La France, l’Europe et l’aide au développement
p. 183-188
Texte intégral
Introduction
1En ces temps que l’on dit troublés pour l’Europe, il est important de prendre conscience du rôle de leader qu’elle joue dans l’expression d’une solidarité à l’échelle mondiale. D’abord, parce que la coopération au développement est le domaine d’action qui symbolise le mieux les valeurs fondatrices du projet européen : respect de l’autre, engagement, solidarité. Ensuite, parce que la mondialisation a conduit à un rapprochement inévitable entre les pays en développement et l’Europe : leur bien-être et le nôtre, leur stabilité et la nôtre, leur avenir et le nôtre sont de plus en plus intimement liés.
2Les défis auxquels l’Europe doit faire face dans le monde d’aujourd’hui sont trop importants et trop complexes pour qu’un État membre, quel qu’il soit, puisse les relever seul. L’Europe n’a pas d’autre choix que de mener une politique cohérente, concertée, coordonnée, fondée sur des valeurs partagées et une vision commune du développement.
3Et la France l’a bien compris, comme l’illustre un document du ministère des Affaires étrangères daté de 2010 et intitulé « Quelle politique européenne pour le développement ? » :
« Parce qu’elle est convaincue de l’opportunité et de la valeur ajoutée d’une action européenne en matière de développement, la France a fait le choix d’inscrire sa politique d’aide au développement dans un cadre européen et a toujours œuvré pour l’affirmation de cette compétence de l’Union ».
4C’est une déclaration forte ! Je ne suis pas convaincu que tel ait été toujours le cas. Pendant longtemps, la France a montré une certaine méfiance, un certain désintérêt à l’égard de la politique communautaire. Ce n’est plus le cas depuis quelques années. Sans doute en raison de la prise de conscience qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’influencer les politiques globales ou le débat international en dehors d’une Europe forte, coordonnée. Sans doute aussi en raison du fait que plus du quart de l’aide française transite aujourd’hui par le canal européen. Les autorités françaises ont donc certainement pensé qu’il était souhaitable de participer plus activement à la définition de la politique européenne et de l’influencer de l’intérieur.
5Lorsque je regarde en arrière, je crois que ce qui caractérise cette période 1995-2010, c’est qu’elle a été le point culminant d’une réflexion qui a conduit à une véritable centralité du développement. Et, autour de cette centralité, se sont articulées toutes les réponses à long terme aux défis de la mondialisation. Le développement est aujourd’hui la meilleure réponse structurelle aux questions de migration, de sécurité, de protection des ressources naturelles de la planète, et tout simplement de stabilité internationale.
6Le développement est devenu fondamentalement politique.
7La conscience du long terme a prévalu.
8J’ai le sentiment que c’est cette dimension politique qui, au niveau européen, sous-tend (même si ma présentation est nécessairement schématique) les trois événements majeurs qui ont caractérisé cette période :
l’accord de Cotonou,
le consensus européen,
le traité de Lisbonne.
I. L’accord de Cotonou
9Conclu dans la nuit du 3 février 2000, il constitue l’aboutissement d’un long processus, engagé dès 1996 avec la publication du livre vert de la Commission sur les relations UE-ACP, poursuivi à travers le vaste débat qu’il a suscité, pour se conclure par la négociation proprement dite, qui fut longue et difficile. Longue et difficile car, les résultats mitigés de vingt-cinq années de coopération, les bouleversements internationaux et l’importance des situations de pauvreté imposaient de revoir fondamentalement les objectifs, les instruments et la pratique de la coopération.
10Sans entrer dans tous les détails de cet accord, il y a trois innovations fondamentales que je voudrais rappeler :
11D’abord, le renforcement de la dimension politique du partenariat : l’aide extérieure ne peut avoir un impact significatif en dehors d’un environnement politique stable, respectueux des droits de l’homme, de l’État de droit, des principes démocratiques et de la bonne gouvernance (y compris la lutte contre la corruption).
12Ensuite, l’association au partenariat de nouveaux acteurs : une grande leçon du débat sur le livre vert a résidé dans la valeur ajoutée considérable que représente l’association de la société civile au processus de développement. C’est, après tout, un élément essentiel de consolidation des processus démocratiques. Un partenariat ambitieux devait sortir de la relation puissance publique à puissance publique. C’est dans cet esprit que Cotonou contient des dispositions particulièrement innovantes fondées sur l’information et la consultation de la société civile, l’appui institutionnel à cette société civile, ou l’accès direct aux ressources communautaires qui lui est désormais ouvert.
13Enfin, l’engagement d’une nouvelle démarche de coopération commerciale : ce fut le domaine le plus difficile et le plus controversé de la négociation, et au-delà.
14Les négociateurs sont partis d’un triple constat :
Depuis trente ans, les pays ACP avaient bénéficié de préférences commerciales unilatérales sur le marché communautaire qui se sont érodées et n’ont favorisé ni la production, ni la diversification, ni l’accroissement des exportations. Au contraire, les pays ACP ont perdu des parts de marché en Europe au bénéfice de leurs concurrents d’Asie et d’Amérique latine qui ne bénéficiaient pas des mêmes préférences.
La pauvreté, en Afrique notamment, s’est accrue.
Le régime de préférences commerciales n’était plus compatible avec les règles de l’OMC.
15La seule solution permettant de maintenir les avantages acquis et en même temps de créer un environnement stable et prévisible capable d’encourager les opérateurs économiques et les investisseurs potentiels a semblé être la négociation d’accords de partenariat économique (APE) qui visent à libéraliser progressivement les échanges de façon réciproque mais asymétrique.
16La France, qui est le principal contributeur au FED (25 %) et dont l’intérêt pour le continent africain est essentiel, a naturellement pris une part très active à l’ensemble de cette négociation.
17Aujourd’hui, ce sont 145 pays qui bénéficient de l’aide communautaire, en plus de ce que font les États membres bilatéralement. Mais, c’est clairement l’accord de Cotonou qui demeure la référence, car il s’agit de l’exemple le plus élaboré et le plus perfectionné de la politique européenne de développement, et le seul exemple au monde d’un accord de coopération négocié entre un groupe de pays industrialisés et un groupe de pays en développement.
II. Le consensus européen
18C’est un véritable bouleversement dans la politique européenne de développement.
19Le consensus européen est une décision historique prise le 20 décembre 2005 par les chefs d’État et de gouvernement, le Parlement et la Commission. Pour la première fois en 50 ans de coopération, le consensus fédère les États membres et la Commission autour d’une vision commune du développement, vision fondée sur des valeurs, des principes et des objectifs communs et des moyens considérablement accrus. Il était temps !
20L’Europe est depuis longtemps le premier donateur dans le monde (55-60 % de l’APD). L’Europe est le plus grand partenaire commercial des pays pauvres et importe plus de produits agricoles en provenance des pays en développement que les États-Unis, le Japon et le Canada réunis.
21Cet effort considérable ne lui avait jamais donné la capacité d’influence, le rôle et la visibilité qui auraient dû être les siens sur le terrain du développement. On a trop longtemps laissé à d’autres, outre-Atlantique, le soin de définir la politique, de faire la diplomatie, et on s’est contenté d’en payer les conséquences : Europe tiroir-caisse !
22D’ailleurs, lorsqu’on se trouvait en dehors du microcosme communautaire et que les gens vous demandaient : « Mais, au fait, c’est quoi la politique européenne de développement ? » Force était de leur avouer qu’elle n’existait pas. Il y avait la politique française de développement, la politique britannique, celle de la Commission, etc. Mais pas de politique européenne.
23Il était temps de légitimer une réalité statistique en la transformant en un projet politique. C’est ce que fait le consensus européen, qui comporte deux parties :
la première partie constitue le cadre de valeurs, d’objectifs, de principes partagés, de méthodes et de moyens au sein desquels les États membres et la Commission mettent en œuvre leurs politiques de développement. L’objectif central, c’est la réduction de la pauvreté. Les principes reposent sur les concepts d’appropriation, de partenariat, d’alignement, de dialogue politique, de cohérence. Quant aux moyens, le consensus confirme les engagements pris par les chefs d’État d’atteindre 0,7 % d’aide publique par rapport au revenu national en 2015 ;
la deuxième partie du consensus donne les orientations pour la mise en œuvre de la politique de développement au niveau communautaire par la Commission à qui un certain nombre d’avantages comparatifs sont reconnus dans certains domaines : appui aux réformes économiques et institutionnelles, les infrastructures, l’intégration régionale, l’agriculture, l’environnement…
24La France a joué dans la négociation du consensus un rôle essentiel. Je me souviens que le jour où je me suis trouvé devant le groupe compétent du Conseil pour présenter la proposition de la Commission, le jour même, sept États membres (les Scandinaves, les Hollandais, les Anglais… en particulier) venaient d’adresser une lettre commune au commissaire en charge du développement pour lui dire que ce dont ils voulaient discuter, c’était d’orientations pour la Commission, et certainement pas d’orientations qui engageraient aussi les États membres.
25Grâce à la France, mais aussi aux nouveaux États membres, la proposition de la Commission a finalement été acceptée.
26Sans doute les défis sont-ils considérables pour traduire concrètement cette vision européenne dans les faits. Mais le consensus a fondamentalement transformé la façon de travailler au niveau européen. Dans le passé, lorsque la Commission présentait une proposition au Conseil des ministres, les conclusions arrêtées par le Conseil s’appliquaient à la Commission pour les ressources qu’elle gère, et à la Commission seule. Aujourd’hui, elles engagent aussi les États membres pour leur politique bilatérale.
27En fait, tout est affaire de volonté politique.
28Le consensus implique des changements de culture et de comportement qui créent encore, et c’est compréhensible, des résistances d’appareil. Chacun a encore parfois tendance à penser qu’il est meilleur que son voisin et est donc peu enclin à fondre son action dans une vision européenne. Mais « le momentum » est là.
29Et ceux qui, de temps à autre, auraient encore tendance à freiner, devraient méditer ce proverbe africain empreint d’une grande sagesse : « Celui qui pagaie contre le courant qui le porte fait rire le crocodile ».
III. Le traité de Lisbonne
30Entré en vigueur le 1er décembre 2009, le traité de Lisbonne, au-delà des nouvelles règles qu’il introduit quant au fonctionnement interne de l’Union, introduit des dispositions particulièrement innovantes quant au volet extérieur. Il a pour ambition de faire de l’Union un acteur influent sur la scène internationale, un acteur fort, ambitieux, s’exprimant d’une seule voix. Certains exemples récents permettent de douter de la faisabilité d’une telle ambition. Chacun jugera. Mais tel n’est pas le propos. Le propos ici est de mesurer l’impact du traité sur la politique européenne de développement.
31À cet égard, le traité contient sans doute quelques dispositions utiles comme celles consacrant l’objectif central d’éradication de la pauvreté ou celles relatives à la cohérence, la complémentarité et la coordination.
32Mais c’est essentiellement au plan institutionnel que le traité innove avec la création de cette espèce de personnage bicéphale, haut représentant de l’Union pour les relations extérieures assisté d’un service extérieur diplomatique, et en même temps, vice-président de la Commission en charge des relations extérieures.
33La France a plaidé pour que ce service extérieur (qui n’est pas un service de la Commission) soit en charge, sous l’autorité du haut représentant, de l’allocation de l’aide par pays et de la programmation stratégique. Elle a eu gain de cause puisque tel sera le cas. Je respecte cette position, mais elle n’est pas la mienne. Bien sûr, le développement est un élément essentiel de la politique étrangère et de sécurité commune. Mais le développement ne peut se concevoir que dans une vision de long terme. Ce n’est pas le cas de la politique étrangère qui souvent impose d’agir dans le court terme, face à des situations de crises.
34Mélanger les deux ou, pour être plus précis, subordonner le développement ou l’instrumentaliser pour les objectifs de politique étrangère n’est pas sain.
35Quelles que soient les déclarations qui se veulent apaisantes de quelques personnages bien-pensants, ma crainte d’instrumentalisation du développement demeure inchangée. Nous verrons dans un futur proche comment tout ceci se mettra en place et si les « diplomates » et les « développeurs » auront l’intelligence de travailler ensemble, au service du même objectif : lutter contre la pauvreté. Mais entre eux les tensions demeurent vives.
36Nous nous sommes trompés dans le passé, et sans doute nous trompons-nous encore de temps à autre aujourd’hui. Nul ne détient la vérité du développement ; cela se saurait ! Et Voltaire en était bien conscient, lui qui, il y a 250 ans, écrivait, en pensant à nous, à vous : « Nous tromper dans nos entreprises, c’est à quoi nous sommes sujets. Le matin on fait des projets, et le reste du temps des sottises. »
Auteur
Bernard Petit est directeur général honoraire de la Commission européenne, consultant pour la fondation Bill et Melinda Gates, président du conseil d’administration de la fondation TuBerculosis Vaccin Initiative (TBVI) et membre du conseil d’administration de la Fondation pour les études et la recherche sur le développement international (FERDI). Il a servi pendant 37 ans à la Commission européenne (1971-2008), exclusivement sur les questions de développement. Il a notamment exercé les fonctions de directeur des politiques globales et sectorielles, a été responsable de plusieurs divisions traitant en particulier des financements, de la programmation, des politiques macroéconomiques, de l’appui budgétaire et de la prospective. Responsable de la “Task force”, il a été chargé de la négociation de l’accord de Cotonou (1998-2000) et négociateur en chef de la première révision de cet accord (2004-2005). Il a occupé les fonctions de directeur général adjoint de la direction générale du Développement jusqu’en décembre 2008. Bernard Petit est titulaire d’un doctorat de spécialité de droit européen de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, diplômé du centre universitaire d’études des Communautés européennes de la Faculté de droit de Paris et de l’École supérieure de commerce de Marseille. Il est chevalier de l’Ordre national du mérite.
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