergences portaient sur quatre points essentiellement. La dévaluation souhaitée par Mendès France refusée par Faure ; les modalités de la reconversion de l’économie française que Mendès France souhaite accompagner socialement par une politique concertée, voire dirigiste ; la politique salariale que Mendès France souhaite fonder sur des négociations syndicales régulières alors que Faure est partisan de ne pas effaroucher les petits patrons ; enfin après la paix signée en Indochine les mendésistes s’étonnent de voir si peu de transfert des dépenses militaires vers les dépenses civiles notamment pour l’investissement alors que Faure argue de sa faible marge de manœuvre (10 % des dépenses totales) et veut éviter tout programme intensif de modernisation « car il est hasardeux d’imposer à un grabataire des mouvements trop énergiques ». Cf. H. Bonin, Histoire économique de la IVe République, op. cit., p. 244-246.
23 Ce que dit Faure également : « Mendès avait courageusement entrepris une œuvre audacieuse de décolonisation et de règlement des questions européennes. Pendant que se déroulaient ces opérations chirurgicales, il fallait épargner tout choc au patient. C’est ce que nous avons fait, mes collaborateurs et moi... En somme nous avons assuré à Mendès, lancé dans ses entreprises périlleuses, la paix économique et sociale. » Lettre d’Edgar Faure à Jean Lacouture, juin 1980, J. Lacouture, Pierre Mendès France, op. cit., p. 325. J.-P. Rioux donne les résultats d’un sondage de décembre 1954 qui montre que c’est bien dans le domaine de sa politique économique et sociale que Mendès France obtient ses plus mauvais scores alors qu’on aurait pu penser que dans ce domaine il aurait conservé son crédit. 38 % des Français pensent qu’il a une mauvaise politique des prix (32 % bonne), 48 % une mauvaise politique des salaires (22 % bonne) et 27 % une mauvaise gestion budgétaire (22 % bonne) avec une part d’indécis en forte augmentation. Cf. J.-P. Rioux, La France de la IVe République, L’expansion et l’impuissance, 1952-1958, Paris, Seuil, NHFC n° 16, 1983, 382 p., p. 63, note 1.
24 Rappelons que le 5 février 1955 au soir après le débat à l’Assemblée sur l’Afrique du Nord et plus précisément sur l’Algérie, le Gouvernement est renversé par 319 voix contre 273. Parmi les votes contre on trouve ceux du MRP, le parti le plus unanimement européen, qui n’a pas pardonné à Mendès France « le crime du 30 août », c’est-à-dire son refus d’engager sa responsabilité lors du vote de la ratification du traité de la Communauté européenne de défense, la CED : vote « sans gloire », qui enterra par 319 voix contre 264, la création d’une armée européenne comprenant l’Allemagne.
25 Le budget de 1955 prévoit sur une masse de 3 245 milliards de crédit une baisse de 80 milliards de dépenses militaires, un gain de 46 milliards pour l’enseignement et de 160 milliards pour l’investissement. Transfert jugé insuffisant par Mendès France alerté par une note de Simon Nora de novembre 1954 mais estimé au maximum par Faure, conseillé par Goetze. Edgar Faure juge que la marge de manœuvre ne peut dépasser 10 % des dépenses totales, compte tenu du contexte politique et de l’assise très étroite de la majorité gouvernementale, notamment depuis l’échec de a CED et le départ des MRP. Ce témoignage de Goetze confirme l’analyse de Faure dans ses Mémoires, avoir toujours raison est un grand tort, op. cit., p. 691, p. 646. Mi-octobre Faure lors d’un dîner à quatre à Marseille, au soir du congrès du parti radical aurait alerté Mendès France sur les risques politiques d’une dévaluation : « C’est surtout du côté de la droite des modérés, de la bourgeoisie des possédants que l’inquiétude peut venir. Un certain nombre de députés se tiennent sur le fil du rasoir. Ils peuvent basculer. C’est à toi de réfléchir. La dévaluation par exemple peut te faire perdre l’appui de quelques élus influencés par Marcel Boussac. Le pragmatisme de Faure s’explique aussi par la faiblesse politique du Gouvernement qui se lit particulièrement bien en novembre 1955 lors des votes sur la question de confiance que Mendès France imposa à plusieurs reprises au cours des débats budgétaires.
26 Sur le charisme de Mendès France, cf. J. Lacouture, Mendès France, op. cit., et Pierre Mendès France et l’économie, pensée et action, sous la dir. de Michel Margairaz, Paris, Odile Jacob, 1989, 471 p.
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