Chapitre premier. La famille et l’école
p. 3-6
Texte intégral
Quels sont vos date et lieu de naissance ?
Le 6 décembre 1912 à Paris 13e arrondissement chez des religieuses en face de la Santé1.
Dans quels établissements scolaires avez-vous fait vos études secondaires ?
Entièrement au lycée Carnot à partir de la 5e et avant la 5e j’avais été inscrit au cours Hattemer, mais c’étaient plutôt mes parents qui surveillaient mon éducation2.
Donc, dès la 5e vous entrez au lycée ?
Je suis entré au lycée directement en 5e et j’ai fait toutes mes études à Carnot jusques et y compris une année de la classe préparatoire de mathématiques spéciales3.
Pour en revenir à vos études secondaires avant le baccalauréat, est-ce que vos parents ont pesé en faveur des lettres ou des sciences ?
Non, ils n’ont pas pesé pour une raison simple, j’ai perdu mon père à l’âge de dix ans, et ma mère qui était d’origine paysanne et provinciale de la Haute-Savoie n’était pas en mesure de me donner une orientation ferme, j’ai donc vécu sur les idées que je me suis faites moi-même4.
Je ne vous ai pas demandé la profession de votre père ?
Mon père était ce qu’on appelle « pelletier », c’est-à-dire qu’il s’occupait de fourrures en gros5.
Est-ce que vous aviez un attachement particulier à une région ?
Ma famille est d’origine évidemment alsacienne comme l’indique le nom de mon père, mais je ne connaissais pas du tout l’Alsace et nous n’y avions plus aucune attache. Par contre, ma mère est de Haute-Savoie6. Il y a un petit village, dans les environs d’Annemasse, Bonne-sur-Menoge et dans la vallée vers Samöens et Sixte un village appelé Fillinges où j’ai encore probablement un millier de cousins, arrière-petits-cousins à la Xe génération... Comme d’habitude, disons tout un village. Pendant mon enfance après le décès de mon père, qui est intervenu en 1922, nous allions presque toujours à Fillinges pour passer une partie de l’été.
Vous aviez des frères et sœurs ?
J’avais un frère de 18 ans plus âgé que moi, un frère d’un premier lit. Il est né en 1895 et a fait la guerre de 1914-1918 où il a été gazé à Verdun. C’était ma seule famille mais il n’a pas eu d’enfant, ainsi je suis le seul des fils de cette génération à porter encore le nom puisque tous mes oncles n’ont eu que des filles. Moi-même j’ai eu un fils et lui-même a un fils, le dernier des Goetze.
Vous m’avez dit que vous étiez alsacien, est-ce que l’Alsace a tenu par votre père une place dans votre enfance, je pense à l’Allemagne ? Aucun lien ?
Non, j’ai perdu mon père quand je n’avais pas 10 ans. Donc je n’ai pas eu de raisons de garder des liens, mes parents n’avaient pas gardé eux-mêmes de famille en Alsace. Ma famille s’est scindée en 1870, les uns sont passés « à l’intérieur », et d’autres sont allés à Berlin, semble-t-il, puisqu’un beau jour, s’est présenté à moi un homme qui venait pour un héritage en Allemagne ; un mien cousin, paraît-il, était décédé à Berlin ; donc il devait connaître mon nom, puisque cet héritage devait me revenir. Je crois qu’il valait une centaine de marks mais l’homme a eu quand même la courtoisie de me prévenir qu’il restait 150 marks de droits de chancellerie à verser au Grand Reich d’Hitler ! Je lui ai dit que dans ces conditions, je ne tenais pas à cette succession. Et je n’ai plus entendu parler de tout cela. D’ailleurs, je me suis même demandé si cela existait réellement ou si cela n’était qu’une façon d’entrer en communication...
Le lycée Carnot était-il un grand lycée à l’époque à Paris ?
Oui et non. Je ne sais pas ce qu’il est devenu depuis lors mais à l’époque, c’était un lycée ordinaire, d’un bon niveau qui avait de bons résultats mais qui n’était pas classé parmi les grands lycées. Il n’y avait qu’une seule classe de taupe, il n’avait pas d’hypotaupe, on était directement en taupe, ce qui avait eu des désagréments évidemment pour moi.
Vos professeurs ont-ils joué un rôle prépondérant dans votre formation ?
Pas spécialement, non...
Ni vos professeurs de lettres... ?
Comme je vous l’ai dit j’étais évidemment bon élève. Au lycée même, on ne m’a pas spécialement dirigé. L’orientation n’était pas à la mode même en troisième, à la sortie de la troisième on ne parlait même pas du BEPC, on continuait sur le bachot et puis c’était tout. Il y a eu quand même un petit drame plus tard : on voulait beaucoup à Carnot que je fasse mathématiques spéciales, moi, cela ne me disait pas grand-chose car je voulais faire en même temps des lettres, et j’étais inscrit déjà à la Sorbonne. J’ai posé une condition au proviseur, je lui ai dit : « Je ne veux suivre que les cours de maths puisque je ferai de la physique générale à la Sorbonne ». Finalement, il voulait tellement garder son « bon élève » que je n’ai fait que les spéciales au lycée.
Donc, vous ne pouviez pas réellement vous présenter ?
Pour me présenter à l’X, il fallait forcément que je fasse une année de taupe complète mais cela ne m’aurait jamais conduit qu’à être en deuxième année, ce qui est la formule normale de préparation, les « bizuths » de première année de préparatoire sont très rarement reçus à l’X. Enfin, ils l’étaient, alors, très rarement, je ne sais pas ce qu’il en est maintenant, mais je pense que cela doit être la même chose.
Du point de vue de vos camarades de lycée, est-ce que vous avez gardé de bons souvenirs ?
Oui, certes, j’ai gardé un certain nombre d’amis. Je dois dire que pour « Avis de recherche », je ne suis pas certain que je reconnaîtrais beaucoup de mes camarades. J’ai gardé surtout un très bon ami, qui était, lui, fils d’un ingénieur général des Mines, c’était Jacques Bénézit, nous avons été binômes tous les deux dans la classe de spéciale mais je le connaissais depuis la 5e et nous nous sommes retrouvés en 1944 au cabinet de Mendès France puis plus tard en Algérie quand j’étais directeur général des Finances et président de la Société nationale de recherche et d’exploitation des pétroles d’Algérie, la SN REPAL. Bénézit qui était entré chez Total et qui avait fait un long stage en Amérique m’a apporté des piles de livres sur les recherches de pétrole en Algérie et il a déterminé la Compagnie française des pétroles à prendre des permis en association avec la SN REPAL. Nous nous sommes bagarrés, présidents de deux sociétés, l’une publique, l’autre qui se prétendait privée, et qui avait un souci de profit que n’avait peut-être pas au même point la société nationale SN REPAL. Nous nous sommes beaucoup bagarrés sur la façon de conduire les recherches au Sahara... enfin, cela, on y reviendra peut-être plus tard !7 [...] Malheureusement, il est décédé il y a déjà longtemps. Un de ses deux fils est ingénieur des Mines et a fait sa mobilité à l’IGF.
Vous étiez interne au lycée Carnot ?
Non. Externe, j’habitais tout à côté8.
Notes de bas de page
1 Très précisément 29 rue de la Santé, Paris 13e. Sur le lieu de naissance des inspecteurs des Finances cf. N. Carré de Malberg, « Le recrutement des inspecteurs des Finances 1892-1946 », xxe siècle, Revue d’histoire, oct.-déc. 1985, p. 76. Si le treizième arrondissement de Paris est peu présent dans le corpus, au-dessous de 3 % des reçus au concours de l’I.G.F. il faut relativiser la signification du lieu de naissance et rappeler que les statistiques fondées sur le lieu de naissance faussent quelque peu l’interprétation des origines socio-géographiques soit parce que comme ici il est déterminé par l’emplacement des maternités soit parce que les naissances peuvent avoir lieu chez les grands-parents à la campagne soit enfin parce que les affectations toutes provisoires des pères militaires dans des garnisons successives entraînent un accouchement dans une ville que la famille quitte peu après. Au contraire c’est bien le lieu de résidence des parents pendant l’enfance et surtout l’adolescence qui pèse dans l’enracinement social. C’est-à-dire dans le cas de Goetze, Le Raincy en banlieue parisienne les dix premières années, puis le 17e arrondissement.
2 Sur 86 inspecteurs des promotions 1892-1946 dont l’école primaire a pu être identifiée, 32 sont passés par une école publique (35 %), 33 par une école privée catholique (36 %), 16 par une école privée laïque (18 %). Ces derniers sont souvent élèves du cours Hattemer, connu pour sa pédagogie associant les parents à l’enseignement et limitant la présence à l’école à une matinée par semaine. La sociabilité de Goetze par l’école primaire est donc très réduite d’autant plus qu’à cet âge il habitait alors Le Raincy. Sur la scolarité au cours Hattemer cf. ce qu’en dit J. Georges-Picot élève lui aussi de cette école : Souvenirs d’une longue carrière, Paris, CHEFF, 1993, 428 p., p. 56.
3 Une grande majorité d’inspecteurs a suivi un cursus secondaire au lycée : 87 sur 132 élèves répertoriés soit 65 %. Seuls 2 autres inspecteurs sur ces 87 sont passés par le lycée Carnot avant 1939. Il s’agit de deux inspecteurs polytechniciens Essig, (1924) et Ardant (1929), ce qui confirme l’orientation des très bons élèves de Carnot vers l’X qu’évoque Goetze.
4 Rappelons que la situation familiale de Goetze n’est pas tout à fait exceptionnelle. La proportion des candidats au concours orphelins de père est de 10,5 % pour les concours 1931-1939, 18 % pour les concours 1942 et 1944. Mais l’absence d’un père ajoutée à une scolarité dans un établissement qui n’est pas considéré à l’époque comme un grand lycée et à un lieu de résidence moins représenté renforce le relatif isolement social de Goetze par rapport à d’autres inspecteurs de plus haute bourgeoisie.
5 Par ses origines sociales Goetze se situe dans la forte minorité de l’Inspection de cette époque : 37,5 % sont issus de la moyenne bourgeoisie (et 41,8 % des candidats), mais par ses origines professionnelles dans la petite minorité des fils de petits ou moyens patrons, 18,2 %. Dans son étude sur le CNEP Hubert Bonin a retrouvé parmi les PME parisiennes bénéficiaires de crédit plusieurs maisons de pelleterie dont l’entreprise familiale du père de R. Goetze, lui-même fils de pelletier, cf. H. Bonin, « Le CNEP dans l’entre-deux-guerres », Études et Documents IV, 1992, p. 225 à 383.
6 La famille de Goetze est originaire de Bischwiller. La mère de Roger Goetze s’appelait Eugénie-Joséphine Dupraz. Son grand-père maternel était paysan en Haute-Savoie. On comprend qu’après le décès du père, la mère se soit « saignée aux quatre veines » comme il nous le confiait en 1982.
7 Cf. ci-dessous, IVe partie.
8 12, rue Théodule-Ribot, de la mort de son père à son mariage en 1935. Le 17e arrive en quatrième position (après le 8e, le 7e, et le 16e) parmi les arrondissements habités par les parents d’inspecteurs. 59 % des parents habitent Paris l’année du concours, pourcentage qui s’élève pour les années trente à 68 %. Il n’est donc pas à cet égard une exception. Au concours il habite 2, rue Gervex dans le 17e et sa mère 10, square d’Aquitaine dans le 19e.
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