Chapitre V. Le climat politique de l’époque et la perception de la menace nazie
p. 27-37
Texte intégral
Une question un petit peu annexe par rapport à ce que nous venons de dire : est-ce que la guerre de 1914-1918 vous a marqué d’une façon ou d’une autre ? Par l’influence que cela a pu avoir sur vos parents ? Est-ce que c’est quelque chose qui a joué un rôle dans votre vie, dans votre engagement ?
Difficile à dire, je suis né en décembre 1912, je n’avais donc pas tout à fait 7 ans au moment de l’Armistice et ce sont mes plus vieux souvenirs... de mémoire visuelle. Mon père s’était remarié et j’avais un demi-frère qui avait fait la guerre, lui. Et ma première image c’est de le voir repartant..., il a été gazé à Verdun, c’est de le voir à ce moment-là, il m’avait pris dans ses bras et son casque était tombé.
C’était « plus jamais ça », ou la « dernière » ?
C’est-à-dire que tout le monde disait que ce serait la dernière, alors on l’espérait ! Je dois dire que quand j’étais en âge de savoir ce que cela pouvait être, je n’espérais plus, car depuis notre mariage en 1935, nous savions bien qu’on ne vivrait pas très longtemps dans ce temps troublé. Cela a été une période difficile.
Vous l’avez ressenti comme une période très difficile ?
Bien oui, pour les jeunes. La réoccupation de la Rhénanie pendant que je faisais mon service militaire, et la France n’a pas bougé. Et puis tout ce qui a suivi, jusqu’en 1939, cette déchéance successive du pays dont on se disait qu’on ne voyait pas comment on allait en sortir... on ne pouvait pas survivre à cela, c’était... cela a été très pénible cette période..., notre période de jeunes mariés a été très difficile1.
Elle a été obscurcie... ?
Elle en a été obscurcie, mais aussi elle a tendu nos volontés.
Est-ce que vous aviez un respect particulier par exemple pour quelqu’un comme Poincaré, est-ce que ce genre d’expérience politique vous avait déjà marqué à l’époque, ou est-ce que vous étiez trop jeune ?
Je crois que j’étais relativement jeune. J’ai vu Poincaré comme l’un des restaurateurs des finances de la France bien entendu. Je connaissais parfaitement ce qu’il avait fait : la Caisse d’amortissement, etc., mais il n’y avait pas de communication directe possible entre sa génération et la mienne2.
Au cours de vos études, cette expérience politique et économique de 1926 était-elle commentée à l’École libre des Sciences Politiques ? Est-ce que vous avez l’impression qu’à l’époque cette politique de Poincaré était considérée comme un modèle de gestion des Finances publiques ?
J’en ai l’impression. Il est certain que ce que l’on voyait ensuite quand on a commencé à entrer dans le chemin des dévaluations était fait pour faire ressortir au contraire la valeur de l’expérience Poincaré3.
Nous n’avons pas parlé de la crise de 1929 et de ses conséquences en France puisqu’elle est retardée en France par rapport aux États-Unis. Est-ce que vous-même vous en avez eu une claire perception ?
Je ne pense pas, 1929 devait être la période de mon second bachot.
Vous n’avez pas l’impression d’avoir vu dans les rues... vous n’avez pas d’événements historiques qui vous aient frappé ?
Sur le moment, non. Le premier événement qui m’a marqué effectivement, d’ailleurs j’étais déjà marié, a été le Front Populaire, c’est évident.
Donc, la crise de 1929, pour vous, là aussi vous êtes trop jeune pour la percevoir ?
Je l’ai apprise par les livres. Je l’ai apprise par ses conséquences que l’on exposait largement !
Venons-en à vos souvenirs historiques du Front Populaire. Est-ce que vous avez des souvenirs du contexte, des personnages qui ont animé ce Front Populaire, du programme, quel genre de souvenir avez-vous ?
À ce moment, j’étais jeune marié. Bien sûr, on lisait les journaux, je ne peux pas dire que ni ma mère de son côté ni surtout mon beau-père qui était la personne que j’écoutais le plus volontiers, eussent été vraiment des admirateurs du Front Populaire, je crois plutôt que c’était le contraire ! Et, ma foi, je n’avais pas personnellement d’opinion qui fût contraire pour cela4.
Est-ce que vous avez un souvenir de l’ambiance qui a pu régner à cette époque avec l’application du programme du Front Populaire, à savoir, par exemple, les congés payés, est-ce que vous en avez un souvenir historique, visuel par exemple ?
Pas tellement. Visuel non. J’ai lu surtout les commentaires qu’en donnaient les journaux, la joie des premiers vacanciers et on a assez parlé de la première quinzaine de vacances du Front Populaire, la plage de Dieppe, celle du Tréport, tous les trains de plaisir qui partaient là-bas ! Moi je n’en ai pas pris, et n’ai pas partagé cette liesse.
Et quant au programme économique, concernant par exemple la Banque de France, vous n’avez suivi cela que du point de vue de l’actualité dans la presse ?
Oui, du point de vue de l’actualité dans la presse, que je commençais à étudier, car je suis de la promotion 36 des Sciences Politiques. Donc forcément, pour moi, cela a été vu sous l’aspect livresque beaucoup plus que dans la réalité. Ma femme, c’était un peu différent ! Elle allait volontiers dans la rue et participait volontiers aux échanges de coups de poing et comme je vous l’ai dit, elle m’en apportait les échos.
Quel souvenir avez-vous gardé du Front Populaire précisément ?
Du Front Populaire, j’en ai gardé une chose, c’est que je sortais de mon service militaire et que nous nous installions ma femme et moi dans un petit trois-pièces sur les anciennes fortifications devant le chantier du Cardinal et l’église Sainte-Odile et que ce n’était pas facile tous les jours, à ce moment-là. Enfin, nous étions tout jeunes mariés, alors mon Dieu !
L’actualité politique, vous ne l’avez pas tellement suivie à cette époque-là ?
On l’a suivie bien sûr parce qu’il y avait des grèves, mais on n’est pas allé sur les barricades5 !
Et vous ne vous êtes pas intéressé aux détails plus économiques et plus financiers du programme du Front Populaire ?
C’était trop tôt pour moi, puisque je n’étais pas encore à l’IGF.
Pour préparer l’Inspection, il fallait, surtout quand on avait comme ministre M. Vincent Auriol, il fallait quand même faire attention à ce qu’on pouvait dire ou ne pas dire. Il valait mieux garder parfois un silence prudent6 !
1936, c’est aussi la guerre d’Espagne ? Est-ce que c’est quelque chose qui vous a marqué ?
Je crois que cela a marqué toute la génération de ce moment-là.
Les débats autour de la guerre d’Espagne ?
Cela dépendait des journaux que nous lisions ! Forcément ! Je lisais un peu tous les journaux pour des raisons de concours, Sciences-Po oblige. La guerre d’Espagne m’a paru être à la fois la fin et le début d’un monde, je n’aimais pas les fascistes mais d’un autre côté je n’ai jamais aimé beaucoup les révolutionnaires non plus ! De sorte que la guerre d’Espagne ? Aurais-je souhaité quelque chose ? Oui, j’aurais préféré que ce fussent les républicains qui gagnent mais tout en étant inquiet de ce qui arriverait ensuite. De toute façon, je n’étais pas pour Franco7.
La politique de Paul Reynaud, après le Front Populaire, cela vous a-t-il laissé un vague souvenir à l’époque ?
Les dévaluations ont commencé à se précipiter les unes sur les autres et il fallait étudier les moyens que l’on mettait en œuvre pour essayer de maintenir cependant le franc, etc.8.
Est-ce qu’à cette époque, vous vous êtes intéressé à la situation militaire de la France, à son armement, à sa politique militaire, étrangère... ?
Vous savez, je ne suis pas certain qu’il y ait beaucoup de gens qui s’y soient intéressés, enfin... pas beaucoup de gens du contingent qui aient pu s’y intéresser. Que voulez-vous, nous avions les nouvelles qu’avaient les journaux, Monsieur Daladier, Monsieur Paul Reynaud, qui se succédaient, c’était tout9.
Vous avez suivi l’actualité internationale, la montée de l’Allemagne ?
Eh bien, cela, c’était avant la guerre, surtout avec mon beau-père, une fois marié, justement. Lui était un homme très avisé et très connu. J’ai même bien suivi à ce moment-là l’affaire des Sudètes et tout le reste...
Mais 1934-1935, l’enracinement d’Hitler au pouvoir à l’époque, vous n’en avez pas eu conscience ?
Ah si ! Si, parce que pendant mon service militaire à Poitiers, il y a eu la réoccupation de la Rhénanie et l’École a été mise en état d’alerte. Je n’étais plus au service militaire lorsqu’il y a eu les Sudètes puis la Tchécoslovaquie, puis il y a eu l’Estonie, les Républiques baltes, il était bien évident que nous glissions vers une guerre que l’on ne pouvait pas éviter10. D’ailleurs j’ai été « rappelé », donc mobilisé au moment de Munich, mais je n’ai pas eu le temps de regagner Grenoble puisque cela s’est réglé tout de suite.
Est-ce que vous avez eu conscience très tôt de l’impérialisme nazi ? Très tôt ?
Oui, pour les jeunes comme nous, nous savions que nous n’avions plus devant nous qu’un petit nombre d’années - qui se comptaient sur les doigts de la main - nous en étions persuadés.
Qu’il y aurait une nouvelle guerre ?
Oui, cela ne pouvait pas être autrement.
Et vous pensiez que la France pouvait la gagner ?
On l’espérait toujours. Avec les anciens de Verdun, que voulez-vous... Bien sûr, ce n’était pas la même chose, ce n’était pas la même guerre, nous avons toujours été en retard d’une guerre, au début11.
Est-ce que vous aviez une conscience de la spécificité du nazisme, est-ce que le nazisme en tant que tel vous était apparu clairement ?
Cela me hérissait, ces démonstrations extraordinaires de puissance, enfin, le fascisme italien interpellant davantage puisque j’étais sur la frontière italienne... J’ai fait mon service à Briançon, et chaque année de 1935 à 1939, nous sommes revenus en vacances à Briançon, parce qu’il fallait que je fasse une période et aussi parce que nous aimions ce pays.
Il y avait une proximité italienne sensible.
Oui, dont les Français se moquaient bien entendu. Mais j’ai eu à faire la guerre là-bas et cela n’a pas été la même guerre que celle avec les Allemands. Qu’est-ce que nous avons pu leur passer ! L’infanterie n’a pas combattu, c’est l’artillerie qui tirait. L’infanterie a évacué les avant-postes comme prévu pour se mettre sur la ligne de résistance comme on dit... et c’est l’artillerie qui s’est mise à tirer sur les avant-postes et les Italiens reculaient sur la frontière et puis c’était tout !
Vous m’avez dit que vous étiez très marqué par la montée du péril, enfin, de la guerre, de tous les coups de force d’Hitler, y en a-t-il un qui vous a plus marqué que l’autre, qui tout de suite vous a fait prendre conscience de cette menace ?
Eh bien, c’est Munich, forcément.
D’autres événements avant Munich vous ont frappé ?
J’ai été mobilisé pour Munich parce que j’étais dans les troupes de couverture, j’ai été rappelé huit jours, c’est tout. Enfin, cela prouve que ça allait quand même suffisamment mal, alors que d’ailleurs, ensuite, pour les coups suivants sur la Tchécoslovaquie, on a encaissé sans rien dire... Sur les Républiques Baltes aussi, on a continué à grogner et ce fut tout jusqu’à ce que pour la Pologne, ce soit finalement l’Angleterre qui se décide la première12.
Vous-même, au moment de Munich, que pensiez-vous à l’époque ? Est-ce que vous avez un souvenir de votre position à cette époque ?
Ma position, je ne vois pas ce qu’elle pouvait être... Ma position, eh bien, j’étais contre Munich13.
Vous étiez anti-munichois ?
J’étais anti-munichois parce que je pensais que..., c’est difficile à dire, j’étais anti-munichois pour l’affront que l’on subissait sur le moment mais la seule question qui pouvait se poser, était de savoir si on était suffisamment prêt pour faire la guerre, ça je n’étais pas en mesure d’avoir une opinion là-dessus.
On dit beaucoup que la France a reculé parce que l’Angleterre elle-même n’a pas soutenu...
Oui, mais l’Angleterre n’a pas soutenu parce qu’elle n’était probablement pas très certaine de la puissance de résistance de la France14. Ce qui m’a beaucoup frappé, par contre, cela a été l’accueil triomphal qui a été fait à Daladier à son retour de Munich. J’aurais dit volontiers qu’il n’y avait pas de quoi pavoiser, mais enfin, que voulez-vous ?
La guerre était évitée ?
La guerre était évitée...
Ou repoussée...
Comme vous le disiez très exactement, elle était repoussée, c’est bien ce que moi je me suis dit sur ce moment-là, c’est qu’elle n’était que repoussée et qu’à chaque fois, eh bien Hitler s’élargissait avec l’Anschluss, avec ensuite la Tchécoslovaquie et tout...
Vous aviez lu Mein Kampf ?
Non, et pourtant j’ai fait de l’allemand. Je n’ai pas lu Mein Kampf, j’en ai lu des extraits comme tout le monde15.
Est-ce que vous aviez perçu la spécificité nazie qui était fondée sur l’antisémitisme ?
Elle est fondée sur... sur la supériorité de la race allemande. Quel est son point le plus aigu à l’égard de la race sémite ? Les autres Aryens blonds peuvent peut-être être assimilés, c’est possible. Mais c’était surtout la suprématie de la race allemande qui me frappait, d’autant plus que justement étant d’origine alsacienne, j’étais plus vulnérable à ce discours.
Mais en tant que tel, l’antisémitisme ne vous a pas réellement frappé comme un phénomène constitutif du nazisme ?
C’est une de ses manifestations les plus claires mais dont il ne se vantait pas tellement à l’extérieur à ce moment-là. Je crains que beaucoup de Français n’aient connu vraiment l’antisémitisme nazi qu’à partir du moment où il a été pratiqué par Vichy. Alors là on s’est aperçu de ce que c’était. L’étoile jaune16.
Là justement vous abordez le problème d’un antisémitisme français ?
Oui, enfin, qui était l’extension, l’extension d’un antisémitisme allemand.
Vous ne pensez pas qu’il y avait un antisémitisme proprement français17 ?
Il y en a toujours eu plus ou moins. Il y en a eu partout, que ce soit la Russie avec les pogroms, que ce soit l’Europe centrale, que ce soit les juifs en Espagne sous l’Inquisition, etc. Le peuple juif a toujours été la race maudite, la race qui avait assassiné le Christ, etc. Il y a toujours eu une fraction importante de la population dirigeante qui était antisémite. Et il y a eu une fraction dans le petit peuple qui était ou bien indifférente ou bien parfois hostile aussi parce que le juif lui prêtait de l’argent.
Une association avec le capitalisme ?
Oui, le capitalisme de bas étage, celui de Bab el-Oued. Par la suite j’ai connu, évidemment, beaucoup l’Algérie. Là, les Arabes étaient évidemment anti-juifs, parce qu’on avait par le décret Crémieux de 1871 donné au contraire la citoyenneté française aux seuls juifs18.
On les avait favorisés ?
Ce qui était assez curieux mais cela s’expliquait très bien parce que c’était une population active, pas très importante...
Assimilée plus facilement ?
Oui, plus facilement assimilable.
Pour en revenir à la situation militaire, est-ce que vous vous intéressiez aux problèmes d’armement, de politique militaire, du réarmement français qui se réamorçait un petit peu avant la guerre de 1939-1940, est-ce que vous aviez conscience du réarmement allemand ?
Oui, mais nous n’avions pas conscience du désarmement français. Il fallait être vraiment un homme politique averti pour pouvoir avoir une idée de cela. Mais le bon peuple qui allait se faire massacrer, ou ne pas se battre et ne rien faire du tout, le bon peuple, il n’en savait rien, il était tout étonné de ce qui lui arrivait et moi je n’en savais pas beaucoup plus là-bas.
J’ai simplement vu quand même des changements de mentalité assez étonnants car le 1er septembre 1939, nous nous attendions à ce que l’Italie entre en guerre tout de suite. Je commandais à ce moment-là une section de réglage d’artillerie, nous étions cantonnés au-dessus de Briançon. Le maréchal des logis a réuni la section, il m’a dit, ce qui était très caractéristique, je crois, de l’esprit général : « Mon lieutenant, on peut dire que nous ne l’avons pas voulue cette guerre, non, cela ne nous intéresse pas, mais enfin, la guerre est là, vous êtes le chef, commandez et on vous suivra ! » C’était très bien, je n’en demandais pas plus. Puis plus tard, j’avais eu de l’avancement, devenu lieutenant, j’étais à l’état-major du régiment officier de renseignement de tout le secteur du Briançonnais auprès du colonel, qui était commandant, mais qui lui-même commandait maintenant toute l’artillerie du secteur. Le maréchal des logis n’était plus avec moi, évidemment, mais il est venu me voir au moment où on parlait de faire « riper » l’armée des Alpes le long de la frontière et de l’embarquer vers l’Afrique du Nord. Il m’a dit alors : « Mon lieutenant, ne faites pas cela, vous ne pouvez pas le faire, on en a assez, on veut rentrer chez nous et on ne vous suivrait pas si vous vouliez le faire ».
Oui, il y a donc eu une évolution très grave.
Bien sûr, de la résignation au désespoir. Remarquez, c’était un notaire, je l’ai su après la guerre. Il est venu me voir un jour alors que j’étais gouverneur du Crédit Foncier, c’était un notaire de Villeneuve-lès-Avignon. Très curieux tout cela, mon Dieu, vous m’en faites revivre des choses19 !
Notes de bas de page
1 Le 7 mars 1936 Hitler, contrairement aux clauses du Traité de Versailles, décide la remilitarisation de la Rhénanie. Le président du Conseil Albert Sarraut malgré des rodomontades énergiques ne prit aucune mesure. Rétrospectivement on sait que ce fut une erreur majeure. Selon les témoignages d’époque ou postérieurs, nombreux sont ceux qui ont regretté cette reculade. Goetze, lui aussi. Le 12 mars 1938 l’Allemagne annexe l’Autriche puis le 30 septembre 1938, à Munich, les démocraties anglaises et françaises renoncent à défendre les Sudètes alors que depuis 1925 un traité lie la France et la Tchécoslovaquie. Le 15 mars 1939, six mois après les accords de Munich qui devaient assurer la paix, la Wehrmacht envahit la Tchécoslovaquie, et le 1er septembre la Pologne. La France et la Grande-Bretagne déclarent alors la guerre à l’Allemagne le 3 septembre.
2 Intéressante remarque sur la solution de continuité entre la génération des années vingt et celle des années trente. De l’œuvre de Poincaré qui forme son gouvernement le 23 juillet 1926, Goetze retient ce qu’il en a appris 10 ans plus tard aux Sciences-Po, c’est-à-dire l’assainissement des finances publiques dont la dévaluation de facto dès 1926 et de jure en mai 1928 fut la pièce maîtresse et qui s’accompagna de mesures techniques et psychologiques. Parmi ces mesures, en bon technicien des Finances, il cite logiquement la création de la Caisse autonome d’amortissement créée par la loi du 10 août 1926, mais il faut préciser que Poincaré avait donné à la création de cette Caisse un caractère quasi sacré en faisant voter, par les Chambres réunies à Versailles, un article de la Constitution qui la rendait plus difficile à supprimer. Sous le nom exact de Caisse autonome de gestion des bons de la Défense nationale, d’exploitation industrielle des Tabacs et d’amortissement de la dette publique, cette Caisse prenait en charge la dette publique grâce à des ressources budgétaires mais aussi parafiscales ou issues des bénéfices des Tabacs. Alfred Sauvy fait remarquer que ce « spectacle », ce « jeu d’écriture » eut une certaine mais provisoire efficacité puisque c’est seulement trois ans plus tard qu’on admit un déficit budgétaire égal au montant de l’amortissement de la Caisse. Cf. Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres t. I (1918-1931), Paris, Fayard, 1969, 564 p., p. 86.
3 Par comparaison avec les dévaluations d’octobre 1936, de juin 1937, de mai 1938, la dévaluation de Poincaré fut en effet une réussite pour l’équilibre des finances publiques interne et externe du moins jusqu’en 1931. Mais les conditions n’étaient pas les mêmes en 1926-1928 : la dévaluation des 4/5 de la monnaie fut opérée dans un contexte économique de croissance, accompagnée de la convertibilité or limitée au lingot, le Gold Bullion standard, de mesures protégeant l’Institut d’émission (comme la règle établissant que l’encaisse or de la Banque centrale devait représenter 35 % des billets et comptes courants) et enfin de réformes techniques (fiscalité accrue, économies) rendant possible le retour à l’équilibre budgétaire et le remboursement à la Banque de France de sa dette (par la brutale réévaluation de l’encaisse multipliée par cinq).
4 Litote pour définir la sensibilité de droite de sa famille, de sa belle-famille et de lui-même au milieu des années trente.
5 Il fait allusion aux grèves qui ont suivi les élections de mai 1936. Déclenchées à partir du 24 mai 1936 dans les industries des métaux de la région parisienne, elles se sont répandues dans tout le pays pendant près de deux mois et présentaient la particularité de l’occupation des locaux, de « grève sur le tas ». Selon les chiffres donnés par Sauvy à partir de ceux du Ministère de l’Intérieur, il y aurait eu, avant le 18 juin, 248 135 grévistes, dont 76 425 grévistes pour Paris Seine (32 000 dans les grands magasins). Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les entre-deux-guerres, 2, 1931-1939, Paris, Fayard ; 1967, 626 p., p. 207.
6 Il semble supposer que le jury se laissait impressionner pour la correction écrite ou orale par le contexte politique. Nous avons montré dans notre étude menée à partir des sujets et des copies que si le jury suit de près l’actualité politique ou économique pour le choix des sujets, que la liberté de penser des candidats n’apparaît pas entravée par le contexte politique et que l’homogénéité (partielle) des copies vient du contenu de l’enseignement et surtout de la méthode intellectuelle nécessaire pour réussir. Méthode qui consiste à définir l’idéal de politique économique, le libéralisme, avant de proposer diverses solutions pragmatiques qui conduisent en réalité à une intervention de l’État inévitable. La prudence dans l’expression, en effet exigée, n’est pas propre à la période du Front populaire. CF. N. Carré de Malberg, « Les limites du libéralisme économique chez les Inspecteurs des Finances sous la IIIe République », Bulletin du Centre d’Histoire de la France contemporaine, n° 6, 1985, Université Paris X-Nanterre, p. 37-68. Rappelons que les copies sont anonymes.
7 Le 18 juillet 1936 un soulèvement militaire menace la jeune République espagnole gouvernée depuis les élections de février 1936 par une majorité de partis de gauche, parti communiste compris. Il faudra près de trois ans de guerre civile pour que le « pronunciamiento » du général Franco s’impose en février 1939. Le gouvernement de Léon Blum décide après une longue et douloureuse hésitation de ne pas intervenir en Espagne et l’expliquera aux militants de la Fédération de la Seine dans son discours de septembre 1936 à Luna Park. Goetze montre ici son attachement à l’idée républicaine mais à une république modérée. Notons aussi qu’il appelle le gouvernement légitime espagnol de Front républicain, les « révolutionnaires », en raison sans doute de leur programme social et de l’alliance avec le Parti communiste.
8 Cette réponse très lacunaire sur la politique de Paul Reynaud qu’il semble réduire aux dévaluations successives (cf. plus haut) atteste surtout de l’inutilité des questions portant sur une actualité auquel le témoin a été peu sensible. Elle a le mérite de montrer qu’il n’a pas cherché à reconstruire ce qui ne l’a pas marqué suffisamment. Précisons que Paul Reynaud ne devient Ministre des Finances dans le gouvernement Daladier que le 1er novembre 1938 (et non après la chute de Léon Blum en juin 1937). C’est à cette date que le Front Populaire éclate définitivement avec le passage dans l’opposition début novembre de la SFIO et du PC. Paul Reynaud intensifie la politique de redressement économique amorcée par Marchandeau (qui avait dévalué le 5 mai 1938, et abandonné la loi des 40 heures pour les usines d’armement) et impose une politique de rigueur (augmentation des impôts, aménagement dans toutes les entreprises de la loi des 40 heures). L’échec de la grande grève du 30 novembre 1938 qui affaiblit les partis de gauche, le retour des capitaux, le soutien du patronat et les pleins pouvoirs donnent à Daladier et Reynaud toute latitude pour relancer la production. La France en 1939 sort de la crise économique (décrue du chômage, remontée de la production industrielle, retour de la confiance) mais on ne doit pas s’étonner que Goetze, s’il en a jamais été conscient, n’en ait pas conservé le souvenir. Dans le colloque La France et les Français en 1938-1939, Paris, PFNSP, 1978, René Rémond et Jeanine Bourdin montrent à quel point les Français, comme Goetze, sont restés marqués par la crise, les luttes de l’époque du Front Populaire, la crainte de la guerre dont la menace est très présente et la volonté de paix bien plus que par les débuts du retour de la croissance. Reynaud restera aux Finances jusqu’au 21 mars 1940 où il succédera à Daladier à la présidence du Conseil.
9 Témoignage précieux sur l’ignorance, partagée, de la situation militaire française à la veille de la guerre et sur la confiance accordée sur ce sujet aux journaux. Pourtant notamment en 1938 ceux-ci ne négligent pas l’étude des acquis et points noirs du potentiel militaire français, même s’ils soulignent qu’il suffit d’augmenter la production, donc les horaires et les crédits. Cf. par exemple Claude Lévy, « L’image de la puissance française dans Marianne », in « Images de la France en 1938-1939 », Relations internationales, n° 33, printemps 1983, p. 113-121. Sur la réalité du réarmement français, voir la très belle thèse de Robert Frank, le « Prix du réarmement français », 1935-1939, Paris, publication de la Sorbonne, 382 p.
10 Sur la succession des « coups de force » d’Hitler cf. plus haut. Goetze fait référence à l’occupation de la Tchécoslovaquie le 16 mars 1939, et à la cession de Memel par la Lituanie (et non l’Estonie) à l’Allemagne le 22 mars 1939. Rappelons en outre que le 7 avril Mussolini envahit l’Albanie. Une fois encore Goetze précise qu’il avait bien conscience de l’imminence du conflit mais n’évoque pas la possibilité d’une défaite.
11 Ce témoignage corrobore l’analyse de René Girault qui démontre combien l’expression de la puissance française, telle qu’elle apparaît dans les différentes sources d’information et de formation de l’opinion, renvoie à un mythe fondé sur le passé et le rayonnement intellectuel, plutôt que sur la réalité quantifiable des capacités démographiques, militaires, économiques, techniques ou perceptibles de la cohésion nationale. Mythe qui, dit-il, « agit comme une potion magique qui ferait oublier l’intensité du mal ». Cf. « Introduction », Images de la France 1938-1939, op. cit., p. 8. Le jeune Goetze ne fait pas exception (ce qui expliquera sa colère devant la défaite et l’armistice) qui percevait la puissance française comme l’héritage logique d’un passé prestigieux et récent. Cette expression sur « une guerre de retard » fait écho à la célèbre dénonciation des erreurs de l’État-Major rédigée par Marc Bloch dans la clandestinité, L’étrange défaite, Paris, Édition Franc-Tireur, 1946, rééd. A. Colin, 1957, 262 p. « D’un bout à l’autre de la guerre, le métronome des états-majors ne cessa pas de battre avec plusieurs mesures en retard. » (p. 69). « Nos soldats ont été vaincus... avant tout parce que nous pensions en retard. » (p. 74), « en un mot parce que nos chefs, au milieu de beaucoup de contradictions, ont prétendu avant tout renouveler en 1940 la guerre de 1915-1918. Les Allemands faisaient celle de 1940 » (p. 81).
12 Après des années de politique d’« appeasement », c’est bien en effet la Grande-Bretagne qui déclare la guerre à l’Allemagne la première le 3 septembre 1940 à 9 h, avec 3 heures d’avance sur la France. Cet écart est la conséquence mineure du décalage majeur du 1e r au 3 septembre entre d’une part les hésitations françaises notamment celle de Bonnet, Ministre des Affaires Etrangères, qui chercha auprès de Ciano et de l’Italie à retarder l’entrée de la France dans la guerre et d’autre part la fermeté anglaise dès lors qu’il s’agissait de la Pologne à laquelle la liait un traité. Goetze mobilisable a certainement suivi de près les deux jours qui ont séparé l’invasion de la Pologne de l’entrée en guerre, délai qui a étonné l’opinion. J.-B. Duroselle en a décrit les étapes et donné l’explication qu’il résume ainsi : « C’est la fermeté du cabinet britannique, stimulé par la Chambre des Communes qui dans la nuit du 2 au 3 septembre amena Ciano à renoncer et par conséquent Bonnet à arrêter ses démarches », cf. J.-B. Duroselle, La décadence, 1932-1939, Paris, Imprimerie nationale, 1985, 568 p., p. 493.
13 René Rémond rappelle les résultats d’un sondage d’opinion effectué au lendemain de Munich en novembre 1938 par le tout jeune Institut français d’opinion publique créé par Jean Stoetzel : 57 % approuvent les accords de Munich, 37 % désapprouvent. Mais 70 % répondent « oui » à la question : « Pensez-vous que la France et l’Angleterre doivent désormais résister à toute nouvelle exigence d’Hitler ? » et 17 % seulement disent « non ». Cf. R. Rémond, Notre siècle, 1918-1991, op. cit., p. 200. En juillet 1939, une enquête établit que 76 % des Français sont prêts à se battre pour Dantzig (5 Français sur 6 selon des chiffres cités par Eugen Weber, La France des années trente, op. cit., p. 344). Cf. aussi l’étude de Pierre Laborie, Résistants, Vichyssois, et autres, l’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1944, Paris, Editions du CNRS, 1980, p. 160-161.
14 Sur l’attitude comparée de la France, comparée à celle de l’Angleterre face à l’Allemagne, l’historiographie a été récemment renouvelée par S. Schirman. 11 a montré que la politique d’« ap-peasement » n’était pas une exclusivité britannique dans la mesure où les intérêts français étaient contradictoires. Ainsi pour sauver les intérêts français en Allemagne il a fallu accorder des avantages économiques au Reich hitlérien. Cf. Sylvain Schirmann, Les relations économiques et financières franco-allemandes, 1932-1939, Paris, CHEFF, 1995, 304 p.
15 Comme tous les autres étudiants ? Rien n’est moins sûr. Goetze, alsacien et germanophone était mieux placé que ses camarades pour éprouver le goût ou la nécessité de lire cet ouvrage et pourtant il reconnaît qu’il n’en a lu que des extraits. Qu’entend-il par extraits ? Dans la mesure où il n’est traduit qu’en 1934, où a-t-il pu lire ces « bonnes feuilles » ? J.-B. Duroselle dans La décadence 1932-1939, op. cit., p. 60, s’interroge sur ce que les Français savaient du système hitlérien en 1933 et considère Mein Kampf comme un critère « discernable » dans la mesure où malgré le désordre, les redites, les longueurs, Hitler y indiquait son programme. Mais il pose deux bonnes questions : Les Français ont-ils lu Mein Kampf ? L’ont-ils pris au sérieux ? Dans les connaissances actuelles il semble pour Duroselle que seuls quelques spécialistes aient lu le livre et tardivement. Il rappelle que Paul Reynaud dans ses Souvenirs estime que contrairement aux Français, les Soviétiques, eux, avaient lu Mein Kampf. Il cite l’historien allemand Kimmel qui pour les premières années du nazisme note le faible écho dans la presse française. Difficile d’en mesurer l’audience chez les futurs hauts fonctionnaires. Pour l’heure nous pouvons seulement dire que Philippe Huet, entré à l’Inspection en 1946, affirme, lui, l’avoir lu. Faut-il y voir l’influence de sa mère avocate et israélite ? « J’avais lu Mein Kampf, faisant de l’allemand, j’avais lu Mein Kampf, presque dès sa parution. Enfin il y avait eu une édition, je crois que je l’ai toujours gardée dans ma bibliothèque, une édition en allemand qui a été diffusée et que j’avais achetée dans les ... enfin 1935-1936, et je l’avais lu, et j’avais été frappé du fait que... j’en avais discuté d’ailleurs avec un certain nombre de personnes, et j’avais été frappé du fait que cet homme, dont... c’était par certains côtés fou et illisible, ... mais en même temps il y avait des plans, il disait ce qu’il allait faire, n’est-ce pas, et je voyais, au fur et à mesure, que c’était réalisé et je me disais, voilà, cela va arriver. Alors inutile de vous dire que j’ai été violemment anti-munichois et que je garde toujours une dent féroce contre tous ceux qui étaient pacifistes et munichois à l’époque... » Transcription des entretiens de Ph. Huet avec le CHEFF en 1990, p. 89.
16 Goetze ne répondant pas pour lui il est difficile de dire s’il se compte ou non parmi ces Français. Il est peu probable qu’il ait ignoré l’antisémitisme nazi et ses applications concrètes, les camps de concentration allemands ou la « Nuit de cristal » de 1938. Le 29 mai 1942, les Allemands imposent le port de l’étoile jaune aux juifs résidant en zone occupée, comme en Belgique et aux Pays-Bas (mesure applicable à partir du 7 juin, mais refusée par Vichy pour la zone libre). F. Bédarida rappelle que 83 000 étoiles sont distribuées en quelques jours et que la mesure « prend tout de suite dans l’opinion une dimension à juste titre symbolique car elle marque un tournant majeur dans la persécution », cf. François et Renée Bédarida, « La persécution des juifs », La France des années noires, tome II, De l’Occupation à la Libération, ss la dir. de J.-P. Azéma et F. Bédarida, Paris, Seuil, 1993, 517 p., p. 145. Il rappelle les vigoureuses controverses concernant l’attitude des Français vis-à-vis de la persécution des juifs et l’accord aujourd’hui entre historiens sur la passivité des années 1940-1941, le tournant de l’année 42, l’aide apportée aux juifs persécutés ensuite. Mais l’apathie de l’opinion avant 1942 ne signifie pas qu’elle ait ignoré l’antisémitisme nazi ou vichyssois. Goetze ici fait la confusion entre savoir et réagir. Les deux statuts promulgués par Vichy en zone libre d’octobre 1940 et de juin 1941 sont connus mais les camps d’internement largement ignorés. En zone libre ce sont les grandes rafles de l’été 1942 qui provoqueront un revirement capital de l’opinion comme en témoignent les rapports des préfets.
17 Cette relance de l’interviewer montre bien la nécessité de laisser ou d’obliger le témoin à développer ou nuancer sa pensée sans quoi on obtient bien une réponse mais elle risque d’être une caricature voire une déviation de la pensée.
18 Sur le décret Crémieux, cf. IIe partie.
19 L’émotion de Goetze nous rappelle que l’historien, lors d’entretiens avec un témoin, fait resurgir de la mémoire bien des événements et émotions du passé oubliés ou refoulés. Ce peut être pour le témoin un plaisir mais aussi parfois une souffrance.
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