L’Europe, la politique commerciale et le développement depuis la création de l’OMC
p. 141-162
Texte intégral
Introduction
1Il peut sembler contre-intuitif de concevoir la politique commerciale comme une politique de développement. Du moins, si l’on a une vision mercantiliste des échanges, où l’objectif est l’accumulation de richesses au moyen d’excédents commerciaux. Cette même vision qui, en France, au XVIIe siècle, à l’apogée du colbertisme, avait abouti à la création par Richelieu des premières compagnies coloniales, demeure. Certes, les négociations commerciales portent toujours sur l’accès aux marchés mais le commerce n’est plus conçu comme un jeu à somme nulle : dès le XVIIIe siècle, avec la théorie de l’avantage absolu d’Adam Smith1, puis au début du XIXe siècle, avec la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo2, les économistes ont prôné la spécialisation des économies et le commerce international pour le bénéfice mutuel des participants. D’ici à faire du commerce international un moteur du développement économique, il n’y avait qu’un pas, rapidement franchi par les économistes et les politiques.
2Le commerce pacificateur a ainsi succédé au commerce grégaire. En 1748, dans De l’Esprit des lois, Montesquieu soulignait que « partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces3 ». Si l’un des objectifs de la politique de développement est la diffusion des « mœurs douces », alors la politique commerciale peut y contribuer. D’ailleurs, l’objectif du Millénaire pour le développement n° 8 prévoit « la mise en place d’un système commercial et financier ouvert, réglementé, prévisible et non discriminatoire » comme instrument d’un partenariat global pour le développement.
3La Communauté européenne, elle-même, a été fondée sur l’idée que la paix, la reconstruction et le développement économiques devaient se faire à partir de solidarités de fait dans le domaine commercial. Par la mise en commun des productions de charbon et d’acier, puis l’élargissement de l’intégration sectorielle à l’économie tout entière, les pères fondateurs de l’Europe souhaitaient rendre toute guerre entre pays européens non seulement impensable, mais matériellement impossible4. Puis, lorsque l’Europe réconciliée et enfin réunie a voulu se projeter sur la scène internationale, elle l’a fait au moyen de la politique commerciale, véritable « fer de lance » de sa politique étrangère5. De fait, alors que les politiques étrangères et de défense demeuraient des prérogatives individuelles des États membres, la politique commerciale était une politique véritablement commune6. À l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Union européenne parle d’une seule voix, ce qui n’est pas le cas dans le système des Nations unies ou dans les autres forums globaux de la gouvernance économique et politique.
4Pour ces raisons organiques, l’Union européenne a eu une vision extensive du contenu et des objectifs de sa politique commerciale. Notamment, l’attribution de préférences tarifaires et la promesse d’une plus grande intégration commerciale ont constitué l’un des principaux vecteurs de la politique de développement de la Communauté européenne. Toutefois, ces préférences se sont érodées avec le temps et ont été remises en cause par la création de l’OMC et le retour en force du principe de non-discrimination. Il a donc fallu que l’Union européenne repense le lien entre politiques commerciale et de développement, et écarte les préférences tarifaires unilatérales au profit d’accords commerciaux régionaux réciproques. Toutefois, la crise de 2008 et ses conséquences géopolitiques, dont l’accélération du transfert de l’offre et de la demande vers les pays émergents, ont mis à mal l’idée européenne du développement, incitant l’Europe à repenser l’aide au commerce et le rôle des politiques publiques.
I. L’érosion des préférences tarifaires communautaires
5Pour des raisons historiques, les pays européens ont cherché à maintenir des relations commerciales privilégiées avec un certain nombre de pays en développement (PED). Cela s’est traduit, lorsque la politique commerciale est devenue une politique communautaire, par un système de préférences tarifaires communes. Bien qu’en contradiction avec le principe de non-discrimination à la base du système commercial multilatéral, ces préférences ont été tolérées pour aider au développement. Toutefois, la création de l’OMC a changé la donne : les préférences communautaires se sont peu à peu érodées et ont été remises en cause à la fois par la doctrine et par les juges.
A. Du principe de non-discrimination au système des préférences tarifaires
1. Le GATT et le principe de non-discrimination
6Le General agreement on tariffs and trade (GATT) de 1947, qui constitue la base du système commercial multilatéral de l’après-guerre, repose sur le principe de non-discrimination. Ce principe a deux piliers : la clause de la nation la plus favorisée (art. I du GATT) et le traitement national (art. III du GATT). En vertu de la première, un pays ne peut discriminer entre produits importés d’origines différentes ; en vertu du second, un pays ne peut discriminer entre ses propres produits et ceux importés (une fois les droits de douane affranchis). En d’autres termes, les produits similaires doivent être traités de la même façon, qu’ils soient importés ou non, et quelle que soit leur origine – dans la mesure, bien entendu, où ils sont originaires d’un pays signataire du GATT.
7L’idée sous-jacente est de laisser pleinement jouer les avantages comparatifs et de ne pas créer de distorsion de concurrence entre partenaires commerciaux. Ce principe respecté, les restrictions quantitatives aux échanges étant interdites (art. XI du GATT), la seule variable demeure les droits de douane, dont le niveau doit être progressivement réduit au cours de cycles de négociations multilatérales (les « rounds » du GATT). Le GATT prévoit toutefois un certain nombre d’exceptions au principe de non-discrimination, dont celles générales de l’article XX liées à l’environnement, la santé publique, la sécurité nationale, etc. et celles de l’article XXIV liées aux accords commerciaux régionaux (union douanière, zone de libre-échange, et accord provisoire visant à l’établissement d’une union douanière ou d’une zone de libre-échange) auxquelles sont attachées certaines conditions de mise en œuvre.
8Pour les États-Unis, il s’agissait également de gagner l’accès aux marchés des anciennes colonies des puissances européennes, et de respecter les termes du mandat de négociations du président conféré par le Congrès : négocier des accords commerciaux sur une base de réciprocité. Or, la réciprocité des concessions ne peut être garantie que si toute nouvelle concession faite à une tierce partie est immédiatement étendue aux parties de l’accord initial – ce que garantit la clause de la nation la plus favorisée.
2. Le retour des préférences au profit du développement
9Très rapidement, toutefois, le principe de non-discrimination a été mis à mal par les parties contractantes du GATT. Par exemple, l’exception de l’article XXIV sur les accords régionaux a été interprétée de façon extensive pour autoriser, entre autres, l’intégration européenne dans un contexte de guerre froide où prévalaient les considérations géopolitiques. Alors que les droits de douane étaient progressivement réduits, de nouvelles barrières (dites « non tarifaires ») sont apparues qui, faute de consensus pour amender le GATT, ont été traitées dans des accords plurilatéraux dont la discipline ne s’imposait qu’à leurs signataires. Dans les années 1970, un « GATT à la carte » s’est ainsi progressivement imposé.
10De manière coïncidente, certaines voix se sont élevées en faveur de la révision du GATT pour mieux prendre en compte les besoins spécifiques des PED. Dès 1954, l’idée d’un traitement spécial et différencié (TSD) est introduite dans l’article XVIII relatif aux aides de l’État en faveur du développement économique et, en particulier, aux considérations liées à l’équilibre de la balance des paiements. En 1965, la partie IV du GATT a été ajoutée, qui porte sur le commerce et le développement et met définitivement de côté le principe de non-discrimination lorsqu’il s’agit des relations entre pays développés et PED. Depuis, tous les accords conclus dans le cadre des négociations commerciales multilatérales ont reconnu et élaboré le concept de TSD en faveur des PED, qui fait l’objet de négociations particulières dans le cadre du dernier cycle de négociations multilatérales lancé à Doha en 2001.
11Par ailleurs, l’idée d’accorder des droits de douane préférentiels aux PED pour accéder aux marchés des pays développés s’est progressivement imposée. Directement inspirées de la théorie économique des « industries dans l’enfance » (infant industries), les préférences tarifaires devaient permettre aux industries des PED de s’adapter aux exigences de la concurrence internationale : d’une part, ces industries gagnaient un accès privilégié aux marchés des pays les plus riches, grâce à des droits de douane moins élevés que ceux imposés à leurs concurrents des pays développés ; d’autre part, le marché national demeurait protégé en l’absence de concessions tarifaires réciproques. La conjugaison de ces deux effets devait permettre aux entreprises des PED de véritablement « décoller », c’est-à-dire atteindre une masse critique autorisant des gains de compétitivité et avoir les moyens de faire face à la concurrence internationale.
12Les parties contractantes du GATT ont ainsi adopté, d’abord à titre provisoire (décision du 25 juin 1971) puis à titre permanent (décision du 28 novembre 1979, dite « clause d’habilitation »), une dérogation à la clause de la nation la plus favorisée pour établir des systèmes de préférences généralisés (SPG) en faveur des pays en développement7. Dès 1971, la Communauté européenne a notifié la création d’un SPG au GATT, suivie des États-Unis en 1974 ; il existe aujourd’hui près d’une vingtaine de SPG notifiés. Ces systèmes se sont ensuite complexifiés pour introduire différents niveaux de préférences. Par exemple, dès l’accord de Lomé de 1975 – le premier d’une série, la Communauté européenne a attribué des préférences supplémentaires aux pays d’Afrique, Caraïbes et Pacifique (ACP), modifiées en 2000 par l’accord de Cotonou. Un régime particulier est également réservé, depuis 2006, aux PED qui respectent certaines conventions internationales relatives notamment à l’environnement et aux droits du travail (SPG+), ou aux pays les moins avancés (PMA – Tout sauf les armes, 2001).
B. La création de l’OMC et la remise en cause des préférences tarifaires
1. La création de l’OMC et le changement de la donne multilatérale
13La création de l’OMC, à l’issue du cycle de l’Uruguay (1986-1994), a fondamentalement changé la donne du commerce international et sa gouvernance. Les préférences tarifaires et autres exceptions au principe de non-discrimination, consenties de façon unilatérale et parfois avec une certaine légèreté au regard du droit, allaient désormais être passées au crible pour au moins trois raisons.
14D’abord, l’accord de l’OMC a élargi la discipline multilatérale à de nouveaux domaines, tels que les textiles et l’agriculture, qui représentent l’essentiel des exportations des PED et donc des secteurs susceptibles de faire l’objet ou non de préférences tarifaires. Avant l’accord de l’OMC sur les textiles et les vêtements, par exemple, la négociation bilatérale de contingents d’importation était la règle : ce n’est qu’après 1995 que l’intégration des vêtements et textiles dans les règles du GATT 1994 s’est faite de manière progressive. Tant que la discipline multilatérale ne prévalait pas, aucune partie contractante du GATT ne pouvait contester ces préférences.
15Ensuite, le mémorandum d’accord de l’OMC relatif aux règles et procédures régissant le règlement des différends a considérablement renforcé le caractère juridictionnel du système commercial multilatéral. Certes, le GATT de 1947 prévoyait déjà une procédure de règlement des différends avec la possibilité de sanctions, mais sa jurisprudence était essentiellement « diplomatique », c’est-à-dire soumise à la bonne volonté des parties : la règle du consensus prévalait, et toute partie contractante du GATT pouvait bloquer la procédure au moment de l’initiative du différend, de l’adoption du rapport du groupe spécial, ou des sanctions8. De fait, en près de 50 ans de GATT, jamais sanctions n’avaient pu être prises9. L’OMC a bouleversé les règles en imposant l’automaticité de la constitution d’un groupe spécial, de l’adoption de son rapport ou des sanctions sauf consensus inverse. En contrepartie, un organe d’appel a été mis en place et les délais de procédure ont été encadrés. Ce renforcement du caractère juridique du règlement des différends a permis aux PED d’avoir un accès plus équitable au juge de l’OMC et aucun sujet – aussi sensible politiquement que les préférences tarifaires – n’était désormais à l’abri d’une affaire.
16Enfin, l’OMC a renforcé l’universalité du système commercial multilatéral avec 153 membres aujourd’hui contre 23 parties contractantes à l’origine du GATT. Surtout, les PED représentent une large majorité des membres de l’OMC, et donc le conflit potentiel entre règles multilatérales et systèmes de préférences est apparu de manière plus flagrante. Ceux qui ne bénéficiaient pas des préférences mais ne pouvaient s’en plaindre dans le cadre du GATT le pourraient désormais dans le cadre de l’OMC. Avec l’universalisation de l’OMC, la marge de manœuvre pour toute discrimination se réduisait et le risque de différend impliquant des PED s’accroissait.
2. La triple remise en cause des préférences
17Dans ce contexte, les préférences tarifaires ont fait l’objet d’une triple remise en cause : mécanique, juridique et idéologique.
18D’abord, les préférences tarifaires ont été remises en cause de façon mécanique : entre la création du GATT (1947) et celle de l’OMC (1994), la valeur moyenne des tarifs douaniers est passée de 38 % à 4 %10. En d’autres termes, au fil des cycles de négociations multilatérales et de la réduction des tarifs, l’avantage conféré par les préférences tarifaires s’est érodé. Le succès du GATT s’est par ailleurs combiné avec une multiplication des traitements différenciés accordés en dehors des préférences aux PED, et notamment dans le cadre des accords commerciaux bilatéraux et régionaux. L’exception prévue par les économistes du développement dans les années 1970 n’était plus aussi exceptionnelle dans la mesure où toutes les parties contractantes du GATT étaient par ailleurs membres d’un ou plusieurs accords commerciaux régionaux.
19Ensuite, conséquence logique du renforcement du caractère juridictionnel de l’OMC et de l’accès accru d’un plus grand nombre de PED au règlement des différends, le système de préférences tarifaires est devenu l’objet de plaintes et de condamnations en jugement. Un an à peine après la création de l’OMC commençait la fameuse « guerre de la banane » qui a ébranlé le système de préférences de l’Union européenne. En effet, les décisions de 1971 et 1979 avaient autorisé les pays développés à instaurer des SPG « sans réciprocité ni discrimination, qui seraient avantageux aux PED ». Toutefois, tous les PED n’ont pas bénéficié des mêmes préférences. Dans l’affaire de la banane, l’Union européenne, qui privilégiait ses partenaires ACP, a été condamnée à plusieurs reprises durant les quinze ans de bataille juridique (1996-2010)11. Dans une autre affaire de 2003-2004, l’Inde a contesté la légalité des « régimes spéciaux d’encouragement » de l’Union européenne, et en particulier le régime encourageant la lutte contre le trafic de drogue, qui avait pour résultat d’accorder à quelques pays bénéficiaires des réductions tarifaires supérieures à celles du régime général de préférences12. Dans un premier temps, le groupe spécial a donné raison à l’Inde et jugé que le SPG européen était contraire à l’article I du GATT et non justifié en vertu de la clause d’habilitation de 1979, rejetant toute forme de différenciation entre PED au sein des SPG13. Dans un second temps, toutefois, l’organe d’appel a renversé ce jugement et interprété la clause d’habilitation comme autorisant une telle différenciation, sous réserve qu’elle soit basée sur des critères objectifs et ait vocation à répondre de manière positive aux besoins spécifiques du développement, des finances et du commerce d’un pays ou d’un groupe de pays en développement. Si la décision de l’organe d’appel dans l’affaire du SPG européen a donc ouvert la voie à la différenciation entre PED au sein des systèmes de préférences, il reste à déterminer quels critères pourraient satisfaire le test d’objectivité évoqué par l’organe d’appel.
20Enfin, les préférences tarifaires ont été remises en cause par une évolution de la doctrine économique qui a mis en exergue leurs effets pervers. En particulier, les pays développés ont longtemps exclu des préférences tous les produits qu’ils jugeaient « sensibles » (si ce n’est ouvertement, parfois en jouant des règles d’origine), en particulier dans le domaine de l’agriculture, avec pour conséquences :
une moindre diversification de la production dans les PED ;
une concentration de l’activité sur les segments de la chaîne de production où la valeur ajoutée est la plus faible – à cause notamment de l’échelonnement des tarifs (tariff escalation) ;
une spécialisation dans les secteurs négligés par les pays développés (pour des raisons de rentabilité, de dotation naturelle ou de climat : produits exotiques et matières premières).
21Par ailleurs, les régimes de préférences tarifaires ont eu un effet de cliquet : les pays bénéficiaires de préférences ont fondé leur compétitivité sur les prix et sont devenus dépendants de l’attribution de ces préférences pour leurs exportations. Ozden et Reinhardt ont ainsi pu parler de véritable « perversité » des préférences14. De plus, les préférences unilatérales consenties par les pays développés n’ont pas incité les pays bénéficiaires à faire eux-mêmes des concessions tarifaires. Or, ce sont les pays qui libéralisent qui recueillent les bénéfices de la croissance. Sans surprise, les pays qui ont le plus bénéficié des préférences sont ceux où la croissance a été la plus faible ; les pays qui se sont vus retirer les bénéfices des préférences ont pour leur part connu une croissance plus soutenue dès ce retrait, ayant dû faire l’effort d’adapter leur structure productive aux exigences de la concurrence internationale15. Les préférences ont également bouleversé la logique et l’équilibre des négociations commerciales multilatérales : dépendants des concessions unilatérales des pays développés (préférences), les PED se sont retrouvés en position de faiblesse dans les négociations du GATT puis de l’OMC. Enfin, les préférences tarifaires ont eu des effets de détournement de commerce préjudiciables aux PED et au développement des échanges Sud-Sud.
II. La nouvelle vision européenne du développement lié au commerce
22La condamnation de l’Union européenne dans l’affaire des bananes a sonné le glas du système de préférences mis en place dans les années 1970. L’accord de Cotonou (2000), qui a remplacé celui de Lomé, a prévu le passage à une nouvelle forme de coopération commerciale basée sur des accords de partenariat économique : le régionalisme et la réciprocité ont ainsi succédé aux préférences unilatérales, en même temps que l’Union a adopté une vision plus intégrée des politiques commerciale et de développement.
A. L’intégration régionale, nouvel instrument de préférence
1. Le régionalisme et le retour de la réciprocité
23Le système de préférences tarifaires de l’Union européenne, hérité des années 1970, était fondé sur l’idée d’une ouverture asymétrique des marchés, qui devait permettre aux industries dans l’enfance des PED de se développer et de substituer des produits domestiques aux importations tout en conservant un accès privilégié aux marchés de partenaires commerciaux plus avancés. Toutefois, la pratique a montré les limites de cette approche (voir section ci-dessus). Donc, au-delà de sa condamnation par l’organe de règlement des différends de l’OMC, l’Union européenne avait de solides raisons pour changer le paradigme de sa politique commerciale à l’égard des PED. L’accord de Cotonou (2000) a consacré ce changement en prévoyant, à l’horizon 2008, le retrait des préférences accordées aux pays ACP au profit de nouveaux accords de partenariat économique (APE) basés sur la réciprocité : afin d’éviter les effets pervers des préférences, les PED s’engagent à baisser leurs barrières douanières ; et afin d’éviter les effets de détournement de commerce préjudiciables au commerce Sud-Sud, les barrières entre PED signataires d’un même accord sont également levées. Il s’agit donc d’une véritable intégration régionale avec ses dimensions verticales et horizontales. Du point de vue juridique, l’Union européenne sort son régime de préférences du cadre de la clause d’habilitation de 1979 pour le placer dans le cadre de l’exception de l’article XXIV du GATT (et V du General agreement on trade in services – GATS) et se conformer au droit de l’OMC. Afin de donner du temps aux négociations des APE (2000-2008), l’Union européenne a obtenu des membres de l’OMC une exemption pour son régime ACP à la conférence ministérielle de Doha en 2001. Depuis, un accord complet a été signé avec les Caraïbes (2009), et d’autres accords intérimaires ont été conclus avec des partenaires africains16. Les négociations d’autres accords sont toujours en cours.
24Dans le rapport Global Europe de 2006, la Commission européenne reconnaissait que sa politique commerciale avait été principalement dictée par des considérations politiques (politique de voisinage ou de développement) et prônait un retour à l’économie comme principal critère des négociations des accords commerciaux régionaux17. Dans la foulée, l’Union entamait des négociations avec de grands pays émergents comme l’Inde : les ACP n’avaient donc plus le monopole du cœur de l’Union, même si les APE avaient un volet développement plus développé que les accords commerciaux négociés avec les autres partenaires. Dans tous les cas, le régionalisme et la réciprocité devenaient les piliers de la politique commerciale européenne, et par là même de son volet développement.
2. Les reliquats du système de préférences
25Le changement de paradigme de la politique commerciale de l’Union européenne a épargné quelques reliquats des préférences unilatérales. C’est le cas notamment des préférences en faveur des pays les moins avancés (PMA) qui certes constituent une forme de discrimination envers les autres PED, mais qui est autorisée par la clause d’habilitation de 1979 et repose sur des critères objectifs et transparents (définition des Nations unies basée sur le niveau de richesse par habitant). En 2001, l’Union européenne a ainsi décidé de supprimer les droits de douane sur l’ensemble des importations de produits originaires des PMA à l’exception des armes et des munitions : c’est l’initiative « Tout sauf les armes » qui bénéficie à 48 pays de par le monde.
26Quant au SPG, lui aussi autorisé par la clause d’habilitation de 1979, l’Union européenne prévoit d’en réduire significativement le nombre de bénéficiaires d’ici 2014 en excluant les pays à haut revenu (avec un PNB par tête supérieur à 12 270 dollars) ou à revenu moyen supérieur (avec un PNB par tête entre 3 976 et 12 270 dollars), les pays bénéficiant de préférences plus avantageuses dans le cadre d’accords de libre-échange, et les pays et territoires d’outre-mer.
27Enfin, les préférences unilatérales n’ont pas totalement disparu du régime multilatéral qui s’impose à l’Union européenne comme aux autres membres de l’OMC. Ainsi, près d’une centaine de dispositions des accords de l’OMC prévoient un TSD en faveur des PED et des PMA en particulier. Un volet de l’agenda de Doha pour le développement est également consacré à ce TSD qui vise à accroître les possibilités commerciales pour les PED, préserver les intérêts et servir les besoins spéciaux du développement, accroître la flexibilité des engagements des PED, étendre les périodes de transition, et renforcer l’assistance technique. Diverses idées ont également été portées dans le cadre de ces négociations ou du G 20 sur l’attribution par ces économies d’un accès libre de droits de douane et de quotas aux importations des PMA.
B. Au-delà des préférences, une certaine idée du développement
1. Des préférences tarifaires aux préférences collectives
28Le passage aux APE a constitué un véritable changement de paradigme de la politique commerciale de l’Union européenne envers les PED. La logique du régionalisme, par opposition aux simples préférences, permet à l’Union européenne d’aller bien au-delà de la simple réduction des barrières tarifaires. Du fait de la baisse des tarifs douaniers résultant notamment des négociations commerciales, les principaux obstacles aux échanges sont devenus non tarifaires : imposer ses standards environnementaux, ses normes sanitaires, techniques ou autres à ses principaux partenaires commerciaux est devenu plus important que l’accès libre de droits de douane. Une véritable course à l’influence est ainsi née entre les grandes puissances commerciales, dont les États-Unis et l’Union européenne, avec les PED comme principal champ de bataille18. Au-delà des considérations mercantiles, il s’agit véritablement d’une certaine vision du développement que l’Union européenne tente d’imposer à travers ses préférences commerciales, qu’elles soient unilatérales (SPG) ou réciproques (APE et autres accords commerciaux régionaux) : un développement durable respectueux de la bonne gouvernance, de l’environnement et des droits fondamentaux du travail en particulier. Les préférences commerciales sont désormais échangées contre l’adoption des « préférences collectives » de l’Union européenne.
29Conséquence de ce changement de paradigme, le SPG a vocation à s’effacer peu à peu au profit d’un nouveau SPG+. Dès le début des années 2000, l’Union européenne avait ajouté au SPG divers « régimes spéciaux d’encouragement » à la protection de l’environnement, à la protection des droits des travailleurs ou à la lutte contre la production et les trafics de drogue, auxquels sont associées des préférences supplémentaires19. Le nouveau SPG entré en vigueur en 2006 renforce cette conditionnalité positive : désormais, pour bénéficier de préférences supplémentaires (SPG+), les pays candidats doivent avoir ratifié et mis en œuvre de façon effective pas moins de 14 conventions internationales relatives aux droits fondamentaux de l’homme et des travailleurs et 11 conventions relatives à la protection de l’environnement et de la bonne gouvernance (y compris la lutte contre le trafic de drogue et le blanchiment d’argent ou la corruption).
30Si ce système semble moins discrétionnaire, plus sûr et prévisible que celui des États-Unis, il n’en demeure pas moins critiqué, ainsi qu’en témoignent les différentes plaintes déposées à l’OMC par certains PED qui se jugent lésés par cette conditionnalité positive. Le nouveau SPG+ est également contraignant et susceptible de générer d’importants coûts dans les pays qui auront à mettre en œuvre l’ensemble des conventions internationales listées.
2. L’aide pour le commerce et la réconciliation avec la politique traditionnelle de l’aide
31Au-delà de la question des barrières non tarifaires, il est apparu que l’ouverture des marchés par la baisse (unilatérale ou réciproque) des droits de douane ne suffisait pas à créer de nouvelles opportunités de commerce et d’exportation pour les PED. Dès 2001, les notions d’assistance technique et de renforcement des capacités commerciales sont apparues dans l’agenda pour le développement de Doha. À la conférence ministérielle de l’OMC de Hong Kong, en 2005, une initiative globale pour l’aide pour le commerce (aid for trade) est née, consacrant une nouvelle relation entre politiques commerciale et d’aide au développement. L’idée est de renforcer les capacités commerciales des PED en s’attaquant aux obstacles rencontrés par les entreprises non pas seulement à l’extérieur (obstacles aux frontières et au-delà des frontières des partenaires commerciaux), mais aussi à l’intérieur (contraintes domestiques pesant sur l’offre et l’exportation) : en l’absence d’infrastructures et d’institutions ou de politiques adéquates (par exemple des laboratoires de certification, des routes ou infrastructures portuaires/aéroportuaires, des douanes efficaces, etc.), il est en effet impossible pour les PED de bénéficier des opportunités créées par les préférences tarifaires et autres concessions faites dans le cadre des négociations commerciales multilatérales ou régionales.
32En 2009, l’aide pour le commerce a représenté 40 milliards de dollars, répartie entre assistance technique pour la régulation et la politique commerciale (4 %), renforcement de la capacité de production (43 %) et projets d’infrastructures liées au commerce (53 %). Des politiques d’ajustement à l’ouverture commerciale ont également été mises en place pour atténuer les effets de chocs d’importations. Cette aide est en forte progression avec une croissance de 65 % en valeur depuis 200520.
33L’aide pour le commerce réconcilie les politiques commerciale et d’aide au développement et consacre l’intégration commerciale comme vecteur de développement. Pour l’Union européenne et ses pays membres, elle a également d’importantes conséquences : en effet, si la politique commerciale est du ressort de l’Union, les pays membres ont conservé des politiques et agences de développement qui leur sont propres. La réconciliation va donc au-delà de la théorie pour s’inscrire dans la pratique, restaurant un instrument national de politique commerciale. Par exemple, en 2002, l’Agence Française de Développement (AFD) a créé conjointement avec la direction générale du Trésor et de la Politique économique (DGTPE) du ministère français de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi, un programme de renforcement des capacités commerciales (PRCC) dédié à la promotion des échanges des PED, en particulier les PMA, et à leur intégration dans le système commercial mondial21. Si certains projets s’inspiraient clairement de la logique des préférences, visant certains pays avec lesquels la France avait des liens historiques forts et certains secteurs qui bénéficiaient de quotas (par exemple le soutien de l’industrie textile au Cambodge ou à Madagascar), le PRCC a également été emblématique du changement de paradigme de la politique commerciale, visant la diffusion de certaines régulations, normes et standards d’une importance particulière pour la France (par exemple, la promotion de la certification du caoutchouc au Cambodge ou des indications géographiques au Cambodge et au Laos). Les pays membres de l’Union européenne ont donc désormais, eux aussi, les moyens, au même titre que l’Union, de promouvoir cette idée du développement qui reflète leurs préférences collectives.
III. Vers une nouvelle remise en cause de l’idée européenne du développement ?
34Avec la création de l’OMC, la relation entre politiques commerciale et de développement a radicalement changé, passant d’un système de préférences unilatérales à une logique d’avantages réciproques consentis dans le cadre d’accords commerciaux régionaux. Avec la baisse généralisée des tarifs douaniers et l’importance croissante des barrières non tarifaires, l’Union a également utilisé la politique commerciale pour promouvoir une certaine idée du développement, en introduisant des conditions à l’intégration commerciales telles que la convergence réglementaire, la bonne gouvernance ou le respect de l’environnement et des droits sociaux. En même temps, la consécration de l’aide pour le commerce a donné un nouveau rôle aux agences nationales d’aide dans le domaine commercial qui contribuent également à la promotion des préférences collectives et de l’idée du développement partagée par les pays membres de l’Union.
35Toutefois, cette nouvelle vision de l’aide au développement s’est heurtée dans son élan à un grand chambardement géopolitique accéléré par la crise de 2008 : d’une part, certains pays émergents, dont la Chine, occupent une place plus importante sur les scènes commerciale et politique mondiales mais ne partagent pas l’idée du développement de l’Union européenne ; d’autre part, la réalité budgétaire et la crise de la dette ont réduit les moyens de projection de puissance de l’Union et de ses membres. Au total, il convient de s’interroger sur cette nouvelle remise en cause, en se tournant notamment vers de nouveaux acteurs, tels que les entreprises privées, pour promouvoir certaines préférences collectives et l’idée européenne du développement.
A. La crise de 2008 et le grand chambardement géopolitique
1. Le transfert de l’offre et de la demande vers les émergents
36La crise de 2008 n’a pas fondamentalement changé les grandes tendances de l’économie mondiale mais a servi d’accélérateur de l’Histoire : la Chine s’est peu à peu imposée comme superpuissance commerciale mondiale, suivie par d’autres émergents comme l’Inde et le Brésil ; l’accroissement des déficits aux États-Unis et en Europe s’est traduit par une crise de la dette, un effondrement des marchés financiers et du commerce. Pour la première fois depuis la dépression des années 1930, le produit de l’économie mondiale (produit intérieur brut – PIB) a chuté de 2,2 % en 2009, avec un déclin de 3,3 % dans les pays riches et une décélération de la croissance de + 5,6 % en 2008 à 1,2 % en 2009. Les flux nets de capitaux privés ont chuté de près de 70 % par rapport au niveau historiquement haut de 200722. Le commerce mondial s’est contracté de 12 %, soit la plus importante baisse des volumes échangés jamais enregistrée23. Le chômage a touché 30 millions de personnes supplémentaires pour atteindre 200 millions de chômeurs, et l’extrême pauvreté a frappé 64 millions de personnes supplémentaires à la fin de 200924.
37Cette contraction de l’économie globale a profité à la Chine dont la croissance est restée forte (environ 10 %) et la balance des paiements courants excédentaire (+10 %) durant et après la crise. Après s’être réduits automatiquement en raison de la crise, les déséquilibres globaux sont apparus plus flagrants après le retour de la croissance mondiale. En 2011, par exemple, le déficit commercial de la France envers la Chine a excédé 27 milliards d’euros25. Si les États-Unis et l’Europe représentaient toujours 56 % des exportations africaines en 2009, ils en représentaient 67 % en 2000 ; la part de l’Asie est, elle, passée de 17 à 22 % sur la même période26. La Chine est donc devenue un partenaire non négligeable pour l’Afrique du point de vue du commerce et de l’aide au développement : les investissements directs étrangers (IDE) de la Chine en Afrique ont augmenté en moyenne de 46 % par an durant la dernière décennie ; le volume de financement chinois d’infrastructures en Afrique est passé de 1 milliard de dollars en 2001 à 7,5 milliards en 2006. Toutefois, les exportations de l’Afrique vers la Chine demeurent très concentrées du point de vue de la géographie (six pays représentent 60 % des importations chinoises : Afrique du Sud, Égypte, Nigeria, Algérie, Maroc, Bénin) et des secteurs (70 % de pétrole brut et 15 % de matières premières), avec un déficit commercial africain envers la Chine de 10 milliards de dollars en 200827.
2. Une vision contradictoire du développement
38Si la Chine a constitué depuis la crise de 2008 un moteur essentiel de croissance pour l’économie mondiale et une source d’opportunités commerciales pour les autres PED, certains auteurs se sont interrogés sur les effets en matière de développement du transfert de l’offre et de la demande vers les pays émergents28. Par exemple, une analyse des exportations de la cassave en Thaïlande ou du bois au Gabon révèle plusieurs phénomènes concomitants : la baisse des exportations vers l’Union européenne a été compensée par un fort accroissement des exportations vers la Chine ; en revanche, ce transfert de la demande de l’Europe vers la Chine s’est accompagné d’une baisse de la valeur ajoutée des produits exportés au détriment des industries de transformation locales. En d’autres termes, alors que l’Union européenne importait des produits transformés (manufacturés en Thaïlande et au Gabon), la Chine se contente d’importer en très grandes quantités des matières premières qui seront transformées en Chine. Si le volume des exportations augmente et bénéficie aux producteurs de matières premières, les entreprises de transformation sont affectées, de même que les perspectives de développement des pays qui cherchent à progresser dans la chaîne de valeur. Par ailleurs, il apparaît que les importateurs chinois prêtent peu attention aux standards environnementaux et au respect des droits du travail, à l’opposé des importateurs européens, et menacent donc le caractère durable du développement de ces pays fournisseurs de matières premières29.
39La vision du développement promue par l’Union européenne (bonne gouvernance, respect des standards environnementaux, sanitaires, etc.) à travers sa politique de préférences commerciales est donc à nouveau menacée. La vision concurrente de la Chine demeure largement autocentrée : importation de matières premières qui seront transformées en Chine, laissant les autres PED au bas de l’échelle du développement. Cette attitude prédatrice n’est d’ailleurs pas surprenante au regard du niveau de développement de la Chine : comme il a été rappelé en introduction, l’objectif des puissances coloniales était initialement tout aussi mercantiliste. La Chine n’est pas encore prête à assumer le rôle que l’on assigne aux grandes puissances, malgré son poids économique, alors que les États-Unis et l’Union européenne n’ont plus les moyens de leur ambition. De la même manière, alors que le monde se tournait vers les États-Unis en 1919, le Sénat américain rejetait la Société des nations, et il aura fallu 30 ans à la nouvelle puissance mondiale pour se convertir, en 1945, au multilatéralisme. Sans doute la Chine ira plus vite, mais elle doit encore gérer ses propres problèmes de développement avant d’embrasser des préférences collectives qui pourraient ressembler à celles des pays aujourd’hui les plus riches. En attendant, les instruments de politique commerciale et de développement de l’Union européenne sont de nouveau remis en question : l’aide pour le commerce dispensée par l’Union et ses membres qui vise au développement des filières et à la mise en conformité avec les normes et standards européens a nécessairement un retour sur investissement plus faible si la demande se déplace vers la Chine où il y a peu d’appétence pour des produits finis conformes à ces standards élevés.
40Le conflit de ces deux visions du développement est apparu clairement au Gabon. Après son arrivée au pouvoir, en 2009, le président Ali Bongo a imposé une obligation de transformation locale du bois exporté (jusqu’à atteindre 80 % des exportations en 2012) en vue de créer des emplois et permettre l’industrialisation de la filière. Cette politique va à l’encontre des intérêts de la Chine, qui importe pourtant 60 % des grumes de bois gabonais. En revanche, elle sert en partie la vision du développement de l’Union européenne qui importe principalement du bois transformé. Ainsi, en juillet 2011, la visite du Premier ministre français au Gabon a abouti à la signature d’une convention de financement de l’AFD de 1,5 million d’euros pour mettre en place un bureau d’accompagnement à l’industrialisation de la filière bois au Gabon. La lutte entre visions chinoise et européenne des politiques commerciale et de développement est donc ouverte.
B. Le rôle du secteur privé dans la préservation de l’idée européenne du développement
1. De l’entreprise prédatrice à l’entreprise vecteur de développement
41Si la vision européenne du développement grâce au commerce est menacée par le chambardement des équilibres géopolitiques et économiques, et en particulier la crise de la dette qui risque d’affecter l’aide dans son ensemble, comment repenser la promotion des préférences collectives de l’Union européenne et ses membres dans les PED ? Comment promouvoir la bonne gouvernance et le développement durable par d’autres moyens que les traditionnelles préférences commerciales ? Les entreprises multinationales, longtemps perçues comme prédatrices dans les PED, exploitant des ressources rares sans retombées substantielles pour les populations locales (justifiant les nationalisations ou les politiques de promotion du contenu local), pourraient être la solution. Il apparaît, en effet, que les chaînes de valeur globales qui organisent la production et la distribution des firmes multinationales pourraient devenir des « chaînes de développement » si les agendas public et privé étaient mieux articulés vers plus de convergence.
42La politique commerciale devrait être adaptée aux changements qui ont affecté le commerce international depuis environ deux décennies. Alors que les PED avaient longtemps été confinés au rôle d’importateurs de biens manufacturés et services et d’exportateurs de produits peu ou pas transformés (matières premières minérales ou agricoles), la diffusion des chaînes de valeur globales et la délocalisation de pans entiers de la production des pays riches aux PED a changé la donne : c’est évident pour la Chine, l’Inde, le Brésil et les autres pays émergents, mais cela concerne tous les PED. Dans un premier temps, les tâches délocalisées demeuraient basiques (faible niveau de qualification requis et faible valeur ajoutée), mais la sophistication croissante des produits et services intermédiaires échangés dans la dernière décennie et la nécessité d’ajuster la production aux besoins et goûts des consommateurs des pays émergents ont amené les firmes multinationales à délocaliser de nouvelles tâches jusqu’alors réservées aux pays riches, de l’innovation au marketing. Par conséquent, les transferts des firmes multinationales vers les PED ont changé de nature : initialement confinés aux IDE et créations d’emplois directs, ces transferts concernent désormais les technologies, les savoirs et autre ressources moins matérielles.
43À travers les chaînes de valeur globales, les firmes multinationales sont donc devenues d’importants vecteurs d’« aide » pour le commerce, contribuant à fournir de l’assistance technique et à renforcer les capacités commerciales des PED. Le troisième Examen global de l’aide pour le commerce qui s’est tenu à Genève en juillet 2011 a été l’occasion de mettre en exergue ce nouveau rôle du secteur privé dans le développement des capacités commerciales des PED. Notamment, un certain nombre d’entreprises ont fourni des études de cas révélant la nature des transferts opérés dans les PED qui peuvent être regroupés en plusieurs catégories : le renforcement des capacités humaines grâce à la formation et au transfert de compétences ; le renforcement des capacités productrices grâce à la dissémination des technologies, des savoirs et des financements de projets ou infrastructures ; l’intégration dans les chaînes de production globales grâce à la mise aux normes et standards de l’entreprise commanditaire, qui garantissent aux producteurs locaux des débouchés et des revenus pour une production de qualité ; la facilitation des échanges grâce à des projets d’amélioration des chaînes logistiques et de transport ou de passage en douanes30.
44L’objectif des firmes multinationales demeure bien entendu la maximisation du profit, et en ce sens il ne s’agit pas d’« aide » à proprement parler. Pourtant, les agendas public et privé semblent pouvoir converger. Par exemple, la Présidence française du G 20 a permis l’élaboration d’un plan d’action sur la volatilité des prix alimentaires et de l’agriculture qui a été approuvé par les pays membres du G 20 en même temps qu’issu de consultations avec les organisations internationales et les différents acteurs privés du secteur : durant ces consultations, il est apparu spontanément que les agendas public et privé convergeaient et qu’un texte consensuel servant les intérêts des PED pouvait être adopté. Le secteur privé s’est par ailleurs engagé à aider à la mise en œuvre de ce plan d’action31.
2. Repenser l’aide pour le commerce et le rôle des politiques publiques
45Il existe donc potentiellement une convergence entre la promotion de l’idée européenne du développement à travers la politique commerciale et la stratégie de production globale des firmes multinationales. D’ailleurs, cette convergence ne semble exister que dans la mesure où les firmes multinationales sont soumises à des pressions domestiques en faveur du respect de certains principes de bonne gouvernance et de protection de l’environnement et des droits sociaux : en l’absence de telles pressions, les entreprises demeurent largement prédatrices et œuvrent moins en faveur du développement32. Les entreprises sont donc bien vecteurs des préférences collectives de leur pays d’origine, réagissant aux desiderata des consommateurs. De ce constat, il convient de tirer certaines leçons pour la conception et la mise en œuvre de l’aide pour le commerce et pour le rôle des politiques publiques au sens large.
46D’abord, il convient que la politique publique soutienne plutôt que se substitue à l’initiative privée. Beaucoup d’erreurs ont été commises dans la promotion des exportations des PED, ainsi qu’en témoignent les taux de survie des entreprises exportatrices et autres « découvertes » (produits nouvellement exportés) permises par les soutiens publics. En quelque sorte, la politique industrielle appliquée au niveau domestique a été transposée aux frontières pour choisir les produits à fort potentiel d’exportation, parfois indépendamment de la demande internationale. L’aide pour le commerce, en particulier européenne, a aussi favorisé la mise aux normes et standards du pays importateur, sans garantir aucun débouché : le coût de la mise aux normes européennes et de l’adoption du registre européen d’indications géographiques peut ainsi être très important au regard de leur effet sur le commerce. En revanche, une initiative telle que la Global Food Safety Initiative, qui réunit plus de 650 acteurs privés de la chaîne globale de la production et de la distribution agroalimentaire dans 70 pays, fournit des débouchés aux producteurs des PED qui obtiennent une certification globale, leur donnant accès à un marché de plus de deux mille milliards d’euros. Les producteurs des PED bénéficient, par ailleurs, d’une assistance technique et de formations pour obtenir cette certification globale33.
47Ensuite, il convient d’accroître le dialogue et la coopération avec le secteur privé à tous les stades de l’aide pour le commerce. Au niveau de la définition des besoins, les entreprises privées sont mieux à même d’identifier les principaux obstacles au commerce et à l’investissement ; au niveau de l’élaboration des projets de l’aide, les entreprises privées peuvent juger de la crédibilité technique et commerciale des projets ; au niveau de la mise en œuvre des projets, les entreprises privées sont souvent seules détentrices des compétences techniques nécessaires ; et au niveau de l’évaluation des projets, les entreprises qui font le commerce peuvent être juges de l’impact des projets sur leurs activités. Ainsi, le renforcement du dialogue et du partenariat public/privé devrait contribuer à renforcer l’efficacité de l’aide – objectif d’autant plus légitime dans une période de forte contrainte budgétaire.
48Finalement, le rôle de la politique publique pourrait être de s’assurer que les firmes multinationales se conforment à ses objectifs. Les Nations unies ont développé, par exemple, un Pacte Mondial (Global Compact) par lequel des entreprises s’engagent à s’aligner sur une dizaine de principes universellement acceptés qui touchent les droits de l’homme, l’environnement, les normes du travail, et la lutte contre la corruption34. D’autres principes pour l’investissement responsable ont été développés qui visent à mieux mettre en phase les agendas public et privé35. Enfin, un certain nombre de règles, dont celles relatives à la transparence des marchés publics ou à la concurrence, permettent de mieux encadrer les activités des entreprises. Il ne s’agit pas d’ériger de nouveaux obstacles aux échanges, mais de s’assurer qu’objectifs publics et privés convergent vers une promotion plus efficace du développement durable. D’ailleurs, cet objectif ne sera atteint que dans la mesure où les entreprises elles-mêmes contribuent à l’élaboration de l’agenda public et des principes qui garantissent sa mise en œuvre. Ainsi, des partenariats public/privé innovants dans le domaine de l’aide pour le commerce ont permis de promouvoir, par exemple, la sécurité routière ou la facilitation des échanges (passage en douane) en Afrique36.
Conclusion
49La politique commerciale de l’Europe a longtemps servi des objectifs principalement politiques, parmi lesquels le développement qui constitue une garantie de la stabilité au-delà des frontières. Les préférences tarifaires concédées de façon unilatérale aux PED partenaires, qui ont constitué le principal instrument de cette politique, ont toutefois été remises en cause depuis la création de l’OMC en 1995. Condamnée par l’Organe de règlement des différends de l’OMC pour discrimination, l’Union européenne a dû introduire la réciprocité dans ses préférences commerciales et passer au modèle de l’intégration régionale. Après une période d’enthousiasme, ce modèle a toutefois montré ses limites, notamment face au manque de ressources des partenaires en développement de l’Union européenne pour converger avec une réglementation communautaire très complexe. Le développement de l’aide pour le commerce, dès le début des années 2000, a permis en partie de repousser ces limites. Toutefois, la promotion de la vision européenne du développement grâce au commerce s’est heurtée à de nouveaux obstacles : la crise budgétaire et de la dette qui, depuis 2008, contraint sévèrement les ambitions de l’aide ; et l’émergence de nouvelles puissances commerciales qui, comme la Chine, ne partagent pas les mêmes préférences collectives que l’Union européenne, et dont le dynamisme des marchés séduit de nombreux partenaires au Sud.
50La politique commerciale européenne, en tant que bras armé de la promotion du développement durable, doit donc être repensée. Il ne s’agit plus seulement d’offrir aux PED un accès plus large au marché européen, mais de les intégrer dans des chaînes de valeur globales où pays européens et en développement deviennent partenaires et solidaires dans la concurrence mondiale face aux pays émergents. Dans ce cadre, le partenariat avec le secteur privé sera crucial, et il apparaît que la segmentation de la production globale permet une convergence accrue des intérêts publics et privés. Faciliter cette segmentation revient notamment à créer des liens entre les économies en développant les infrastructures, les services logistiques et de transport, et en réformant les formalités aux frontières. Une coopération plus étroite avec le secteur privé devrait également permettre de mieux s’attaquer aux barrières non tarifaires et de promouvoir certaines préférences collectives européennes. Elle devrait également permettre de renforcer l’efficacité de l’aide dans un moment de sévère contrainte budgétaire. Ce ne sont pas les États qui font le commerce, mais les entreprises. Si le commerce doit promouvoir le développement, alors le rôle des politiques publiques doit être de soutenir l’initiative privée tout en veillant à ce que celle-ci soit responsable. Plus que jamais l’Union européenne est tributaire de ses partenaires en développement pour préserver et promouvoir son acquis. Mais les États ne pourront atteindre seuls cet objectif. Le renforcement des chaînes de valeur globales constitue une opportunité dans la mesure où l’Union européenne et ses partenaires, publics et privés, en Europe et dans les PED, parviendront à en faire de véritables chaînes de développement.
Notes de bas de page
1 Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, W. Strahan and T. Cadell, London, 1776.
2 David Ricardo, On the Principles of Political Economy and Taxation, J. Murray, London, 1817.
3 Montesquieu (Charles-Louis de Secondat, dit), De l’Esprit des lois, Barrillot et Fils, Genève, 1749, Livre XX, chapitre II.
4 Robert Schuman, Déclaration du 9 mai 1950, ministère des Affaires étrangères, Paris.
5 Olivier Cattaneo, « Quelles ambitions pour la politique commerciale de l’Union européenne ? », Les Notes de l’IFRI, n° 39, Institut français des relations internationales, Paris, 2001.
6 Vote à la majorité qualifiée, qui ne permet pas à un État membre de bloquer le processus de décision.
7 GATT, décision du 25 juin 1971, Système généralisé de préférences, document L/3545, qui autorise l’instauration d’un système généralisé de préférences, « sans réciprocité ni discrimination, qui serait avantageux pour les pays en voie de développement » ; GATT, décision du 28 novembre 1979, Traitement différencié et plus favorable, réciprocité et participation plus complète des pays en développement, document L/4903, qui autorise l’octroi d’un « traitement tarifaire préférentiel par les parties contractantes développées pour les produits provenant des pays en développement conformément au système généralisé de préférences » ; « un traitement différencié et plus favorable […] en matière de mesures non tarifaires » ; « des arrangements régionaux ou mondiaux […] entre les parties contractantes les moins développées en vue de la réduction mutuelle ou de l’élimination des droits […] et des mesures non tarifaires concernant les produits importés les uns des autres » ; et « l’octroi d’un “traitement spécial” aux moins avancés parmi les pays en développement dans le contexte, le cas échéant, de mesures générales ou spécifiques en faveur des pays en développement ».
8 Pour une histoire du règlement des différends au sein du GATT, voir notamment Robert Hudec, “Transcending the Ostensible : Some Reflections on the Nature of Litigation between Governments”, Minnesota Law Review, 1987, vol. LXXII, p. 101 sqq.
9 Une fois seulement, des sanctions avaient été votées sans être mises en œuvre : United States – Restrictions on Dairy Products, BISD 1S/31, 32, 62, 2S/28, 3S/46, 4S/31.
10 Site de l’OMC, www.wto.org.
11 Communautés européennes – Régime applicable à l’importation, à la vente et à la distribution des bananes, WT/DS27.
12 Communautés européennes – Conditions d’octroi des préférences tarifaires aux pays en développement, WT/DS246.
13 Communautés européennes – Conditions d’octroi des préférences tarifaires aux pays en développement, WT/DS246/R du 1er décembre 2003.
14 Caglar Ozden & Eric Reinhardt, “The perversity of preferences : GSP and developing country trade policies, 1976-2000”, Journal of Development Economics, Elsevier, vol. 78 (1), p. 1-21, oct. 2005.
15 Idem, p. 5 sqq. Les auteurs donnent notamment l’exemple du Chili et de la Corée du Sud qui, à la fin des années 1980, n’ont plus bénéficié, pour l’un à titre temporaire (sanction politique), et pour l’autre à titre permanent (seuil de richesse), des bénéfices du SPG américain, et qui se sont immédiatement lancés des suites de cette suspension de bénéfices dans des réformes visant à la libéralisation de leur économie.
16 Il s’agit des accords conclus individuellement avec le Botswana, le Swaziland, le Lesotho, le Mozambique, le Cameroun et la Côte d’Ivoire.
17 Commission européenne, Global Europe : Competing in the World. A Contribution to the EU’s Growth and Jobs Strategy, document COM/2006/0567 du 4 octobre 2006, Bruxelles, p. 11.
18 O. Cattaneo, « Quelles ambitions pour la politique commerciale… », op. cit.
19 Titres III et IV du Règlement (CE) n° 2501/2001 du Conseil du 10 décembre 2001 portant application d’un schéma de préférences tarifaires généralisées pour la période du 1er janvier 2002 au 31 décembre 2004.
20 WTO and OECD, Aid for Trade at a Glance 2011 : Showing Results, OECD Publications, Paris, 2011.
21 Agence Française de Développement, Programme de renforcement des capacités commerciales, AFD, Paris, 2006.
22 Global Economic Prospects 2010, Banque mondiale, Washington, DC, 2010.
23 2010 International Trade Statistics, OMC, Genève, 2010.
24 Global Employment Trends, BIT, Genève, 2010.
25 Voir les statistiques du commerce sur www.insee.fr.
26 Global Economic…, op. cit.
27 La Chine en Afrique : Une nouvelle partenaire au développement ?, Brief Media, Banque africaine de développement, 27 janvier 2011.
28 Cornelia Staritz, Gary Gereffi & Olivier Cattaneo, “Shifting End Markets and Upgrading Prospects in Global Value Chains”, International Journal of Technological Learning, Innovation and Development (IJTLID), vol. 4, n° 1, 2 et 3, 2011.
29 Raphaël Kaplinsky, Anne Terheggen & Julia Tijaja, “What Happens When the Market Shifts to China ? The Gabon Timber and Thai Cassava Value Chains”, in Olivier Cattaneo, Gary Gereffi & Cornelia Staritz, Global Value Chains in a Postcrisis World, World Bank, Washington, DC, 2010.
30 Olivier Cattaneo, Bernard Hoekman & Selina Jackson, The Role of International Business in Aid for Trade : Building Capacity for Trade in Developing Countries, World Bank, Washington, DC, 2011. Les cas pratiques présentés dans l’étude sont également disponibles sur le site de l’OCDE : www.oecd.org.
31 Le plan d’action est disponible sur le site du ministère de l’Agriculture français : http://agriculture.gouv.fr/Plan-d-Action-sur-la-Volatilite.
32 C. Staritz et al., “Shifting End Markets…”, op. cit.
33 Voir la présentation de l’initiative à l’adresse : www.mygfsi.com.
34 Site du Pacte Mondial accessible à l’adresse : www.unglobalcompact.org.
35 Voir notamment : www.unpri.org.
36 Voir les cas pratiques de Total et Unilever dans O. Cattaneo, B. Hoekman & S. Jackson, The role of International…, op. cit.
Auteur
Olivier Cattaneo est avocat au Barreau de New York. Il est enseignant et chercheur associé auprès du groupe d’économie mondiale de Sciences Po à Paris. Il a travaillé comme expert des politiques commerciales et du développement à l’OCDE, l’AFD et la Banque mondiale. Il a également travaillé à l’Assemblée nationale et aux ministères du Travail, de la Santé et, plus récemment, de l’Agriculture dans le cadre de la présidence française du G 20. Docteur en droit international de l’IUHEI de Genève, il est diplômé de Sciences Po et de Georgetown, et World Fellow de l’université de Yale. Il est l’auteur de nombreuses publications sur le commerce et le développement, dont récemment, avec Gary Gereffi et Cornelia Staritz, Global Value Chains in a Postcrisis World, Banque mondiale, 2010.
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