Chapitre II. Directeur général des finances de l’Algérie (15 novembre 1942 - septembre 19441)
p. 97-127
Plan détaillé
Texte intégral
1Finalement au moment du débarquement américain, le secrétaire général du gouvernement de l’Algérie qui était vraiment trop pétainiste et trop peu américain a été remplacé par le directeur des Services financiers de l’époque, mon camarade Gonon1. Il fallait bien quelqu’un pour succéder à Gonon, ça aurait pu être mon ami Julienne qui était d’une promotion avant la mienne mais Julienne était un peu lent, il était à Vichy à ce moment-là et il n’a pas trouvé le moyen de quitter Vichy avec Châtel2 ! Alors j’étais donc le seul inspecteur des Finances sur place, et c’est probablement pour cela que j’ai été choisi. Peut-être aussi, parce que j’avais disons une certaine réputation, auprès de la direction des Services financiers. « Direction des Services financiers », cela disait bien tout ce que cela voulait dire, c’est-à-dire de petits services qui apprenaient la réglementation métropolitaine et l’appliquait ensuite dans les trois départements3.
2Pour moi, la question ne se posait pas, puisqu’il n’y avait plus de « métropole ». J’ai dû faire autre chose. J’avais prévu pour cette période qu’évidemment on serait coupé de la métropole, c’était forcé, et qu’il y aurait des autorités alliées certes mais en même temps occupantes. Il fallait bien prévoir la souveraineté française et prévoir la souveraineté, cela consistait à fixer un taux de change entre le dollar et le franc algérien. C’était 43,83 F, le taux fictif de l’époque. Moi, je me suis dit qu’il serait plus simple de le mettre à 50 F, cela réglerait les calculs ! Puis il y avait la question de la circulation monétaire. On savait que les Américains arrivaient volontiers dans les pays où ils établissaient leur protectorat, si je puis dire, avec des billets locaux et des monnaies locales portant le drapeau du pays dans le dos et imprimés dans la langue du pays. J’ai dit que je ne voulais absolument pas de billets d’occupation étant donné que, sur place, il y avait la Banque de l’Algérie. Donc mes deux problèmes étaient, si vous voulez, le taux de change et cette dernière question. Ce furent mes deux principales affaires. Ensuite, il fallut donner des indications sur le fait que les comptables devaient demeurer en place dans tous les cas, seul le gouverneur général aurait droit de nomination, etc. Enfin, exactement les circulaires que j’ai dû faire en 1944 comme directeur de la direction F5 du Commissariat aux Finances, chargée de régler la remise en marche de la France libérée. Évidemment, j’ai repris à peu près les mêmes dispositions.
3Le 15 novembre 1942, j’ai pris les choses en main. J’ai constaté que le dollar était à 75 F.
Et non plus 50 ?
Et non plus 50, j’étais furieux4 ! Je n’ai trouvé qu’une astuce comptable pour exprimer ma mauvaise humeur. Cela consistait à leur dire qu’ils seraient crédités de 50 F dans les écritures du Trésor et que les 25 F supplémentaires feraient l’objet d’un compte d’attente à apurer ! Et sur cette forte parole, ils ont eu leur 75 F comme ça, en deux tranches. Cela ne les a pas gênés, mais ce petit compte, tout petit, a été un des premiers à être apuré par le Plan Marshall. De sorte que les écritures françaises n’ont pas dû en garder trace.
Par contre, pour les billets cela a été plus simple, j’ai fait une circulaire à tous les comptables du Trésor et des Postes en leur disant qu’à compter de la fin de la semaine en cours, ils auraient à refuser tout paiement avec des billets d’occupation qui n’avaient pas de valeur, et j’ai notifié cela aux autorités alliées et occupantes, et dans la huitaine, les billets ont disparu !
Mais pour les fameux dollars à 75 F, le cours en a été ramené à 50 F au mois de février 19435. De sorte que j’ai eu satisfaction-là aussi. Satisfaction inutile, car les ravages étaient faits. L’Algérie était exsangue, mettre le dollar à 75 F, c’était donner une survaleur énorme au dollar par rapport à ce qu’il pouvait valoir, donc cela a fait jouer l’inflation en Algérie, et quand ils l’ont remis à 50 F, le mal était fait. Enfin...
Il y avait pénurie de biens de consommation ?
Quand les Américains ont débarqué avec leur dollar à 75 francs, pendant trois mois ils ont raflé tout ce qui pouvait être d’origine locale, cela les amusait. Les soldats américains ont donné beaucoup de bas de soie et beaucoup de chewing-gum, beaucoup de chocolat aux enfants, ça d’accord, mais après leur passage, il ne restait plus rien, un vrai vol de sauterelles !
Cette pénurie prononcée a duré jusqu’à quand ?
À partir de 1942 et pendant les années 1943-1944, en 1944 cela s’est à peu près stabilisé.
J’ai lu dans les souvenirs de Pierre Denis sur la « France Libre », l’histoire des billets ; on parle du problème des trois drapeaux, du drapeau français, de la mention « République Française », « Trésorerie centrale », finalement qui n’a jamais été inscrite6. Donc vous avez « trempé » dans cette affaire ?
J’ai « trempé » dans une affaire de billets venus indûment en Algérie, dont je n’ai même pas voulu garder un exemplaire et qui ont été éliminés dans la huitaine. C’était probablement mon plus beau succès. Parce que les Américains, en principe, quand ils s’accrochent à quelque chose, ils s’accrochent bien.
Quand vous avez pris cette décision de ne faire accepter aucun de ces billets, comment cela s’est-il passé avec les Américains précisément ?
Bien, grâce à l’Anglais Rabineau mais bien aussi parce que je leur ai dit : « Vous avez des dollars, c’est une monnaie internationale, l’Algérie a une banque d’émission, la Banque d’Algérie et Tunisie, qui émet des francs algériens et pas du tout des francs français. Vous n’avez pas à faire ce que vous voulez ». De Gaulle s’est assez heurté à ce problème très grave car les francs français ont été émis à 400 milliards par jour au profit des Allemands7. Mais, moi j’ai pu dire aux Américains : « Cette monnaie est tout aussi saine que la vôtre ; elle n’a jamais servi qu’à usage intérieur et jusqu’ici sans aucune inflation ; vous êtes en Algérie, donc prenez des billets de la Banque de l’Algérie, un point c’est tout, au lieu de nous inonder avec ces papiers qu’il faudra un jour résorber. Et puis, enfin, c’était une question de souveraineté ! Même pour moi, modeste chef financier de ce pays, je le prends comme cela et je ne céderai pas. »
Ils se sont inclinés ?
Oui, mais vous savez, il n’y avait pas moyen de faire autrement parce qu’il aurait fallu qu’ils interviennent disons, manu militari, par la force, pour faire accepter ces billets. Pensez que nos bons Arabes, et nos bons Français, eux aussi, mais nos bons Arabes, quand on leur a dit que le percepteur ne les prenait plus ! « Ne gardez pas cela, je ne les prends pas ! » Pensez que dans les huit jours, tout était résorbé et rentré. Tout est rentré dans les perceptions, je ne sais pas s’il y en avait plus ou moins qu’il n’aurait dû, peu importe, c’est rentré dans les caisses publiques, à la Poste notamment et cela n’en est pas ressorti. Cet argent est ressorti, comme je vous ai dit, plus tard, ultérieurement, cela a été apuré par le Plan Marshall, y compris la différence entre 75 F et 50 F.
Est-ce que vous aviez un interlocuteur particulier auprès des Américains pour ces questions ?
Je ne me souviens pas, c’est curieux. Je me souviens bien de l’Anglais Rabineau, pas de l’Américain, ils n’étaient pas très agréables les Américains. Les Anglais étaient quand même de cette vieille Europe. Le général Rabineau, dans son bureau, sur la Place Vendôme, était habitué à avoir Napoléon en face de lui. Ah oui ça, j’avais beaucoup d’amitié pour ce général Rabineau. Il y avait un, deux ou trois Américains dans ce comité monétaire dont je vous ai parlé. Bon, nous discutions mais je n’ai jamais parlé anglais, alors je ne le parlais pas davantage à ce moment-là, donc c’était souvent Rabineau qui traduisait le cas échéant8. Et puis tout s’arrangeait, ce n’était que des problèmes techniques, il n’y avait pas de raisons que cela ne s’arrange pas. Alors peut-être m’a-t-on dit que le délai risquait d’être un peu court, peut-être ai-je accepté qu’on le prolonge pendant quinze jours, je n’en sais plus rien mais enfin, ce qui est certain, c’est qu’à la fin du mois de novembre, les billets à drapeau tricolore avaient disparu.
Est-ce qu’il y avait des rapports officiels entre l’Algérie et le Maroc ? Est-ce qu’il y a eu une politique concertée au moment du Débarquement ?
Après le Débarquement, oui. Quand Noguès a eu réussi à se dépêtrer de son conflit, il est venu à Alger9.
Il y a eu une conférence, une sorte de rencontre ?
Avec le gouverneur général Boisson d’AOF, il y a eu le « Conseil de l’Empire » ainsi appelé avec une place vacante pour la Tunisie, jusqu’à ce qu’elle puisse rejoindre le Conseil. Ce fut assez longtemps après, puisque la bataille de Bizerte eut lieu le 8 mai10.
Vous m’avez dit qu’à Alger, il y avait beaucoup de coteries ? Il y avait donc des clans plutôt gaullistes et même expressément gaullistes ?
Expressément gaullistes, formés de petites gens, plutôt que d’ambassadeurs de France.
Vous, vous étiez de la coterie « sélect » ?
C’est cela, voilà, y compris Rigault.
Mais je parle des coteries gaullistes, y avait-il des représentants du Général de Gaulle sur place en 1942 ? Vous en avez gardé souvenir ?
Représentants officiels ou officieux, non, mais enfin, il y avait des gens qui étaient très gaullistes dont en particulier mon capitaine d’épouse.
Mais vous n’aviez pas de liens particuliers avec eux ?
Non, pas spécialement. Avant le Débarquement, non. Après bien sûr, à ce moment-là, ils se sont manifestés et j’ai été des leurs et finalement le Général de Gaulle est arrivé à Alger en mai 194311.
Il s’est écoulé six mois entre les deux. Entre-temps Darlan a été éliminé ?
Le 24 décembre à 5 heures de l’après-midi. Là je pense ne pas avoir de souvenirs utiles. À ce sujet, je ne peux rien vous dire de personnel parce que, en fait, partout, je me suis toujours spécialisé dans ce que j’avais à faire, en me tenant informé du surplus. Quand cela dépassait ce que j’avais à faire, ce dont j’étais le chef responsable, j’écoutais, mais je ne me mêlais pas12. C’est pour cela que j’ai toujours dit, je ne prendrai jamais parti sur le point de savoir qui a armé le bras de Bonnier de La Chapelle. Je ne sais pas. On a parlé des Anglais, c’est possible. J’ai appris l’assassinat ou... l’exécution de Darlan, si vous préférez. Je l’ai appris juste au moment où je quittais mon bureau au Gouvernement général pour aller assister à la messe de minuit qui ce soir-là était célébrée dans une petite église proche de l’Alerte à cause du couvre-feu et des alertes aériennes quasi quotidiennes, et y retrouver mon épouse13. Je le lui ai dit en confidence, cela ne se savait pas encore dans Alger. Elle m’a dit : « Oui, il a été tué par un jeune homme, on ne sait pas qui c’est, Bonnier de La Chapelle, on ne sait pas qui il est »14.
Une des rares choses que j’ai gardées, parce que cela m’amusait, dans la caisse des événements d’Algérie que j’ai reléguée dans ma maison de campagne, ce sont les premières ordonnances prises par Darlan, et qui étaient tapées sur un papier pelure rose et ainsi libellées : « Nous, Amiral de la Flotte, agissant au nom du Maréchal de France, Chef de l’État, empêché, ordonnons... etc. ». Quand elles ont paru à l’Officiel la formule était différente : « Nous, Amiral de la Flotte, Haut Commissaire en Afrique Française, ordonnons que... etc. ».
Oui, c’était la thèse, « Pétain est enfermé et tenu prisonnier par les Allemands et je représente la légitimité ? » Étiez-vous convaincu par cette thèse ?
Non. L’amiral Darlan ne m’avait jamais convaincu.
Une fois Darlan éliminé, il restait donc Giraud ?
Oui. Une fois Darlan éliminé, il y avait la France occupée en totalité. Il y avait une autorité de fait, en Afrique du Nord et Occidentale, une autre avec le Gouverneur Éboué en Afrique équatoriale, qui se rattachait à de Gaulle à Londres ainsi que le Pacifique, une autre en Indochine15.
Est-ce que vous aviez des nouvelles de la métropole ?
Assez peu. On en avait d’abord, parce qu’il y a eu l’arrivée de tous les gens qui ont franchi les Pyrénées. Il y a eu beaucoup d’inspecteurs des Finances en particulier16. Alors, comme j’étais directeur général des Finances, généralement, ils venaient coucher chez moi le premier soir. Puis ensuite, on les logeait du mieux possible ailleurs. Les plus anciens ou les plus élevés en grade chez Gonon, qui avait sa villa de fonction de secrétaire général du Gouvernement général.
Par là vous aviez des nouvelles de l’aggravation de ce qui se passait en France ?
Oui, bien sûr. Et puis, les journaux arrivaient, je ne sais pas comment, enfin, avec deux jours de retard.
Est-ce que la censure a disparu relativement rapidement ou est-ce qu’elle s’est maintenue encore ?
Elle n’existait guère en Algérie. Je ne me souviens pas d’avoir vu beaucoup de journaux avec des blancs17.
Et la propagande de l’Axe continuait ?
Oui, mais elle n’avait pas d’effet. Non, on a toujours vécu dans un petit monde à part. Après « Maréchal, nous voilà », on a vu la photo du général Giraud qui disait : « Un seul but, la victoire », et puis après, il y a eu celle du Général de Gaulle. Alors les musulmans se demandaient en qui il fallait finalement croire. Cela explique que l’Algérie devait mûrir et d’un ensemble de trois départements français devenir d’abord une collectivité locale autonome et financièrement souveraine jusqu’à... Parce que ces changements se sont sentis en Algérie plus que cela ne pouvait se sentir au Maroc où il y avait quand même un amortisseur dans les autorités légitimes du pays qui n’étaient pas changées. D’où l’erreur énorme de renvoyer plus tard Mohamed V18.
Quelles relations aviez-vous nouées avec les Algériens ?
J’étais sur place depuis le début de 1941, alors j’avais des relations avec les Tamzali, l’huile, avec Borgeaud, le vin, avec Blachette, l’homme de l’alfa, etc.. enfin, avec les grands seigneurs de la colonisation, les industriels, les fonctionnaires, tous, Français de catégorie A, sauf un, peut-être deux ou trois.
Mais vous ne viviez pas que dans la colonie française ?
Non. Mais on vivait vraiment avec le genre Tamzali, c’est-à-dire ces Arabes qui allaient passer leur été à Vichy avant la guerre, riches propriétaires, médecins, avocats, etc., des Arabes très francisés mais pas avec ceux-là seulement19. J’avais à ce point de vue une femme extraordinaire ! Elle avait beaucoup plus de connaissances que moi. D’abord parce qu’elle avait appartenu aux Sœurs blanches, elle s’était mise avec les Sœurs blanches dans la Casbah, de sorte qu’elle connaissait la population, elle connaissait les miséreux, les malades aussi, elle entendait aussi ce qu’on disait dans la Casbah20. C’était un remarquable agent de renseignements pour cela. De sorte qu’elle me mettait parfois à l’écart de certaines de ses activités pour que je reste toujours l’irréprochable fonctionnaire. Mais elle, elle faisait toutes les besognes qu’elle estimait utiles et elle avait un réseau de connaissances extraordinaire. En 1942, elle connaissait parfaitement, non seulement Madame de Saint-Hardouin mais également les gars de la Casbah ou de Bab el-Oued ou même de la ville, qui allaient tout déclencher. Le fameux commissaire Achiary, elle le connaissait, elle connaissait tout le monde. C’est d’ailleurs elle probablement qui avait dû dire à Achiary : « Surveillez-nous, faites attention, on va se faire pincer ».
Est-ce qu’en 1942-1943, vous aviez conscience d’un début de nationalisme algérien ?
Non, pas vraiment, il y avait bien l’UDMA de Ferhat Abbas, et le MTLD de Messali Hadj, mais on ne les considérait pas comme dangereux pour la présence et la souveraineté française21. Et puis c’était la guerre ! La répression de Sétif, le jour de l’Armistice, 8 mai 1945, c’est parce que c’était encore la guerre, on ne l’a pas toléré. En 1871, il y avait déjà eu une révolte kabyle. Pendant la Grande Guerre aussi, l’armée avait tiré dans le tas, ce qu’elle a fait à Sétif en 194522. Non, le nationalisme est venu plus tard, mais il couvait certainement déjà23. C’est Dien Bien Phu qui l’a dévoilé.
En février 1943, il y a le Manifeste du peuple algérien par Ferhat Abbas ?
C’est une sombre histoire dont je ne saurai jamais la réalité. La direction des Affaires musulmanes ou des Affaires indigènes, cette direction ultra-politique évidemment, a joué un rôle que je n’ai jamais parfaitement compris24. Ils aimaient bien dresser des factions les unes contre les autres. Dans quelle mesure la direction des Affaires a-t-elle donné un vague accord aux principes de Ferhat Abbas ? C’est bien possible. Elle a dû également, surtout, leur envoyer dans les jambes Messali Hadj. On a dit que c’était la direction des Affaires musulmanes qui avait fait cela, ce qui est possible, très possible. Il y avait dans ces Affaires indigènes, il devait y avoir pas mal de combines possibles..., de « magouilles ». Non des questions d’argent comme on le voit généralement, mais des arrière-pensées politiques diverses25. Personnellement, cela ne me troublait pas, cela ne pouvait pas me troubler parce que, comme malheureusement on l’a vu lors de l’insurrection de Sétif, on était encore en guerre et, à ce moment-là, l’armée ne badinait pas, donc il n’y avait pas de problème patent mais dès 1945 un malaise existait.
Est-ce que cette politique vichyssoise, à la fois antisémite et anticommuniste, a persévéré une fois que Darlan est arrivé et a, en quelque sorte, pris la direction des choses ?
Darlan a pris la direction des choses, je vous le rappelle, entre le 8 novembre et le 24 décembre, il n’a pas eu le temps de faire grand-chose ! Par contre, le Commandant en chef français civil et militaire, nous ne lui redonnerons pas son titre, c’était le général Giraud qui se désignait ainsi vous le savez, sous le prétexte de revenir à la légalité républicaine, a rétabli l’inégalité qui existait en Algérie en rétablissant le décret de 1871 dit décret Crémieux qui donnait la citoyenneté française, c’est-à-dire le premier collège, aux juifs par opposition aux musulmans. Je ne sais pas quand on avait abrogé ce décret Crémieux, je dois dire que je n’y avais attaché aucune importance, cela m’avait paru beaucoup plus symbolique qu’autre chose parce qu’on était à une époque où on ne faisait pas d’élection, donc être du premier ou du deuxième collège, cela ne changeait pas grand-chose26.
Avec Giraud, l’on parle d’un début d’évolution politique assez notable vers la démocratie, vers une plus grande démocratisation du régime, l’abandon de Vichy, en quelque sorte ?
C’étaient bien les idées d’ensemble du brave général. Je ne sais pas s’il avait des idées précises sur la façon dont il fallait le faire, mais les collaborateurs qu’il avait à ce moment-là n’étaient pas tous aussi fanatiques de la disparition de Vichy qu’ils l’affirmaient27.
Vous pensez, en effet, à ce que l’on appelle le Groupe des Cinq, auquel vous avez vous-même participé, et qui a exercé le pouvoir avec Giraud ?
C’est cela, oui.
Et auparavant, avec Darlan ? Lorsque l’on regarde l’organigramme du gouvernement avec Darlan, on trouve quand même les principaux protagonistes du Groupe des Cinq, puisque l’on trouve Rigault à l’Intérieur, puis on retrouve le commissaire Achiary à la Sûreté. Est-ce que ce dernier faisait partie du Groupe des Cinq ou est-ce qu’il faisait partie de la nébuleuse ?
Disons qu’il faisait partie de la nébuleuse. Moi aussi d’ailleurs. Parmi les cinq, je crois que je vous ai bien trouvé cinq noms qui ne comprenaient pas le mien28. Achiary était extérieur, puisqu’il n’était pas dedans ! Il nous a empêché d’être pris ! Mais enfin, il était très proche.
Il était très proche ?
Enfin, si vous voulez, certainement aussi proche que je l’étais moi-même... C’est toujours la même histoire, j’ai toujours fait de la technique et pas de la politique. Je me suis occupé de ceci ou de cela, je me suis occupé des réunions où il y avait Tarbé de Saint-Hardouin essentiellement et Lemaigre-Dubreuil. J’y étais le plus souvent, je n’y étais pas tout le temps, parce que j’étais quand même pris par mon travail29.
Quand vous êtes directeur des Finances, où est le gouverneur général ?
Au premier étage, le secrétaire général est au deuxième étage, tous deux exposés au soleil ! Et le directeur des Finances au troisième étage, également exposé au soleil.
Et vous-même, vous régniez sur qui ?
Sur les Services financiers. Ils étaient localisés, bien sûr, au troisième étage, à la Direction générale et puis surtout en province.
Pouvez-vous me donner, très brièvement, l’état économique et financier de l’Algérie lorsque vous prenez vos nouvelles fonctions en novembre 1942 ? Comment avait-on vécu ces deux années à la fois de guerre, de non-guerre et de préparation de la guerre ?
Il faut pour cela que je vous dise quelle était la situation financière de l’Algérie. C’était une chose très particulière car l’Algérie, étant formée de trois départements français, était une collectivité territoriale sui generis comme nous avons eu la bonne idée d’en inventer une pour Mayotte, pour Saint-Pierre-et-Miquelon. Ce n’était pas un département puisqu’il y en avait trois, quatre même, avec les territoires du Sud. Ce n’était pas une région, cette idée n’existant pas alors, donc c’était une « collectivité territoriale », mais qui avait en réalité le statut financier des collectivités territoriales de la métropole, c’est-à-dire pas de personnalité financière. L’Algérie déposait toute sa trésorerie, si elle en avait, elle ignorait d’ailleurs si elle en avait ou pas, à la Trésorerie Générale et recevait du Trésor de quoi payer les dépenses et c’est tout, c’était vraiment plutôt une très grande commune plutôt qu’autre chose. À tel point que, quand j’ai pris la direction des Finances, je rappelle qu’elle s’appelait « direction des Services financiers », ce qui était presque une diminutio capitis. On n’était pas directeur des Finances tandis que celui du Maroc et celui de la Tunisie l’était. Ils avaient même rang de ministres. Le Ministre des Finances de son Altesse le Bey de Tunis était un Français. Au Maroc, auprès de Sa Majesté Chérifienne je ne sais pas, mais en tout cas, il y avait un directeur général des Finances qui était, dans le fond, son collaborateur obligé et pour toute chose de sa compétence30.
Quand j’ai pris la direction des Finances, disons donc des Services financiers de l’Algérie, je me suis préoccupé, étant donné la rupture des relations avec la métropole, de la nature de la trésorerie de l’Algérie, et surtout de savoir comment cela était retracé dans les écritures du Trésor. C’était vraiment très beau, ah oui, très beau, dans sa simplicité. Le trésorier général de l’Algérie, car il y avait un trésorier général de l’Algérie qui s’occupait aussi des opérations métropolitaines et faisait tout, était un trésorier-payeur général qui n’était même pas au-dessus des autres parce qu’à Oran et à Constantine, il y avait un payeur principal, équivalent au trésorier-payeur général de département métropolitain. Donc, au trésorier général de l’Algérie, j’ai demandé à voir les comptes de l’Algérie et j’ai vu que cela tenait en deux lignes : deux comptes de la classe 33, comme il se doit, des « comptes de correspondants » et qui disaient l’un, Algérie, son compte de recettes diverses à classer et à répartir ; et l’autre qui disait Algérie, son compte de dépenses diverses à classer et à répartir. Il n’y avait que deux lignes, ils mélangeaient tout, il n’y avait aucune écriture financière réelle de l’Algérie. Et cela a été ma première réforme, la plus utile. J’ai créé mon petit Trésor algérien avec les mêmes groupes de comptes que les écritures centrales du Trésor public31. J’ai inventé une trésorerie de l’Algérie, parce que jusque-là, tous les fonds allaient en métropole et étaient rémunérés joyeusement à 1 % comme cela existe probablement encore pour les communes32. La métropole faisait les avances sur ce qui était nécessaire, ce qui était d’ailleurs très curieux puisque l’Algérie avait depuis 1898 son autonomie financière pour régler ses recettes et ses dépenses et la métropole n’avait, théoriquement, pas de contrôle dessus. Mais enfin, c’était ainsi, il n’y avait rien, rien du tout33. Alors, c’est donc une des premières choses que j’ai créées, c’est-à-dire, un Trésor algérien. Il recouvre la totalité des recettes et des dépenses de l’État algérien, de manière que M. Ghozali, maintenant Ministre des Finances là-bas34, doit utiliser, je pense, les comptes que j’ai ouverts jadis, quarante ans plus tôt.
Du point de vue recettes, quelles étaient les ressources ?
Les ressources de l’État, c’est-à-dire qu’il y avait les impôts directs, indirects, les douanes, les recettes domaniales, les recettes diverses à classer, les dons, les legs, enfin tout ce que vous voudrez... les recettes de l’État, c’est-à-dire ce justement pourquoi il fallait ouvrir une comptabilité de trésorerie.
Cela existait auparavant mais n’était pas consigné, ni séparé ?
Cela existait, effectivement. Il devait y avoir des sous-comptes, il devait bien y avoir des rubriques, forcément. Les rôles étaient émis comme en France. Je vous ai dit il n’y avait pas de percepteur en Algérie, c’étaient des receveurs rattachés à Paris à la direction générale des Contributions indirectes qui s’appelaient « receveurs des contributions diverses ». Ils recouvraient les impôts directs comme en France, avec les mêmes privilèges, car la législation y était sensiblement la même. [...] Par contre le service qui en France dépend de la direction de la Comptabilité publique, qui perçoit l’impôt direct et les recettes non fiscales et paye toutes les dépenses n’existait en Algérie que sous la forme du Trésorier général de l’Algérie et des deux payeurs d’Oran et de Constantine. [...] Les recettes elles-mêmes pouvaient être différentes : dans le Sud la Lezma, les palmiers ; l’Achoura, la dîme, persistance d’une sorte de capitation dans le Nord ; il n’y avait notamment pas d’impôt sur le chiffre d’affaires, la grande ressource fiscale depuis lors35. Donc, une des premières choses que j’ai faite a été de trouver dans ma propre imagination la façon de faire des tableaux de bord pour l’Algérie avec les diverses recettes.
Les dépenses, ça c’était autre chose avec toute une série de comptes justement. Il y a des comptes budgétaires et des comptes de trésorerie. Il y avait des comptes de prêts, des comptes de recettes définitives, etc. Tout cela n’existait pas auparavant36.
Vous venez de m’exposer l’état financier dans lequel vous avez trouvé l’Algérie ?
Oui, l’état descriptif financier. L’état financier lui-même était très favorable. L’Algérie était certainement en noir dans les écritures du Trésor public37. Il n’y avait pas d’avances de l’État, il n’y avait rien du tout. La Banque de l’Algérie avait une toute petite avance mais elle était faite à l’État, ce n’était pas à l’Algérie elle-même, qui n’avait pas de trésorerie. Mais ce n’était pratiquement rien. Il n’en a plus été de même ensuite. Mais il faut dire que se sont superposées à ce moment-là deux autorités différentes. Le « lycée Papillon », comme on dit aujourd’hui « la Rue de Rivoli », soyons plus protocolaires et disons le CFLN puis le GPRF, avec ses secrétaires, sous Giraud, puis commissaires, sous de Gaulle, puis ministres d’une part, le Gouvernement général d’autre part38. Moi, j’ai continué mes affaires au Gouvernement général mais par contre le « lycée Papillon » a eu ses propres idées financières et comme on ne pouvait les financer que sur les avances de la Banque de l’Algérie, il est bien évident que les avances de la Banque de l’Algérie ont été à ce moment-là faites au Trésor public du « lycée Papillon » et non plus à l’Algérie elle-même. Celles qui avaient dû être faites à l’Algérie l’ont été seulement pendant les premiers jours. En effet, pour prendre les billets américains, il fallait bien que quelqu’un les reçoive et que la Banque fasse une avance pour l’émission des billets de la Banque de l’Algérie correspondants.
Ce sont les problèmes de la coexistence des deux systèmes : le système local et celui du gouvernement de la France libre ?
Ils ont coexisté très harmonieusement. Le gouvernement de la France libre n’ayant pas le droit d’émettre d’impôt ni de battre monnaie, il n’avait vraiment aucune des attributions régaliennes. L’Algérie émettait les impôts mais ne battait pas monnaie. C’est la Banque de l’Algérie qui émettait la monnaie pour le compte du Trésor de la France libre.
Lorsque vous devenez directeur général des Finances et non plus des Services financiers, qui a décidé ce changement d’appellation ?
C’est évidemment le gouverneur général, le seul souverain de l’Algérie, mais pas tout de suite...
Oui, mais qu’est-ce que cela voulait dire exactement ?
Cela voulait dire une chose très importante, à savoir que je ne m’occuperai, non pas des Services financiers mais des Finances, c’est tout à fait différent. Si vous voulez, dans l’affaire « directeur des Services financiers », j’aurais pu être élevé jusqu’au grade de secrétaire général peut-être... Mais en réalité, en tant que directeur général des Finances j’étais un ministre sans le titre, en fait comme mes deux collègues du Maroc et de la Tunisie.
Donc ministre des Finances en Algérie ?
Oui, exactement. C’était un pays qui avait déjà neuf millions d’habitants, le Portugal n’en a pas plus, ce qui n’était pas rien.
Et ce changement d’appellation s’est donc fait avec l’accord du gouverneur en place ?
Bien sûr, c’est bien le gouverneur général qui a fait les changements de dénomination ainsi que les nominations d’ailleurs.
Alors, au début, vous avez travaillé avec Yves Châtel ?
Oui, oui.
C’est lui qui vous a nommé ?
Oui, probablement, ce doit être lui qui m’a nommé, je ne vois pas qui d’autre m’aurait nommé. Ou alors il m’a trouvé comme cela ? Oh, eh bien non, il était rentré à Alger un jour avant moi, alors, cela ne peut être que lui. Comme je vous ai expliqué, j’étais le seul inspecteur des Finances qui était à Alger après la nomination de mon prédécesseur comme secrétaire général du Gouvernement général. On a pensé que c’était ainsi la meilleure façon de faire.
Jean Robert n’était plus là ?
Il était au Maroc, il a fait la même chose là-bas. Au Maroc, il y avait un directeur général des Finances, Ludovic Tron, qui est passé, à Alger, Secrétaire d’État aux Finances ; il est devenu lui, Ministre. On les appelait des Secrétaires à ce moment-là, il est donc devenu Secrétaire aux Finances. Jean Robert lui a succédé comme directeur des Finances du Maroc. En Tunisie, Fraissé a été Ministre des Finances, puis Culmann39. J’ai fait nommer à Alger Monsieur de Tocqueville contrôleur des dépenses engagées de l’Algérie. J’ai trouvé qu’il n’y avait pas de raison d’avoir une mission de l’Inspection des Finances pour l’Afrique du Nord et d’avoir en surplus un contrôleur des dépenses engagées spécial pour l’Algérie, ce dernier s’appelait Monsieur Lamouche. Monsieur Lamouche est devenu adjoint de Monsieur de Tocqueville et puis voilà... Les choses ont été établies sur une base saine, il y avait un directeur général qui dirigeait et il y avait un inspecteur général qui inspectait40.
Ludovic Tron qui vient à Alger, y travaille au début avec Darlan puis Giraud. D’un point de vue politique, ce n’était pas forcément évident ? Ludovic Tron a toujours eu une image quelque peu socialiste ?
Et bien oui, mais vous savez, à ce moment-là, il n’y avait qu’une chose qui comptait, c’était la guerre41. A ce moment-là, la question n’était pas de rentrer dans la guerre, on y était ! C’est pour cela que moi, les attitudes socialistes ou autres, je ne m’en suis jamais préoccupé. À l’époque je considérais que cela n’avait rien à voir.
Quel rôle jouait un A. Pose42 ?
Ah ! Bien voilà, je ne peux pas vous le dire très précisément, parce que je ne l’ai jamais, su réellement. Il supervisait Tron, il était ministre, vaguement Secrétaire à l’Économie... Il avait une grosse influence, c’était un économiste, ils sont toujours distingués, mais lui l’était particulièrement. C’était un homme de grande valeur, économiste bien connu, je crois aux États-Unis aussi. Il a été, si vous voulez, le Jean Monnet de l’Algérie, avec quelques petites piques évidemment entre Jean Monnet et lui. Mais enfin, Pose était déjà directeur général de la BNCI ou même président, je crois..., poste dans lequel Tron lui a succédé plus tard, bien plus tard. Pose est resté en effet chez Giraud mais il n’est pas resté quand Tron est parti pour le front d’Italie et a été remplacé par Couve de Murville.
Jean Monnet est-il venu en Algérie ?
Oui, il est venu avant de Gaulle, il n’a fait que passer et il n’est vraiment revenu qu’avec de Gaulle. Il a passé à Alger un certain temps. Mais Monnet, c’est le Plan, évidemment. Pose, c’était surtout un libéral.
Vous avez rencontré Jean Monnet à cette époque ?
Oui, mais peu.
Il avait déjà ses idées de plan en 1943 ? Où en était-il, à ce moment-là, dans la négociation de l’aide américaine ?
Je ne l’ai connu que dans ses rapports avec les Américains. L’aide américaine, transitant forcément par le territoire algérien, intéressait l’Algérie. Ses idées de Plan, je ne les connais pas... Il en avait bien évidemment43. En tous cas, quand Mendès a été nommé aux Finances, cela a très bien concordé avec ses idées44.
Sur l’idée d’une planification, ils se sont rencontrés ?
Je le présume. Je le présume. Mais encore une fois, dans ces affaires d’Algérie et notamment avec ma cinquième direction au Commissariat aux Finances, on faisait vraiment du pragmatisme, je dirais, presque au jour le jour. D’abord, comment pouvait-on envisager comment se ferait la reconstruction de la France ? L’aide américaine n’était pas encore inscrite dans les faits, on ne le savait pas. On tirait en France sur la Banque de France, en Algérie sur la Banque de l’Algérie, ensuite on verrait bien.
En ce qui concerne les relations financières avec les Américains, aviez-vous une politique autonome ou était-ce décidé à un niveau général ?
Non, j’ai eu une politique autonome, et vous avez vu laquelle, pendant le mois de novembre, probablement le mois de décembre, etc. Mais une fois Guindey et Gregh installés au lycée Fromentin45, à ce moment-là, cela ne me concernait plus. On me demandait peut-être mon avis, mais enfin, cela ne me concernait plus. Les conventions ont été passées directement entre l’État français et la Banque de l’Algérie et c’est comme cela que tout a fonctionné ensuite. C’est le CFLN puis le GPRF qui a eu un compte débiteur à la Banque de l’Algérie et à la Banque d’État du Maroc. Je ne pense pas qu’il y en ait eu à la Banque de l’AOF, à celle de l’AEF, je ne pense pas non plus. Nous avions parfois des relations avec l’Afrique équatoriale. Au sujet de cette dernière une autre anecdote : vous savez qu’une colonne commandée par Leclerc, partie du Tchad, a conquis le Fezzan ; celui-ci était très loin de tout et ils ne savaient pas comment s’alimenter en fonds financiers. Ils ont trouvé que le plus simple était de s’adresser à Alger. Cela posait un problème parce qu’à ce moment-là, on ne s’entendait pas entre l’Afrique équatoriale et les autres46. C’est donc « ès qualités » de directeur général des Finances, que j’ai reçu le colonel qui commandait le Fezzan et que je lui ai fait passer des fonds ! L’Algérie a ouvert ainsi un compte au Fezzan indépendamment du gouverneur général qui n’y connaissait rien et du « lycée Papillon » qui savait tout mais qui ne voulait pas le savoir. J’ai fait émettre des timbres. Si j’avais su, j’aurais dû en acheter quelques planches parce que j’aurais pu prendre ma retraite ensuite, car les timbres de l’Algérie, surchargés Fezzan sont assez rares ! Ils ont servi à peu de lettres ! Cette anecdote, pour dire qu’il y avait des relations financières assez nombreuses, même si elles étaient insoupçonnées. [...]
Vos premières actions ont été d’organiser les structures financières, l’emprunt ?
Il y a deux choses, si vous me permettez. Il y a mon action, disons, à portée internationale, c’est-à-dire mes rapports avec les Américains : la fixation du taux de change, tout cela m’a regardé, même si cela n’a été fait qu’en février finalement, et comme je vous l’ai dit, trop tard ; les billets en circulation, les questions monétaires, les questions des rapports internationaux. Là, j’ai eu pendant un mois, deux mois, je ne sais plus combien, à tout assumer, c’était essentiellement des choses dont je ne connaissais pour ainsi dire rien.
Guindey et Gregh n’étaient pas encore présents ?
Non, le temps d’être prisonniers en Espagne, il a bien fallu qu’ils arrivent ! Ah non, Guindey, ce n’était pas cela, il s’était déguisé en enregistreur et était à Tunis, mais il a bien fallu aussi que la Tunisie soit libérée pour qu’il puisse revenir après mai 1943.
Donc trois mois où les décisions reposaient sur vous ?
Un mois, deux ou trois exactement, je ne sais plus. J’ai donc fait cela et puis j’ai eu ensuite à organiser la maison d’Alger, l’Algérie pure et simple, ce n’était plus la guerre ni l’internationalisation. J’ai inventé une comptabilité pour le Trésor algérien qui n’existait pas. J’ai fait, bien sûr, des réformes fiscales parce que, là, il y avait beaucoup trop d’impôts. Je vous ai dit, je crois, qu’il y avait vingt-trois taxes indirectes qui frappaient depuis les bicyclettes, les cartes à jouer, les pianos et les chiens. C’était toute la fiscalité de la France qui était d’un archaïsme extraordinaire. J’ai supprimé tous les impôts indirects sauf le vin, l’alcool, le tabac, qui étaient à grand rendement ; les autres... les bicyclettes, cela m’était égal, j’ai rendu la liberté aux bicyclettes ! Plus encore, à ce moment-là, il n’y avait pas d’IRPP, cela ne s’appelait pas ainsi, mais il y avait un impôt général sur le revenu avec des cédules, les cédules existaient, je les ai gardées et j’ai même gardé la cédule sur les salaires quand on l’a supprimée en France et qu’on a imposé la taxe sur les salaires à la charge des entreprises47. Donc, il y avait des impôts directs, il y avait tous les droits d’enregistrement, tous... y compris des droits d’actes, mais tout ! Alors, là aussi, j’ai voulu les supprimer, cela a été effrayant pour les enregistreurs : supprimer le droit d’acte était pour eux vraiment un coup de poignard ! Mais comme ils n’avaient pas pu répondre à la question que je leur avais posée : à savoir, quels étaient les tarifs applicables aux droits simples ou aux droits compensatoires... il ne le savait pas, mon directeur de l’Enregistrement ! Alors, de ce fait, je suis monté dans son estime puis j’ai fait supprimer la chose48. Cela s’est passé en février, je m’en souviens très bien. C’est à cette période donc, que j’ai supprimé toute une série d’impôts, essayé de réorganiser les régies. En effet, il fallait bien penser que la mobilisation emmenait tout le monde49 : c’est pourquoi il fallait ne garder que quelques impôts à grand rendement et puis effectuer autant de vérifications que l’on pouvait, mais accepter les déclarations quand on ne pouvait pas faire autrement. Cela a fonctionné ainsi. On avait vraiment une très bonne équipe, qui était très soudée.
C’était quand même un chantier de réformes assez important ? Vous n’aviez jamais fait cela jusqu’à présent ?
Eh bien non, j’avais tout juste 30 ans à cette époque.
Oui, c’était donc une très lourde responsabilité, est-ce que vous avez eu des conseillers qui ont pu vous apporter leurs lumières, ou est-ce que vous avez organisé tout cela vous-même ?
J’en ai eu peut-être mais il n’est pas certain que je les ai écoutés. A ce moment-là, je n’écoutais pas grand-chose mais disons, si vous voulez, sans toutefois avoir l’air de trop me vanter, que je n’étais pas un trop mauvais inspecteur des Finances. Enfin, j’avais des idées, des idées fiscales. Pour quelles raisons avais-je des idées de comptabilité ? Cela je n’en sais rien, de comptabilité publique, j’entends, je ne sais pas... Enfin, j’aimais beaucoup cela, j’aimais bien les questions économiques. Je vous rappelle que cela avait été ma principale raison de préparer l’Inspection et l’Algérie m’a donné toutes les occasions de développer mes goûts. Donc j’ai créé la comptabilité de l’Algérie qui n’existait pas. J’ai tout mis en œuvre pour que l’Algérie puisse être un jour un État administrativement et financièrement valable.
Vous le conceviez ainsi déjà à l’époque ?
Ah non, certainement pas. En fait, je n’admettais pas, je ne pouvais pas admettre et pour cause puisque j’étais le seul qui, en réalité, finançait librement les armées françaises, je ne pouvais pas admettre une telle éventualité... J’ai dû réorganiser les impôts parce que c’était trop compliqué et que je n’avais plus le personnel adéquat. Il ne fallait pas avoir des agents qui se promènent dans les rues en aboyant pour déterminer la taxe sur les chiens ! C’est ce que l’on a souvent dit, je ne sais pas si cela était vrai, c’était une plaisanterie, mais qui représentait bien l’archaïsme de cette fiscalité. Il fallait seulement que j’aie quelques impôts de grand rendement, le vin, l’alcool, les tabacs qui d’ailleurs en Algérie, n’étaient pas un monopole. C’était un impôt, il n’y avait pas le monopole des tabacs. Donc le vin, l’alcool, quoi encore en dehors des tabacs, quelle était donc la quatrième ? C’est la garantie pour les objets d’or et d’argent. Et l’essentiel a été la taxe sur le chiffre d’affaires qui venait d’être introduite en Algérie50. Sur les 227 contrôleurs qui composaient mon effectif, 200 ont été mobilisés, ce qui ne permettait plus que d’enregistrer les déclarations et non plus de les vérifier. Bref, avec tous ces impôts qui étaient à grand rendement, j’ai fait un budget relativement simple mais en équilibre.
Il n’y avait pas de budget jusqu’alors51 ?
Mais si ! Il y a toujours eu un budget en Algérie, de tous temps, depuis 1898. Il était voté par les trois Délégations financières. Moi, j’ai eu la joie de connaître toutes les étapes successives : j’ai vu l’Assemblée économique qui ne comprenait que des gens nommés par Vichy, ils étaient une quinzaine, je les ai réunis une fois, puis je leur ai dit au revoir et merci... On a rétabli ensuite dans le cadre du rétablissement de la légalité, les Délégations financières, elles comprenaient la Délégation des colons, la Délégation des non-colons, deux fois 24, et la section indigène, 21 membres, qui comprenait deux sous-sections, les arabes et les kabyles. Ils avaient tous théoriquement un pouvoir absolu de vote, mais il n’y avait qu’une institution qui comptait, c’était la Commission des Finances qui comprenait des représentants de chacune des délégations et 10 ou 12 membres. La Commission des Finances était la seule qui réellement votait et qui d’ailleurs, en vertu d’une bonne habitude, d’une saine habitude financière, votait en Assemblée, unanimement pour le choix qui avait été adopté par la majorité. Or, la majorité, excusez-moi, le plus souvent, c’était moi ! J’avais quelques idées, je savais comment était fait le budget, je savais les crédits que je voulais faire voter, alors... Il y eut quelques crédits politiques qui ont donné lieu à quelques discussions, et bien, j’ai fait comme tout le monde, comme tous les ministres des Finances, j’ai transigé quand il le fallait, mais généralement je les retrouvais au tournant et ils n’aimaient pas beaucoup cela. Généralement quand on m’avait refusé quelque chose sur un point sensible, il y en avait un autre beaucoup plus sensible pour eux que je refusais jusqu’à ce qu’ils m’aient accordé le premier.
Ces crédits étaient utilisés à quelles fins ?
Je n’en sais rien, peut-être à quelques abattoirs à construire quelque part. Les Délégations financières étaient bien issues d’une collectivité locale qui était comme une grande commune. Mais elles avaient un mérite, ces Délégations – ce que j’ai énormément regretté quand je suis devenu à Paris, directeur du Budget de la France – c’est que ces Délégations défendaient l’Algérie comme un Conseil général son département52.
De quels pouvoirs disposaient ces Délégations financières ?
Elles avaient l’initiative des dépenses et le vote des dépenses et des impôts53. Je dois dire que, pour faire payer les bénéfices agricoles, ce n’était pas chose facile. Étant donné que ce n’était pas facile, j’ai été le premier à mettre les agriculteurs au bénéfice réel mais c’est une autre histoire... Je me souviens que j’étais parti en France à ce moment-là. Et le secrétaire général qui avait été mon prédécesseur, Gonon, quand je suis revenu, m’a dit : « Vous savez, les Délégations ont rejeté votre projet, je crois que vous feriez mieux quand même de faire attention mais ils ont été très courtois, ils l’ont rejeté en disant que leur vote était provisoire puisqu’ils n’avaient pas entendu le directeur général des Finances ! » Et bien, ils m’ont entendu pendant quatre heures d’affilée au terme desquelles, ils ont voté à l’unanimité l’impôt réel sur les bénéfices agricoles.
C’était une belle victoire ?
Oui, c’était une victoire assurément. C’était en tous les cas un progrès, un véritable progrès. Faire payer ceux qui avaient des revenus et qui ne payaient pas. Je leur prenais paraît-il 125 % ! Quand on m’a demandé pourquoi, j’ai répondu que c’était la guerre ! Payer 100 % au titre normal et 25 % de supplément pour la guerre54 !
Étaient-ce des ressources « inventées » pour financer la guerre ?
Non, c’étaient les impôts qui payaient le budget de l’Algérie. J’avais bien le droit de leur dire que c’étaient des dépenses supplémentaires, il y avait bien des dépenses supplémentaires de la guerre, et l’unité du budget fait qu’il n’y a pas d’impôts affectés à une dépense particulière.
Ce budget était très bien équilibré. Voici comment on a réussi ! J’ai quand même été directeur des Finances de 1945 à 1949 après la reprise des relations avec la métropole et une fois la paix revenue. Dès lors il fallait avoir un budget qui soit un budget convenable et j’avais établi – vous le retrouverez plus tard dans la loi organique sur le budget dont je fus quelque peu l’auteur – les deux parties, le dessus de la ligne et le dessous de la ligne, les emprunts d’un côté, les ressources ordinaires de l’autre. Je ne voulais financer sur l’emprunt que des investissements d’État qui étaient productifs et en Algérie il m’était possible de le faire alors qu’en France on n’a jamais pu établir, ou plutôt respecter, cette distinction55.
En Algérie, vous avez expérimenté cette doctrine ?
Oui, c’était une doctrine courante, admise par les meilleurs auteurs.
Mais pas toujours appliquée ?
Non, c’était difficilement applicable. On ne tenait pas encore, à ce moment-là, la comptabilité de la Nation56. Il n’existait pas de Comptes de la Nation et personne n’avait l’idée de jouer du déficit budgétaire pour améliorer l’économie. Dans ce temps-là, cela ne se faisait aucunement57.
Précisément, aviez-vous lu Keynes à l’époque ?
Cela ne m’avait pas convaincu. J’avais trouvé qu’il y avait beaucoup de théorie, que c’était très bien mais cela ne m’avait pas convaincu. Et puis je m’étais dit qu’ensuite il fallait appliquer ce qu’il était possible d’appliquer et puis voilà, on verrait bien après. Oui, j’ai lu Keynes58. Il y avait le grand homme de Keynes, un inspecteur des Finances, qui est mort maintenant.
Largentaye ?
Oui exactement, c’était Largentaye. Il était keynésiste au maximum, mais il était à Fromentin59 !
Avez-vous été plus séduit par les théories de Keynes en 1942-1943 ?
Je n’en avais pas besoin à ce moment-là, mon Algérie se portait bien, elle se portait très bien60. Mais j’ai quand même dû créer des bureaux (si vous voulez, en réalité, c’étaient des « bureaux » qui correspondaient aux directions françaises), un bureau du Budget, un bureau de la Comptabilité, un bureau du Trésor, etc.
Il y avait un bureau des Directes, un bureau de l’Enregistrement, un bureau des Indirectes, des Domaines et de la Propriété foncière et une direction régionale des Douanes. Oui, avec ces bureaux, j’ai pu m’occuper, bien sûr un peu plus tard, de la reconstruction de l’Algérie. Certes elle n’était pas détruite, mais quand même il y avait eu pas mal de bombardements, quelques dégâts.
Vous me dites que la situation en Algérie était plutôt bonne quand vous l’avez trouvée mais il y a eu inflation entre novembre et février ?
Oui, forcément. Il y a eu de l’inflation générale bien moins qu’en France parce qu’il n’y avait pas les 400 milliards par jour dus aux autorités d’occupation mais forcément de l’inflation61. Mais pas au même point que la France, de sorte que j’ai dû, à un moment donné, interdire l’entrée, ou tout au moins l’usage en Algérie des billets de banque français au moment de la Libération. Les Français s’étaient aperçus brusquement qu’ils pouvaient en venant à Alger, changer leurs billets avec une estampille « mark » contre des billets qui avaient une estampille « dollars », cela valait quand même mieux !
Auparavant comme on vivait en autarcie, on faisait avec les moyens que l’on trouvait.
Le cours du franc algérien a été stabilisé en février ou un peu plus tard ?
Par rapport au dollar, oui, en février 1943, à 50 F. C’est resté à 50 F jusqu’à ce que les changes repassent dans d’autres mains avec la libération de la France. Seulement, ce n’étaient que des cours fictifs, les cours auxquels on échangeait le franc algérien contre des dollars, dans les écritures du Trésor et on fournissait de la monnaie de la Banque de l’Algérie à cette contrepartie-là, ce qui n’était pas si mal.
Y a-t-il eu, à un moment, une coexistence d’un franc d’Algérie et d’un franc de la France libre ?
Non, il n’y a pas eu en circulation en Algérie de franc de la France libre pas plus que de billets américains ! Effectivement, il y a eu des billets de la France libre puisque mon ami Postel-Vinay avait en mains la fameuse Caisse de la FOM mais ils n’avaient pas cours à Alger. Elle émettait dans les territoires dits de la France libre c’est-à-dire que le cas échéant, on les échangeait franc contre franc. Franc algérien contre franc équatorial62. Puis il y a eu la décision de Pleven, qui a donné une parité de deux au franc CFA par rapport au franc métropolitain, ce qui m’a mis dans une « rogne » absolue, parce que le moins que l’on pouvait faire à mon avis, c’était de faire la même chose pour le franc algérien et le franc marocain et cela ils ne l’ont pas fait63.
Pourquoi ?
Je ne sais pas, parce que c’était leur bon plaisir. Enfin, parce que c’était ainsi... Remarquez que nous n’en avons pas souffert, pas spécialement parce que les prix s’exprimaient de la même façon, par les mêmes chiffres, que ce soit en franc CFA ou en franc algérien. En réalité, c’était deux fois plus cher pour eux.
Donc l’Algérie n’en a pas souffert ?
Non, et puis il n’y avait pas de commerce direct. Il n’y a pas tellement de commerce direct entre l’Afrique équatoriale et l’Algérie-Tunisie-Maroc. À ce moment, on nous a détaché l’AOF qui est passé au franc équatorial, c’est-à-dire au franc CFA.
Revenons aux dépenses, vous m’aviez dit qu’elles étaient « normales » pour l’Algérie, mais il y avait eu quand même un effort financier pour la guerre ?
Oui, mais ce n’est finalement pas l’Algérie elle-même qui l’a financé. En fait, c’est la planche à billets comme partout. Et la planche à billets s’est réglée après le premier mois par des conventions entre Monsieur Ludovic Tron64 et le président-directeur général de la Banque de l’Algérie ou le directeur général adjoint, au nom symbolique et très joli de Rouletaboule... Monsieur Rouleta-boule fut le grand financier de l’opération.
Quelles sont les dépenses de l’Algérie en 1943-1944 ?
Forcément des dépenses de guerre, il faut faire du ravitaillement, il faut faire toutes les dépenses civiles de la guerre, mais pas les dépenses proprement militaires.
Il y a eu une nette séparation entre les deux, dépenses civiles et dépenses de guerre.
Oui, l’Algérie n’a jamais payé l’armée française quand elle était en temps de paix sur son sol, même pas la gendarmerie car elle dépendait du Ministère de la Guerre65. Le budget de la Défense nationale, celui du Ministère de la Guerre ou de la Marine, etc. s’exécutaient en Algérie comme dans les départements français, ou tous les territoires d’Outre-mer.
Je voulais revenir sur les accords Murphy-Giraud. Donc, lors de l’entrevue de Cherchell, est-ce que vous aviez « trempé » dans l’affaire, dans les projets économiques et financiers ? Difficile de savoir ce qui s’est passé réellement ?
Seulement quelques initiés dont, franchement, je n’étais pas. Je dirais une fois de plus que je m’étais trop spécialisé. Pour mon âge, cela me suffisait d’assurer les finances, je pensais que les hommes politiques feraient le reste. Ils l’ont fait d’ailleurs.
Pendant cette année 1943, beaucoup d’inspecteurs des Finances arrivent ?
Oui, il en est arrivé beaucoup.
Alors, qui étaient ceux par exemple qui sont arrivés et que vous avez récupérés ?
Il y en a quelques-uns qui sont restés au Maroc... la plupart venaient à Alger, de toute façon, ne serait-ce que parce qu’il y avait ce gouvernement d’Alger et qu’ils voulaient quand même se faire pointer. Alors, je ne peux citer tous ceux qui sont arrivés, il y en a eu des quantités dont mes deux amis Gregh et Guindey, bien sûr..., je cite ceux qui ont été Rue de Rivoli ou à Matignon au retour en France. Il y a surtout eu un garçon extrêmement bien qui est mort hélas, à Cassino, c’était Brezet. Brezet, qui était directeur général de la Société générale, donc plus âgé que nous, certainement pas plus âgé que Gregh mais qui a huit ou neuf ans de plus que moi. Il voulait partir comme militaire, il est certain que c’était un homme de poids66. Il y a eu Couve de Murville, Alphand, Ardant, Largentaye, Ledoux, bien d’autres67. Couve de Murville qui m’avait fait passer le concours de l’Inspection... Ils avaient la compétence, c’était évident, mais ils venaient théoriquement pour la guerre. Ils l’ont faite souvent dans des postes politiques qui leur convenaient mieux que d’être simplement commandant de batterie mais il y a eu un garçon qui, par contre, l’a faite ainsi qu’il le voulait, c’est Jacques de Fouchier. Il est passé à Alger un peu comme un météore et est reparti capitaine à Cassino68. C’était triste parfois.
Il n’y avait pas de chevauchement de compétences entre Couve de Murville aux Finances puis Alphand, Jean Monnet d’un autre côté ?
Écoutez, il pouvait y avoir des conflits de compétences entre Jean Monnet et Couve de Murville, enfin, comme dans tout gouvernement. C’est ainsi que cela se passe, mais ils étaient plutôt du même avis que Mendès France. Ensuite, il faut quand même bien voir que le vrai Commissaire aux Finances à Alger a été Mendès France au GPRF. Ces inspecteurs sont d’ailleurs restés peu de temps à Alger. Aux Affaires étrangères Couve de Murville est parti à Rome d’abord comme ambassadeur, ensuite à Bonn et Alphand en Russie comme chacun sait. Il en a rapporté de belles histoires russes qui faisaient les délices des soirées mondaines d’Alger quand il les racontait. Puis il y a eu Ledoux, le futur président de la BNP. Mais Ledoux était beaucoup plus jeune, de cinq ou six ans environ, quand il est arrivé. Il était de la promotion 1942, était passé tout de suite en Afrique où on ne le connaissait même pas sur les listes de l’Inspection69.
Vous appartenez plutôt à une génération, si on prend la vôtre, qui était jeune à l’époque et qui a des responsabilités importantes dans la réorganisation. Est-ce une période qui vous a beaucoup soudés, où vous avez eu beaucoup d’idées pour reconstruire la France ?
C’est une autre chose, c’est un autre volet si vous voulez, de mon activité, ce n’est plus mon activité au Gouvernement général, mais mon rôle au Commissariat aux Finances. Mendès France m’avait demandé de partager ma journée entre le Gouvernement général et le Commissariat aux Finances, ce que j’ai d’ailleurs fait, simplement sous une forme solaire, parce que mon bureau au Gouvernement général était agréable le matin mais intenable l’après-midi, parce que, comme tous les bons bureaux, il donnait sur la façade sud. J’ai donc choisi de donner le matin au Gouvernement général et l’après-midi au lycée Fromentin où j’avais une petite pièce bien aérée.
Avant que nous revenions d’une manière plus approfondie sur ce Commissariat, je voulais vous parler de l’arrivée du Général de Gaulle à Alger, le 30 mai 1943, est-ce que vous l’avez rencontré à cette époque ?
Bien sûr, le premier jour.
Dès le premier jour ?
Ah, pas le premier, mettons le deuxième, je n’étais évidemment pas à l’aérodrome pour aller l’accueillir, cela ne me concernait pas. Mais il a donné une réception à la villa des Oliviers dès le deuxième ou troisième jour environ70.
Comment cela s’est-il passé, parce que c’était la première fois que vous vous rencontrez ?
Oui et j’en suis encore ému.
Vous allez avoir, évidemment, bien d’autres occasions de le rencontrer, mais à cette époque ?
Il est arrivé avec un extraordinaire « magouillis ». Il a failli y avoir un conflit entre Giraud et de Gaulle. C’est dommage d’ailleurs, c’est malheureux mais cela n’a pas toujours été bien fait parce que quand même Giraud était un brave capitaine, peut-être pas plus, mais quand même un grand Français qui aurait dû être traité avec plus de diplomatie.
C’est certain, cette élimination a été difficile.
Oui, mais je ne sais pas ce que l’on pouvait faire, cela n’est pas évident, n’est-ce pas, d’avoir un gouvernement qui a deux chefs, cela ne se fait pas, un gouvernement bicéphale, cela n’est pas possible. Quand ils sont venus à l’Assemblée algérienne, la tribune n’était pas très grande et il a fallu quand même mettre deux sièges devant celle-ci. Giraud à droite, bien entendu, le plus ancien, de Gaulle à gauche et puis vous savez que les ordonnances étaient signées tantôt de Gaulle-Giraud et tantôt Giraud-de Gaulle, ce qui était vraiment ridicule.
Vous m’avez expliqué qu’en 1942, au moment du débarquement américain, vous pensiez que la légitimité de de Gaulle serait contestée en Algérie ?
Elle était contestée en Algérie hélas ! Il y a un fait certain c’est que s’il y avait eu des militaires de la France libre dans les unités de débarquement en Afrique du Nord, il y aurait eu de la bagarre et même une guerre civile, ce qu’il fallait éviter à tout prix. Tout de même, six mois après, huit mois après, il fallait bien que l’unité de France en guerre soit rétablie et seul de Gaulle était qualifié.
Vous avez reconnu à ce moment-là en de Gaulle la légitimité ?
Ah mais moi, je n’avais rien à reconnaître. Le gouvernement qui siégeait à Fromentin s’était donné deux chefs, des ordonnances bicéphales, des « trucs » comme ça, des Commissaires qui n’étaient plus des Secrétaires mais des Commissaires dont une partie venait de chez Giraud, une partie venait de chez de Gaulle, ils ne s’entendaient pas toujours très bien. Ceux qui venaient de chez de Gaulle ont manifesté à l’égard de l’Algérie une attitude parfois, à mon avis, un peu sectaire car ils avaient incontestablement eu la force, le courage, peut-être parfois la chance d’être directement à Londres. Il fallait quand même admettre que d’autres aient pu travailler pour la France sans être nécessairement à Londres. Je sais que Monsieur Cassin, à un moment donné, a voulu faire une enquête sur mon compte pour savoir ce que j’avais bien pu faire là. Cela ne m’a pas beaucoup préoccupé, je dois le reconnaître, je n’avais pas encore le respect que j’ai maintenant pour le président Cassin. Je l’avais envoyé promener assez vertement en lui disant qu’il ne demande qu’une chose, c’est de regarder quelle avait été la gestion des Finances de l’État en Algérie et les Finances de l’Algérie et qu’on s’occupe de l’homme ensuite.
Vous voulez dire que les gens venus de Londres tenaient l’Algérie en suspicion au point de vue politique ?
Oui, en grande partie.
Donc, à ce titre, vous qui étiez au Gouvernement général de l’Algérie, on a pu vous soupçonner de... ?
Oui, j’ai été plus ou moins soupçonné par ceux qui arrivaient de Londres, ce qui m’était absolument égal, car j’ai été de tout temps gaulliste – fin 1940 je suis arrivé en Algérie avec ma femme et notre désir commun de gagner Londres par le Nigéria, pure folie géographique qui m’a conduit alors à « conspirer » avec les Américains – mais un gaulliste réfléchi, il faut le savoir. J’étais de ceux qui avaient recommandé qu’il n’y ait pas de gaullistes au moment du débarquement. J’en conviendrai toujours, car je considère que j’avais raison.
Et vous avez eu l’occasion, justement, de parler de ce genre de choses plus tard, ou sur le moment, avec le Général de Gaulle ?
Avec le Général lui-même, non. Je ne l’ai pas vu beaucoup en Algérie, parce que, encore une fois, j’étais au Gouvernement général de l’Algérie. Il me connaissait bien comme directeur général des Finances de l’Algérie puis comme un des cinq directeurs du Commissariat aux Finances. Mendès a d’abord été un peu froid, probablement... sans doute parce que... peut-être, il avait un peu de cette suspicion, si vous voulez. D’un autre côté, eh bien mon Dieu, nous étions déjà en 1943, cela faisait deux ans que je faisais tout cela, j’avais l’impression d’avoir la maison et toute l’Algérie bien en main71. Du moment que je ne me laissais pas marcher sur les pieds par le gouverneur général qui était alors le général Catroux, je n’avais aucune raison de me laisser marcher sur les pieds par un Commissaire aux Finances. Il m’a aimablement demandé si je voulais venir au Commissariat aux Finances pour m’occuper de cela, je lui ai dit : « Mais avec le plus grand plaisir, bien entendu, Monsieur le Ministre ».
Notes de bas de page
1 Aris (IF 1921) était secrétaire général du gouvernement de l’Algérie du 18 août 1940 au 17 juillet 1941. Il aurait été renvoyé en métropole, avec l’Amiral Abrial, a la demande de Weygand (d’après sa réponse écrite au questionnaire de l’auteur en décembre 1980). Lui avait succédé Charles Ettori appelé par Weygand. Maurice Gonon (IF 1929) commence sa carrière comme chargé de mission à la direction du Budget en 1932, puis contrôleur financier de novembre 1935 à juin 1936. Vincent Auriol le nomme directeur des Services financiers de l’Algérie. Il restera secrétaire général du Gouvernement général de l’Algérie jusqu’en février 1945. Il sera alors nommé conseiller financier en Indochine jusqu’en novembre 1947 puis commencera une longue carrière bancaire comme président de la Banque de Madagascar. Il mourra assassiné en 1972.
2 Le jugement est peut-être un peu sévère. Dans ses souvenirs publiés en 1990 dans Etudes et Documents II, p. 365, Julienne explique le contretemps dont il est victime. Craignant d’être coupé des siens pendant longtemps Julienne part le jeudi 5 novembre d’Alger pour Vichy puis pour la zone occupée afin de régler des affaires familiales urgentes. Il ne revint à Vichy que le 10 alors que le gouverneur général Châtel, Maurice Gonon, Ludovic Tron revenaient par les derniers avions. Julienne ne parvint plus à regagner l’Algérie et resta en métropole jusqu’à la fin de la guerre laissant à son camarade plus jeune l’opportunité d’exercer de hautes responsabilités qui détermineront la suite de la carrière de Goetze. Par comparaison il est aisé de constater que Julienne a laissé passer là une chance exceptionnelle. Ce « hasard » illustre, en dehors de tout critère de compétence, le rôle de la présence en Afrique du Nord après 1942 dans la réussite ultérieure des inspecteurs des Finances.
3 Cette direction prendra rapidemment le nom de direction générale des Finances.
4 Alors que les accords Murphy-Giraud prévoyaient un rapport d’égalité entre alliés, Darlan n’obtint qu’un statut d’occupation par les Américains par les accords Clark-Darlan du 22 novembre. Ceux-ci stipulaient que Darlan était habilité à exercer les droits de la puissance occupante. Le taux de change fut fixé d’autorité par les Américains à 75 F et la livre à 300 F, taux presqu’aussi exorbitant que celui du mark d’occupation en métropole et qui permit aux Anglo-Américains de se procurer à bon compte les denrées nécessaires.
5 C’est à la conférence d’Anfa en janvier 1943, destinée à obtenir un accord de Gaulle-Giraud, que Roosevelt accepta la demande des autorités françaises de ramener le dollar à 50 F.
6 Normalien, agrégé d’histoire et de géographie, Pierre Denis fut un proche collaborateur de Jean Monnet dès la Première Guerre mondiale et il travailla avec lui au secrétariat de la SDN dans les années 1920. Il était directeur général de la Caisse centrale de la France libre de novembre 1942 à janvier 1944.
7 L’indemnité des frais d’occupation qui devait être assumée par la France selon l’article 18 de l’armistice du 18 juin 1940 fut établie par la commission allemande d’armistice située à Wiesbaden. Elle se monta à 20 millions de marks par jour soit au taux de change imposé de 20 F pour un mark, de 400 millions de francs par jour payables d’avance tous les 10 jours et non pas 400 milliards comme le répétera à plusieurs reprises Roger Goetze. Début 1941 la somme fut ramenée à 300 millions de francs par jour. Après le débarquement et l’invasion de la zone sud les frais d’occupation furent portés à 500 millions. En outre la France devait assumer le règlement des dépenses de frais de logement et de cantonnement des troupes sur son territoire. Enfin, à la suite d’un accord de novembre 1940, le Trésor avançait à l’Office des changes, en francs, les sommes nécessaires au fonctionnement du clearing franco-allemand. Comme on a toujours enregistré un surplus d’exportations françaises sur les exportations allemandes, la contrepartie croissait régulièrement et représentait une créance en marks sur l’Allemagne. Pour l’année 1942, Jacques Brunet, directeur du Trésor, expose la situation financière à Cathala ainsi : les frais s’élevaient à 109 milliards 5, le cantonnement à 6 milliards, les avances pour le clearing à 50 milliards soit 285,5 milliards couverts jusqu’à concurrence de 200 milliards par l’impôt et l’emprunt, le reste le fut par des avances de la Banque de France c’est-à-dire des émissions de billets. Cf. Pierre Cathala, Face aux réalités, Paris, La pensée libre, 1948, 297 p., p. 37. Sur les prélèvements allemands et les émissions de billets sous l’occupation, cf. Pierre Arnoult (IF), Les finances de la France et l’occupation allemande, 1940-1944, préface de Pierre Caran, Paris, PUF, 1951, 410 pages.
8 La maîtrise de la langue anglaise n’est pas la règle dans ces promotions de l’Inspection. Au concours l’allemand l’a emporté longtemps. Pour l’ensemble de la période, 42,7 % de germanistes, 40,8 % d’anglicistes, 16,5 % de trilingues. Cf. N. Carré de Malberg, « Le recrutement... », art. cit.
9 Le général Noguès, résident général au Maroc, s’opposa avec détermination aux troupe : américaines du général Patton. Nommé délégué en Afrique, le 10 novembre 1942, par le Marécha Pétain, il signe avec les Américains, le 11, l’armistice de Fédala et restitue, le 12, ses pouvoirs à l’amiral Darlan après avoir rencontré celui-ci à Alger le jour même.
10 Ce pseudo-gouvernement de proconsuls vichyssois d’Afrique que fut le Conseil de l’Empirt fonctionna sept mois. Châtel fut remplacé par Peyrouton en janvier 1943, lui-même remplacé à le demande de de Gaulle en juin 1943 par le général Catroux ; Esteva fut emmené de force par les Allemands en mai 1943 ; le général Bergeret fut mis à la retraite ; Boisson remplacé par Cournarie, Noguès par l’ambassadeur Puaux en juin. La campagne de Tunisie avait commence dès le 19 novembre et se termina le 13 mai avec la capitulation des forces de l’Axe, Le 7 ma les Anglais et les Américains étaient entrés à Tunis et Bizerte, les Français à Pont du Fahs. Le 20 mai 1943 eut lieu à Tunis le défilé de la victoire auquel participèrent les forces françaises de l’Algérie (75 000 hommes), et les forces françaises libres du général Leclerc (3 500 hommes plus les 8 000 hommes de Larminat).
11 Rappelons la chronologie. Giraud succède à Darlan le 25 décembre 1942 et prend la direction de l’Empire comme commandant civil et militaire. Le CNR, le 15 mai 1943, réclame l’installation à Alger d’un gouvernement provisoire sous la présidence de de Gaulle. Celui-ci arrive à Alger le 30 mai 1943 et fonde avec Giraud dès le 4 juin le CFLN dont il prend seul 1 ; direction politique le 31 juillet 1943, la présidence le 2 octobre. Giraud démissionne en novembre 1943.
12 Soyons reconnaissants à Goetze de limiter son témoignage à son rôle d’acteur ou de témoin direct. Les récits indirects rapportés surtout a posteriori sont inutiles même si Goetze, contrairement à d’autres témoins, semble avoir lu peu d’ouvrages historiques. Leçon à retenir pour les entretiens à venir. Ajoutons que dans cette phrase se trouve la clé pour comprendre son attitude pendant cette période : exercer pleinement ses responsabilités en se tenant informé mais ne pas en sortir en agissant hors de ses compétences.
13 Nous apprenons en passant que Goetze et son épouse sont catholiques.
14 Ce qu’on sait c’est que le 24 décembre, Darlan, a été assassiné par un jeune monarchiste, Bonnier de La Chapelle encouragé par un petit groupe de comploteurs monarchistes et patriotes (dont Henri d’Astier de La Vigerie) qui espérait voir le Comte de Paris faire l’union entre Français libres et Français d’Afrique du Nord. Les Américains s’opposèrent à la candidature du Comte de Paris au profit de celle de Giraud. Le meurtrier sera arrêté, jugé, condamné et exécuté en 36 heures. Quant aux autres complicités dont le meurtrier aurait bénéficié aucune des hypothèses dont parle Goetze n’a pu être vérifiée au point de faire consensus.
15 L’armistice franco-allemand ne précisait rien formellement concernant l’Empire mais l’armistice avec l’Italie comportait plusieurs dispositions sur l’Empire, en particulier l’Afrique française du Nord, en accord avec l’Allemagne. Le 26 août 1940, Félix Éboué gouverneur du Tchad avait rallié de Gaulle. Avec le Congo, le Gabon et l’Oubangui-Chari, il constituait l’AEF, soit 6 millions d’habitants. Dans le Pacifique, Nouvelles-Hébrides et Comptoirs de l’Inde s’étaient ralliés les premiers en raison de leur proximité avec l’Empire Britannique. Au Moyen-Orient le 8 juin 1941 le général Catroux rallié a la Grande-Bretagne contre l’Axe et le général vichyssois Dentz avaient proclamé la Syrie et le Liban (auparavant sous mandat) libres et indépendants, proclamation qui ne devait entrer dans les faits qu’après les élections de 1943 pour la Syrie, en 1945 seulement au Liban. En Indochine occupée au Nord dès le 22 septembre 1940 puis en totalité depuis le 25 juillet 1941 par les Japonais, l’amiral Decoux s’appuya sur les élites locales pour limiter le poids de l’occupation ; ainsi il constitua une Fédération indochinoise (Cambodge, Laos, Annam). En mars 1945, les Japonais désarmèrent les garnisons françaises et arrêtèrent les fonctionnaires. Les élites modérées locales et le Viêt-minh proclamèrent, chacun de leur côté, l’indépendance. Enfin, en AOF, en novembre 1942, Darlan obtint le ralliement sans combat. Le gouverneur général Boisson se mit sous ses ordres et mit la base de Dakar à la disposition des Américains.
16 On comptait au 31 décembre 1940, 8 inspecteurs des Finances en Algérie sans compter Escallier gouverneur de la Banque de l’Algérie dont le siège est à Paris : Tocqueville, Essig, Julienne, Goetze, Robert, Willecot de Rincquessen, contrôleur des Dépenses engagées depuis 1929, Aris, Gonon. Après le 8 novembre 1942 si Julienne reste en métropole par contre 13 inspecteurs arrivent ou passent par Alger : Couve de Murville, Leroy-Beaulieu, Ardant, Gregh, Guindey, Clermont-Tonnerre, Fouchier, Ledoux et Dhavernas viennent de métropole, Diethelm de Londres, Alphand des USA via Londres, Largentaye d’Espagne, Tron du Maroc. Au total 20 inspecteurs passeront à Alger après le 11 novembre 1942. Au Maroc, il n’y a plus que Robert après novembre 1942. En Tunisie il n’y avait aucun inspecteur en 1942.
17 Si, avant la fin 1942, peu de journaux ont paru avec des blancs cela tient au fait que seuls les journaux vichystes paraissaient librement en Algérie.
18 Le 20 août 1953 Mohamed Ben Youssef, Mohamed V, à qui les partisans de la manière forte reprochaient sa faiblesse devant les revendications nationalistes, fut enlevé de son palais, envoyé en exil et remplacé par Moulay Arafa, le candidat du pacha de Marrakech, le Glaoui, rival marocain du Sultan et plus proche de la France. Comme l’explique justement H. Grimai, le résultat le plus net de l’opération fut de lier indissolublement le problème dynastique au problème national. Cf. Henri Grimai, La Décolonisation, 1919-1963, Paris, A. Colin, 1965,408 p., p. 334. La situation se détériorant, Edgar Faure choisit la voie de la négociation et le retour du Sultan. La négociation entre Pinay et le Sultan à la Celle-Saint-Cloud le 5 novembre 1955 stipulait que le Sultan formerait un gouvernement qui négocierait l’indépendance du Maroc « dans l’interdépendance librement consentie et définie » selon la formule fameuse d’Edgar Faure.
19 En réalité, la famille Tamzali est d’origine kabyle.
20 Sœurs blanches ou Sœurs missionnaires de N.-D. d’Afrique. L’ordre fut fondé en 1868 à l’initiative de monseigneur Lavigerie, archevêque d’Alger.
21 En réalité ni l’UDMA ni le MTLD n’existent avant mai 1945. Messali Hadj en 1937 fonde le PPA, le parti populaire algérien, résolument indépendantiste, mais est arrêté la même année. Dissous en septembre 1939 le PPA revendiquait plusieurs milliers de militants en métropole et en Algérie. Rentré d’exil en novembre 1946 il fonde, pour remplacer le PPA dissous, le MTLD, Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques réclamant une Assemblée constituante et le départ des troupes françaises. L’UDMA est l’Union démocratique du Manifeste algérien qui a remplacé en mai 1945 « les Amis du Manifeste », créé le 20 décembre 1942 lorsque 12 personnalités algériennes sous l’inspiration de Ferhat Abbas adressent un « Message des représentants du peuple algérien » aux autorites françaises et américaines réclamant un nouveau statut politique, condition de la contribution des Algériens à l’effort militaire. Devant l’indifférence de ces autorités, Ferhat Abbas durcit sa position et rédige avec 43 personnalités élues des populations musulmanes le 10 février 1943 un « Manifeste du peuple algérien » remis au général Eisenhower exigeant notamment au nom de l’application du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes « la participation immédiate et effective des musulmans algériens au gouvernement de leur pays ». Le 26 mai 1943 un additif au Manifeste ajoute la revendication de « la résurrection du peuple algérien, la reconnaissance de la nation algérienne souveraine et la formation d’un État démocratique libéral ». L’UDMA se situe après 1945 à mi-chemin entre assimilation et indépendance et se prononce pour une République algérienne autonome associée à la France. Cf. André Noushi, La naissance du nationalisme algérien, 1914-1954, op. cit., p. 132 et J.-Ch. Ageron, La décolonisation française, op. cit., p. 56.
22 « Pendant la Grande Guerre, l’armée avait tiré dans le tas ». Les prélèvements en hommes exigés par la Grande Guerre furent particulièrement impopulaires en Algérie. Dès 1915, dans la région de Batna, des jeunes gens s’enfuient dans les forêts pour échapper au recensement. Au début du mois d’août 1916, les incidents se multiplient, a l’annonce de l’incorporation de 875 conscrits de la classe 1916. Ils se généralisent à la fin du mois, avec le recensement de la classe 1917 et l’appel de 1 276 ouvriers. À l’automne, cette résistance au recrutement – mais aussi à la fiscalité et aux exclusions foncières – se transforme en rébellion. Il ne fallut pas moins de 14 000 hommes appuyés par une escadrille d’aviation pour rétablir l’ordre.
23 Les aspirations à l’indépendance sont plus fortes, en Algérie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale que ne le supposait R. Goetze. Les « événements de mai 1945 » en sont en partie un témoignage. Sur fonds de grave crise économique et de difficultés de ravitaillement, d’importantes manifestations se déroulèrent, le 1er mai 1945, dans dix-huit villes d’Algérie ; certaines furent violentes comme à Oran, Tébessa, Sétif et Alger. Les slogans réclamaient notamment la libération de Messali Hadj – déporté dans le sud algérien – mais aussi la reconnaissance de la nationalité algérienne, voire l’indépendance. Elles dégénérèrent, le 8 mai, à Sétif, où quelque 6 à 7 000 ma nifestants arboraient le drapeau national algérien ou des banderoles exigeant une « Algérie libre et indépendante ». À la suite de coups de feu échangés entre la police et des manifestants, la foule se replia, massacrant 21 Européens sur son passage. 20 ou 40 musulmans furent victimes des forces de l’ordre. Entre le 8 et le 11 mai, c’est tout le Constantinois qui s’insurgea, sans que les revendications nationales fussent toujours mises en avant. Au total, on peut estimer le nombre des victimes européennes à 102 tués et 110 blessés à quoi il convient d’ajouter les femmes et jeunes filles violées. Une répression sans merci s’abattit sur la région, jusqu’au 22 mai, même là où aucun incident ne s’était produit. Elle associa l’armée (10 000 fantassins appuyés par des bombardements aériens et des pilonnages de l’artillerie de marine) à des milices civiques qui se livrèrent à des représailles odieuses. Quant à fournir un chiffre précis des victimes « algériennes musulmanes », la tâche paraît impossible. Les versions officielles font état de 1 165 à 1 500 morts. Après avoir longtemps évoqué 35 000 victimes, les messalistes s’arrêtèrent, en 1951, au chiffre de 45 000. L’historien Ch.-R. Ageron retient pour « sérieuses » deux ou trois estimations « de hauts fonctionnaires du Gouvernement général connus pour leur libéralisme qui déplorèrent 5 000 à 6 000 morts ». Cf. Ch.-R. Ageron, « Mai 1945 en Algérie. Un enjeu de mémoire et d’histoire », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39-40, juillet-décembre 1995. Émeute de la faim ? Insubordination des militants du PPA, revendications nationalistes ? C’est probablement l’ensemble de ces raisons qui a joué transformant une explosion de colère en massacre. Le nationalisme existe donc bien déjà en Algérie mais il est minoritaire et surtout sa prise de conscience par les métropolitains et les colons n’est pas d’actualité, encore que certains évoquent déjà le jour où ils risquent de n’avoir plus d’autre choix que « la valise ou le cercueil ».
24 La direction des Affaires algériennes dépend du ministère de l’Intérieur. Mais, au sein du Gouvernement général, il existait une direction des Affaires musulmanes, remplacée le 1er août 1945 par une direction des Réformes.
25 Goetze fait allusion à l’accueil bienveillant du gouverneur général Peyrouton au « Manifeste » de Ferhat Abbas considéré comme une hypothèse de travail possible pour l’avenir, avec l’accord du général Giraud soucieux avant tout de lever des recrues et de gagner du temps. Cf. B. Droz, E. Lever, Histoire de La Guerre d’Algérie, op. cit., p. 31.
26 Le décret Crémieux a été abrogé le 7 octobre 1940 (JO de l’État français du 8 octobre 1940), quatre jours après la loi portant statut des juifs. Parmi les raisons évoquées, notamment par R. Goetze, pour justifier cette abrogation, il est fait mention de l’inégalité entre juifs et musulmans, introduite au détriment de ces derniers par le décret Crémieux. Il convient cependant de remarquer que l’abrogation du décret Crémieux ne visait pas à rétablir une quelconque égalité entre juifs et musulmans, comme le prouve l’additif du 11 octobre. La loi du 7 octobre 1940 laissait, en effet, la porte ouverte à l’acquisition individuelle de la nationalité française, son article 2 précisant que « les droits politiques des juifs indigènes des départements de l’Algérie sont réglés par les textes qui fixent les droits politiques des indigènes musulmans ». De ce fait, en vertu du senatus consulte de 1865 et la loi du 4 février 1919 : « Tout indigène obtiendra sur sa demande la qualité de citoyen français s’il remplit les conditions générales suivantes : être âgé de 25 ans, être monogame ou célibataire, avoir deux ans de résidence dans une commune algérienne, métropolitaine ou coloniale française et s’il satisfait, en outre, à l’une des conditions spéciales suivantes :
– avoir servi dans les armées de terre ou de mer ;
– ou être propriétaire ou fermier d’une propriété rurale ou urbaine ou inscrit au rôle de la patente ou d’un impôt de remplacement ;
– ou être titulaire d’une fonction publique ;
–ou être ou avoir été investi d’un mandat électif français ;
– ou être titulaire d’une décoration française. » L’immense majorité des juifs algériens âgés de 25 ans remplissaient ces conditions nécessaires à l’obtention individuelle de la nationalité française. Aussi, Vichy promulgua-t-il, le 11 octobre 1940, un additif à la loi du 7 octobre « suspendant en ce qui concerne les israélites des départements d’Algérie la procédure régulière d’accession à la nationalité française ». En outre, les statuts des juifs décidés à Vichy furent intégralement appliqués, et dans toute leur rigueur, en Algérie, alors même qu’aucune pression allemande ne s’exerçait localement dans ce sens. Quant au rétablissement du décret Crémieux, Henri Giraud reconnaît lui-même dans son livre Un seul but la victoire (pp. 122-123) qu’il n’avait « certes aucune raison de le rétablir, malgré la pression américaine ». Mieux même, le 14 mars 1943, le général Giraud abrogeait le décret Crémieux – déjà aboli – (6e ordonnance du général Giraud, 14 mars 1943, JOA du 18 mars, article premier : « le décret du 24 octobre 1870 concernant le statut des Israélites d’Algérie est abrogé ») ! C’est seulement le 20 octobre 1943 que le décret Crémieux fut rétabli, par un communiqué officiel du CFLN, encore cette décision était-elle prise à titre provisoire dans l’attente d’une décision future des pouvoirs publics français. Goetze pouvait-il ignorer la charge symbolique de ce décret, de son abolition et de son rétablissement ? Détenir la nationalité française ne se réduit pas à pouvoir voter.
27 Pas tous en effet et il est bien placé pour connaître leurs opinions puisque ce sont en partie avec eux qu’il complotait peu auparavant. Mais tous les collaborateurs de Giraud n’étaient pas de cette eau-là, à commencer par Jean Monnet. En effet le premier cercle, constitué du général Bergeret, de Jean Rigault et de Saint-Hardouin s’est élargi au début de 1943, après la conférence d’Anfa, à des personnalités libérales : André Labarthe (chargé de l’Information), René Mayer (Communications et Marine marchande), le colonel de Linarès, chef d’état-major du général, esprit droit et ouvert d’après Jean Monnet, mais aussi Ludovic Tron, ni giraudiste ni gaulliste, qui s’engage dans l’Armée d’Italie en août 1943, et surtout Jean Monnet qui exercera une heureuse influence sur le général. Rappelons que lorsque Giraud accepte dans un discours le 14 mars 1943 sur les conseils de Jean Monnet et la pression des Etats-Unis d’opérer un virage démocratique, par le rejet de Vichy et le rétablissement des lois de la République, Bergeret et Rigault démissionnent le 16 mars, puis Lemaigre-Dubreuil. Tarbé de Saint-Hardouin aux Affaires étrangères devra laisser la place à Massigli en juin 1943. Ce « virage démocratique » s’est traduit par la dissolution de la Légion des combattants, la cessation de la publication des lois de Vichy, la libération « au compte-gouttes » des internés communistes, l’abrogation progressive des mesures antijuives sauf celle qui avait supprimé le décret Crémieux, preuve supplémentaire que la citoyenneté accordée aux juifs et non aux musulmans n’était pas un épiphénomène. Cf. Duroselle, L’abîme, op. cit., p. 423.
28 Nous avons vu que le 5e était Henri d’Astier de la Vigerie, cf. ci-dessus.
29 Ce retour en arrière provoqué par la question sur le Groupe des Cinq n’offre aucun éclaircissement sur un témoignage un peu confus sur ce point mais il donne l’occasion à Goetze de rappeler sa ligne de conduite : rester dans les domaines de sa compétence, c’est-à-dire les négociations financières avec les Américains dans l’hypothèse d’un débarquement allié, éviter toute participation active à des clans ou combinaisons politiques.
30 Cf. plus haut sur Tron. Le directeur des Finances du Maroc était également directeur général et depuis 1912 toujours inspecteur des Finances.
31 En janvier 1943 Goetze crée donc un Trésor algérien distinct du Trésor public métropolitain et alimenté par les recettes de toute nature recouvrées au profit du budget de l’Algérie et des territoires du Sud. Cf. ses archives déposées au CHEFF.
32 Les collectivités territoriales françaises ne peuvent disposer librement de leurs fonds. Les fonds disponibles ou en attente d’emploi doivent être déposés à un compte ouvert dans les écritures du Trésor ; ce compte ne porte aucun intérêt et les empêche de faire des avances de trésorerie portant intérêt. En contrepartie, outre ce taux très faible, l’État accorde aux collectivités des avances de trésorerie puisqu’il verse par douzième mensuel le produit attendu de la fiscalité qui n’est collecté qu’en fin d’exercice. Ce système (qui n’a d’équivalent dans aucun pays européen) interdisait par conséquent au Trésor algérien de disposer librement des fonds des impôts et alimentait la trésorerie de l’État. Cf. Élisabeth Lublin, « Les relations entre les services financiers de l’État et les collectivités locales, Étude comparée », La comptabilité publique, continuité et modernité, colloque tenu à Bercy les 25 et 26 novembre 1993, Paris, CHEFF, 1995, 558 p., p. 419-447. La réforme de Goetze a donc permis à la Trésorerie algérienne de disposer librement des fonds collectés par les collectivités du territoire algérien et de cesser de les confier au Trésor de l’État. C’était donc une vraie révolution rendue possible par l’autonomie financière algérienne et la séparation d’avec la métropole qui privait le Trésor de l’État d’une masse de fonds importants au bénéfice du Trésor algérien.
33 A compter de la loi du 19 décembre 1900, la personnalité morale de l’Algérie et son autonomie financière sont reconnues, sous le contrôle et la surveillance des autorités métropolitaines, jusqu’à la suppression de l’Assemblée algérienne par un décret du 12 avril 1956 et, surtout, par la loi du 2 janvier 1959 qui dote l’Algérie d’un budget spécial, soumis directement au Parlement français.
34 Sid Ahmed Ghozali, ancien dirigeant de la Sonatrach, Ministre des Finances en 1989, date de l’interview, est devenu chef du gouvernement algérien, le 5 juin 1991.
35 Impôt créé en France par le Ministre des Finances François-Marsal en 1920.
36 Les comptes spéciaux du Trésor datent, en Algérie, de 1922 avec la création du Fonds de dotation des sociétés coopératives de consommation. D’autres fonds spéciaux sont créés ultérieurement, et on en dénombre dix, en 1937. De ces dix, un seul demeure en 1945, mais des comptes spéciaux nouveaux seront créés, en 1944 celui destiné au financement du programme des réformes musulmanes, en 1946 celui destiné au financement du plan de progrès social... (Cl. Collot, Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale, 1830-1962, CNRS, 1987).
37 On découvre qu’à la différence du rouge, couleur du déficit à l’origine de l’expression « être dans le rouge », la couleur noire signifie que le solde est positif.
38 Le CFLN était installé au lycée Fromentin, le lycée de jeunes filles d’Alger, et dans son parc se trouvaient plusieurs bâtiments dont un pavillon, le lycée Papillon, était le siège du Secrétariat général et du Commissariat aux Finances. On disait Fromentin comme on dirait Matignon. De Gaulle, lui, installera ses bureaux dans une villa « étriquée », la villa des Glycines, et sa résidence à la Villa des Oliviers. Giraud est au palais d’Été.
39 Culmann après être entré chez Renault à sa sortie d’HEC a été reçu au concours en 1933. Il occupe plusieurs missions dans les cabinets des ministres du Commerce (Dibie, Cot, Gentin) puis en 1938 est nommé secrétaire général du Comité des Transports parisiens. Le 7 septembre Berthelot, Secrétaire d’État aux communications l’appelle à son cabinet puis dès le 20 décembre 1940 il devient directeur adjoint du commerce intérieur au Ministère de la Production industrielle, directeur le 27 juin 1941, et en février 1943 secrétaire général à l’organisation industrielle et commerciale du même ministère jusqu’au 31 août 1944, date où il est suspendu de ses fonctions et réintégré. Le jury d’honneur n’ayant « rien à lui reprocher du point de vue national » selon la formule en usage, il est nommé directeur des Finances de Tunisie en octobre 1945, puis conseiller financier en Indochine jusqu’en 1949, réintégré et expert de l’assistance technique en Afghanistan de 1952 à 1954. Réintégre, il poursuit sa carrière comme inspecteur général assurant plusieurs missions outre-mer et surtout au Maroc de 1963 à 1967 avant de prendre sa retraite en 1979. Outre de nombreux ouvrages sur l’organisation industrielle et la comptabilité. Cf. son témoignage À Paris, sous Vichy, Éditions La Bruyère, 1985, 338 p.
40 La séparation des fonctions d’inspection et de contrôle des dépenses engagées était pourtant la règle et l’emploi de contrôleur des dépenses engagées en Algérie était une sortie possible pour les inspecteurs qui s’y étaient succédé depuis le début du siècle et restaient longtemps à ce poste : Douel de 1908 à 1922, Valette de 1922 à 1928, Willecot de Rincquessen depuis 1929 jusqu’à son remplacement en fait sinon en titre par son adjoint Lamouche avant 1942. Le contexte justifiait qu’un même haut-fonctionnaire, Tocqueville, dont la charge de travail n’était dans le contexte pas trop lourde ait pu cumuler les deux fonctions. Il les conservera jusqu’en 1950 pour devenir inspecteur général dans les TOM. Sur l’histoire du contrôle et des contrôleurs des dépenses engagées on se reportera à la thèse de droit en préparation de Sébastien Kott, chargé de recherches, au CHEFF.
41 La question portait sur la contradiction pour un socialiste de servir sous les ordres de Darlan, puis de Giraud. Ludovic Tron part pour l’Italie comme engagé volontaire le 20 août 1943 dans l’armée de Lattre. Dans un journal griffonné au front à destination de ses enfants mais que ceux-ci ne liront qu’après sa mort, il tente de leur expliquer ses hésitations, ses choix successifs. Cf. Archives privées de Madame Tron en cours d’exploitation.
42 A. Pose, professeur de droit puis administrateur-délégué de la BNCI, fervent partisan de la collaboration économique avec l’Allemagne, se retrouva par hasard à Alger en novembre 1942. Il fut nommé, par Giraud, secrétaire à l’Économie au sein du Haut-Commissariat.
43 Rappelons qu’en 1943-1944, Jean Monnet n’avait pas encore pensé son plan alors que Mendès France à Alger avait mis au point au sein du CFLN la politique dirigiste et de rigueur qu’il cherchera en vain à faire appliquer en 1944-1945. Les divergences de vue ultérieures entre Monnet et Mendès France sur la planification ont été bien étudiées par O. Feiertag, « Pierre Mendès France, acteur et témoin de la planification française 1943-1962 », ss la dir. de M. Margairaz, Pierre Mendès France et l’Économie, colloque des 11 et 12 janvier 1988, Paris, Éditions Odile Jacob, 1989, 472 p., p. 365-396.
44 Sur les convergences de vues entre J. Monnet et Mendès France sur les moyens à mobiliser pour poursuivre la guerre, cf. J. Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, 642 p., ou Pierre Mendès France, Œuvres complètes, t. II, Une politique de l’économie, 1943-1954, Paris, Gallimard, 1985, 630 p., notamment « Le plan économique d’Alger », p. 561, annexe 1, et « Le rôle futur du plan », p. 43, p. 56-57, et enfin la toute récente somme d’Éric Roussel, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996, 1004 p. La répétition à la question suivante traduit l’incertitude ou l’ignorance de Goetze quant aux positions de J. Monnet.
45 Fernand-Didier Gregh, reçu à l’Inspection en 1930 avait poursuivi une carrière hors du Ministère des Finances aux cabinets de ministres radicaux Paul-Boncour en 1932, Frot en 1933 et 1934, Tasso en 1936 et dans l’intervalle de contrôleur financier puis liquidateur du Lyon-Alemand. En octobre 1939, mobilisé il est appelé comme directeur du ravitaillement général au Ministère de l’Agriculture dirigé par Queuille puis Chichery après juillet 1940. Écarté du Lyon-Alemand pour des raisons raciales selon son successeur, il reste au Ravitaillement jusqu’en décembre 1942 date à la quelle il s’évade de France pour Alger où il est nommé dès mai 1943 directeur du Service Budget-Trésor du CFLN. Guillaume Guindey, reçu major en 1932, au contraire était entré dès 1936 dans la voie royale du MGF au service des Finances extérieures comme chargé de mission. Après sa démobilisation il retrouve Couve de Murville, devenu entretemps directeur des Finances extérieures sans bénéficier personnellement de promotion en raison de ses origines israélites. Évadé en novembre 1942 il passe par la Tunisie où il est obligé de se cacher jusqu’au printemps 1943. Il retrouve à Alger Couve de Murville, secrétaire général du Comité de guerre de Giraud puis commissaire aux Finances du CFLN en juin 1943 auprès de qui il est chargé de la division des Finances extérieures. Sur le rôle de Guindey après 1945 à la direction des Finances extérieures on lira avec intérêt l’article de Gérard Bossuat, « Guillaume Guindey, haut fonctionnaire de la direction des Finances extérieures 1945-1953, un projet pour la France », Études et Documents VII 1995 p. 297-310 ainsi que la thèse de l’École des Chartes de Solène Lepage, La direction des Finances extérieures de 1946 à 1953, les années fondatrices ou le magistère de Guillaume Guindey, Paris, 1996, 3 vol. , exemplaire dactylographié au CHEFF.
46 Contrairement à l’Afrique du Nord et à l’AOF, restées fidèles au régime de Vichy, l’AEF s’est ralliée à la France libre dès août 1940. En outre, depuis décembre 1941, il existait une Caisse centrale de la France libre, chargée des opérations financières de la France libre. C’est à l’été 1943 qu’intervient l’unification des institutions financières de la France libre avec celles d’Afrique du Nord et de l’AOF et le paiement des dépenses publiques est alors transféré au Trésor algérien ; cf. A. Le Masson, La Caisse centrale de la France d’outre-mer et le financement public dans la France d’outre-mer, 1944-1958, Thèse, Université Paris X, 1996.
47 La création le 9 décembre 1948 en métropole de l’impôt sur les revenus des personnes physiques, l’TRPP, fut précédée par un décret du 1er octobre qui supprima la cédule sur les salaires, retenue à la source, de 15 % et le remplaça par un versement forfaitaire de 5 % pour compenser la hausse des salaires que le gouvernement avait dû imposer aux entreprises. L’IRPP remplaçait donc les impôts cédulaires par une taxe proportionnelle pour revenus et bénéfices autres que traitement et salaires, ceux-ci servant de base à un versement forfaitaire de 5 % payé par les employeurs. L’IRPP remplaçait aussi l’impôt général sur les revenus (dont le barème était modifié) par une surtaxe progressive qui se superposait et touchait, elle, tous les revenus, cf. L’impôt sur le revenu, de la déclaration de 1916 à nos jours, DGI, Ministère des Finances, 1995, 61 p.
48 Rappelons que les droits d’enregistrement obéissaient pour la grande majorité à la loi du 22 frimaire an VII. On comprend que certains soient devenus obsolètes. Ceux qu’il a simplifié et allégé devaient coûter plus qu’ils ne rapportaient. D’autant que comme l’écrit Trotabas en parlant de ces droits d’enregistrement, Précis de science et législation financière, Paris, Dalloz, 1953 : « Il s’agit d’un impôt d’un caractère particulier qui nécessite une critique particulièrement poussée des actes et des situations qui lui sont soumis, la formation juridique de cette branche de l’administration est exceptionnellement développée » cité par J.-Y. Nizet, Fiscalité, Économie et politique, l’impôt en France 1945-1990, Paris, LGDJ, 1991, 636 p., p. 28.
49 Environ 150 000 Algériens furent incorporés dans l’armée française à partir de 1943. Mais Goetze fait ici référence à la mobilisation des personnels de l’administration fiscale algérienne qu’il évoque quelques pages plus loin.
50 C’est en 1941 que fut introduite la taxe locale sur le chiffre d’affaires. On peut consulter l’ouvrage de Formery (IF 1912). Les impôts en France, Paris, PUF, 1956 qui a succédé au célèbre manuel de J. Caillaux.
51 Question naïve et qui irrite apparemment l’interviewé mais a le mérite de lui faire développer son témoignage.
52 Les Délégations financières furent organisées par un décret du 23 août 1898. Elle comprenaient trois sections : colons, non colons et indigènes. Assemblée élue au suffrage restreint, elles avaient à voter le budget de l’Algérie, préparé par le gouverneur général. À côté d’elles existait un organisme consultatif, le Conseil supérieur du gouvernement, composé de hauts fonctionnaires et d’élus désignés par les Délégations financières et les Conseils généraux. Le projet de budget était établi par le gouverneur général, délibéré et voté par les organes locaux algériens : Délégations financières et Conseil supérieur du gouvernement, (loi du 13 décembre 1900), Assemblée financière de l’Algérie (ordonnance du 15 septembre 1945), Assemblée algérienne (loi du 20 septembre 1947). Pour être exécutoire, le projet voté doit recevoir l’agrément du Président du Conseil des ministres. A quelques détails près, les budgets présentés par le gouverneur général ont toujours été votés par les assemblées algériennes.
53 « Elles avaient l’initiative des dépenses ». En réalité, la loi de 1900, comme celle de 1947, imposaient à l’Algérie la distinction entre dépenses obligatoires, dont la liste est fixée par la loi, et dépenses facultatives qui ne peuvent être envisagées qu’une fois assurées les premières. Quant au vote des impôts, jusqu’en 1948, il était autorisé, annuellement, par le Parlement métropolitain. Le statut de 1947, allégea le dispositif en lui substituant le système de la suspension. Sauf refus motivé dans les six semaines, les décisions de l’Assemblée étaient exécutoires.
54 Goetze revient début mai 1945. La guerre se termine le 8 mai. A-t-il pu utilliser cet argument ou bien fait-il une confusion ?
55 Le budget algérien distingue en effet le budget ordinaire et le budget extraordinaire. Le budget ordinaire comprend toutes les dépenses normales et permanentes de l’Algérie, c’est-à-dire les dépenses de fonctionnement. Le budget extraordinaire comprend toutes les dépenses exceptionnelles et non renouvelables et les programmes de grands travaux. Celui-ci est de plus en plus alimenté par le recours à l’emprunt, grevant ainsi le budget ordinaire d’un service de la dette de plus en plus lourd. Au lendemain de la guerre, la métropole est amenée à prendre en charge une part croissante des dépenses d’équipement de la colonie : entre 1949 et 1953, la France a financé les quatre cinquièmes des investissements locaux réalisés en Algérie sur fonds publics. Le rapport Maspétiol (juin 1955) estimait l’aide apportée à l’Algérie par la métropole à 25 milliards de dépenses d’opérations courantes.
56 Rappelons que poussé par les exigences du plan un comptabilité nationale se met en place à partir de 1946. Uri, jeune normalien, nommé secrétaire général d’une commission dite du bilan, créée le 1er octobre 1947 à la demande de J. Monnet, établit le premier budget national français publié en décembre. Le BSEF, bureau de la statistique et d’études financières récupéré par la direction du Trésor en 1948 devenu le SEEF en 1952 sera chargée de son élaboration mais son introduction sera très lente. Cf. F. Fourquet, Les comptes de la puissance, Histoire de la comptabilité nationale et du Plan, Recherches, Paris, Recherches, 1980, 438 p. et ci-dessous IVe partie sur le SEEF.
57 Sans doute parle-t-il de la période de la guerre car il n’ignorait ni le New-Deal ni la politique économique de la Grande-Bretagne dans les années trente.
58 Publiée dans sa traduction française en 1942, La Théorie générale de J.-M. Keynes parue en 1936 n’était pas d’une lecture facile mais la présence à Alger de son traducteur, Largentaye, ainsi que sa collaboration avec Mendès France qui avait été initié à Keynes par son fidèle conseiller Boris ont certainement sensibilisé Goetze sinon à la théorie elle-même du moins à ses applications pratiques. Cf. IVe partie.
59 Jean Rioust de Largentaye, polytechnicien en 1924, ingénieur à l’Air Liquide jusqu’à son licenciement en 1929 puis inspecteur des Finances en 1931 fut chargé de mission à la Direction du MGF de 1936 à 1939 puis attaché financier à Madrid d’avril 1940 à avril 1943, puis chef de service au Commissariat aux Finances jusqu’en décembre 1944 puis à nouveau attaché financier à Madrid jusqu’en 1946. Il sera ensuite et jusqu’en 1970 administrateur au FMI.
60 La situation financière et économique de l’Algérie ne témoigne pas de la bonne santé de la colonie. Si, jusqu’au début des années 1930, l’équilibre du budget est assuré, 1932 ouvre une série d’années déficitaires et, en 1936, le passif cumulé atteint 481 millions F. Le retour à l’équilibre, à partir de 1937 est, en fait, largement fictif et particulièrement fragile. Il repose d’abord sur un alourdissement de l’endettement. En 1932, les annuités de la dette algérienne représentaient 12,5 % du total des dépenses, en 1936, 32 %. Encore ces chiffres n’incorporent-ils pas le déficit des chemins de fer. Le rétablissement résulte également de l’incorporation d’une recette exceptionnelle de 88 millions due à l’apurement des anciens comptes courants postaux et surtout, d’une aide accrue du budget métropolitain, notamment, d’une réduction de moitié puis de la suppression de sa contribution aux dépenses militaires françaises. Enfin, la colonie limite ses dépenses, qui n’augmentent que de 600 millions F entre 1936 et le budget voté pour 1940, dont 132 millions sont imputables au service de la dette, 200 millions à des dépenses de personnel et 115 millions au déficit des chemins de fer désormais incorporé au budget. Parallèlement, elle se résout à un tour de vis fiscal : institution de la taxe unique qui rapporte en 1939, plus de 350 millions de francs, hausse des impôts, notamment des droits de douanes, qui grossissent les rentrées d’environ 165 millions de francs. Si les années de guerre paraissent financièrement heureuses, c’est surtout parce que l’Algérie, privée des produits métropolitains, a considérablement diminué ses importations. Mais cette aisance de trésorerie s’est accompagnée de pénuries graves qui ont considérablement entravé la vie économique et dégradé le climat social. Cf. Daniel Lefeuvre, L’industrialisation de l’Algérie (1930-1962), Échec d’une politique, op. cit.
61 Une fois de plus il s’agit de 400 millions et non milliards.
62 La Caisse centrale de la France libre devient la Caisse centrale de la France d’outre-mer à la Libération. Elle est, alors, dirigée par André Postel-Vinay (IF 1938) dont l’autorité incontestée est due au moins autant à sa conduite héroïque et son évasion sous l’Occupation qu’à ses compétences. Sur la Caisse, cf. la thèse citée d’Alix Le Masson. On se reportera également au livre anniversaire publié à l’occasion du cinquantenaire de la CCFOM et aux entretiens de Postel-Vinay avec le CHEFF.
63 Alors que le franc algérien était à parité avec le franc français, le franc CFA avait une valeur double.
64 Tron était alors Secrétaire aux Finances du Haut commissaire. Cf. ci-dessus.
65 En réalité, l’Algérie devait acquitter, au titre de ses dépenses obligatoires une contribution militaire fixée en principe à 6 % de ses recettes ordinaires. Réduite de moitié en 1937, suspendue en 1938, cette contribution est rétablie pendant la guerre et même singulièrement alourdie après le débarquement allié. En 1946, son montant fut rétrocédé au fonds d’équipement et de réformes musulmanes. En outre, les Conseils généraux participaient aux frais de construction et d’entretien des casernes de gendarmerie (cf. Cl. Autain, Le Conseil général d’Alger, 1931-1938, Mémoire de maîtrise, Université Paris VIII).
66 Bernard Brezet (IF 1927) part dès 1931 (et démissionne de l’Inspection en 1934) pour la Société générale comme secrétaire général adjoint puis secrétaire et enfin directeur. Mobilisé et blessé en 1940, il démissionne de la Société générale et quitte la France en janvier 1943 à travers l’Espagne pour s’engager dans l’armée d’Italie. Promu capitaine, il « est tué à l’ennemi » à San Croce le 17 avril 1944 à 41 ans. Cf. La Gazette de l’Inspection n° 15, décembre 1944, p. 1 à 9, notamment le témoignage de Tron qui combattait dans le même groupe. Dans une lettre, Brezet explique son engagement : « Mais il y a des moments où, coûte que coûte, il faut suivre la voie où l’on se sent appelé par ses sentiments les plus profonds. On peut toujours se trouver de bonnes raisons – famille, situation – pour rester sur le rivage. Il faut avoir le courage ou la dureté de tout envoyer par-dessus bord. C’est ce que je fais. Mon mérite est d’ailleurs mince. Je suis pleinement d’accord avec moi-même et, à mettre ses actes en pleine conformité avec ses pensées, on gagne une bien précieuse sérénité [...]. De toute façon, le moment où l’on pourra enfin recoller les divers morceaux de France sera un beau jour. Espérons qu’il sera donné à tous de le vivre » (Lettre de B. Brézet au président de la Société générale, procès-verbal de la séance du conseil d’administration de la Société générale, 24 août 1944).
67 On a vu plus haut qui étaient les 13 inspecteurs des Finances venus à Alger entre 1942 et 1944.
68 Cf. J. de Fouchier, Le Goût de l’improbable, op. cit., notamment p. 213-231. Sur le déroulement de la bataille du Mont Cassin et le plan du général Juin de janvier à mai 1944, cf. Duroselle, L’abîme, p. 509-510.
69 69. Pierre Ledoux, fils d’un petit négociant en quincaillerie de Bordeaux, docteur en droit et HEC, reçu au concours de 1943 (et non 1942), quitte la métropole pour s’engager dans les forces armées puis devient chargé de mission au Commissariat aux Finances. Après un an passé à nouveau sous les drapeaux, il part pour l’Indochine en 1945 puis à Washington en 1947 comme attaché financier, adjoint de 1947 à 1948. Après avoir été chargé de mission au SGCI puis à nouveau en Indochine, en 1950, il quitte l’Administration pour la BNCI dont il deviendra directeur général de 1963 à 1966 puis directeur général de la BNP de 1966 à 1971 et président de 1971 à 1979.
70 De Gaulle n’évoque pas dans ses Mémoires cette réception à la villa des Oliviers, sa résidence, mais celle du Palais d’Été le jour de son arrivée.
71 Pierre Mendès France arrive en novembre 1943 à Alger. Goetze ne le rejoint que quatre mois plus tard, en mars 1944. Cela fait dix-huit mois qu’il tient en main la maison Algérie.
Notes de fin
1 Entretien n° 3, cassettes nos 4 et 5. Les notes concernant la situation des finances publiques, les institutions et les mouvements nationalistes sont de Daniel Lefeuvre.
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