L’impossible gestion des finances publiques pendant la Grande Guerre
p. 17-25
Texte intégral
Introduction
1Si, durant tout le XIXe siècle, des principes nouveaux et des méthodes en constante évolution ont contribué à une régulation accrue des finances publiques, la Grande Guerre l’a fait voler en éclats, au point qu’on ne peut même pas retrouver dans les pratiques des ministères qui se succèdent d’août 1914 à octobre 1919 les principes énoncés en 1814 par le baron Louis : l’exécutif est incapable de préparer un budget et de le soumettre aux Chambres et le ministère des Finances ne peut fournir au Parlement un état annuel des dépenses. C’est ce que constate devant la Chambre le 7 juin 1920 François Marsal, ministre des Finances du gouvernement Millerand, qui déclare :
« Depuis six ans, nous vivons sous un régime précaire et provisoire, auquel les circonstances créées par la mobilisation nous ont condamnés. L’application de presque toutes les règles qui faisaient la force de notre comptabilité publique a dû être suspendue. La plus grande partie des recettes et des dépenses n’ont pu, jusqu’à ce jour, recevoir d’imputations définitives. Les écritures d’aucun des exercices postérieurs à 1914 n’ont pu être arrêtées. Aucune affectation n’a pu être donnée au produit des emprunts. Dans les livres des comptables comme dans ceux du Trésor se sont multipliés les comptes d’attente qui présentent des soldes de plusieurs milliards formés aussi bien de dépenses, dont chaque jour passé rend la régularisation plus difficile, que de véritables avances, dont, avec le temps, le recouvrement apparaît de plus en plus compromis. Il est impossible, sans avoir débrouillé ce chaos et apuré cet arriéré, de rétablir dans nos affaires la clarté indispensable, de fixer les prescriptions d’après lesquelles devront désormais s’effectuer les services, de tracer les cadres budgétaires dans lesquels ils devront rentrer, d’instaurer véritablement un contrôle des dépenses publiques, à la création duquel les Chambres n’ont cessé, depuis dix ans, d’apporter leur attention1 ».
2Les difficultés, le chaos qu’évoque Marsal persistent en 1923 : Lasteyrie, son successeur au ministère des Finances dans le gouvernement Poincaré, reconnaît que ses services sont incapables d’estimer avec exactitude le montant des bons de la Défense en circulation et, revenant sur les difficultés de son ministère, il évoque « la formidable activité dépensière de tous les services » et constate que « les comptables [du Trésor], débordés, se trouv[ent] incapables de se conformer aux règles traditionnelles qui assurent la centralisation des écritures des dépenses de l’État2 ».
3La guerre, par sa durée, par la mobilisation de tous les hommes et de toutes les forces économiques de la nation, a créé une situation que l’appareil de l’État a dû affronter dans l’urgence, sans y être préparé, dans une constante improvisation. En matière budgétaire comme dans l’ensemble de leurs domaines de compétences, les relations entre le Gouvernement et le Parlement ont été modifiées. Quant au ministère des Finances, il a dû, pour faire face à une explosion inouïe des dépenses, renoncer à certaines règles de la comptabilité publique : l’essentiel était de répondre aux demandes des ministères dépensiers, la Guerre et l’Armement surtout, alors même que la mobilisation l’avait privé d’une partie de ses fonctionnaires le laissant dans une situation de sous-effectifs pendant toute la durée du conflit.
I. Les budgets de guerre
4En 1925, Gaston Jèze estimait impossible « de fixer, même de façon approximative, le montant des dépenses de guerre de l’État ». Il ajoutait que l’espoir « de déterminer de manière précise les dépenses en numéraire engagées par l’État [devait] être abandonné pour une période indéterminable, en raison de la désorganisation du ministère des Finances par la mobilisation et du désordre des écritures publiques ». Près de cent ans plus tard, la recherche n’a guère progressé et l’on ne peut se fonder que sur la somme des crédits votés par le Parlement entre 1914 et 1919 pour approcher l’ampleur des dépenses engagées durant la guerre. Alors qu’en 1914, le budget de l’État – budget en équilibre – avoisinait les 5 milliards de francs, ce sont 208 milliards qui sont consentis par les Chambres en 6 ans, avec une progression constante : 6,5 milliards en 1914, 22,8 en 1915, 32,9 en 1916, 41,7 en 1917, 54,5 en 1918, 49,8 encore en 1919. Même en tenant compte de l’inflation, la progression est vertigineuse. Par ailleurs, ces sommes n’ont pas été inscrites dans des budgets annuels : aucun budget n’a pu être présenté durant toute la guerre à l’exception d’un budget concernant les dépenses « ordinaires », c’est-à-dire non liées à la guerre, présenté par Klotz3 à l’automne 1917. À partir du troisième trimestre de 1915, le Parlement vote tous les trois mois des crédits, les douzièmes provisoires, qui permettent d’assurer les dépenses liées à la solde et à l’entretien des militaires, les pensions versées aux mutilés, aux veuves et aux orphelins et surtout de financer la fabrication des armements en quantité croissante, l’achat à l’étranger des matières premières nécessaires aux industries de guerre et bientôt au ravitaillement du pays. Au début de l’année 1915 cependant, certains membres du Gouvernement et tout particulièrement le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, avaient caressé l’idée de prolonger la situation créée en août 1914 par l’ajournement du Parlement, estimant le régime parlementaire incompatible avec la situation de guerre. Or, dans leur majorité, députés et sénateurs tiennent à être associés à la direction de la nation en guerre et refusent cette éventualité, Clemenceau en tête, qui publie dans son journal l’Homme enchaîné un éditorial qui fait figure d’avertissement au Gouvernement. Rappelant que le Parlement, convoqué en décembre 1914 pour avaliser les décisions prises par l’exécutif en son absence, a voté le 22 décembre des crédits provisoires pour 6 mois (6 douzièmes provisoires), il précise : « nous les avons accordés parce que nous étions sûrs de siéger encore à l’expiration de l’échéance. Il en irait désormais tout différemment4 ». Le vote – non pas du budget, mais des crédits permettant de financer la guerre – apparaît donc bien comme l’atout essentiel du Parlement : soit son droit à siéger et à voter les dépenses est reconnu et le régime parlementaire est maintenu, soit l’exécutif sort du cadre institutionnel de la IIIe République. Le choix du gouvernement Viviani ne se fait pas attendre. Le 7 mai 1915, Alexandre Ribot, ministre des Finances, annonce qu’il demandera un vote trimestriel des crédits, donnant ainsi au Parlement l’assurance qu’il siégerait sans interruption et qu’il exercerait son droit de contrôle non seulement sur le montant des crédits, mais sur la politique du Gouvernement dans son ensemble. Au prix de quelques aménagements5, le Parlement maintient donc ses droits constitutionnels, mais, en pratique, l’esprit de l’Union sacrée qui persiste jusqu’à l’été de 1917, puis le soutien d’une majorité fidèle au gouvernement Clemenceau à partir de novembre 1917, limitent sérieusement son rôle. Le vote des crédits donne lieu à quelques débats, surtout à partir de 1916, mais ils ne sont jamais refusés ni même sérieusement critiqués ou diminués par les Chambres qui n’ont guère les moyens de les contester. Ce n’est qu’avec la rupture de l’Union sacrée à l’été 1917 que les débats sur les douzièmes provisoires prendront quelque ampleur, sans jamais que se constitue une majorité pour les refuser.
5Y a-t-il eu, pour le moins, un contrôle a posteriori des dépenses ? En 1915, le Gouvernement prévoit de soumettre au Parlement un état récapitulatif des dépenses engagées. Mais il en est en fait incapable et l’incertitude ne sera pas levée puisque en 1920 François Marsal déclarait que « Les écritures d’aucun des exercices postérieurs à 1914 n’ont pu être arrêtées ». Il faut enfin noter que, hors contrôle du Parlement, des comptes spéciaux sont créés pour acheter et revendre ravitaillement et matières premières pour les besoins des armées, de la population civile et des industries. En principe, le solde aurait pu s’équilibrer ; en fait, ces comptes laissent, à la fin du conflit, un déficit supérieur à 22 milliards de francs6.
6Si les dépenses évoluent au coup par coup, il en est de même pour les recettes, l’impôt n’en fournissant qu’une faible part. Après une longue résistance, le Sénat s’était finalement résolu à voter l’impôt sur le revenu le 14 juillet 1914 et, en décembre 1915, les Chambres décident sa mise en application, avec quelques aménagements, pour l’année 1916. Mais la situation de guerre le rend techniquement difficile à instaurer et peu productif. Quant à l’impôt sur les bénéfices extraordinaires de guerre établi par la loi du 1er juillet 1916, dont la perception s’étalera jusqu’à la fin des années 1920, il ne donnera que de maigres résultats. Outre l’augmentation de la circulation fiduciaire, rendue possible dès le 4 août 1914 par la suppression de la convertibilité de la monnaie en or, c’est donc par l’emprunt que la guerre sera financée. Dès le 13 septembre 1914, un décret autorise l’émission des premiers bons de la Défense nationale (à 10 ans, portant un intérêt de 5 %, net d’impôt) ; par la suite, les Chambres autoriseront d’autres emprunts à l’intérieur du pays ainsi qu’auprès des alliés, essentiellement la Grande-Bretagne et les États-Unis.
II. Manquements aux règles de la comptabilité publique et nouvelles pratiques
7Si le contrôle parlementaire des dépenses s’est avéré largement illusoire, c’est aussi parce que d’autres règles de la comptabilité publique ont été transgressées. Celles-ci interdisaient les avances aux fournisseurs et n’autorisaient que le versement d’acomptes pour services faits. Les besoins de la production d’armements vont entraîner une modification de ces pratiques. Jusqu’en 1914, les armements étaient fabriqués presque exclusivement dans les arsenaux et poudrières de l’État. Quelques établissements privés, comme Schneider ou Marine-Homecourt, en produisaient cependant, mais à destination de clients étrangers. Dès septembre 1914, la nécessité d’accroître la production pour remplacer les munitions et les armes hors d’usage et assurer la fourniture des matériels militaires de toutes sortes pour un conflit dont la durée et l’intensité dépassent d’ores et déjà les prévisions, amène non seulement le ministère de la Guerre7 à s’adresser aux firmes déjà versées dans cette industrie, mais à solliciter le concours de toutes les entreprises industrielles susceptibles de se convertir à la production d’armements. Pour répondre à cette demande, celles-ci sollicitent alors des avances que l’État accorde dès la fin de l’année 1914, d’abord pour régler les salaires des ouvriers et les achats de matières premières, puis, en 1915, pour les achats d’outillage. Cette dernière pratique qui modifie les règles habituelles est légalisée par la loi du 28 septembre 1915 qui prévoit en théorie des garanties pour l’État (hypothèques ou nantissements et redevance si les installations financées continuent de fonctionner après la guerre). À partir de 1916, un nouveau pas sera franchi dans la collaboration entre l’État et l’industrie : pour rationaliser les achats de matières premières à l’étranger, des consortiums seront créés à l’image du Comptoir des produits métallurgiques. Créé par le Comité des Forges, le Comptoir a le monopole des importations et revend à un seul client, l’État, qui se charge de répartir les matières premières selon les besoins des industries et les priorités qu’il a définies, et qui surveille – en théorie – les activités du Comptoir8.
8Ces pratiques, improvisées dans l’urgence, donnent lieu à de nombreux abus, aucun service administratif n’étant véritablement à même de vérifier le sérieux de l’entrepreneur et l’utilisation des sommes versées. De plus, surtout lors des premiers contrats, aucune clause ne préservait les intérêts de l’État « prêteur ». Enfin, les prix facturés à l’État, seul acheteur, mais client captif de ses fournisseurs qu’il ne peut mettre en concurrence puisqu’il absorbe toute leur production et en demande sans cesse davantage, sont souvent largement surévalués, comme en témoignent les bénéfices extraordinaires réalisés par la plupart des industries de guerre9. Le sous-secrétaire d’État à l’Armement, Albert Thomas, le constatait dans une note à l’un de ses collaborateurs : « l’administration de la guerre, seul consommateur et consommateur obligatoire, obligé de faire appel à toutes les forces, ne pouvant mettre les industriels en concurrence, [est] obligé de se plier à leurs exigences ». Il poursuivait en jugeant qu’alerter l’opinion publique et s’appuyer sur elle pour empêcher les bénéfices excessifs risquerait d’entraîner une diminution de la production alors que tout devait être mis en œuvre pour la développer10.
9C’est pourtant à son initiative qu’est créé le premier organisme visant à contrôler les contrats passés entre son administration et les fournisseurs privés : la commission des contrats est créée le 12 septembre 1915, présidée d’abord par André Claveille11, puis par Arthur Fontaine12. Son initiative est suivie par le ministre du Commerce, Étienne Clémentel, qui met en place le 27 septembre 1915 un comité consultatif pour les prix d’achat, de cession et les conditions générales des marchés. Ce comité rassemble des directeurs des ministères du Commerce et de l’Agriculture et des parlementaires. D’autre part, la Chambre et le Sénat prendront la décision en décembre 1915 de créer des commissions parlementaires avec pour objet le contrôle des marchés de guerre. Ces commissions obtiendront les pouvoirs d’enquête13 et, renouvelées à chaque législature, poursuivront leurs travaux jusqu’au milieu des années 193014.
10Il est remarquable que le ministère des Finances soit fort peu représenté dans les deux comités d’initiative ministérielle : seul Lucien March, directeur de la statistique de la France qui fait partie de la commission des contrats de l’Armement, se rattache à ce ministère qui, pour sa part, n’a pas créé d’organisme de ce type. Est-ce à dire qu’il ne se soucie pas de la bonne gestion des deniers de l’État ? Il semble plutôt qu’il n’a pas les moyens d’exercer son contrôle sur les dépenses des ministères et des différents services de l’armée. Un exemple cité par Gaston Jèze15 éclaire la situation aux armées. Les autorisations de dépenses sont délivrées par les généraux en chef (prérogative que leur a accordée le règlement militaire), et doivent être envoyées en même temps aux intendants qui effectuent les achats dans les limites des autorisations reçues et aux payeurs aux armées qui les soldent ; les autorisations de dépenses enregistrées doivent ensuite être régularisées par ordonnance ministérielle. Or, les bordereaux d’émission des mandats que doivent envoyer les intendants ne parviennent pas à l’administration centrale de la Guerre qui ne peut donc justifier ses prévisions de crédits. Pour remédier à cette situation, signalée par la commission du Budget de la Chambre, le ministre de la Guerre et le ministre des Finances réagissent conjointement au début de l’année 1915. Le ministre de la Guerre demande à chaque intendant ou sous-intendant un état mensuel des mandats émis, par chapitre du budget ; ces états seraient ensuite rassemblés dans un état collectif envoyé au ministre de la Guerre. En même temps, le ministre des Finances prescrit aux payeurs aux armées de veiller à ce que le total des mandatements effectués par les intendants reste dans les limites des autorisations données et il leur demande de fournir au ministre un état mensuel des autorisations de dépenses délivrées. Les deux ministres insistent pour qu’il y ait accord dans chaque formation entre la comptabilité du payeur et celle de l’ordonnateur. « Toutes ces prescriptions ne furent pas suivies » conclut laconiquement Gaston Jèze… D’ailleurs, une note du 7 août 1915 de la direction générale des Services du matériel commence par ces phrases :
« L’impérieuse nécessité de satisfaire sans délai aux besoins des armées empêche de continuer à se conformer strictement aux règles de la comptabilité des dépenses engagées. Il n’en est pas moins indispensable de mettre le ministre des Finances à même de réaliser les moyens de paiement des dépenses au fur et à mesure qu’elles s’engagent et de les réaliser chez les payeurs intéressés […] En conséquence, chaque fois qu’une Direction administrative donnera un ordre de commande, prescrira un achat, ou, d’une façon générale, engagera une dépense, elle devra remettre immédiatement à la Direction générale du contrôle une fiche indiquant la nature de la dépense, le montant évalué aussi approximativement que possible, la date et le lieu du paiement ».
11Mais la conclusion est la même : ces prescriptions ne furent pas observées par les services16.
12Il ressort de ces exemples que le ministère des Finances se trouve en quelque sorte en deuxième ligne : ce sont les administrations et les ministères dépensiers qui, les premiers, ne respectent pas les règles de gestion. Rien d’étonnant à cela : le travail des intendants et sous-intendants militaires est extrêmement difficile. Ainsi, au début de la guerre, le camp retranché de Paris ne disposait d’aucune réserve de nourriture ou d’équipement. Le sous-intendant Gruet, responsable de la sous-intendance B du camp retranché, est mis en disponibilité en 1916 pour les irrégularités de sa gestion. Entendu par la commission des marchés de la Chambre, il avance pour sa défense que les magasins étaient vides et qu’il a dû faire face à une situation où il lui était impossible de contrôler chaque offre. Ses arguments trouvent un écho dans le rapport du contrôleur militaire général Bossut qui avance le chiffre de 1 300 marchés conclus pour une valeur de 110 millions de francs entre août et décembre 1914 et qui tend à le disculper. De plus, les intendants et sous-intendants du cadre ayant été affectés dans les formations de l’avant, l’armée a fait appel, pour remplir ces fonctions à l’arrière, à des réservistes insuffisamment préparés : c’est le cas par exemple du sous-intendant Moureaux, conservateur des hypothèques dans le civil qui, affecté à la sous-intendance du Mans, a dû effectuer des achats se montant à plus de 100 000 F par jour durant les premiers mois de la mobilisation17.
13C’est donc dans la pratique des administrations et des services confrontés à la nécessité d’approvisionner coûte que coûte l’armée d’abord, les civils ensuite, que se produisent les manquements aux règles des marchés publics et que la tenue des écritures laisse sérieusement à désirer. Dès lors, que peut faire le ministère des Finances, sinon rappeler au règlement et finalement couvrir les sommes engagées, même de façon irrégulière, voire perçues par de véritables escrocs ? Sans même parler de l’impossibilité matérielle de contrôler cette masse énorme de tractations de tous ordres, il faut rappeler que tout retard dans l’approvisionnement, toute entrave, même justifiée en théorie, aux livraisons attendues, auraient d’abord été perçus comme une atteinte à la défense nationale. Quant aux avances aux industriels, elles engagent des sommes sans commune mesure avec celles versées par les intendants militaires mais sans plus de garanties. Le service des Poudres du ministère de la Guerre a ainsi passé 6 contrats avec la société des Forces motrices et usines de l’Arve entre septembre 1914 et 1916. La commission des Marchés estime que les avances de l’État, qui se chiffrent en millions, ont été à fonds perdus et elle relève de plus que les montages financiers et les fusions de société ont empêché l’administration des Finances de fixer exactement l’impôt sur les bénéfices de guerre18.
III. Une administration débordée
14Face à cette extension sans précédent des tâches de l’État, l’administration centrale des Finances est d’autant plus désarmée que ses effectifs ont été réduits et qu’aucun service supplémentaire19 n’a été créé durant le conflit. En janvier 1920, la direction du Personnel émet une note dans laquelle elle constate : « Tout le monde étant unanime pour constater que la situation au ministère des Finances était lamentable… les travaux de l’administration des Finances se sont accrus dans des proportions considérables. Le personnel a été réduit par la mobilisation ; il a été également réduit par les vacances qui se sont produites ; son rendement a été diminué par la fatigue générale et cependant il doit faire face à une tâche de plus en plus lourde20 ». En 1923 encore, Lasteyrie explique l’imprécision des chiffres sur les bons de la Défense nationale en circulation « par la hâte avec laquelle a dû être organisée, dès 1914, sans moyens adéquats de personnel et de matériel, une émission portant sur des quantités de titres sans précédent et reposant sur des pratiques entièrement nouvelles ». Comme les autres ministères, les Finances ont vu naître divers comités et commissions aux statuts et aux missions les plus divers. C’est par cet expédient et non par la création de nouvelles structures administratives que les questions nouvelles soulevées par la guerre et l’accroissement des missions de l’État ont pour la plupart été prises en charge21. Le Tableau général de la composition et des attributions des divers ministères22, publié le 2 février 1918, en comptabilise près de 300 en activité à cette date, dont 45 relèvent du ministère des Finances23 alors qu’en 1914, L’Almanach National n’y recensait que deux comités techniques et trois commissions… On trouve, au sein de ces organismes dont il n’est pas aisé de suivre la naissance, les motifs de la création, l’évolution et la disparition, des hauts fonctionnaires mais aussi des parlementaires et parfois des représentants des industries privées : chargés de résoudre des problèmes techniques, ils traduisent aussi par leur composition l’esprit de l’Union sacrée qui a prévalu pendant au moins les trois premières années de la guerre et qui s’incarnait ainsi hors du Parlement, dans les services de l’État. Quant aux fonctions attribuées aux commissions et comités rattachés aux Finances, elles révèlent les nouvelles conditions créées par la guerre et les nouvelles tâches de l’État : commissions sur la surveillance de la circulation monétaire, sur le régime des pensions militaires, sur les bénéfices de guerre, commissions liées aux conditions d’entrée et de sortie des produits contingentés (commission interalliée des dérogations aux prohibitions de sortie, sous-commission des mesures douanières de l’Office des produits chimiques, commission de la classification douanière des aciers, commission chargée d’étudier les différentes questions relatives à la masse des douanes). D’autres constituent plutôt des instances de réflexion que des lieux de décision comme la commission chargée d’étudier l’organisation de crédits propres à faciliter le relèvement économique des territoires atteints par l’invasion. D’autres enfin laissent perplexe quant à leur fonction au ministère des Finances, comme la « commission relative au régime des ateliers de salaison ». Il serait vain d’en poursuivre l’énumération. Leur création constitue avant tout, comme dans les autres ministères, une réponse aux problèmes nouveaux, imprévus qui surgissent quotidiennement de l’état de guerre, et une solution à la pénurie de personnel au sein des directions du ministère.
Conclusion
15On peut retenir que, durant la Grande Guerre, le principe de l’autorisation de dépenses par le pouvoir législatif a été au moins formellement respecté, tout en notant que le Gouvernement qui les demandait, pas plus que le Parlement qui les votait, n’avait les moyens de prévoir leur importance et de vérifier leur utilisation. Les efforts du Parlement pour contrôler au sein des commissions – commission du budget de la Chambre, commission des finances au Sénat et commissions d’enquête sur les marchés de guerre – n’ont eu que des résultats limités.
16Quant au ministère des Finances, les nécessités de la défense nationale l’ont placé dans une situation difficile et inédite. Face aux demandes sans cesse croissantes des ministères impliqués dans l’effort de guerre – principalement la Guerre, l’Armement, mais aussi le Commerce et l’Industrie – il ne pouvait guère que couvrir les dépenses engagées, sous peine d’apparaître comme un frein à la nécessaire mobilisation militaire et économique de la nation. Dans ces conditions, sa fonction de contrôle ne pouvait que passer au second plan et cela d’autant plus que les ministères dépensiers étaient dans l’incapacité de prévoir leurs besoins, même à court terme, et de faire respecter les procédures régulières sur lesquelles ce contrôle aurait dû s’exercer. En outre, pas plus que ceux des autres ministères, ses services n’étaient préparés à gérer les relations nouvelles qui s’instauraient entre les industriels et l’État. Seul acheteur des armements et des équipements, amené progressivement à organiser les achats à l’étranger pour le ravitaillement du pays en denrées alimentaires et en matières premières et à en assurer la répartition, l’État, par les sommes qu’il avançait aux industriels, s’était aussi fait prêteur, voire associé de certaines entreprises. Toutes ces activités ont donné lieu à des contrats dont le ministère des Finances n’était pas en mesure de vérifier les clauses ni d’y garantir les intérêts de l’État. Si, en outre, on prend en compte la levée des emprunts, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, et la pénurie de personnel, on ne s’étonnera pas des insuffisances de la gestion des finances publiques durant le conflit. Leurs effets se feront sentir après la guerre où ils participeront des difficultés des années 1920 et 1930. En se limitant à la période de la guerre proprement dite, on peut en revanche estimer que le laxisme de la gestion a été un des facteurs qui a permis la mobilisation économique et, ce faisant, participé à la victoire…
Notes de bas de page
1 Cité par Gaston Jèze, Les dépenses de guerre de la France, Dotation Carnegie pour la Paix, Paris, 1926, 215 p., p. 24.
2 Ibid., p. 27.
3 Le portefeuille des Finances n’a eu que trois titulaires pendant toute la guerre. Il est d’abord aux mains d’Alexandre Ribot du 26 août 1914 au 21 mars 1917. Celui-ci, devenu président du Conseil, le confie à Joseph Thierry (21 mars-12 septembre 1917). Louis-Lucien Klotz le reprend dans le gouvernement Painlevé et le conserve dans le cabinet Clemenceau.
4 Éditorial du 2 mai 1915.
5 Sur ce point, voir Fabienne Bock, Un parlementarisme de guerre, Belin, 349 p., 2002.
6 Inventaire de la situation financière de la France au début de la Treizième législature, décembre, Journal officiel, Documents parlementaires, Chambre, 1924, annexe n° 441.
7 Le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, réunit les principaux industriels français le 20 septembre 1914 à Bordeaux où le Gouvernement s’est replié.
8 Robert Pinot, secrétaire du Comité des Forges, a donné une vision idyllique de cette collaboration dans un livre de souvenirs, Le Comité des forges au service de la nation (août 1914-novembre 1918), Paris, 1919, 348 p.
9 À titre d’exemple, on peut noter que les bénéfices nets de la firme Hotchkiss passent de 1 572 000 F en 1913 à 14 057 000 en 1916 et 22 264 000 F en 1917 (Annuaire Desfossés, 1920).
10 Archives nationales, archives Albert Thomas, 94 AP 60, note non datée.
11 A. Claveille était jusqu’à cette date directeur des Chemins de fer de l’État. Il quitte la présidence de la commission des contrats pour devenir directeur des fabrications à l’Armement.
12 Créateur et directeur de l’Office du travail.
13 Les pouvoirs d’enquête donnent aux commissions des prérogatives qui avoisinent celles d’une enquête judiciaire.
14 Cf. F. Bock, Un parlementarisme..., op. cit. et « Les commissions d’enquête dans la tradition parlementaire française », communication au colloque du CIHAE, septembre 2006. Actes à paraître en 2012.
15 G. Jèze, Les dépenses de guerre..., op. cit., p. 201.
16 Ibid. p. 199.
17 Commission des marchés de la Chambre, procès-verbaux des auditions. Archives nationales, C 7736.
18 Rapport de la commission d’enquête, Journal officiel, Documents parlementaires, Chambre, 1919, annexe n° 7067, p. 3034. Sur l’ensemble des questions relatives aux marchés de guerre, voir F. Bock, Un parlementarisme..., op. cit.
19 La direction du Budget, la seule innovation de la période au ministère des Finances, n’a été créée qu’en 1919 ; cf. Nathalie Carré de Malberg, « La naissance de la direction du Budget et du Contrôle financier et les grandes étapes d’un développement contrasté », La direction du Budget entre doctrines et réalités, 1919-1944, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 2001, p. 65-105.
20 Cité par Nathalie Carré de Malberg, Ibid., p. 74-75.
21 Voir à ce sujet, Pierre Renouvin, Les formes du gouvernement de guerre, Dotation Carnegie pour la Paix, Paris, 1925, et Fabienne Bock, « L’exubérance de l’État », Vingtième Siècle, n° 3, juillet 1984, p. 41-51.
22 Ministère de la Guerre, publication du Bulletin officiel.
23 Certains de ces organismes constitués au début de la guerre ont déjà disparu à cette date, d’autres seront créés avant la fin de la guerre et le recensement, fort difficile, n’est sans doute pas exhaustif.
Auteur
Fabienne Bock est professeur émérite à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, (ACP). Elle a publié notamment Un parlementarisme de guerre – 1914-1918, Paris, Belin, 2002. Elle a contribué à divers ouvrages collectifs, en particulier : « Intérêt national et intérêts industriels : un aspect de la question de l’aluminium en France pendant la Grande Guerre », in La politique et la guerre, éd. Agnès Vienot/Noesis, 2002, p. 94-107, « Parlement, pouvoir civil, pouvoir militaire (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni) », in Encyclopédie de la Grande Guerre, sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker, Bayard, 2004, p. 495-508, « Clemenceau président de la commission des Affaires étrangères et de la commission de l’Armée du Sénat », in Clemenceau et la Grande Guerre, 1906-1929, Geste éditions, 2010 et Fabienne Bock et Thierry Bonzon, « Il faut que vous sachiez ce qui se passe chez nous… 246 lettres de militaires français au Parlement en 1917 » in Obéir/désobéir Les mutineries de 1917 en perspective, sous la direction de André Loez et Nicolas Mariot, La Découverte, 2008, p. 153-166.
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