Chapitre III. La vie d’étudiant dans les années trente
p. 19-23
Texte intégral
Vous vous souvenez de l’ambiance étudiante qui régnait dans les années 1933-1936 ?
Oui, je m’en souviens ! À la Sorbonne où j’ai été inscrit à la fois en lettres et en sciences, j’étais plus poussé vers les lettres que vers les sciences. À la faculté des sciences, il y avait beaucoup à apprendre, les laboratoires, les expériences à faire, mais je n’ai pas gardé de souvenirs de camarades de la faculté des sciences. C’est curieux, très curieux même, car j’y réfléchis maintenant et je n’en vois pas ! Je ne parle pas de la faculté de droit, car comme je n’y ai jamais mis les pieds, même si j’ai passé deux années de licence, je ne pouvais pas y avoir de camarades. Tandis qu’aux lettres, il y avait des groupes d’étudiants je crois qu’ils existent encore et il y avait en particulier le groupe d’études latines et grecques, le groupe des études anciennes, puis il y avait le groupe des études françaises, puis il y avait le groupe de sociologie, celui de géographie, celui de..., etc., etc., etc., etc. Je me suis inscrit au groupe d’études anciennes et j’y étais très content. Mais il y avait au groupe d’études françaises une jeune fille de mon âge, qui était très militante dans les groupes d’étudiants, et qui avait trouvé que je ferais un bon président pour le groupe d’études françaises, plutôt que pour le groupe d’études anciennes... ! Alors ce que femme veut, on finit toujours par le vouloir et j’ai donc abandonné le groupe d’études anciennes où j’ai continué à faire un petit cours de grec d’ailleurs ; je l’ai abandonné pour passer au groupe d’études françaises. Et nous avons beaucoup travaillé, ma future femme et moi-même, sans avoir alors aucune idée de nous marier un jour. On a triplé le nombre des étudiants du groupe d’études françaises. On a fait éditer les cours. C’est nous qui avons été à l’origine des fameux cours polycopiés qu’on trouve sur la place de la Sorbonne1. Ma femme et moi prenions les cours, on les mettait en forme et on les donnait, oui on les donnait à un polycopieur.
Vous ne les vendiez pas ?
Non, mais eux les vendaient.
Ces groupes d’étudiants avaient-ils une activité politique ?
Eh bien, la vie politique, c’étaient les discussions permanentes entre le groupe d’études françaises qui passait pour être de droite et même d’Action Française et le groupe de sociologie qui était socialiste à l’étage au-dessus. Alors cela se bagarrait de temps en temps mais moi en tant que président, je ne voulais pas en entendre parler2.
Vous gardiez vos distances ?
Je gardais une certaine distance, oui. J’essayais d’arranger les choses, mais ma jeune vice-présidente et future femme, elle, était très lancée et elle menait tous ces « politiciens » par le bout du nez. Notamment, je vous citerais l’anecdote d’une assemblée générale du groupe d’études françaises où je redoutais beaucoup qu’il y ait une grosse bagarre avec l’Action Française ! J’ouvre la séance, je ne vois pas grand-monde, presque personne. Tout se déroule fort bien, il ne se passe rien, mais je n’étais pas content parce que la vice-présidente n’était pas là ! Or, elle devait y être ! Je ne savais pas qu’elle avait emmené le groupe d’Action Française se battre avec les socialistes à Gennevilliers, pendant ce temps-là, pour me laisser tranquille faire mon métier de président3 !
Parce qu’en fait, vos activités consistaient à donner des conférences ? des cours ?
Oui, en partie pour ces groupes d’étudiants. On faisait de petites répétitions mais surtout, on n’avait pas mal de correspondance avec les étudiants à qui on faisait parvenir les textes des dissertations demandées par les professeurs. On les recevait, on les remettait, on les renvoyait. Mais, on faisait plus que cela : Monsieur Cohen qui était professeur de vieux français à la Sorbonne, Gustave Cohen - si vous êtes normalienne, vous l’avez peut-être connu de nom, il était tout de même assez célèbre - le professeur Gustave Cohen, un peu paresseux peut-être, avait trouvé la solution ; il disait à ses étudiants : « Le président de votre groupe d’études françaises est calé en grammaire et philologie, alors je vous conseille vivement de suivre ses répétitions », ce qui le dispensait d’expliquer lui-même pourquoi Clipiacum donnait Clichy en français ! J’ai donc fait pendant deux ans les cours de philologie de vieux français à la Sorbonne.
Parallèlement, il y avait ces activités politiques... qui consistaient...
Oui, mais je ne m’en occupais pas, je n’y participais pas.
Alors, que pensiez-vous de l’Action Française, vous, à l’époque en tant qu’étudiant ?
Oh, c’étaient des violents, je n’aimais pas ça ! Oui bien sûr, c’est bien d’avoir des idées mais on ne doit pas les démontrer à coup de canne.
Que pensiez-vous de Maurras et de la doctrine de l’Action Française ?
Je n’en ai jamais été un adepte.
Vous n’étiez donc pas gêné par le fait que la plupart des étudiants du groupe des études françaises soient plus ou moins de sensibilité Action Française ?
Non, parce que j’avais posé un principe... Oh ! mais j’étais un président énergique... j’avais posé le principe qu’ils feraient tout ce qu’ils voudraient dans la cour de la Sorbonne, mais pas dans les salles du groupe. Dans les salles du groupe, d’une part, on se tiendrait bien, ce qui n’était pas toujours le cas : il y avait un certain Jean-Jacques Gautier, académicien bien connu qui, mon Dieu, se tenait un peu trop librement à mon goût avec une jeune fille : je l’avais mis à la porte, sans prévoir qu’il serait un jour académicien ! Le groupe, c’était un groupe d’étude, où on devait travailler. Il n’était pas interdit de s’amuser le cas échéant, non, mais les salles étaient des salles de travail et on n’y faisait pas de politique ou autre chose. C’est quand même ma femme et moi qui avons monté à la Sorbonne Le Miracle de Théophile.
Vous faisiez aussi du théâtre ?
Oui, on l’a fait pour faire plaisir à Cohen. On a monté Le Miracle de Théophile de Rutebeuf, puis Le Jeu de Robin et Marion. On les a joués à la Sorbonne. Après c’est devenu quasi commercial. On a appris et on récitait le texte... mais au début on a fait aussi les décors.
Le 6 février 1934 vous a-t-il laissé un souvenir vivace ?
Ah ça, vivace, vivace et inquiet parce que justement ma vice-présidente se baladait à la Concorde4.
C’était vraiment une militante ?
Oui, pas spécialement d’Action Française mais elle aimait bien militer pour toutes sortes de choses. Non, elle n’était pas socialiste, pas du tout, elle était même probablement plutôt Action Française, mais enfin pas farouchement quant aux idées. Enfin elle aimait... elle aimait l’action, elle aimait la bagarre et voilà...
Vous m’avez parlé de la faculté de droit où vous étiez inscrit mais vous n’y aviez pas suivi les cours ?
Non, mais c’est assez compliqué : les inscriptions pour avoir la licence en lettres étaient de deux ans et pour les sciences de trois ans. Pendant ma troisième année de sciences, je me suis inscrit en droit en plus des lettres mais je n’y ai rien fait bien entendu. Puis, ensuite, j’ai été convié à faire mon service militaire en octobre 1934. J’avais un de mes camarades de lycée que je vois toujours et qui nous aimait bien, ma future femme et moi ; je me vois encore partant pour l’École militaire de Poitiers, et Germain Thomas venant me retrouver sur le quai de la gare d’Austerlitz et me disant : « Tu sais que tu es admissible à ton premier certificat de droit ». Hélas, le droit romain se passait à l’oral car je ne l’avais pas pris à l’écrit. « Tiens, voilà le polycopié de droit romain. » Alors, dans le train qui allait à Poitiers, il n’allait pas très vite, ce n’était pas le TGV, j’ai coupé le précis de droit romain, j’ai commencé à le lire et la première chose que j’ai faite en arrivant au Quartier, ça a été de demander une permission à l’École militaire d’artillerie pour passer ce certificat de droit... dans les quatre premiers jours où j’étais là ! Plus tard, dans les quatre derniers jours de l’École de Poitiers, j’ai demandé une permission pour me marier !
Oui, j’ai été de permission en permission comme vous voyez, j’ai donc appris le droit romain, comme cela, et je me revois encore remontant le boulevard Saint-Michel dans ma tenue militaire avec les houseaux5 cirés noirs et le bleu horizon de ma tenue de 2e classe.
Toujours l’époque du bleu horizon ?
Oui, on avait déjà le droit de se mettre en kaki mais enfin on était en bleu horizon. Je m’étais pris les pieds dans mes éperons et je suis arrivé lamentable dans l’amphi de droit où je me suis dit : « Mais quelle question peut-on bien me poser ? » J’ai oublié ce que c’était, mais je sais que j’ai eu une chance inouïe, j’en avais traduit la version latine correspondante peu de temps auparavant pour ma licence ès lettres et c’est ainsi que j’ai eu une note passable en droit romain6.
Ce qui vous a permis d’avoir l’examen ?
Exactement ! Cela m’a permis de passer l’examen, puis j’ai fait la deuxième année et la troisième année. Mais j’ai été reçu à l’IGF avant d’avoir passé ma troisième année de sorte que je ne suis que « capacitaire » en droit.
Notes de bas de page
1 Guy de Carmoy (1930) dans son entretien enregistré avec l’auteur le 22 juillet 1986 évoque lui aussi la pratique des polycopiés. Dans son cas à lui, le but était bien d’être rémunéré en dictant ses notes prises aux « Sciences-Po » à une sténo des « Cours de Droit », dirigés par M. Loiviton, place de la Sorbonne. Les CDD avaient à l’époque le monopole des polycopiés des cours de « Sciences-Po ».
2 Sur l’atmosphère politique au quartier latin dans les années vingt et trente, cf. J.-F. Sirinelli, Génération intellectuelle, Khâgneux et normaliens entre les deux guerres, op. cit., notamment le chapitre VIII « Le quartier latin des années vingt » et sa bibliographie sur les jeunesses de l’entre-deux-guerres.
3 Sur le militantisme étudiant de l’Action Française dans les années trente, on ne dispose pas de synthèse mais on peut consulter quelques annotations dans E. Weber, L’Action française, Paris, Stock, 1964, 649 p. et La France des années trente, Paris, Fayard, 1995, 417 p. On peut aussi consulter les résultats d’une enquête menée par Raoul Girardet et Janine Bourdin auprès de militants étudiants des années trente, présentés par J.-F. Eck, Témoignages oraux et militantisme étudiant dans la France des années trente, Essai d’histoire orale, 1978, ex-dactylographie, 225 p.
4 Rappelons que le 6 février 1934 toutes les organisations de droite (Action Française, Jeunesse patriote, Croix-de-Feu, Union Nationale des combattants), mais aussi les anciens combattants proches des communistes, invitent, séparément, les Parisiens à venir place de la Concorde en face de la Chambre des Députés, manifester contre la corruption (l’affaire Stavisky vient de se clore sans éclaircissements par la mort de l’accusé), contre le renvoi du préfet de police Chiappe trop indulgent envers l’extrême droite, et plus largement contre la majorité dont Daladier, tout nouveau président du Conseil, doit justement solliciter la confiance le jour même au Parlement. La manifestation tournera à l’émeute et entraînera la démission de Daladier au profit de Doumergue. Cf. Serge Berstein, Le 6 février 1934, Paris, Gallimard, coll. Archives, 1975, et René Rémond, Notre siècle, 1918-1991, Paris, Livre de Poche, 1991, 958 p., p. 141-144.
5 Il s’agit de hautes guêtres noires employées pour monter à cheval.
6 Tous les témoins s’accordent sur la scolarité « en touriste » des premières années d’études à la faculté de droit, ce qui nuance fortement l’influence des études juridiques dans la formation des inspecteurs des Finances telle qu’elle ressort des statistiques qui donnent 80 % de licenciés (au moins) en droit. Rappelons en outre que si une licence (ou le diplôme de l’X) est obligatoire pour se présenter au concours, celle de droit n’est pas nécessaire.
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