Préface
p. V-X
Texte intégral
1Le présent ouvrage est la version, remaniée en vue de sa publication, d’un travail de recherche original, qui a constitué la pièce maîtresse du dossier présenté par Jean-François Eck pour soutenir sa candidature à une habilitation à diriger des recherches, présentée devant l’université de Paris X-Nanterre à la fin de l’année 2000. C’est une œuvre tout à fait comparable aux thèses d’État d’autrefois, portant sur un grand sujet qui n’avait pas encore attiré l’attention des historiens. En raison même de sa richesse et de sa complexité, il ne pouvait être traité et pleinement maîtrisé que grâce à une méthode de recherche rigoureuse, à une réelle finesse d’analyse et à une réflexion longuement mûrie.
2Fort de ses recherches antérieures sur le développement du dialogue franco-allemand au cours du xxe siècle, et sur les réactions que l’Allemagne a suscitées alors en France, dans le monde politique, dans les milieux d’affaires et dans l’opinion publique, Jean-François Eck consacre ici son attention aux relations que les entreprises françaises ont entretenues avec l’Allemagne pendant un quart de siècle après la seconde guerre mondiale. Une telle question se situe au confluent de deux spécialités historiques, l’histoire des relations internationales et l’histoire économique, qui l’avaient pourtant toutes deux ignorée. Certes les historiens des relations internationales prennent depuis longtemps en compte les facteurs économiques, les intégrant dans ces « forces profondes » qui pèsent sur les décisions des hommes politiques ou des diplomates : aussi cherchent-ils à saisir le jeu des acteurs privés susceptibles d’influencer la politique des États. Et dans son dernier ouvrage, Être historien des relations internationales (1998), René Girault les a invités à renforcer avec les historiens de l’économie une collaboration dans laquelle les uns et les autres avaient tout à gagner. Mais quand les historiens des relations internationales évoquent l’influence des acteurs de l’économie, ils parlent le plus souvent des « milieux d’affaires » ou des syndicats patronaux, ils s’intéressent aux banquiers, ils évoquent parfois la figure d’un grand entrepreneur, mais ils ne prennent presque jamais en considération les entreprises industrielles elles-mêmes. Or celles-ci ont joué un rôle dans les relations franco-allemandes, tout particulièrement en cette période cruciale qui va de la fin de la dernière guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1960.
3Mais à l’évidence ce livre relève davantage encore de l’histoire économique, plus précisément de l’histoire des entreprises : il part de l’idée que les rapports entre deux pays ne sont pas seulement des relations entre leurs États, mais aussi entre leurs entreprises, et il se fonde sur une riche documentation, qui est composée essentiellement d’archives d’entreprises, ou d’archives administratives concernant des entreprises. Dans ce domaine aussi la recherche de Jean-François Eck est pionnière, puisqu’il est le premier à avoir eu le projet ambitieux de faire une étude d’ensemble de tous les rapports (commerciaux, financiers, techniques, voire culturels…) que les firmes françaises ont pu entretenir avec celles d’un pays étranger. Une telle approche n’avait au mieux été tentée que dans le cadre de monographies, portant sur une grande firme, qui n’en donnaient donc que des vues partielles et singulières.
4Un tel sujet apparaissait hérissé d’obstacles. La première difficulté provenait du très grand nombre d’entreprises françaises ayant été en contact avec l’Allemagne. Il ne pouvait être question de les prendre toutes en compte, et il paraissait peu réaliste d’essayer de constituer un échantillon représentatif de l’ensemble. Jean-François Eck a retenu une « population » d’entreprises appartenant à des secteurs divers, en nombre limité certes mais suffisamment important pour que l’étude approfondie de leurs comportements vis-à-vis de l’Allemagne et la comparaison de leurs comportements face à ce pays fassent apparaître des tendances significatives. C’est ainsi que s’est construit ce livre qui se signale par sa nouveauté et sa richesse.
5Cette richesse et l’ampleur d’un sujet aux multiples facettes rendaient son traitement redoutable. Jean-François Eck, dans les deux premières parties de ce livre, présente une vue d’ensemble nuancée, reposant sur des analyses très fines de « l’intensification » des relations des entreprises françaises avec l’Allemagne, puis des « limites » de ces mêmes relations. À première vue, après un « point de départ » médiocre au lendemain même de la guerre, il s’est produit une réelle croissance des échanges commerciaux et financiers durant les années 1950, mais le mouvement paraît ensuite s’essouffler et les progrès se réduire principalement à des accords de coopération technique… En fait, pendant toute la période étudiée, les signes de progrès indéniables de ces relations se mêlent à bien des déceptions : les tentatives françaises n’ont pas toujours été couronnées de succès, et de grands projets concernant des entreprises comme Röchling ou BASF se sont même soldés par des échecs. A partir de 1956 la France connaît un déficit commercial chronique avec l’Allemagne, et le nombre d’implantations françaises en Allemagne a stagné (on en relève 85 en 1948, et 86 vingt ans plus tard)… Pour expliquer ce bilan mitigé, il convient de faire la part des contraintes qui s’exercent sur les entreprises, et de ce qui est dû à leurs stratégies.
6Jean-François Eck a donc tenu compte des principaux facteurs provenant de tout l’environnement économique, social et politique de ces entreprises qui ont pesé sur leur action. Ainsi, de par sa situation, l’Allemagne constitue pour elles un pays attractif : tout d’abord pendant les années 1945-1955 ses coûts salariaux plus bas qu’en France incitent les entreprises françaises à s’y implanter, puis l’augmentation du niveau de vie de ses habitants en fait un débouché commercial recherché. Mais à l’inverse les entreprises allemandes ont, surtout durant les premières années, résisté aux empiétements de leurs concurrentes françaises et veillé à sauvegarder leurs positions. De plus la présence en Allemagne de filiales de grandes sociétés anglo-saxonnes, américaines surtout, constituait un redoutable défi, capable d’entraver les initiatives françaises.
7Ensuite, la faiblesse des investissements français en Allemagne est due au manque de devises à la disposition des firmes, et plus largement à leur insuffisance de moyens financiers. En évoquant le problème du financement de la pénétration économique de l’Allemagne, l’auteur montre que les entreprises n’ont pas pu s’appuyer sur les grandes banques françaises, et que le rôle de celles-ci est demeuré très effacé jusqu’à la fin des années 1960. Pour obtenir des conseils, des services ou des financements, les entreprises ont donc eu recours à des banques privées allemandes comme Salomon Oppenheim, ou à des banques régionales, surtout alsaciennes, comme le Crédit industriel d’Alsace et de Lorraine, présidé par Jean Wenger-Valentin qui a joué un rôle particulièrement actif.
8Enfin l’État intervient constamment dans les relations de ces entreprises avec l’Allemagne. Ici encore Jean-François Eck enrichit d’approches nouvelles la grande question des rapports entre les entreprises privées et l’État, ou plutôt les nombreux segments de l’appareil économique d’État, y compris les autorités de tutelle, qui interviennent de manière souvent contradictoire tout au long de ces rapports franco-allemands, qu’il s’agisse des chefs de gouvernement et des hommes politiques, des ministres et des hauts fonctionnaires relevant des ministères des Affaires étrangères, des Finances, de l’Industrie, ou du Gouvernement militaire de la zone française d’occupation.
9Ainsi, au début de la période étudiée, le contrôle des changes est appliqué avec la plus grande rigueur, les autorités françaises d’occupation et le Trésor public rendent quasiment impossible tout transfert de fonds entre la France et l’Allemagne, ce qui ne peut que freiner considérablement l’engagement des entreprises françaises dans ce pays. Dans le même temps, de hauts fonctionnaires, comme Jean Filippi ou Paul Leroy-Beaulieu qui ont été successivement à la tête de la direction générale de l’Économie et des Finances du Gouvernement militaire, expriment leur volonté de promouvoir une politique industrielle susceptible d’accroître l’influence française en Allemagne. Ils poussent donc les entreprises françaises à prendre des participations financières importantes dans de nombreuses firmes allemandes, et ils critiquent leurs hésitations. Ces représentants d’un pouvoir très dirigiste avaient de grandes ambitions pour les entreprises françaises, mais l’État ne les aidait pas à les réaliser.
10Bien plus tard, alors même que le dirigisme s’est fortement relâché, l’État reste très présent dans le développement de ces relations. Ainsi en 1955 les pouvoirs publics jouent un rôle essentiel du côté français dans la création et la composition de la Chambre officielle de commerce franco-allemand, montrant ainsi leur volonté d’éviter qu’un contact direct entre des entreprises et des associations professionnelles des deux pays ne s’instaure hors de leur contrôle.
11Mais l’objectif de Jean-François Eck est plus encore de discerner tout ce qui relève directement de l’action des entreprises françaises face à l’Allemagne. En procédant à une analyse rigoureuse et approfondie des décisions et des motivations de leurs dirigeants, des raisons qui les ont incitées à s’intéresser à ce pays, il révèle comment un certain nombre d’entre elles ont mis en place, puis développé « de véritables stratégies allemandes », qui se sont manifestées de plusieurs manières, à la fois par des percées commerciales, par des investissements et par des échanges de technologies. Mais les stratégies de ces dirigeants ont été aussi indécises ou timides, et ils portent donc une part de responsabilité dans les mécomptes enregistrés en Allemagne. Souvent leurs objectifs sont demeurés flous, ils ont hésité à s’engager dans des actions à long terme, et ils n’ont risqué dans leurs interventions en Allemagne que des moyens chichement mesurés. Autant de comportements qui peuvent s’expliquer par leur méconnaissance de ce pays, qui demeure à leurs yeux un partenaire lointain, difficile à comprendre, où finalement il apparaît difficile de faire des affaires profitables.
12À vrai dire, il ne convient guère de parler d’une politique des firmes françaises vis-à-vis de l’Allemagne, car leurs comportements divers traduisent l’hétérogénéité du monde des entreprises. À côté du groupe Saint-Gobain, qui, fort de ses liens anciens avec l’Allemagne, suit dans ce pays une ligne de conduite claire et résolue, et d’autres grandes entreprises comme L’Air Liquide qui tentent une politique d’ensemble combinant conquête de marchés, investissements et recherche de nouveaux procédés techniques, il y a beaucoup de firmes, grandes ou moyennes, qui manifestent de l’intérêt pour l’Allemagne de manière beaucoup plus limitée et avec un dynamisme inégal…
13Les contacts des entreprises françaises avec l’économie allemande ont en retour exercé sur elles-mêmes une influence notable, qui avait été jusqu’ici négligée. L’étude des « retombées » provenant de ces relations avec le capitalisme allemand, menée dans la dernière partie de cet ouvrage, éclaire de manière remarquablement neuve l’histoire de nos entreprises. Celles-ci ont, on le sait, profondément transformé durant les années 1945-1970 leur taille, leur système de production, leur stratégie et leurs structures, apportant ainsi une contribution essentielle à la modernisation du pays, et les historiens cherchent depuis longtemps à expliquer ce processus de modernisation qui a renouvelé l’économie et la société françaises. Pour expliquer ces « choix d’une modernisation », faits au sein d’un vieux pays qui paraissait embourbé dans le malthusianisme et irrémédiablement condamné à la décadence, on a invoqué souvent le rôle nouveau de l’État modernisateur, d’autres ont mis plutôt en évidence les éléments de dynamisme qui demeuraient cachés au cœur de certaines entreprises françaises dès avant la seconde guerre mondiale, et enfin les historiens soulignent généralement l’influence décisive du modèle américain, diffusé par les missions de productivité et illustré en France par la présence de filiales des grandes sociétés américaines.
14Toutes ces interprétations ont leur valeur, mais Jean-François Eck y ajoute une touche supplémentaire en se posant la question suivante : les contacts de nos entreprises avec l’Allemagne n’auraient-ils pas eux aussi contribué à cette modernisation en poussant leurs dirigeants à certaines adaptations ? Et la modernisation économique et sociale de la France dans son ensemble n’aurait-elle pas été influencée par les attitudes ambivalentes de ceux-ci face à ce pays voisin ? Les relations bien particulières que nos entreprises ont entretenues depuis longtemps avec l’Allemagne, les sentiments de crainte, de défiance ou d’hostilité, mais aussi d’admiration, voire de fascination, que les firmes d’outre-Rhin inspirent à nos industriels, ne sont pas dus seulement aux effroyables guerres qui ont opposé les deux pays. L’Allemagne, peu après avoir réalisé son unité nationale, a rapidement acquis le statut d’une grande puissance économique, en dépassant la France avant la fin du xixe siècle, et ses entreprises ont été depuis lors des concurrentes redoutables pour les firmes françaises, c’est aussi un pays où les Français ont obtenu une zone d’occupation après 1945, avec lequel enfin ils ont jeté les premières bases de la Communauté économique européenne, puis collaboré au développement de l’Union européenne.
15L’auteur relève de nombreux signes témoignant de l’influence exercée effectivement par l’Allemagne sur les entreprises françaises après la seconde guerre mondiale, bien avant la vogue du modèle rhénan. L’implantation en Allemagne de groupes français n’a pas eu seulement pour effet d’accroître leurs marchés et leurs chiffres d’affaires, et aussi, de manière plus inégale, leurs bénéfices. Les filiales de Saint-Gobain et de Pont-à-Mousson ont servi de laboratoires pour se lancer dans les procédés les plus modernes de fabrication ou dans de nouvelles méthodes de gestion et d’organisation, qui ont ensuite été adoptés dans l’ensemble des usines de ces groupes : elles ont contribué à la modernisation de ceux-ci, et elles les ont aidés à faire « l’apprentissage de la multinationalisation ». C’est souvent au contact des entreprises allemandes que les dirigeants des entreprises françaises ont acquis une culture commerciale que leur formation d’ingénieurs ne leur avait pas donnée. Sur le plan social enfin, les industriels français, après avoir longtemps refusé la tradition allemande de la participation, ont commencé à l’accepter comme un facteur précieux de régulation sociale. Ce sont quelques cadres dirigeants, spécialistes des affaires allemandes dans les entreprises françaises, qui ont été les promoteurs de cette diffusion d’expériences venues d’outre-Rhin, et Jean-François Eck nous les fait découvrir, en s’appuyant sur les précieux témoignages de quelques-uns d’entre eux.
16Ces quelques observations ont pour but de signaler tout ce qu’apporte ce livre qui renouvelle l’histoire de nos entreprises et enrichit l’histoire des relations franco-allemandes. Il faut remercier l’auteur d’avoir ainsi ouvert de si fructueuses voies de recherche, et souhaiter que sa problématique et sa démarche soient appliquées à d’autres entreprises, comme les banques ou les entreprises publiques, et aussi qu’elles soient exploitées pour éclairer des périodes postérieures, jusqu’au temps présent, pour nous aider à comprendre les relations qu’ont eues par la suite les entreprises françaises et allemandes dans le cadre du développement de la Communauté économique européenne.
Auteur
Professeur émérite à l’Université de Paris X-Nanterre
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