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Le développement du contrôle de l’efficacité de la dépense publique en Allemagne aux lendemains de la Première Guerre mondiale

p. 65-74


Texte intégral

Introduction

1La République de Weimar constitue, en Allemagne, une période de transition entre un contrôle des finances publiques centré sur une vérification de la régularité des comptes et un contrôle portant sur l’efficacité de la gestion publique. Il est vrai que les années qui suivirent la première guerre mondiale réunissaient les conditions politiques et financières propices à cette évolution1, alors que les dépenses publiques se devaient d’être sévèrement réduites pour financer à la fois le paiement des réparations de guerre et l’effort de reconstruction.

2Or, l’Allemagne affronte à cette époque une crise financière sans précédent. La dette du Reich atteint 144 milliards de marks en 1919, contre 5 milliards de marks en 1913, car le Gouvernement a largement financé la guerre par un endettement à long terme2. Les conséquences de ces finances de guerre, qui firent de l’emprunt le moyen principal de couverture des dépenses3, s’additionnaient aux autres conséquences économiques et financières des années de guerre. De 1914 à 1920, le nombre d’emplois dans la fonction publique avait ainsi considérablement augmenté par une multiplication des emplois superflus.

3Le traité de Versailles et l’obligation pesant sur l’Allemagne de réparer les dommages de guerre, puis le poids des réparations fixées à la suite de la conférence de Londres de mai 1921 à 132 milliards de marks-or, rendirent encore plus évidente l’exigence d’un assainissement complet des finances publiques, d’une augmentation des impôts, ainsi que de massives suppressions d’emplois. Cet assainissement se trouvait d’autant plus nécessaire que les flottements sur le montant des réparations de guerre avaient mis les éventuels créanciers de l’Allemagne dans l’incertitude sur sa solvabilité. Le pays se trouva ainsi pendant un certain temps « dans l’incapacité de contracter des prêts étrangers à long terme4 ».

4Malgré la création, dès décembre 1919, d’une contribution extraordinaire sur la fortune, le lancement d’un emprunt forcé et diverses augmentations d’impôts, le budget du Reich restait largement déficitaire5. En 1919, le déficit était ainsi équivalent au budget de 19136. La situation politique et financière imposait des mesures urgentes. Fort heureusement, une prise de conscience générale avait permis de comprendre que les aménagements à la marge ne seraient plus suffisants. La recherche d’économies et d’efficacité dans l’utilisation des deniers publics nécessitait d’améliorer la performance de la gestion publique.

5Cette volonté de rationalisation prit une double direction. La création d’un commissaire aux économies (I), d’une part, et l’affirmation d’un principe d’efficacité de la gestion publique, d’autre part, principe du reste érigé comme norme du contrôle confié à la Cour des comptes (II).

I. La création d’un commissaire aux économies et l’impossible réforme administrative

6Le Gouvernement, en adoptant le 9 octobre 1920 les lignes directrices sur la gestion financière du Reich, avait chargé son ministre des Finances, Joseph Wirth, de s’assurer de la nécessité de toutes les charges et dépenses imputées au budget de l’État. Peu après, sa proposition de désigner un commissaire pour la simplification et la rationalisation de l’administration fut acceptée. À l’automne 1920, un commissaire pour la simplification et la rationalisation de l’administration du Reich fut donc désigné en la personne de Friedrich Carl qui, né à Strasbourg en 1876, avait précédemment travaillé dans l’administration financière alsacienne. Ce commissaire, rattaché au ministre des Finances, devait transposer ses lignes directrices et œuvrer pour une administration économique et efficiente. Il fut très vite désigné sous le nom de « dictateur des finances » et sa mission consista rapidement à formuler des propositions concrètes d’économies susceptibles d’alléger les charges budgétaires. Celles-ci furent présentées au Conseil des ministres dès le mois de décembre 1920 ; le commissaire aux économies conseillait de fusionner les ministères de l’Économie et du Travail en un ministère unique et de supprimer trois autres départements ministériels, dont les attributions auraient été exercées par les ministères épargnés. Il demandait également au Gouvernement d’adopter des lignes directrices définissant l’organisation des départements ministériels. Il souhaitait également l’édiction de principes permettant la mise à la retraite ou le licenciement des employés et fonctionnaires, lesquels étaient donc appelés à faire les frais de la rationalisation administrative.

7Les propositions du commissaire aux économies destinées à alléger les charges budgétaires visaient également à transférer à des organismes privés un certain nombre de missions exercées par la puissance publique, dans le domaine de la culture ou de la recherche scientifique en particulier7. Mais ce rapport, dont les propositions furent jugées radicales et excessives, fut oublié au cours de la trêve de Noël. Son auteur, désavoué, démissionna après que le Gouvernement se fut, le 21 février 1921, prononcé pour la création d’une commission aux économies qui serait placée sous la présidence du ministre de l’Intérieur. Ce changement de rattachement ministériel tient largement au fait que le ministre de l’Intérieur avait été l’un des plus farouches adversaires des propositions formulées par le commissaire à la simplification administrative. Celui-ci refusait un abandon des missions exercées par la puissance publique, mais entendait libérer le budget du Reich par un mouvement massif de décentralisation. Il faut comprendre également que la désignation de cette nouvelle commission était toujours autant de temps de gagné en l’absence de consensus sur la réforme administrative à adopter. En attendant, le Gouvernement demanda donc aux alliés un premier moratoire qui lui fut accordé lors de la conférence de Cannes de janvier 1922, tant il paraissait évident que l’Allemagne se trouvait dans l’incapacité de payer. La conférence de Londres avait, en effet, exigé que l’Allemagne règle dès 1921 3,3 milliards de marks-or au titre des réparations de guerre, dont un milliard pour le 30 mai. Le Reich, ne pouvant verser que 150 millions, finança l’essentiel de cette somme par des bons du Trésor qu’il eut beaucoup de mal à honorer8.

8À l’automne 1922, la commission des économies n’avait encore émis aucune recommandation concrète. Du reste, lorsque se réunit à Berlin, en octobre 1922, la commission des réparations de guerre afin d’évaluer l’aptitude de l’Allemagne à payer, son impression est assez négative. Elle note en particulier l’incapacité du Gouvernement allemand à présenter des propositions concrètes, alors que les discussions sur le moratoire provoquent une nouvelle dévaluation du mark9. Dévaluation qui fut encore aggravée par la fuite des capitaux qui suivit l’assassinat par les membres d’une organisation antisémite du ministre des Affaires étrangères du Reich, Walther Rathenau.

9Le gouvernement Wirth décida donc le 26 octobre 1922, la création d’une commission rassemblant les partis de la coalition gouvernementale pour se prononcer sur les décisions économiques et financières à prendre, y compris quant aux réparations. Il apparut vite que les propositions du malheureux commissaire aux économies n’étaient pas si radicales qu’elles le paraissaient ; il fallut alléger le budget par la suppression d’un certain nombre d’administrations, licencier et augmenter les impôts. Les conclusions de la commission de coalition inspirèrent la note que le Gouvernement allemand adressa à la commission des réparations le 13 novembre 1922. Le Gouvernement y présentait des mesures de réduction des dépenses et d’augmentation des recettes devant permettre d’équilibrer le budget du Reich10. Les mesures qui allaient être prises devaient dégager des économies, supprimer les administrations superflues, réduire les effectifs et rendre globalement l’administration moins coûteuse.

10C’est dans ce contexte que le président de la Cour des comptes, F. Saemisch11, fut chargé par le Gouvernement le 28 novembre 1922 de contrôler l’ensemble du budget et l’exécution budgétaire de chaque département ministériel. Il devait l’informer des résultats de ces vérifications ; faire toutes propositions d’économies ou de simplification de l’administration. Étaient visées en particulier la diminution des moyens en personnel, la suppression d’administrations jugées superflues et, plus largement, toute proposition permettant d’améliorer le rendement des recettes budgétaires. Les dépenses qui n’apparaissaient pas absolument nécessaires devaient être signalées. À cette époque cependant, cette demande du Gouvernement ne fait pas officiellement du président de la Cour des comptes le nouveau commissaire aux économies, mais l’indépendance que lui confère sa position en fait le conseiller privilégié du Gouvernement dans son effort d’assainissement financier. Il le restera malgré les vingt changements de gouvernements qui vont se succéder jusqu’à la suppression du bureau du commissaire aux économies au cours de l’année 1934, et ce malgré l’absence de véritable fondement juridique à cette fonction qui n’était ancrée ni dans la loi, ni dans la Constitution.

11Parallèlement, en France, les difficultés budgétaires de l’époque nécessitent de recourir à l’emprunt pour couvrir les dépenses. On considère que l’Allemagne finira par payer et cela permet d’éviter d’opérer un assainissement des finances. Cette politique porte la dette publique à 100 milliards de francs à la fin de l’année 1921, alors qu’un moratoire est accordé à l’Allemagne. Le budget de 1923 prévoit à son tour un déficit de 4 milliards de francs que l’on entend couvrir par l’emprunt « sous prétexte qu’il correspondait aux intérêts des dettes contactées pour la réparation des dommages de guerre12 ». La crise monétaire et les difficultés à obtenir des crédits extérieurs contraignent cependant le gouvernement Poincaré à déposer, le 17 janvier 1924, un projet d’assainissement financier comportant des augmentations d’impôts et la possibilité de procéder, par décrets en Conseil d’État, « à toutes les réformes et simplifications administratives permettant de réaliser à bref délai des économies d’au moins un milliard par an13 ». Un comité d’experts financiers est finalement désigné le 30 mai 1926 pour proposer toutes mesures propres à assurer l’assainissement financier demandé par les principales places financières internationales.

12À compter du mois de novembre 1923, l’inflation atteint en Allemagne son plus haut cours. Dès le 15 novembre, le mark revalorisé est émis14. Parallèlement, le gouvernement continue de chercher des moyens de limiter les dépenses publiques en agissant sur les structures administratives. En accord avec le président de la Cour des comptes, le gouvernement adoptera au cours des années 1925-1926 les principes qui vont guider la tâche confiée au commissaire aux économies du Reich. Ces principes serviront encore en 1952 lorsqu’il s’agira de définir les missions qui seront confiées à compter de cette date au commissaire fédéral pour l’efficacité dans l’administration. Le commissaire aux économies fut doté d’un bureau, situé non à Postdam au siège de la Cour des comptes, mais au cœur de Berlin. Il s’entoura de spécialistes divers, ingénieurs, anciens maires, universitaires qui composèrent un éventail varié de compétences allant des finances à la musique, des bibliothèques à la sphère médicale, de la construction mécanique à l’administration communale, et qui avaient accès à tout document et toute administration du Reich. Les enquêtes et expertises qu’il conduit ont lieu sur place et une importance particulière est portée au fait que leurs résultats doivent, dans la mesure du possible, reposer sur un dialogue et une concertation avec les administrations concernées15.

13Pour les seules années 1929 à 1933, le commissaire aux économies a rédigé et émis un total de 440 rapports et avis, conseillant le Gouvernement tant sur les questions financières que sur celles des structures administratives ; il intervient également indirectement dans la procédure d’élaboration des propositions budgétaires en lui soumettant des propositions d’économies chiffrées. Son rôle fut renforcé par le fait qu’il participait aux séances du Conseil des ministres. N’étant soumis à aucun pouvoir d’instruction, il avait pour responsabilité de s’exprimer en son nom propre, sans tenir compte des contingences politiques, et de faire toutes propositions en rapport avec ses fonctions. Au cours de cette période, le commissaire aux économies s’attacha particulièrement à la suppression de plusieurs administrations ou à leur regroupement, et s’attaqua aussi aux emplois supplémentaires et peu utiles hérités de la période précédente. Ses travaux s’intéressèrent également à la rationalisation des structures administratives de plusieurs services ou entités particulières comme la Poste16. Un effort particulier fut porté sur la simplification et l’uniformisation des procédures administratives (telles ses propositions relatives à l’unification des formulaires administratifs ou à la standardisation des conditions de livraison applicables aux achats publics). À la fin de la seconde guerre mondiale, les principes directeurs adoptés au cours des années 1925-1926 furent réutilisés lors de la création de la zone économique du territoire unifié regroupant les zones britannique et américaine d’occupation constituées en janvier 1947, et un commissaire aux économies institué. La décision du Conseil économique de la zone unifiée du 27 septembre 1948 fixait les missions de ce commissaire : s’assurer de la nécessité de toutes les structures administratives de la zone unifiée et de leurs besoins en personnel17.

14Trois ans après la création de la République fédérale d’Allemagne, Konrad Adenauer, reprenant la tradition issue de la République de Weimar, nommait à son tour aux fonctions de commissaire pour l’efficacité dans l’administration le président de la Cour des comptes fédérale. Le même postulat guide ses missions : veiller à une diminution des dépenses publiques ne peut suffire, l’ensemble de l’organisation et des procédures administratives doit être révisé et rationalisé18. Cette exigence, que l’on retrouvait dans l’opinion publique, avait également été formulée au Bundestag dès octobre 1950 avant que la commission du Budget ne demande au Gouvernement de « désigner sans tarder un commissaire aux économies19 » dont la mission serait, conformément à celle confiée à ses prédécesseurs, une rationalisation et une simplification de l’administration afin de la rendre moins coûteuse. Reprenant les lignes directrices formulées au cours de la République de Weimar, une décision du Conseil des ministres en date du 8 janvier 1952 confirma ses missions20 : conseiller le Gouvernement sur toutes les questions permettant une simplification et une diminution du coût de l’administration. La tâche du commissaire fédéral à l’efficacité administrative reste, comme celle de ses prédécesseurs, séparée de la vérification des comptes ; son analyse doit essentiellement porter sur le caractère adapté ou non de l’administration aux conditions actuelles21.

II. La codification du droit budgétaire et financier et l’affirmation d’un contrôle de l’efficacité de la gestion financière publique

15La loi organique du 31 décembre 1922 (loi RHO) allait, pour la première fois, élaborer une codification complète du droit budgétaire et financier. La Constitution du 11 août 1919 avait introduit dans le corpus constitutionnel la notion de vérification des comptes, son article 86 § 2 mentionnant que cette matière serait régie par une loi. Trois années furent nécessaires à l’adoption de ce qui serait « la constitution financière de la République de Weimar22 » et dont les principes allaient régir le contrôle des comptes publics jusqu’à l’adoption de la loi BRH du 11 juillet 198523. Le projet de loi organique prévue par la Constitution fut déposé le 9 juin 1922 au Reichstag par le ministre des Finances Hermes. Bien que discuté au sein de la commission du budget, il ne fut guère modifié, si ce n’est sur quelques points rédactionnels mineurs. Lors de son examen en séance plénière, personne ne demandant la parole, les 132 articles de ce texte furent adoptés en bloc à la majorité des deux tiers comme l’exigeait la Constitution s’agissant d’une loi organique24. Le texte entra en vigueur au 1er janvier 1923. L’importance accordée au contrôle de l’efficacité de la gestion publique ou Wirtschaftlichkeit, s’exprimait dans l’article 17 de ce texte qui transposait le principe affirmé par une décision du Conseil des ministres en date du 9 octobre 1920. Selon cette décision, les besoins financiers du Reich exigeaient que le budget ne prévoie que des dépenses strictement nécessaires. L’article 26 complétait cette disposition en énonçant que les ressources budgétaires ne devaient être employées que de manière économe et rentable.

16Il y avait bien eu précédemment des tentatives pour dépasser le simple contrôle de la régularité formelle des comptes. Les dispositions relatives à l’efficacité de la gestion financière de l’État faisaient ainsi écho à l’article 10 de l’instruction royale du 18 décembre 1824 sur la Haute Chambre des comptes prussienne. Ce texte, qui lui demandait de ne pas limiter ses vérifications à l’exactitude des comptes, l’avait chargée de s’assurer que le rendement des impôts était aussi productif qu’il pouvait l’être, et de déterminer si leur produit pouvait être supérieur. La Haute Chambre des comptes devait également vérifier que les dépenses étaient aussi économes que possibles. Elle devait à ce titre analyser la possibilité d’une réduction des dépenses et, plus largement, déterminer « dans quels domaines il serait nécessaire d’apporter des améliorations pour le bien-être de la nation ». Mais à cette époque, la Haute Chambre des comptes prussienne est un organe directement subordonné au monarque ; elle n’est qu’un moyen pour le souverain de s’assurer de la maîtrise de son administration et de lutter contre le gaspillage25. La démarche désormais suivie est autre : il s’agit de s’assurer de la cohérence entre les moyens mis en œuvre et les objectifs poursuivis. En application des dispositions du nouveau Code budgétaire de 1922, la Cour des comptes devait, en effet, rechercher si les objectifs assignés aux diverses administrations pouvaient être atteints avec des moyens plus restreints en personnel ou en matériel. L’article 96 de la loi RHO demandait d’ailleurs expressément à la Cour de vérifier si des emplois inutiles n’avaient pas été maintenus26.

17Cette volonté s’insérait, par ailleurs, dans une nouvelle réalité : celle du contrôle parlementaire de l’exécution du budget ; contrôle qui allait de loin dépasser le caractère formel de la décharge donnée sous le régime de la monarchie. Lors des débats parlementaires sur le projet de loi organique, la commission du budget avait particulièrement insisté sur l’importance de ces dispositions qui rendaient possible un contrôle de l’efficacité économique de l’administration. En application de la loi RHO, et à la différence de la période monarchique, la Cour des comptes devait désormais répondre non seulement aux demandes du ministre des Finances, mais aussi à celles du Reichstag (art. 101). Au cours de la décennie qui suivit, le contrôle parlementaire reposera largement sur la cinquième commission du Reichstag en charge du budget. Au début, la commission du budget et la commission des comptes travaillèrent de manière séparée, de sorte que, comme le fit observer un auteur, l’une ne savait rien du passé et l’autre rien de l’avenir (Heimann). Mais à partir de l’année 1928, la commission des comptes fut intégrée au sein de la commission du budget, tandis qu’un ou plusieurs représentants de la Cour des comptes participaient régulièrement à ses séances pour l’informer des travaux et observations de la Cour.

18La loi organique de 1922 répondait aux attentes du Parlement qui, bien avant la première guerre mondiale, se plaignait du caractère très formel du contrôle effectué par la Cour des comptes et de son incapacité à examiner la gestion financière de l’État. Des débats importants en ce sens eurent lieu en 190927. Le souhait du Reichstag était que l’administration soit elle-même l’objet du contrôle, ce qui demandait une intensification des contrôles sur place réalisés par la Cour des comptes28. Le Parlement demandait également une accélération dans le contrôle des comptes et l’élaboration des rapports de vérification, afin que ceux-ci cessent d’avoir un intérêt strictement rétrospectif. Ces dispositions relatives à l’efficacité de la gestion publique s’intégraient dans la modernisation du contrôle financier qu’opérait la loi organique de 1922 en permettant des contrôles sur place et par échantillons, lesquels offraient à la Cour des comptes des opportunités énormes pour redéployer ses capacités de contrôle en la déchargeant de l’examen minutieux de l’ensemble des pièces justificatives ; l’administration de la Marine, par exemple, envoyait en effet chaque année à la Cour plus de 24 000 kg de pièces à elle seule.

19Ce texte qui simplifiait le contrôle des comptes permit de révolutionner la portée des vérifications. Les contrôles sur place remplacèrent les longs et fastidieux échanges écrits par des échanges oraux directs et approfondis avec les services concernés. Ces évolutions plaçaient alors l’Allemagne dans une position très innovante au regard des procédures de vérification alors en vigueur dans les autres États29.

20La loi de 1922 avait également étendu les compétences de vérification de la Cour des comptes. Celles-ci portaient désormais sur l’ensemble de la gestion financière. Ce qui englobait les exploitations industrielles et commerciales du Reich et les entreprises dans lesquelles le Reich détenait une participation. Cette extension de ses compétences conduisit d’ailleurs à recruter en son sein des spécialistes de comptabilité commerciale, qui eurent à vérifier tant des bilans présentés par la Reichspost ou la Reichsbahn (Compagnie des chemins de fer) que l’activité du Reich en sa qualité d’actionnaire de diverses sociétés. Malgré ces dispositions, la sensibilité de tout ce qui touchait à l’épineuse question des réparations de guerre empoisonna les rapports de la Cour des comptes et du Gouvernement. Ainsi, lorsque la Cour fit des observations sur le caractère déraisonnable du nombre de personnes composant la délégation allemande à la conférence de Londres qui examinait le plan Dawes ou lorsqu’elle critiqua les voyages d’études de directeurs d’administration centrale en Amérique du Nord, le ministre des Affaires étrangères et son homologue des Finances saisirent l’occasion pour contester les compétences de la Cour en considérant qu’il s’agissait là de décisions politiques ; le Gouvernement n’avait à en rendre compte qu’aux seules assemblées, la Cour n’ayant qu’à se limiter à la vérification des comptes30.

21Il est vrai que les rapports critiques rédigés par la Cour des comptes sur l’exécution du budget prirent une importance particulière en raison de la vigilance que l’on portait à l’étranger sur la situation des finances publiques allemandes et de la connaissance qu’en avaient la commission Dawes et l’agent général au paiement des réparations de guerre31. Le chancelier du Reich fut plusieurs fois interrogé à leur sujet lors de ses déplacements en France, en Angleterre ou en Italie et plus généralement lors de ses entretiens avec les représentants des puissances créancières de l’Allemagne. Le Conseil des ministres fut donc saisi de cette question et ce point fut abordé dans un entretien entre le président de la Cour des comptes et le secrétaire d’État aux finances, J. Popitz, qui lui fit part de l’effet indésirable de ces rapports. La Cour des comptes fut bien obligée d’aborder également cette question au sein de son collège. Elle le fit au cours du mois de décembre 1931, non sans faire au préalable observer qu’elle tenait compte depuis des années, lors de la publication de ses observations, du contexte troublé existant. Pourtant, elle se déclara prête à tenir compte davantage de ces effets lors de l’élaboration de ses rapports qui, en application de la loi, devaient être émis en pleine indépendance sous sa propre responsabilité et hors de toute considération politique. Il restait, du reste, possible d’informer le Gouvernement de manière séparée des manquements observés dans l’administration et de lui communiquer ses propositions d’amélioration32. Malgré ces aléas, le contrôle de l’efficacité de la gestion financière allait devenir la norme de contrôle la plus importante de la Cour des comptes allemande. Si ses premiers rapports gardèrent le poids des décennies passées et restèrent encore largement consacrés aux questions de régularité des comptes et de conformité à l’ordonnancement juridique33, la Cour entendait participer activement au renouveau de la gestion financière publique et, dès les années 1920, des séances de formation furent organisées en ce sens au profit de son personnel de vérification34.

22Plus qu’un vœu politique et qu’une exigence morale, le principe de l’efficacité de la gestion financière publique devait permettre un approfondissement du contrôle des comptes qui, délaissant le détail précis, allait désormais porter sur la cohérence du fonctionnement administratif dans son ensemble et s’intéresser à ses coûts. Ces raisons expliquent que le contrôle de l’efficacité de la gestion financière publique fut confirmé dès l’avènement au pouvoir de Hitler. L’envoi au président de la Cour des comptes par le secrétaire d’État aux finances de la loi du 13 décembre 1933 réformant la loi RHO fut accompagné d’un courrier lui expliquant, sur les recommandations du chancelier du Reich, de quelle manière ces dispositions devaient être comprises et quels étaient les points sur lesquels ce dernier souhaitait attirer l’attention de la Cour. « Un soin particulier doit être porté à l’utilisation des ressources publiques. Transparence et efficacité sont la condition première de toute administration. S’en assurer constitue plus qu’un devoir en ces temps de reconstruction. Un soin minutieux doit donc être porté à une utilisation économiquement efficiente des ressources publiques. La compétence de la Cour des comptes, sur qui reposent la surveillance et le contrôle de la gestion économique et budgétaire du Reich, prend aujourd’hui un sens particulier ». Alors que la Cour des comptes apparaissait pour la plupart des dignitaires nazis comme « une relique de la République de Weimar » et « un réservoir de fonctionnaires politiquement douteux », et que plusieurs d’entre eux, dont Ribbentrop, projetaient de la supprimer, un entretien entre Hitler et Saemisch en date du 30 mars 1933, dont le contenu n’est qu’imparfaitement connu, avait confirmé Hitler dans la nécessité de maintenir ses prérogatives35. La loi du 13 décembre 1933 étendit même, en application de son article 64 a, ses compétences de vérification à tout organisme bénéficiant de financements publics, la Cour pouvant en l’occurrence vérifier les organismes bénéficiaires de subventions36.

23À la chute du régime nazi, les alliés trouvèrent les succursales de la Cour des comptes situées à Hambourg et à Munich en l’état, et elles servirent de cour des comptes dans les zones d’occupation. Dès mai 1945, la succursale de la Cour des comptes de Munich reprit ses activités et fit office de Cour des comptes pour la zone américaine, tandis que celle de Hambourg fit de même dès le mois de juillet 1945 s’agissant de la zone d’occupation britannique en prenant le nom de Cour des comptes du Reich pour la zone britannique. Par la suite, une Cour des comptes pour la zone unifiée fut créée dont le président, Josef Mayer, deviendra en 1952 président de la Cour des comptes fédérale et également le premier commissaire fédéral à l’efficacité dans l’administration de la nouvelle Allemagne.

24Cette notion de Wirtschaftlichkeit ainsi consacrée aux débuts de la République de Weimar sera érigée aux lendemains de la seconde guerre mondiale en une norme à valeur constitutionnelle37. La notion de Wirtschaftlichkeit traduit l’idée de rentabilité économique de l’action administrative. Et la création du commissaire aux économies, autant que le développement du contrôle de l’efficacité de la gestion publique, avaient pour ambition d’optimiser l’utilisation des ressources publiques par un double effort de rationalisation de l’action publique et de maîtrise de ses coûts.

Notes de bas de page

1 H. A. Dommach, « Der Rechnungshof während der Amtszeit seines Präsidenten Saemisch (1922-1938) », in Die Kontrolle der Staatsfinanzen, Geschichte und Gegenwart, 1714-1989, Duncker & Humblot, Berlin, 1989, p. 66.

2 L’État fédéral ne disposait alors que de faibles ressources fiscales propres, essentiellement les droits de succession et l’impôt sur la fortune votés en 1913. L’impôt sur le revenu, ou Einkommensteuer, ne deviendra, en effet, un impôt fédéral qu’après 1920.

3 Sur ce point, H. Laufenburger, Crédit public et finances de guerre (Allemagne, France, Grande-Bretagne, États-Unis), Librairie de Médicis, Paris, 1944, p. 29 sqq.

4 Heinrich A. Winkler, Histoire de l’Allemagne, XIXe-XXe siècle, le long chemin vers l’Occident, Fayard, 2005, p. 352.

5 G. Castellan, L’Allemagne de Weimar, 1918-1933, A. Colin, 1969, p. 154 sqq.

6 A. Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945, A. Colin, 1999, p. 34.

7 Sur ce point, « Schriftenreihe des Bundesbeauftragten für Wirtschaftlichkeit in der Verwaltung », 50 Jahre Bundesbeauftragte für Wirtschaftlichkeit in der Verwaltung, Verlag W. Kohlhammer.

8 H.A. Winkler, Histoire de l’Allemagne..., op. cit., p. 354.

9 « Schriftenreihe des Bundesbeauftragten… », art. cité.

10 H. A. Winkler, op. cit., p. 365.

11 Qui restera président de la Cour des comptes de 1922 à 1938, cette stabilité contraste évidemment avec l’instabilité gouvernementale ; car de 1919 à 1929, ce sont 13 ministres des Finances qui vont se succéder. F. Saemisch était entré au ministère des Finances du Reich aux lendemains de la première guerre mondiale et fut dès octobre 1919 conseiller auprès du ministre des Finances Erzberger pour la préparation de la réforme financière à adopter, mais il ne travailla pas personnellement sur la préparation de la loi RHO. Voir H. A. Dommach, « Der Rechnungshof während der Amtszeit... », art. cité, p. 70.

12 G. Lachapelle, Les finances de la IIIRépublique, Flammarion, 1937, p. 110.

13 Ibid., p. 117.

14 Le Rentenmark. Monnaie provisoire introduite le 15 novembre 1923 et garantie par des dettes hypothécaires sur l’industrie et l’agriculture qui permit la stabilisation du cours du mark par rapport au dollar à son taux d’avant-guerre.

15 H. A. Dommach, art. cité, p. 83.

16 Ibid., p. 84 sqq.

17 Sur ce point, Jens-Hermann Treuner, Der Bundesbeauftragte für Wirtschaftlichkeit in der Verwaltung, p. 8.

18 Voir l’énoncé des motifs de la décision gouvernementale créant le commissaire fédéral pour l’efficacité dans l’administration : « La situation financière de l’État exige le plus haut degré d’efficacité de l’ensemble des administrations. Pour atteindre ce but, une limitation et une évaluation minutieuse des dépenses publiques sont insuffisantes. L’administration doit aussi être remodelée rationnellement par des mesures tenant à son organisation même », Kabinettsbeschluss vom 8. Januar 1952 betreffend Einsetzung eines Bundesbeauftragten für Wirtschaftlichkeit in der Verwaltung, in Bundes Anzeiger, 5. Juli 1952, p. 6.

19 J.-H. Treuner, Der Bundesbeauftragte..., op. cit.

20 Kabinettsbeschluss vom 8. Januar 1952 betreffend Einsetzung eines Bundesbeauftragten für Wirtschaftlichkeit in der Verwaltung, in Bundes Anzeiger, 5. Juli 1952, p. 6.

21 Pour cela, il lui est également demandé de réfléchir à la délimitation des compétences entre les diverses autorités fédérales, mais aussi à la répartition des missions confiées à la Fédération, aux États fédérés et aux communes, Lignes directrices de 1952, note 1.

22 L’expression est de H. A. Dommach.

23 Bundesrechnungshofgesetz.

24 Sur ce point, F. von Pfuhlstein, « Der Weg von der preussischen Generalrechenkammer zum Bundesrechnungshof », in 250 Jahre Rechnungsprüfung, Frankfurt am Main, 1964, p. 72.

25 Il existait des dispositions tout à fait similaires en Autriche au XIXe siècle. L’ordonnance de 1866 donnait à la Cour des comptes autrichienne la mission de rechercher si le revenu de l’État ne pouvait être accru avec les dispositions existantes, si les recettes avaient été recouvrées dans les délais, si l’emploi des crédits avait été fait avec le maximum d’économie possible, si l’on pouvait diminuer les dépenses d’administration ou le montant des crédits affectés à tel ou tel objet.

26 La définition que donnait la loi organique de 1922 de la notion de Wirtschaftlichkeit a été analysée comme comportant à la fois le principe du minimum quant à l’utilisation des moyens et celui du maximum quant à leur efficacité eu égard aux objectifs poursuivis, H. H. von Arnim, « Wirtschaftlichkeit als Massstab des Rechnungshof », in Die Kontrolle der Staatsfinanzen, Geschichte und Gegenwart, 1714-1989, Duncker & Humblot, Berlin, 1989, p. 261.

27 H. G. Zavelberg, « 275 Jahre staatliche Rechnungsprüfung in Deutschland, Etappen und Entwicklung », in Die Kontrolle der Staatsfinanzen, Geschichte und Gegenwart..., op. cit., p. 47.

28 Une loi du 21 mars 1910 avait certes autorisé les contrôles sur place dans certaines hypothèses, mais ceux-ci étaient restés exceptionnels. La loi de 1922 étendit cette possibilité qui fut désormais laissée à l’appréciation de la Cour des comptes.

29 H. G. Zavelberg, art. cité, p. 52.

30 H. A. Dommach, art. cité, p. 89.

31 Dans le cadre du plan Dawes, et jusqu’en 1929, un agent général des réparations (deux américains occuperont successivement ce poste), installé à Berlin, surveille le respect par l’Allemagne du dispositif mis en place pour assurer le paiement des réparations de guerre, et en particulier les ressources budgétaires affectées à ce paiement (impôts indirects sur le tabac et l’alcool, taxe sur les transports…), ainsi que les hypothèques sur les grosses entreprises industrielles du Reich et la Reichsbahn…

32 F. von Pfuhlstein, « Der Weg von der preussischen Generalrechenkammer… », art. cité, p. 77.

33 H. G. Zavelberg, op. cit., p. 49.

34 Intégrant notamment la comptabilité commerciale.

35 Sur ce point, H. A. Dommach, « Der Rechnungshof während der Amtszeit… », art. cité, p. 98 sqq.

36 Elle mettra, d’ailleurs, cette disposition en application à l’égard du parti nazi et de ses organisations après avoir eu connaissance de pratiques irrégulières au sein des SA. La conception de Schwartz, trésorier du parti nazi, qui lui refusait le droit de mettre le nez dans ses affaires, ne trouva pas de soutien auprès de la direction du parti et, notamment, de Rudolf Hess, proche d’Hitler, pour qui la Cour des comptes devait pouvoir contrôler toutes les formations financées par l’État. H. A. Dommach, « Der Rechnungshof während der Amtszeit... », art. cité, p. 107.

37 Les termes de contrôle de la gestion économique et budgétaire de la Fédération sont ceux qui figurent encore aujourd’hui à l’article 114 de la Constitution de 1949 pour définir les missions de la Cour des comptes fédérale. « La Cour des comptes, dont les membres bénéficient de l’indépendance des juges, contrôle les comptes ainsi que l’efficience et la régularité de la gestion budgétaire et économique de la Fédération », article 114, al. 2 de la Loi fondamentale.

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